Déconstruire la jalousie : les concepts colorent les relations

Questions

Existe-t-il un droit inhérent au bonheur ?

Les êtres ont-ils un droit inhérent à être heureux ?

Est-ce que les parents ont la responsabilité de prendre soin de leurs enfants et de les aimer le plus possible ? Si nous prenons la décision d’être parent, je dirais que oui. Cependant je ne peux pas voir comment nous pouvons établir ou prouver un certain droit inhérent à être heureux du côté de l’enfant. Sa Sainteté le Dalaï-Lama utilise souvent l’exemple des tortues de mer qui pondent leurs œufs sur la plage puis s’en vont, laissant aux bébés le soin d’éclore et de prendre soin d’eux-mêmes.

Il est donc difficile de dire que c’est quelque chose d’inhérent à tous les êtres. Néanmoins, en tant que parents, il est de notre responsabilité d’aimer et de prendre soin de nos enfants, en dépit de ce qu’ils font. Ils n’ont pas à le valoir ni à le mériter. Ici, Sa Sainteté parle souvent du fait qu’il existe une affection naturelle pour les enfants chez les humains. C’est pourquoi il dit que ce serait une expérience intéressante d’apporter à une mère tortue ses enfants une fois qu’ils ont éclos pour voir s’il existe une affection naturelle envers eux, ou si, dans ce cas, la tortue de mer fait figure d’exception.

Sa Sainteté utilise aussi comme exemple le fait que tout le monde veut être heureux et ne veut pas être malheureux, et que tout le monde a le droit d’être heureux et de ne pas être malheureux. Si on examine cela de près, alors oui, conventionnellement c’est vrai, mais si on va plus en profondeur alors on arrive à une conclusion différente. Dans notre poursuite du bonheur et d’évitement du malheur, nous n’avons pas le droit de le faire aux dépens du bonheur des autres, ou si cela les rend malheureux. Ce n’est pas tant que les gens de leur côté ont le droit d’être heureux mais que nous n’avons pas le droit de rendre les gens malheureux ou d’empêcher leur bonheur afin d’obtenir le nôtre. Dans une perspective bouddhique, c’est un moyen plus correct d’envisager la chose de manière plus approfondie. Comme faisant partie de notre propre poursuite du bonheur, il y a alors la question que tous les autres veulent également être heureux.

Qu’en est-il si quelqu’un me dit que les libertés que je prends pour moi-même le rendent malheureux ? Si on regarde nos propres styles de vie, bien entendu nous pouvons rencontrer des difficultés car il n’est pas possible de rendre tout le monde heureux.

Tout d’abord nous disons que nous n’avons pas un droit inhérent [à être heureux], le mot clé étant « inhérent ». Nous n’avons tout simplement pas le droit inhérent d’être heureux indépendamment de ce que nous faisons, mais cela ne veut pas dire que je n’ai pas le droit d’être heureux. Ce n’est pas que notre bonheur n’est pas autorisé, donc ne vous méprenez pas sur ce point. Tout dépend de la loi de cause et d’effet, si donc nous nous contentons seulement de prendre et acceptons de plus en plus sans rien donner, alors ce n’est pas raisonnable. Je parle ici des partenaires. Des deux côtés nous devons prendre et donner de manière égale pour que la relation fonctionne bien.

Par exemple, une personne contribue à la relation en élevant les enfants, donc dans un sens conventionnel elle a gagné le droit d’avoir un peu de temps libre. Les deux partenaires doivent donner quelque chose pour que la relation soit juste. Ce n’est pas une loi inhérente mais c’est ainsi que les choses fonctionnent sur un plan relatif. Bien sûr, si l’autre personne ne l’accepte pas, alors tout le dispositif doit être reconsidéré. Ce n’est pas comme si l’un devenait le martyr ou la victime et cédait, car cela aussi ce n’est pas une solution idéale, en agissant comme si on n’avait pas le droit d’être heureux et en jouant tout le temps le rôle du domestique.

Le bouddhisme essaie toujours d’éviter les deux extrêmes, et quelquefois quand on pointe du doigt un côté, il est facile d’oublier l’autre. C’est comme de nier que cette personne habillée en Père Noël est le Père Noël, mais en oubliant ensuite de réaffirmer qu’il y a bien là une personne. 

Clarification sur des points concernant la démocratie et le capitalisme

Je ne suis pas d’accord avec vos opinions sur la démocratie, car vous semblez la dévaloriser. À ma connaissance, il n’existe pas de meilleur moyen de faire en sorte que les gens participent au pouvoir. Vous paraissez juste la faire rimer avec jalousie et rivalité.

Oui, j’ai pointé du doigt un extrême sans indiquer l’autre, désolé. Je ne me fais pas le défenseur de la royauté, ou du despotisme, ou de l’anarchie, ou de rien qui y ressemble. Mais je dis qu’il est difficile, quand une campagne en vue d’une élection repose sur le dénigrement des autres candidats, sur la recherche de scandales, etc., de montrer uniquement combien le parti adverse est mauvais. Il y a une vraie différence entre une élection basée sur une campagne de diffamation, et une élection basée sur la discussion de points particuliers et sur le fait d’exposer ses bonnes qualités et ses compétences pour occuper le poste. Il est tout à fait possible de présenter nos bonnes qualités sans rabaisser quiconque. Alors, les gens peuvent choisir. Et si cela se passe dans une société comme celle des Tibétains, dans laquelle il serait immodeste de faire étalage de vos propres bonnes qualités, alors quelqu’un d’autre peut le faire à votre place.

Bien sûr, c’est être idéaliste à propos de tout le système. Mais en vérité, si nous devions imaginer un système idéal, ne serait-ce pas celui où la personne qui postulerait pour la charge serait totalement honnête au sujet de ses bonnes qualités et n’essaierait pas de cacher ses faiblesses ? Du point de vue de l’honnêteté, c’est ainsi que ça devrait être. Personne n’est parfait, donc essayer de prétendre être parfait est absurde. Nous pouvons admettre que oui, nous avons fumé de la marijuana quand nous avions vingt ans, il y a trente-cinq ans de cela, et alors ? Nous n’essayons pas de le cacher. Cela s’est produit alors, mais ça ne se produit plus maintenant.

Toutefois, les politiciens qui briguent un poste, même quand ils ne rabaissent pas les autres, font souvent penser à ces vendeurs de voitures douteux, indignes de confiance, essayant de vendre une voiture tout juste bonne pour la casse et la présentant comme la plus merveilleuse affaire du monde. Si la démocratie repose sur ça, et qu’on doive choisir entre le meilleur vendeur louche de voitures d’occasion, alors c’est pathétique. Passer une année entière ou même faire deux fois campagne n’est pas nécessaire, et cela devient un sport. On pourrait tout aussi bien avoir des gladiateurs ! Je ne suis pas en train de dire qu’il y a quelque chose de mauvais dans la démocratie elle-même, je parle juste de la manière dont nous pourrions la rendre éthique et non pas en faire une chose qui repose sur les émotions perturbatrices. 

Critique constructive dans les relations personnelles

Comment offrir des critiques dans l’optique d’améliorer les choses, sans rabaisser la personne ou faire d’elle un personnage mauvais ?

Tout d’abord, on devrait rassurer la personne, surtout si elle est particulièrement sensible aux critiques, puis on aurait à cœur d’offrir une critique constructive en lui demandant si c’est acceptable pour elle, si ça lui convient. Il se pourrait même que vous deviez mentionner combien vous l’appréciez ou l’aimez, et qu’elle n’est pas quelqu’un d’horrible. Alors vous pouvez faire votre critique.

Il y a une énorme différence entre faire une remontrance et suggérer quelque chose sur la manière de rendre la vie meilleure et d’accomplir au mieux une tâche. Cela est également affecté par le ton de la voix que nous utilisons, et notre motivation. Dire : « Je suis vraiment contrarié que tu n’aies pas fait ce travail de la bonne façon », et entrer dans une critique détaillée de la tâche, est très différent du fait de dire : « Je t’ai demandé de faire cela car j’étais trop occupé pour le faire moi-même, et il est déraisonnable de ma part de m’attendre à ce que tu le fasses comme je le veux. » Avec patience, on peut alors suggérer des façons d’améliorer la chose en disant : « Ce n’est pas exactement ce que j’avais en tête. Pourrais-tu faire cela ? »

Offrir la victoire aux autres : un « entraînement de l’esprit » propre au bouddhisme

J’essaie de suivre le conseil donné dans l’entraînement bouddhique appelé « entraînement de l’esprit », bien que je préfère le terme « entraînement de l’attitude », où nous acceptons de prendre sur nous la faute ou la défaite et de donner la victoire aux autres. Cela signifie que nous disons que c’est notre propre faute de n’avoir pas expliqué ce que nous voulions de manière suffisamment claire. Cela permet aux autres, quand personne ne leur fait de reproche, de s’améliorer beaucoup plus facilement. C’est une façon indirecte et très tibétaine d’agir implicitement. Nul besoin de faire remarquer aux autres qu’ils commettent des erreurs, nous pouvons prendre le blâme sur nous.

Par exemple, j’ai demandé à quelqu’un de traduire pour mon site Internet, or cette personne n’avait pas vraiment d’expérience. C’était sa première fois, et dès que la traduction m’a été retournée, je l’ai envoyée à d’autres traducteurs travaillant dans cette langue. Ils me l’ont renvoyée avec un grand nombre de corrections ; il y avait foncièrement un tas d’incorrections. Avec l’attitude d’entraînement bouddhique, je pouvais dire que c’était de ma faute. Je n’avais pas expliqué assez clairement que c’était un premier essai et que je n’espérais pas la perfection, et que mon intention était de l’envoyer aux autres pour vérifier si cette personne pouvait apprendre et s’améliorer. En vérité, c’était de ma faute. Indirectement, le nouveau traducteur a eu le message, et l’apprentissage et l’amélioration pouvaient avoir lieu sans aucun sentiment d’avoir été refusé.

Je peux l’accepter à un niveau personnel entre deux personnes. Mais qu’en est-il à un niveau plus large, comme, par exemple, quand une organisation environnementale doit se dresser contre certaines compagnies industrielles ? Comment pouvons-nous critiquer de la bonne manière ? 

Il y a une différence entre rechercher des faits et condamner la partie adverse pour le mal qu’elle commet. Avec la recherche de faits, nous présentons une information objective. Nous essayons alors de trouver des gens pour mettre en œuvre des stratégies afin d’agir sur l’information. Traiter les gens de tous les noms et les étiqueter comme d’affreux méchants, les met au bout du compte automatiquement sur la défensive et enclins à rétorquer. Quelle autre réponse pouvez-vous escompter si vous êtes aussi agressifs ?

Si vous pointez du doigt les faiblesses du travail des autres, vous devez prendre en compte l’image dans son ensemble et ne pas seulement vous focaliser sur un petit détail. Eux aussi ont un argument ; si vous mettez un terme à l’industrie du bois dans une région, personne dans cette ville n’aura plus de travail. Comment sont-ils supposés nourrir leurs enfants ? Vous devez également aborder ces préoccupations et proposer des solutions pour les gérer, même si cela implique que des gens qui font des armes perdent leur emploi.

On ne peut pas être à ce point idéaliste. On doit en arriver à une solution réaliste qui résoudra les conséquences négatives issues de nos propositions. Sinon on nous attaquera en retour. Si on se contente de dire de façon idéaliste : « Plus jamais d’armes, plus rien de tout ça », comment vivront les gens ? On doit avoir un plan viable pour ces gens également. Il s’agit alors de critique constructive, et il leur sera possible de mettre en œuvre certains changements car il y aura une alternative.

L’étiquetage mental : diviser le monde en catégories

Nous avons déjà examiné cet important sujet des catégories et je veux poursuivre avec l’exemple de la manière dont nous divisons le monde en gagnants et en perdants. Ici, nous entrons dans la question bouddhique de « l’étiquetage mental », lequel est également impliqué dans la discussion de la vacuité. Ce dualisme des gagnants et des perdants est juste une petite variante d’un thème beaucoup plus large, et le mot « catégorie » est un mot simple auquel la plupart des gens à l’Ouest semblent capables de se relier facilement. Jetons donc un œil sur ces catégories.

Fondamentalement, les catégories sont le moyen grâce auquel nous essayons de comprendre le monde et nos expériences. Ainsi, elles sont totalement fabriquées par nos esprits, construites à cent pour cent mentalement. Nous pouvons utiliser un exemple facile à comprendre avec les couleurs, mais je ne suis pas un scientifique, donc veuillez m’excuser si je ne suis pas exact. Il existe tout un spectre de longueurs d’onde pour la lumière. Comment divisons-nous ce spectre de couleurs ? En fait, c’est totalement arbitraire. En vérité, on pourrait le diviser de n’importe quelle manière, car il n’y a rien de fixe du côté du spectre qui permette de séparer une couleur d’une autre. Chaque culture particulière décide à sa manière en fabriquant sa propre définition d’une catégorie, établissant que la zone entre telle et telle longueur d’onde constitue une catégorie de couleur.

Peu importe que nous définissions le phénomène en disant « de ce nombre-ci à ce nombre-là » ou « tout ce qui est plus sombre est rouge et tout ce qui est plus clair est orange ». Nous établissons une frontière et lui attribuons une définition. Telle est la question que nous devons examiner : est-ce que les définitions sont inhérentes à toute chose, ou sont-elles fabriquées par la culture, par notre esprit ? Le bouddhisme dira qu’elles sont indubitablement fabriquées par notre esprit. Nous établissons des limites et des définitions sur le spectre coloré en affirmant que ceci est ceci et que cela est cela. Dans l’univers, il n’y a pas de lignes de démarcation entre le rouge et l’orange. Ce qui sert de base pour établir une catégorie n’est pas pertinent. Le problème est que ces frontières sont fixées arbitrairement.

Le langage : arranger des motifs acoustiques

La culture implique également des motifs acoustiques, qui peuvent être n’importe quoi, par exemple « Oh, Ran, Je ». Pour rien au monde, ces sons, quels qu’ils soient, n’ont de signification intrinsèque mais les cultures les assemblent et disent qu’ils ont un sens : « orange ».

Cela veut dire que nous établissons une définition entre certains points du spectre coloré. Nous ne nous asseyons pas pour planifier la chose ainsi, mais c’est ainsi que nos processus mentaux fonctionnent. Nous fabriquons des mots et des phrases quand les motifs acoustiques sont liés ensemble, mais ce sont juste des sons. Si vous prêtez l’oreille à une langue qui vous est complètement inconnue, vous ne serez peut-être même pas en mesure d’en différencier les mots. Ce sont juste des sons, et les sons ne possèdent aucune signification intrinsèque en eux-mêmes.

Différences sociétales dans les catégories

Ainsi, nous fixons des catégories, et chaque société établit des divisions. Certaines peuvent faire les mêmes divisions, mais toutes les sociétés ne divisent pas les choses de la même façon. Une culture peut avoir les catégories « rouge », « orange », et « jaune », tandis qu’une autre aura seulement « rouge » et « jaune ». Une moitié de l’orange est dans le rouge et l’autre moitié dans le jaune. Peut-être même que leur rouge déborde légèrement sur ce que nous considérerions comme étant du marron.

Quand j’étais à Harvard, on faisait d’intéressantes expériences où on montrait à des gens de cultures différentes des couleurs en leur demandant de les identifier. Pour une même image, certains disaient « bleu », tandis que d’autres disaient « vert ». Il n’y a rien d’inhérent du côté de la couleur. Différentes cultures établissent des limites et des concepts différents pour les couleurs et les catégories. Même parmi les gens d’une même culture, il peut y avoir des différences.

Pensée conceptuelle

J’introduis à présent ce qu’on entend dans le bouddhisme par le terme de « concept ». Avec la pensée conceptuelle, nous pensons en termes de catégories, et bien que celles-ci soient profondément connectées au langage, ce n’est pas toujours nécessairement le cas. Les animaux pensent certainement par catégories, même s’ils n’ont pas de mots pour les désigner. Un chien élabore la catégorie « mon maître », et pense avec cette catégorie quand il est seul, enfermé, ou que son maître lui manque. Les chiens ont les concepts de territoire, d’ennemi, d’intrus, etc., et bien qu’aucun de ces concepts ne soient des catégories verbales, ce sont néanmoins des catégories. Nous devrions dire qu’un chien pense conceptuellement à partir de ces catégories.

Si nous comprenons cela en matière de couleurs, alors nous pouvons l’appliquer à des choses plus subtiles telles que les émotions. Donc, ce qu’une culture appelle « jalousie », une autre culture pourrait le définir comme quelque chose de légèrement différent. Comme nous l’avons vu, il se peut que cela n’entre pas dans le concept tibétain, lequel est indiqué par un mot différent. Il existe des constructions mentales qui ne se recouvrent pas nécessairement. Et non seulement pour les émotions perturbatrices, mais avec toutes les émotions, les limites ne se recouvrent pas toujours exactement. Même la distinction entre « jalousie » et « envie » n’est pas exactement la même que la distinction entre les deux mots allemands « Eifersucht » et « Neid ». En allemand, l’un vise les personnes et les relations, tandis que l’autre s’emploie plus pour les choses matérielles. Aussi, nous ne parlons pas juste d’une différence entre un point de vue asiatique et un point de vue européen, car même au sein des cultures européennes les catégories concernant les émotions peuvent être définies de manière assez différente. Bien que les mots se recouvrent dans bien des cas, ils ne se correspondent pas exactement. Donc, bien entendu, au sein d’une même langue, il peut y avoir différents usages, définitions, et compréhensions des mots.

Convention

Cela signifie qu’en ce qui concerne les émotions, il n’y a pas de lignes solides instituant des catégories sur le spectre émotionnel. C’est quelque chose qui a été décidé par ce que l’analyse bouddhique appelle une « convention ». Nous nous sommes mis d’accord sur des conventions. Nous avons fabriqué nos propres conventions pour désigner une chose. Cela « convient » et rend les choses plus faciles, plus pratiques. De fait, le verbe « convenir » est relié au mot convention. C’est un moyen commode pour communiquer et comprendre ce qui se passe.

Réfléchissez-y, il est tout à fait vrai que bien qu’ils puissent parler la même langue, deux personnes, dans une relation, peuvent définir très différemment ce que veut dire être « fidèle », voire même ce que signifie avoir une « relation ». Qu’est-ce qui rend nos conventions plus valides que celles de quelqu’un d’autre ? Prenez un simple exemple comme la politesse, qu’est-ce qui est poli et qu’est-ce qui est impoli ? Cela varie grandement dans différentes cultures. Qu’est-ce qui fait que nos coutumes, que nos définitions sont correctes, et que toutes les autres sont erronées ? L’erreur est de penser que ces catégories existent quelque part là-bas, et que le monde existe vraiment en catégories existant de leur propre côté, de façon inhérente. « Inhérent » veut dire qui est établi totalement de son propre côté, de par son propre pouvoir.

Caractéristiques déterminantes : les images utiles d’un livre de coloriage

Je trouve utile de se servir de l’image d’un livre de coloriage pour enfants, parce que, quand bien même ce ne serait pas conscient, nous avons tendance à penser le monde existant pareil à un tableau avec des lignes délinéant chaque chose comme étant « ceci » ou « cela ». Avez-vous jamais eu entre les mains un de ces coloriages, où chaque case du dessin comporte un petit numéro qui vous dit quelle couleur appliquer ? C’est comme si les catégories étaient représentées là avec un gros trait autour d’elles et un numéro attitré. Mais, de toute évidence, il s’agit là d’une sottise. Les numéros sont un exemple de cette fausse manière de penser que les définitions sont inhérentes du côté des objets. Il y a ce numéro, cette définition, et nous devons donc colorier cette zone d’une certaine couleur, car c’est inhérent à cette zone. Dans le bouddhisme, le terme technique pour désigner cela est « trait déterminant ».

[méditation]

Non point une seule grande soupe

Dire simplement qu’il n’y a pas de lignes inhérentes ou de catégories à un endroit donné ne veut pas dire que l’univers entier n’est qu’une grande soupe indifférenciée. C’est une conclusion commune erronée que de penser que nous sommes tous un et qu’en réalité il n’y a aucune distinction entre « vous » et « moi ». S’il n’y a pas de limites, alors je peux me servir de toutes vos affaires sans rien vous demander. Ce n’est pas la conclusion qu’on doit en tirer. 

Nous devons faire des différences. Les catégories et les mots se rapportent à la façon dont les choses sont. Ils se réfèrent à quelque chose, mais l’univers ne correspond pas à ces mots et ces catégories. Ce à quoi ils se réfèrent ne correspond pas aux références véritables. Les catégories et les mots sont des conventions, c’est donc vrai conventionnellement : « Ceci est ma maison, ce n’est pas la vôtre. C’est mon partenaire et non le vôtre. » Quand nous utilisons ces mots et ces catégories, cela fait référence à quelque chose, mais c’est juste une convention. Cette vérité conventionnelle est vraie.

Cela ne veut pas dire à l’instar du bétail qu’il existe un sigle « mien » apposé sur le côté de chaque chose possédée par une personne, comme si c’était ainsi que nous étions sortis du ventre de notre mère, et que les choses correspondent vraiment à des catégories solides et permanentes. Les catégories ont l’air de choses fixes qu’on peut consulter et vérifier dans un dictionnaire, et il doit donc s’ensuivre que les objets soient rivés aux mots et à leur signification. L’univers, toutefois ne correspond pas à cela.

La commodité du langage

Quand nous nous servons du langage, il fait référence à quelque chose. Bien entendu nous avons besoin du langage, sans quoi nous ne serions pas capables de communiquer. Nous serions incapables de donner un sens à rien de ce dont nous faisons l’expérience si nous n’avions pas des catégories. Nous ne pourrions pas reconnaître que ceci est une porte, et que cela aussi est une porte, bien qu’elles semblent assez différentes. Comment pourrions-nous même fonctionner sans ces catégories ? Cela ne concerne pas seulement les mots mais les significations également. Le bouddhisme distingue les catégories « sonores » des catégories « signifiantes ». Qu’il existe une chose telle que « des portes », définies de telle ou telle façon, est une convention. L’univers n’a pas commencé avec des portes. Malgré cela, nous savons tous ce qu’est une porte indépendamment du mot que nous avons pour le dire. Même une vache sait ce qu’est une porte, car elle ne se dirige pas dans le mur quand elle veut rentrer à l’étable. Une vache peut reconnaître une porte dans de nombreux bâtiments.

Clairement, nous avons besoin de ces choses et ne voulons pas les rejeter. On ne devrait pas penser que tout ça n’est juste que des conventions et que donc nous pouvons les oublier. Ces conventions sont commodes et nous en avons besoin pour fonctionner, mais nous devrions savoir que le monde ne leur correspond pas.

Une carte est un bon exemple. La carte n’est pas le territoire, et la carte d’une rue n’est pas la rue. Dans de nombreuses cultures il n’y a pas de cartes, et il pourrait s’avérer difficile d’expliquer le concept de carte à quelqu’un appartenant à une tribu isolée, même si nous tenons cela comme allant totalement de soi. Un plan des rues est utile, car il se réfère à la disposition des rues dans une ville. Mais le plan n’est pas les rues. Il n’a pas les mêmes couleurs, la même taille, rien. C’est la même chose avec les concepts, le langage, et les catégories que nous utilisons. Ce sont là des points subtils !

De la pertinence de ranger le « moi » dans une catégorie

Il est important de ne pas perdre de vue la pertinence de tout ceci, qui est principalement que nous rangeons le « moi » dans une certaine catégorie : gagnant, perdant, couronné de succès, ou non, etc. Ce sont juste des catégories. Conventionnellement, quelqu’un gagne la course tandis que les autres la perdent. Il est vrai que : « Vous avez eu un avancement dans votre travail et pas moi ; que mon partenaire est maintenant avec vous et non avec moi. » Conventionnellement cela peut être vrai et décrire la situation réelle, actuelle, mais tout ce que cela fait c’est de la décrire. Cela ne signifie nullement qu’aucun de nous est dans cette catégorie solide de « perdant », ou de « gagnant ». En outre, cela ne veut pas dire non plus : « Vous ne le méritiez pas. »

Quand tout ceci se fond réellement en nous et que nous comprenons véritablement que c’est vrai, notre réponse émotionnelle aux situations devient totalement différente. Nous n’établissons pas une ligne stricte entre compréhension intellectuelle et compréhension émotionnelle dans la mesure où ce sont aussi des catégories. Quand on comprend vraiment quelque chose, on le ressent. Nous ne passerons pas d’une façon de voir les choses à une autre. La compréhension affectera réellement, de manière définitive, nos émotions.

[méditation]

Questions supplémentaires

Comment aller au-delà du conceptuel ?

Quelle est la différence entre la chose elle-même et le concept ? L’apparence a à voir avec le concept que j’en ai, et, bien qu’avec le temps je puisse élaborer de meilleurs concepts, n’y a-t-il aucun moyen de se saisir de l’objet lui-même, au-delà des concepts ?

C’est une bonne question et un problème qu’on trouve également dans la philosophie occidentale à propos de « la chose en soi ». Il est vrai qu’en termes de concepts et de catégories, certains soient plus précis que d’autres, quand d’autres sont totalement inexacts. Il existe différents critères pour déterminer l’exactitude, mais c’est une longue discussion au sujet de la cognition valide.

Si je formulais la question de manière bouddhique, ce serait de savoir si nous pouvons vraiment trouver l’objet, la chose en soi, et aller au-delà du concept. Cette question est prise très au sérieux dans la philosophie bouddhique, et on trouve différents niveaux d’explication. Il est difficile de sauter d’emblée aux explications les plus sophistiquées et les plus subtiles, on peut donc les aborder par paliers. Cela prend de très nombreuses années ! Toute la question de la vacuité consiste, au niveau le plus profond, à traiter le problème de savoir si de manière ultime une chose est trouvable ou non.

Par conséquent, il n’y a pas de réponse simple. Qu’est-ce qui prouve qu’une chose existe ? Dans le bouddhisme, le mot « exister » est défini comme quelque chose de « validement connaissable ». Il se pourrait que je pense qu’il y ait un envahisseur de la cinquième dimension sous mon lit, mais ce n’est pas une pensée valide. Cet envahisseur n’est pas là, peu importe combien nous pensons qu’il existe. Ensuite nous avons aussi une longue discussion sur ce que veut dire être « validement connaissable ». Dans tous les cas, simplement parce que je pense à une chose, cela ne prouve pas son existence.

Les explications les moins sophistiquées acceptent toute cette histoire de catégories et de conventions, tout en disant néanmoins qu’il y a un objet trouvable auquel les mots et les concepts font référence. Si on peut trouver un tel objet, alors cela prouve qu’il existe. Quand on dit « fleur », eh bien oui, il s’agit d’une catégorie et d’une convention, mais il y a là cette fleur qui pousse dans le sol, de par elle-même. Ce qu’on dit prouve qu’elle existe. Ce qu’on peut trouver sert de référent au mot pour le dire. 

Nous ne parlons pas juste à un niveau simpliste où on ne peut pas trouver un envahisseur sous notre lit mais où nous pouvons trouver un chat. On ne parle pas de ce niveau de trouver quelque chose littéralement. Sans quoi nous ne retrouverions jamais nos clés ou le chemin de notre maison.

Nous analysons pour savoir si les traits caractéristiques trouvables du côté de la chose sous le lit et qui en font un chat prouvent réellement qu’il y a un chat à cet endroit. Il y a là une longue queue, et cela émet un son particulier quand on le caresse, des choses de ce genre. Quels sont les traits caractéristiques, et puis-je les trouver ? Est-ce dans cette cellule ou dans cette autre ? Est-ce dans la queue ? Ou dans les griffes ? Où est-ce ? Au fur et à mesure que vous regardez plus près et plus profondément, même avec un microscope, vous verrez que vous ne pouvez pas trouver de « chat ». 

Y a-t-il une chose du côté du chat qui en fait un objet connaissable ? Est-ce qu’il y a une ligne autour de lui qui le sépare d’un atome qui se trouverait dans son voisinage ? Qu’en est-il de l’espace entre les poils qui ne sont pas le chat ? Est-ce qu’il y a une ligne autour de lui qui en ferait un objet solide ? Vous ne pouvez trouver aucune ligne. Où les atomes du chat cessent-ils et où commencent les atomes de l’air proches de lui ? Il n’y a pas de ligne. Où se trouve la ligne qui sépare les champs d’énergie des deux sortes d’atomes ? Est-elle trouvable ?

Cela va plus loin que de juste penser aux catégories. Nous projetons que le trait caractéristique se trouve du côté de l’objet, générant une ligne autour de l’objet, faisant de lui une « chose » totalement connaissable. Nous projetons que l’objet possède quelque chose qui en fait une chose individuelle, connaissable, indépendamment de la catégorie dans laquelle nous le rangeons. Tout ceci est construit mentalement. Nous ne devrions pas penser que, quand nous comprenons des concepts comme « chat » et « envahisseur », nous avons tout compris. Cela va beaucoup plus loin que cette compréhension. Il y a la catégorie plus profonde de « chose » connaissable. Or nous ne pouvons trouver aucune « chose ». Il n’y a rien là qui fasse d’une chose une « chose » connaissable avec une ligne tout autour.

Une convention ne prouve pas qu’un objet est trouvable

Ne pouvons-nous mesurer la concentration des poils du chat ?

Il s’agit là aussi d’une convention quand nous disons : «  Au-dessus de ce nombre il s’agit de ceci tandis qu’en dessous il s’agit de cela. » Ce sont là, toutes, des conventions. Nous ne disons pas non plus que tout ne forme qu’une seule grande soupe, ce qui est l’autre extrême. L’extrême auquel nous pensons habituellement consiste à croire qu’il y a là véritablement quelque chose de trouvable, inhérent du côté de l’objet, et qui n’est pas une convention. Construire la catégorie de savoir où le chat se termine sur la base de la densité de ses poils, c’est encore parler de nombres. Or, où est la ligne ? Il s’agit toujours d’une convention, mais nous ne nions pas que les conventions fonctionnent.

Dire qu’une chose est trouvable ne prouve pas qu’elle existe. Ce serait comme de dire que ce qui prouve que j’existe c’est que je peux me rendre dans la cinquième dimension, c’est une raison ridicule. Tout d’abord, la cinquième dimension n’existe pas en tant que lieu assignable, comment donc pourrions-nous y aller. On ne peut trouver un tel lieu. Au bout du compte, nous ne pouvons pas dire que, quoi qu’on trouve du côté d’un objet, cela prouve qu’il existe. Tout ce que nous pouvons dire c’est que nous disposons simplement de conventions, que nous avons un chat, et que la frontière conventionnelle entre un chat et un chien est comme ceci ou comme cela. Contentez-vous de cela, car sur cette base tout fonctionne. C’est de cela que traite la vacuité. Être trouvable est impossible. Ultimement, nous ne pouvons pas poser d’affirmations comme preuves, du côté de l’objet, que quelque chose existe. C’est cela le vide. 

Le chat est une convention, et fait référence à la chose sous le lit. Mais où pouvons-nous trouver cette chose ? Nous ne le pouvons pas. Est-ce dans cet atome ou cette cellule ? En fait, nous ne pouvons la trouver.

C’est la même chose avec le « moi ». Nous disons : « J’ai perdu mon travail » ce qui évidemment fait référence à quelque chose, mais il n’y a rien du côté du « moi » qu’on puisse trouver qui fasse de moi un perdant de par son propre pouvoir. Il n’y a rien d’intrinsèquement « perdant » à notre sujet ! Ce « moi » est-il donc juste un concept ? Nous en parlerons davantage dans la section suivante. Un chat n’est pas simplement un concept, car tout n’est pas juste une illusion dans nos têtes. Le langage peut être retors, on doit donc être fin et habile. Finalement nous devons aller au-delà du langage car il nous donne une fausse idée [des choses]. Mais pour le moment, nous devons travailler avec, sans quoi nous ne pourrions pas communiquer.

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