Le Dalaï-Lama en dialogue avec des érudits soufis

Wallace Loh (Président de l’Université de Maryland) : Bonjour Mesdames et Messieurs, mon nom est Wallace Loh, président de l’université de Maryland. Je vous souhaite la bienvenue à toutes et tous ici qui êtes nos hôtes distingués à l’occasion de cette journée des plus extraordinaires. À l’instar de toutes les religions sur terre, l’océan est une source de vie qui vivifie l’esprit, mais quand il est tourmenté par le vent et la marée, l’océan ressemble aux passions religieuses. Mais aujourd’hui nous vous proposons la rencontre douce de deux océans : le bouddhisme et le soufisme. C’est une chance rare et prometteuse qui s’offre à nous et nous en sommes hautement reconnaissants à tous nos hôtes. Aujourd’hui, Sa Sainteté le Dalaï-Lama a profondément touché notre campus, nous accordant sa présence rayonnante de simplicité, de bonté et d’humour, et nous ne saurions suffisamment exprimer notre gratitude.

Cet après-midi, avec Sa Sainteté, nous allons partager les dons d’érudition d’éminents participants d’une autre tradition. Ces savants hautement accomplis et respectés de l’Institut Roshan d’études persanes de l’université de Maryland nous apportent des siècles de tradition, d’érudition et de foi. Je tiens à remercier madame Bonny Thornton Dill, Doyenne de la faculté des arts et des sciences humaines, de nous donner cette chance exceptionnelle. Madame la doyenne, mondialement reconnue pour son expertise sur l’appartenance raciale et sexuelle, le travail, la famille et la pauvreté, est profondément dévouée à la cause de l’enseignement de la personne dans son ensemble. Je vous demande d’accueillir Madame la Doyenne, Bonnie Thornton Dill.

Bonny Thornton Dill (Doyenne de la Faculté des arts et des sciences humaines) : Bonjour Mesdames et Messieurs. J’aimerais me joindre à Monsieur le Président pour vous souhaiter la bienvenue et vous remercier d’être avec nous à l’occasion de cet évènement très spécial. Nous sommes remplis d’humilité et de gratitude d’avoir la chance d’accueillir Sa Sainteté le Quatorzième Dalaï-Lama du Tibet dans le programme de cet après-midi intitulé « La rencontre de deux océans : un dialogue entre soufisme et bouddhisme. »

La devise de la faculté des arts et des sciences humaines, « être universage », est en adéquation avec ce dont nous allons faire incessamment l’expérience. « Être universage » signifie embrasser le monde en tant qu’espace transnational, s’attacher à comprendre les mouvements et les fluctuations des peuples et des idées et embrasser la différence et la diversité chez soi et ailleurs. Le plus grand défi, lors de ce processus, consiste à gagner en sagesse, car la sagesse requiert que nous puisions dans notre réservoir de connaissance pour grandir, non seulement au plan intellectuel, mais aussi aux plans émotionnel et spirituel ; ainsi que Sa Sainteté l’a fait valoir lors de son allocution tenue plus tôt aujourd’hui, il s’agit de comprendre qu’à travers toute cette variété, il y a une humanité commune, et que cette sagesse, une fois obtenue, doit être appliquée dans le monde en tant que force du bien.

Homme de grande connaissance et de grande expérience, source où vous puisez votre énergie pour promouvoir la paix, la compréhension et l’harmonie : Votre Sainteté, vous illustrez parfaitement notre idéal d’« être universage ». Cela nous tient donc grandement à cœur et nous nous réjouissons à l’idée de tout ce que nous allons apprendre du dialogue d’aujourd’hui. Outre Sa Sainteté, parmi les participants de cet après-midi nous accueillons madame Élahé Omidyar Mir-Djalali, fondatrice et présidente de l’Institut d’héritage culturel Roshan ; madame Fatemeh Kesharvarz, chaire Roshan d’études persanes et directrice de l’Institut Roshan d’études persanes à l’université de Maryland ; le musicien monsieur Hosseini Omoumi, virtuose du ney, la flûte oblique, et la chanteuse interprète madame Jessica Kenney assise à ses côtés ; monsieur Ahmet T. Karamastaffa, professeur d’histoire à l’université de Maryland et directeur du développement universitaire académique à l’Institut Roshan d’études persanes sur le campus, et monsieur Carl W. Ernst, distingué professeur Kenan à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill et co-directeur du Centre Carolina d’études du Moyen-Orient et des civilisations musulmanes.

Avant de commencer le programme d’aujourd’hui, je tiens aussi à rendre hommage ‒ et vous m’en voyez ravie ‒ aux riches contributions du Vénérable Lama Tenzin Dhonden. Lama Tenzin est l’émissaire de paix de Sa Sainteté ; ses sages conseils et son expertise logistique ont guidé notre personnel dévoué à travers tous les aspects du déroulement de cette journée. Rien n’aurait été possible sans lui, et très souvent c’est ce que l’on dit sans y penser, mais vraiment, vraiment, je le pense.

Il me revient maintenant le grand honneur de vous présenter Madame Élahé Omidyar Mir-Djalali, dont le rôle a été prépondérant dans la concrétisation de ce dialogue unique sur le soufisme et le bouddhisme. Fondatrice et présidente de l’Institut d’héritage culturel Roshan, Madame Mir-Djalali aura été toute sa vie l’avocate résolue de la préservation et de l’avancement de la culture persane. Sous sa direction, l’Institut d’héritage culturel Roshan est devenu un institut de premier rang pour la préservation, la transmission et l’enseignement de la culture et des études persanes dans le monde, apportant un soutien aux efforts entrepris dans ce sens aux États-Unis, en Europe et en Asie. En 2007, l’Institut fit un don exemplaire au programme d’études persanes de cette université, renforçant ainsi le programme académique à l’aide de fonds destinés à la chaire d’études persanes de l’Institut Roshan, à des bourses d’études supérieures et de premier cycle, et aux programmes persans. En reconnaissance de cette générosité, le Centre d’études persanes au sein de l’école de langues, de littératures et de cultures, est maintenant connu sous le nom d’Institut Roshan d’études persanes de l’université de Maryland.

Au cours des deux dernières années, j’ai eu le privilège de travailler étroitement avec madame Mir-Djalali en qui j’ai rencontré une personnalité de grande intégrité, brillante et exquise, humble et déterminée, qualificatifs dont je n’use pas à la légère, et c’est un grand honneur pour moi de pouvoir la désigner comme mon amie. Dans le prolongement de son œuvre et de son milieu multiculturel, madame Mir-Djalali prône inlassablement la nécessité d’améliorer la communication interculturelle. Née en Iran, madame Mir-Djalali poursuivit son éducation en France et aux États-Unis, ayant obtenu un master de la Sorbonne et de l’université de Georgetown, et un doctorat de linguistique avec mention à la Sorbonne. En tant que femme de lettres, elle a publié des ouvrages en français, en anglais et en persan, langues qu’elle maîtrise à merveille. En plus de ses propres écrits, elle a consacré bénévolement un temps et une énergie incalculables à la traduction de textes soufis en français et en anglais. Dans ce contexte, elle est devenue une grande admiratrice de Sa Sainteté le Quatorzième Dalaï-Lama et de son engagement pour des valeurs humaines communes. Mesdames et Messieurs, j’ai le plaisir de vous présenter Madame Élahé Omidyar Mir-Djalali.

Madame Élahé Omidyar Mir Djalali : Merci, Madame la Doyenne. Vos remarques sont intimidantes, je ne sais comment y répondre. Votre Sainteté, Monsieur le Président, distingué auditoire, au nom de l’Institut d’héritage culturel Roshan et de sa mission « L’illumination par l’éducation », nous avons le plaisir et le privilège de pouvoir contribuer à ce grand évènement intitulé « La rencontre de deux océans : un dialogue entre soufisme et bouddhisme ».

C’est un immense honneur d’être en présence de Sa Sainteté le Quatorzième Dalaï-Lama du Tibet pour insuffler inspiration et direction à nos échanges. Sa Sainteté est un modèle de paix. Sa Sainteté parcourt le monde, enseignant que les problèmes humains trouvent une solution à travers une attitude humaine transformatrice, prônant la compassion en tant que fondement de la paix mondiale et contribuant à la compréhension des points communs à toutes les religions majeures, de leurs buts et de leur éthique. Ayant reconnu que le monde est devenu plus petit et que tous les peuples ne forment plus qu’une seule communauté ou presque, Sa Sainteté, inlassablement, conjugue tous ses efforts pour promouvoir un plus grand sens de responsabilité universelle qui permette de faire face aux défis communs qui menacent la sécurité et l’environnement à l’échelle planétaire. Sa Sainteté aura dédié sa vie à la promotion des valeurs altruistes, l’amour et la compassion, et mention particulière soit faite de sa campagne de non-violence pour mettre un terme à la domination chinoise de son pays natal qui lui a valu de se voir décerné le Prix Nobel de la paix en 1989.

Personnellement, la première fois que j’ai rencontré Sa Sainteté à Dharamsala, en Inde, j’ai été inspirée par son message de paix et d’unité globale, mais aussi par la chaleur et la sérénité de sa présence. À la suite de cette rencontre, je me suis mise à lire ses déclarations et ses écrits tellement porteurs d’inspiration ! J’ai aussi assisté à ses conférences et à ses enseignements pendant plusieurs jours à Toulouse, en France et à maintes autres occasions. Les enseignements de Sa Sainteté sont un rappel constant à la quintessence des valeurs, aux principes de moralité élevée et aux pratiques des enseignements soufis de ma jeunesse. Je n’ai pas la prétention d’être une experte soufie ; je suis une chercheuse, une élève de cette école qui a consacré des années à la traduction anonyme de textes soufis en français et en anglais pour les partager avec d’autres cultures.

Comme l’enseignent les maîtres soufis : aleyka beghal ‒ « Tu es tout ce que ton cœur est ». Le soufisme est la voix d’éveil de la connaissance spirituelle intérieure qui embrasse tous les préceptes éthiques de toutes les grandes religions. Le mot « soufisme » est un terme occidental ; il ne réussit pas à capter la pleine signification du mot persan erfan, issu de la racine arabe /ARF/, comprenant ainsi le sens de arafa qui signifie « connaissance », « cognition » et « illumination ». Ce message de connaissance intérieure et de puissance altruiste au sein de chacun de nous est ce qui résonne et s’impose en moi avec tant de force à travers les enseignements de Sa Sainteté. Dans l’esprit de ces valeurs communes, c’est avec une immense reconnaissance que je souhaite remercier Sa Sainteté d’avoir accepté de participer à ce dialogue sur le soufisme et le bouddhisme. De vifs remerciements vont également à l’adresse de l’université de Maryland et de tous ceux qui ont travaillé avec ardeur pour rendre cet évènement possible.

J’ai aussi le plaisir tout particulier de vous présenter Madame Fatemeh Kesharvarz, docteur en lettres. Depuis l’année dernière, madame Fatemeh Kesharvarz occupe la fonction de directrice de l’Institut Roshan d’études persanes à l’université de Maryland et la chaire de l’Institut Roshan de littérature et langue persanes. Auparavant, elle a enseigné pendant plus de vingt ans à l’université de Washington à Saint-Louis, assumant la présidence du département des langues et de littérature d’Asie et du Proche-Orient de 2004 à 2011. Madame Fatemeh Kesharvarz est née et a grandi à Shiraz, en Iran, et a poursuivi ses études à l’université de Shiraz et à l’université de Londres. Elle est l’auteure de livres qui ont remporté des prix littéraires, a écrit de nombreux articles qui ont été publiés dans des revues, et de la poésie qui est source d’inspiration.

Madame Kesharvarz va nous faire part de quelques-unes de ses réflexions sur l’importance de la poésie et de la musique en tant que modes d’expression de la spiritualité dans les pratiques soufies et va contribuer au « don spirituel » d’accueil de Sa Sainteté en alliant l’enseignement soufi au /dam/ (souffle humain) et au « roseau à anche », l’instrument le plus simple et le plus ancien du monde. Puisse cet évènement historique marquer l’ouverture à « l’unicité » de toutes les confessions et religions avec, pour fondement, les valeurs humaines communes qui nous relient toutes et tous, indépendamment de l’ethnie, de l’appartenance sexuelle et du statut social ! Merci de votre attention. Madame Kesharvaz…

Madame Fatemeh Kesharvarz : Merci, Madame Mir-Djalali, pour votre bienveillante présentation. Votre Sainteté, c’est un grand honneur pour moi de participer en votre présence à ce dialogue sur le soufisme et le bouddhisme. Nous l’avons nommé « rencontre de deux océans » parce que nous croyons que le bouddhisme et le soufisme sont comme deux vastes océans qui offrent des trésors en partage. Si nous plongeons assez loin, nous croyons pouvoir y trouver des perles identiques. Votre Sainteté, longtemps avant d’avoir reçu une formation académique universitaire de spécialiste en poésie soufie, lorsque j’étais enfant, ma famille m’a immergée dans la poésie soufie ; c’était tout à la fois jeu, éducation, méditation et adoration. J’ai parlé de l’importance de l’éducation, comme vous l’avez-vous-mêmes mentionnée ce matin ; ainsi, une grande part de mon éducation en poésie soufie m’est venue de ma famille, puis aussi de mon ami et collègue ici présent, Ustad Hossein Omoumi, spécialiste de musique en pratique et en théorie, et qui a d’abord reçu ce don de sa famille avant d’entamer sa formation. Ustad Omoumi a consacré sa vie à l’exploration des mystères de l’instrument persan ney, la flûte de roseau dont nous allons parler un peu, mais il a aussi cette philosophie selon laquelle on ne saurait se passer d’une relation pédagogique profonde avec son élève, car il ne s’agit pas seulement d’une pratique technique : il faut construire cette relation.

Avec nous aussi : Madame Jessika Kenney, chanteuse interprète et compositrice, elle-même élève de nombreuses traditions spirituelles, dont le chant d’accompagnement du gamelan javanais. Il y a neuf ans, lorsque Jessika a assisté à un spectacle d’Ustad Omoumi, elle est tombée amoureuse de la musique persane soufie et a demandé à Ustad Omoumi d’être son élève. C’est ainsi qu’il en est depuis les neuf dernières années qui, selon ses propres dires, ont changé pour elle la signification des sons dans le sens où, plus que de simples sons, ils expriment les pensées profondes qui sont enfouies dans ses sentiments. Ainsi que les soufis le disent depuis des siècles, l’alliance de paroles et de mélodies pourrait devenir maintes et maintes choses, une porte d’accès à la prière, telle l’ouverture pour nous sur un instant de prière, réveillant des pensées intérieures ou réveillant ce que madame Mir-Djalali a appelé « la voix intérieure » qui sommeille. Pour cela, et pour nourrir ce que vous-mêmes avez appelé « les qualités de cœur », nous avons recours à la musique.

Comme le souffle humain et les battements du cœur, c’est un langage universel ; en tant que tel, il n’a pas besoin de traduction. Ainsi, les soufis le voient comme une langue avec laquelle ils peuvent parler au monde entier. Les persanophones la vivent ; ils la calligraphient, comme vous pourrez le voir dans le don que nous vous présenterons ; ils la citent, ils la chantent, ils l’enseignent ; cela fait donc partie intégrante de leur vie quotidienne. Et les images qui viennent de cette poésie deviennent aussi une partie intégrante de leur vie, et une image très importante est celle du ney, la flûte de roseau.

[Interlude musical de flûte.]

Le grand poète soufi du treizième siècle, Djalal ad-Din Roumi, décrivit la flûte de roseau comme un être humain, comme un amant ou une amante, comme un chercheur ou une chercheuse qui a été séparé(e) de son pays natal à la manière dont le roseau l’a été de sa roselière pour devenir flûte. Et de même que, comme vous-mêmes l’avez décrit, selon la mythologie bouddhique nous pourrions être des êtres de lumière qui se sont séparés et se retrouvent maintenant dans le royaume du désir, ainsi se pourrait-il que nous oubliions nos origines célestes ou nos origines de lumière. Roumi aussi dit que nous oublions notre appartenance ; nous pourrions être distraits au point d’en oublier la noblesse de nos origines, et la façon dont nous pouvons nous en souvenir est d’entendre et d’écouter cette voix intérieure. Ainsi, son œuvre soufie la plus importante commence par cette parole : « Écoute ».

[Interlude musical de flûte avec paroles de poésie persane soufie.]

Ainsi il dit : « Écoute le cri du cœur de la flûte, il conte l’histoire de toute séparation. Depuis qu’ils m’ont arrachée à la roselière qui était mienne, ils empruntent ma mélopée pour proférer leur plainte. »

[Musique et poésie.]

Ainsi il dit : « Que cette séparation me déchire le cœur et que je mette en paroles ma douloureuse nostalgie ! Car quiconque fut abandonné loin de son foyer, loin de son origine, cherche à se réunir − il va sans dire − avec ses proches. »

Pour les soufis, le moteur de cette recherche, de cette recherche de l’origine, c’est l’amour. « La force, le feu qui prête chaleur à ma voix », Roumi dit : « C’est l’amour ». Et l’amour, pour les soufis, n’est pas un concept théorique. Oui, ils peuvent beaucoup en parler en théorie, mais c’est l’expérience qui compte. Ils croient que nous devons nous permettre de goûter à l’amour. Le concept de saveur est très important et ce n’est qu’alors que nous reconnaissons les qualités de transformation de l’amour ; c’est pour cette raison que Roumi dit : « L’amour se manifeste dans la façon dont le cœur sanglote ». Ainsi il se manifeste plutôt qu’il ne se décrit, ou plutôt : il se manifeste plutôt que nous le décrivions. Cette aspiration confère au chercheur la force d’avancer, et pourtant l’aspiration ne saurait être expliquée ni décrite, parce qu’elle n’a pas de forme.

Roumi dit : « J’ai parlé et encore parlé pour décrire et démystifier l’amour, mais quand je venais à aimer, je me rendais compte que j’avais été médiocre à la tâche car l’amour ne saurait être décrit ; mais une fois goûté, l’amour est imprimé dans le cœur. » Ainsi, la poésie et la musique soufies ont pour tâche d’apporter au chercheur cette saveur, cette saveur de l’absence de forme, ou cette beauté sans forme.

[Musique et poésie chantée.]

Votre Sainteté, permettez-moi de vous présenter Monsieur le Professeur Ahmet Karamastaffa, distingué spécialiste du soufisme et professeur d’histoire à l’université de Maryland qui va brièvement évoquer les concepts principaux du soufisme.

Professeur Ahmet Karamastaffa : Merci, Madame Kersharvarz. Votre Sainteté, estimés collègues et hôtes, c’est un rare privilège de pouvoir présenter quelques concepts clés du soufisme à Votre Sainteté, pour votre considération, et vous m’en voyez très honoré. Le bouddhisme et le soufisme sont en effet de vastes océans, et du fait qu’il ne me sera pas possible d’évoquer tous les aspects majeurs du soufisme dans le temps qui m’est imparti, j’attirerai votre attention sur les aspects de la pensée et de la pratique soufies qui, me semble-t-il, seront en résonnance avec les préoccupations du bouddhisme. Permettez-moi de commencer par la place centrale accordée au soi chez les soufis. Il n’est nullement exagéré d’affirmer qu’au cœur de toute démarche soufie se trouve la tentative de contrôler et de réformer l’individu. Selon les soufis, chaque être humain sans exception est doté d’une essence spirituelle, mais normalement cette essence spirituelle est voilée par les préoccupations triviales et quotidiennes de la vie humaine et donc elle est assoupie, endormie. De ce fait, l’individu humain tend à être égocentrique et égoïste dans sa vie sociale quotidienne, cependant que le cœur spirituel peut être réveillé par des signes divins qui existent en nous et autour de nous. Comme nous l’avons vu, les soufis croient que la poésie et la musique sont particulièrement riches dans ce sens. Une fois réveillé, le cœur spirituel peut se développer pour, graduellement, remplacer le soi inférieur et mesquin qui l’avait d’abord supplanté. Ce processus consistant à maîtriser le soi inférieur pour finalement lui substituer le cœur spirituel est souvent vu comme un long voyage laborieux au cours duquel le cœur a besoin d’être traité avec précaution et patience.

Au cours de ce voyage, le soufi s’attache à démanteler le soi social, quotidien, à l’éplucher couche après couche jusqu’à mettre le cœur à nu ; puis il travaille à cultiver l’organe spirituel, le cœur, pour ne plus faire qu’un avec lui. Ce voyage qui mène de l’égoïsme à l’altruisme, du soi inférieur à la personne en tant que noble entité réformée spirituellement est fondamental à l’ensemble de la pensée et de la pratique soufie. De façon intéressante, au fur et à mesure que le soufi passe d’une station à l’autre au cours de son voyage, il ou elle commence à approcher tous les êtres avec un sentiment d’humilité existentielle profonde et un altruisme inébranlable. Ayant effacé toute trace d’égocentrisme en cultivant le cœur spirituel, le soufi a transformé le soi en un miroir dont le reflet fidèle est celui de l’être en tant que tout : tout est un, tout est interconnecté ; nous sommes tous unis dans cette quête que nous appelons « vie ». À travers cette réalisation, le soufi est transformé en un serviteur désintéressé qui œuvre incessamment à l’amélioration du sort d’autrui. Il ou elle vise à les sauver des abîmes de l’égoïsme pour les guider vers les sommets de la connexité. Le soufi devient un nœud qui connecte ; plus exactement, il ou elle devient le miroir qui reflète la profonde interconnexion de toute existence. L’effacement de l’égocentrisme a libéré les trésors qui étaient demeurés enfouis dans le cœur spirituel : l’amour, la compassion et l’altruisme, et le soufi prodigue à tout un chacun les richesses de ce trésor, sans condition ni restriction.

En tant que lien d’altruisme qui relie tous les êtres entre eux, les soufis vivent au beau milieu de la société. Il n’y a pas d’échappatoire dans la nature, pas de retrait dans une communauté cloîtrée. Même lorsque des périodes d’isolement sont requises pour que le soufi puisse polir son cœur spirituel, il est rare qu’il ou elle abandonne complètement sa vie habituelle en société. Cette implication dans la société et dans la vie communale est la singularité du soufisme. C’est pour cette raison que les soufis s’organisent en communautés autour de maîtres soufis renommés, refusant de se séparer de la société en tant que groupes distincts. Ils vivent de façon ordinaire au sein de leurs grandes communautés urbaines ou rurales. Souvent leurs organisations deviennent littéralement des centres communautaires, offrant toutes sortes de services à la grande société qui les entoure : nourriture, logis, accompagnement spirituel, aide matérielle, conseils religieux, thérapie, points de rencontre, éducation et activités culturelles.

Cet enchâssement des soufis dans la société, cet instinct communautaire, ce visage à l’expression résolument sociale marque l’apogée du voyage soufi. Le soufi a conquis et dompté le soi inférieur et mesquin, lui substituant un sens de la personne en tant que noble entité spirituelle et transformant les sources d’amour et de compassion qui en jaillissent en une forme de service désintéressé pour tous les êtres.

Je pense que c’est ce qui, dans ce voyage soufi, va être en résonnance avec les principales préoccupations du bouddhisme telles qu’elles s’imposent avec tant d’éloquence et de puissance dans l’œuvre de votre vie, Votre Sainteté, et je me réjouis à l’avance à l’idée d’écouter vos commentaires. Mais d’abord, permettez-moi de vous présenter notre orateur suivant, mon distingué collègue et ami, Monsieur Carl Ernst. Madame la Doyenne vous a déjà informé qu’il nous vient de l’université de Caroline du Nord et qu’il est spécialiste des études islamiques avec, au centre de ses recherches, l’Asie occidentale et méridionale. La publication de ses travaux porte principalement sur trois domaines : les domaines d’ordre général et d’ordre critique des études islamiques, le soufisme, et la culture indo-musulmane. C’est un privilège d’accueillir Carl parmi nous. Carl, c’est à toi.

Carl Ernst : Merci beaucoup, Ahmet. En effet, c’est un privilège tout particulier et un grand honneur d’être convié à présenter à Sa Sainteté le Dalaï-Lama quelques remarques sur les rencontres passées et futures entre hindous, bouddhistes et soufis, et je suis reconnaissant d’avoir cette grande chance. Sans aucun doute, certains s’interrogeront sur la possibilité d’une relation authentique entre ces traditions spirituelles, surtout au vu des croyances strictes qui sont parfois associées à l’environnement islamique dans lequel le soufisme a vu le jour. D’aucuns peuvent être effectivement gênés par les conflits entre hindous et musulmans qui sont venus gâter l’histoire de l’Inde moderne, du Pakistan et du Bangladesh, ou peuvent également être dérangés par les fractures qui existent entre bouddhistes et musulmans en Thaïlande, au Sri Lanka et en Birmanie ; et au-delà du souvenir de la différence religieuse, il y a le simple fait de la particularité : à savoir qu’au sein des traditions historiques de l’hindouisme, du bouddhisme et du soufisme, se trouvent des promesses de fidélité et d’allégeance profondes et particulières à des lignées spécifiques d’enseignants et à des centres locaux de pouvoir spirituel qui, ensemble, définissent les perspectives spirituelles de milliards de chercheurs.

Bien que des savants européens de la première heure aient émis l’hypothèse que le soufisme provenait en quelque sorte de l’hindouisme ou du bouddhisme, il est difficile de nier qu’une grande part de la pratique du soufisme est profondément liée au prophète Mahomet en tant que source de la relation entre maître et disciple, et à la révélation coranique que les soufis lisent et relisent comme livre du cœur. Il y a cependant eu des cas où des non-musulmans ont été, eux aussi, fortement attirés par les enseignements du soufisme qui répondent aux aspirations et nostalgies universelles de l’esprit humain. Ainsi, le penseur chrétien du treizième siècle, Ramon Llull, apprit l’arabe et composa des textes sur l’amour dans le style soufi. De même, Avraham Maïmonide, petit-fils du célèbre philosophe juif, a beaucoup écrit sur la voie intérieure soufie, la tariqa, qu’il considérait comme étant très en harmonie avec le judaïsme.

Enfin et de façon plus large, pendant des siècles, des générations de lettrés hindous persanophones étaient employés comme secrétaires de l’Empire moghol et formés à l’étude de la poésie persane classique. Du fait que la littérature persane est à ce point saturée d’enseignements soufis, il n’est pas surprenant que nombre de ces érudits hindous aient été profondément influencés par les aperçus mystiques de Roumi, de Hafez et d’autres encore. L’histoire de ces rencontres remarquables entre hindous et soufis, y compris de nombreuses traductions de textes sanskrits en persan, a été éclipsée par les conflits politiques qui dominent l’histoire moderne ; mais les érudits, je suis heureux de le dire, se tournent de plus en plus vers l’étude de ces épisodes fascinants en tant qu’illustrations significatives de la façon dont se passaient des relations culturelles et spirituelles complexes.

Dans le cas du bouddhisme, on pourrait dire que la rencontre avec le soufisme est une affaire en suspens. Il y a eu des périodes dans le passé durant lesquelles un dialogue entre soufis et bouddhistes a pu avoir lieu, mais il est resté incomplet de manière très palpitante. Le professeur soufi d’Asie centrale, Ala ud-Daula Simnani, fut forcé par le dirigeant mongol Arghun de se lancer dans des débats avec des moines bouddhistes ‒ chose à laquelle il opposait une résistance affective ; mais il est remarquable de constater que le système de méditation qu’il a mis au point comprenait des visualisations, à l’intérieur du corps, de représentations de précédents prophètes sous forme de figures de lumière, faisant écho à d’importantes pratiques spirituelles du bouddhisme du Mahayana.

Les enseignements islamiques officiels rejettent depuis longtemps l’idolâtrie, laquelle était connue en persan comme l’adoration du bhut, un terme provenant de « Bouddha » ; mais les commentaires ésotériques des textes soufis louent la vénération idolâtre qui consiste à adorer « l’aimé véritable », qu’il s’agisse de Dieu ou du maître soufi. Il est difficile de résumer en un instant les aspirations susceptibles de relier entre elles les visions spirituelles des hindous, des bouddhistes et des soufis, mais on peut supposer que la relation devrait comprendre ‒ ainsi que madame Mir-Djalali l’a fait remarquer, et ainsi que vous-mêmes l’avez mentionné, Votre Sainteté ‒ une connaissance profonde de l’esprit intérieur jointe à l’empathie et à la reconnaissance de l’humanité d’autrui. Le fait que nous essayions de nous représenter les formes que peuvent prendre aujourd’hui de telles rencontres spirituelles est la marque d’un moment historique. Je suis curieux d’entendre les réflexions de Votre Sainteté sur cet important processus. Merci.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Je connais un chef spirituel soufi. Je ne sais pas exactement d’où il vient, mais il habite à Paris et j’ai eu l’occasion de l’y rencontrer lors de réunions interconfessionnelles. Il est très gentil, une personne âgée avec une barbe. Il avait un très jeune fils qui voulait faire des études et, chose insolite, on l’envoya en Inde pendant quelques mois pour y étudier le bouddhisme. C’est très inhabituel ; ce vieux maître semblait vraiment désireux d’en apprendre davantage sur la pensée bouddhique. Voilà pour ce qui est de mon contact personnel avec les soufis.

Après nos réunions, les gens disaient en général qu’il y a maintes similitudes entre certaines pratiques soufies et certaines pratiques bouddhiques, mais je n’avais pas grande connaissance ni expérience au sujet du soufisme. Ainsi, quand il a été dit que le nom « soufi » en persan signifie « connaissance » ou « cognition », ce fait même montre qu’il y a une insistance sur la sagesse et l’analyse et, par la même occasion, une ressemblance avec un aspect du bouddhisme ‒ en particulier avec la tradition sanskrite dans laquelle, au travers de l’analyse et de l’examen, les choses deviennent de plus en plus claires. Ainsi, cette insistance sur la sagesse, et non uniquement sur la foi, est une similitude. Ensuite, à travers vos présentations, il semble qu’il y ait différents niveaux. Au niveau profond, il y a une sorte de nature pure, altruiste, et au niveau grossier, il y a des émotions destructrices.

Cela montre donc la nécessité d’un examen puis d’un processus d’élimination de ces émotions négatives. Si, par nature, nous étions nos émotions négatives, nous ne pourrions pas nous en séparer. Ce serait très difficile. Ainsi, vous opérez une distinction entre le niveau profond et le niveau grossier, et avec une compréhension profonde du « moi » profond, les émotions destructrices du niveau grossier peuvent être réduites ou éliminées. C’est semblable à la pensée bouddhique. Vous avez aussi mentionné le recours à l’imagination et aux visualisations ; dans le bouddhisme aussi nous les employons.

Quand j’ai entendu parler de ce programme, j’étais très curieux d’en apprendre davantage, et avec des connaissances du soufisme égales à zéro, je me suis enrichi aujourd’hui de quelques nouvelles idées. Mais mon savoir restant limité, je ne suis pas sûr quels commentaires ajouter. De manière fondamentale, je crois que toutes les grandes traditions religieuses usent de méthodes différentes. Ainsi, la plupart des religions théistes recommandent la foi absolue en Dieu et la soumission absolue à Dieu, et pour faire grandir cet élément de foi est venu le concept de Dieu en tant que créateur, selon lequel on n’est rien d’autre qu’un élément de la création de Dieu. Ce type de forte croyance fait automatiquement diminuer l’attitude égocentrique. Chez les bouddhistes, pour contrecarrer l’attitude égocentrique, nous disons qu’il n’y a pas de soi indépendant. Ce sont des approches différentes mais qui ont plus ou moins le même effet : celui de réduire l’attitude égocentrique qui est à la base de la colère, de la jalousie, de la méfiance et de toutes les autres émotions négatives. Du fait que les sentiments d’extrême égoïsme sont une source de problèmes, toutes les grandes religions enseignent l’amour, la compassion, la tolérance, le pardon et ainsi de suite. Toutes ces religions qui, en fin de compte, prônent la croyance en Dieu, décrivent Dieu comme amour infini, ce qui ‒ grâce à la ferme conviction dans la grandeur de cet amour ‒ contribue au développement d’une pratique enthousiaste de l’amour et de la compassion.

Maintenant il semble que cette visite mette davantage l’accent sur la sagesse. Il y avait le chef d’un petit groupe à Ithaca [NDT : en Amérique du Nord], vraiment quelqu’un de merveilleux ; il croyait que les diverses traditions, en particulier les diverses traditions indiennes, doivent être toutes pareilles. Il pensait que toutes les parties importantes doivent être identiques, et avec cette croyance, il essayait de montrer l’uniformité de toutes ces philosophies ; mais, me disait-il, il trouvait la tâche très ardue. Comme nous étions des amis proches, une fois, alors qu’il se plaignait à moi de la difficulté de réconcilier toutes les différences et contradictions entre les différentes philosophies, je lui ai dit qu’il se donnait probablement du travail en plus, non nécessaire.

Tous les grands maîtres bouddhistes soulevaient maintes questions et opposaient maints arguments aux anciennes traditions indiennes. Un maître, Dharmakirti, voulait vraiment en savoir plus sur les philosophies qu’il contredisait, mais c’était difficile parce que les concepts profonds étaient transmis oralement par le gourou à un ou deux disciples de confiance, jamais écrits ni transmis en public. Même alors qu’il était devenu le serviteur d’un maître hindou pendant une courte période, la difficulté d’obtenir ces enseignements secrets demeurait. Il sollicita alors l’épouse du gourou, qui rapporta au gourou que leur serviteur était si dévoué qu’il voulait en apprendre davantage ; mais cela n’a pas marché non plus. Puis l’épouse a eu l’idée d’un truc : cacher Dharmakirti sous le lit pendant qu’elle poserait les questions au gourou ! De cette façon, Dharmakirti a eu les réponses. Ainsi, ces grands logiciens bouddhistes étudiaient d’abord à fond puis soulevaient des questions lors de débats religieux. Même au sein du bouddhisme, ils soulevaient beaucoup de questions et argumentaient ; c’est ainsi que maintenant nous avons quatre écoles principales de pensée, lesquelles se laissent encore subdiviser. À travers le débat, différentes vues surviennent, juste comme ça. C’est pour cela que j’ai dit à mon ami que son entreprise est difficile, parce que tous ces grands maîtres bouddhistes, qui avaient la pleine connaissance de différentes traditions, admettaient les différences.

Si l’on regarde les écrits indiens classiques, parmi les maîtres chevronnés dans la conduite de débats avec d’autres traditions, nombreux étaient ceux qui acceptaient pour norme le fait que l’on ne pouvait pas simplement mettre en face un homme de paille défendant d’autres positions pour démolir ensuite ses arguments. Ces maîtres en question étudiaient très à fond le point de vue contre lequel ils argumentaient pour lui rendre justice en tant que point de vue digne d’être critiqué. Le fait que ces maîtres mettaient tant d’énergie et d’effort pour véritablement affiner leur compréhension du point de vue de l’opposant suggère vraiment qu’ils prenaient les différences et les distinctions très au sérieux. Donc, il y a des différences, et il n’est pas nécessaire de tout uniformiser.

J’ai aussi mentionné qu’au sein du bouddhisme il y a différentes vues philosophiques, dont plusieurs ont été enseignées par le Bouddha lui-même ‒ différentes vues, mais exposées par le même enseignant : le Bouddha. Je dis aux gens que ces philosophies contradictoires sont venues du Bouddha, non parce qu’il n’était pas sûr, enseignant un jour ceci et le lendemain cela, certainement pas ! Non plus que le Bouddha ait été confus ou qu’il ait enseigné différentes vues philosophiques pour semer la confusion parmi ses disciples, pas du tout ! La réponse est que c’est chose nécessaire. Il y avait, parmi les propres disciples du Bouddha, beaucoup de dispositions différentes pour lesquelles autant d’approches étaient requises. Dans le domaine spirituel, différentes approches signifient différentes vues philosophiques, toutes aussi nécessaires les unes que les autres et toutes visant un but merveilleux : pour l’humanité tout entière, devenir des êtres humains sensés, compatissants. C’est là mon approche et ma façon de voir, plutôt que d’essayer de rendre tout uniforme ou semblable.

Ainsi, comme ces spécialistes soufis l’ont mentionné, il y a des similitudes entre les approches soufie et bouddhique. Mais d’autre part, le bouddhisme, comme le jaïnisme et comme l’ancienne tradition philosophique indienne connue sous le nom de « philosophie Samkya », ces trois-là n’ont pas le concept d’un créateur extérieur ‒ nous sommes nous-mêmes les créateurs. Les choses arrivent du fait de nos actes et de notre motivation. Néanmoins, il convient de faire une distinction. Dans la tradition bouddhique, la causalité et l’invocation de principes causals sont d’une telle importance pour expliquer l’origine de toute chose, qu’une distinction est faite entre l’origine causale des êtres doués de sensibilité et celle des objets inanimés non doués de sensibilité. Bien que les deux relèvent de causes qui leur sont propres, au sein de la loi de causalité, la douleur et le plaisir ne sont expérimentés que par les êtres qui ont une capacité cognitive.

Certes, en ce qui concerne le chant et la musique, toutes les traditions ont une pratique commune. Nous savons à partir de notre propre expérience que même lorsqu’il s’agit de paroles identiques ou semblables, notre façon de les dire ou de les mettre en musique peut avoir un effet différent sur l’auditeur. C’est donc là une autre similitude. Mais parfois les gens s’attachent trop aux instruments et à la musique et en oublient le sens réel. De nombreux monastères tibétains aiment beaucoup les rites parce que c’est l’occasion de jouer des instruments, mais ils n’accordent jamais assez d’importance à l’étude. Dans cette situation, c’est comme l’a dit une fois un certain maître tibétain : « Les gens s’accrochent aux branches en oubliant de considérer les racines. »

Madame Fatemeh Kesharvar : Votre Sainteté, probablement, puisque vous avez mentionné avec grande sagesse le fait qu’il y a d’immenses ressemblances mais aussi des différences et qu’il est intéressant de s’y intéresser, dans le cas de la musique, par exemple, elle est considérée comme un moyen d’arriver aux racines et non comme quelque chose qui sépare. Donc, en d’autres mots, c’est un outil qui ouvre le cœur de sorte que l’on pourrait méditer. Probablement, la méditation ressemble à cela… plutôt qu’un divertissement, plutôt qu’un passe-temps… c’est donc une sorte de forme de prière. Mais j’aurais souhaité vous demander, en tant qu’élève de la tradition soufie j’ai toujours grandi avec l’idée que Dieu est une partie de nous et qu’il n’y a pas vraiment de frontière. Ce n’est pas un créateur qui est séparé de moi, c’est une source de lumière à l’intérieur de moi ; si j’en prenais soin, si je la nourrissais, il n’y aurait pas de frontière entre moi et Dieu. Et je crois qu’il ne serait pas exagéré de dire que beaucoup de soufis diront que nous vivons sous cette forme humaine mais que nous avons la capacité d’ouvrir la porte, et alors il y aurait cette goutte qui tombe dans l’océan… ce n’est plus une goutte, c’est l’océan. Il me semble que…

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Il me semble que vous venez d’évoquer un autre niveau du « soi » ‒ un niveau plus profond appelé parfois « nature de bouddha » dans la littérature bouddhique ‒ et qui désigne notre potentialité pour devenir un bouddha, ou l’on pourrait dire : « Dieu ». Récemment, lors de séminaires en Inde avec mes amis chrétiens, quelqu’un avait une sorte d’interprétation différente selon laquelle Dieu est à l’intérieur de nous et nos pratiques servent à éveiller cela. C’était nouveau pour moi. Il semble que le soufisme aussi défende cette idée selon laquelle la prière et la croyance en Dieu sont en fait un moyen d’éveiller cela, ce qui s’apparente beaucoup à la pratique bouddhique.

Professeur Ahmet Karamastaffa : C’est exactement là où je voulais en venir aussi ! C’est-à-dire qu’il s’agit surtout de s’appliquer à ôter les couches qui, fondamentalement, recouvrent ce qui s’appelle le « soi profond » ; et le soi profond est, pour l’essentiel, la découverte que « tout est un », que nous sommes tous interconnectés et que c’est pour cela que coulent l’amour, la compassion et l’altruisme. Mais il faut y travailler ; et la prière, le chant, la musique, oui, c’est comme un épluchage.

L’interprète de Sa Sainteté le Dalaï-Lama : La métaphore de l’épluchage est d’une grande similitude ! Nous retrouvons exactement la même métaphore dans les textes bouddhiques.

Professeur Ahmet Karamastaffa : Et dans le soufisme aussi ! En fait [une voix de femme lance : « un oignon qu’on pèle ! »] on donne parfois un nombre pour aider les gens à se rendre compte de la difficulté : « il y a soixante-dix mille voiles » qui le recouvrent, soixante-dix mille voiles qui le recouvrent et qu’il faut ôter un par un, jusqu’à ce que nous découvrions effectivement la vérité profonde, cachée.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Dans les textes bouddhiques classiques on parle de 84.000 formes de fléaux mentaux.

Professeur Ahmet Karamastaffa : Vous en avez plus [rires] !

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Alors même les chiffres se ressemblent ! Pour être franc, bien que les textes parlent de 84.000 formes de fléaux mentaux, quand on regarde bien les détails, les présentations sont d’ordre beaucoup plus général, avec des classifications de 21.000 qui appartiennent à telle catégorie et de 21.000 qui appartiennent à telle autre catégorie [rires].

Professeur Ahmet Kamarastaffa : C’est exactement pareil, surtout aussi dans le voyage soufi qui est organisé en fonction de catégories comprenant de grandes étapes et stations ; chacune compte un certain nombre d’obstacles qu’il convient d’affronter sur le chemin, en espérant finalement arriver au cœur spirituel. Et une fois arrivé là, le soi, l’être égocentrique a disparu ‒ et c’est la goutte. C’est là que la goutte rejoint l’océan et devient une avec lui. Je crois que c’est l’idée et que c’est …

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Pour parler encore de parallèles, dans les textes bouddhiques nous avons la métaphore, pas tant avec les « gouttes » qu’avec différents cours d’eau qui convergent vers l’unicité de l’océan.

Professeur Ahmet Kamarastaffa : Oui, oui, absolument.

Madame Fatemeh Kesharvar : Votre Sainteté, vous citez de la poésie ou de courts textes dans vos livres. Je me demandais si vous recourez à la poésie comme source d’inspiration et de méditation. Cela fait-il partie de votre tradition ?

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Normalement, tous ces textes et vers écrits par les anciens maîtres indiens, nous devons en fait les mémoriser dès notre enfance. Actuellement quand je médite, je récite quelques vers puis je réfléchis à leur sens. C’est très, très utile. Parmi les bouddhistes, certains pratiquants de la méditation font appel à la musique en tant que partie psalmodiée pour les vers les plus porteurs d’inspiration, mais cela ne fait pas beaucoup partie de mon approche.

Il y a l’histoire d’un pratiquant qui menait une vie d’ermite. Il y avait aussi d’autres ermites dans son entourage, mais chacun restait à l’écart de l’autre. Un des ermites avait l’habitude de chanter certaines prières ou certains vers, puis le son devenait de plus en plus faible et finissait par s’évanouir. Un autre pensait que cet ermite s’endormait peut-être, alors il a discrètement vérifié et s’est aperçu que l’ermite en question était en pleine méditation. Cela montre que ce méditant particulier recourait à la psalmodie et au chant comme moyen d’arriver à un certain état d’esprit. Une fois arrivé là, le son diminuait ; puis, quand il s’installait dans l’état de concentration en un point ‒ quelque chose qui est comme « au-delà de la voix » ‒ le son s’éteignait. Tant qu’il y a un son, la conscience auditive fonctionne ; quand vient la méditation réelle, les cinq organes des sens ne sont plus actifs.

Professeur Ahmet Kamarastaffa : Votre Sainteté, la même chose existe dans la pratique soufie. Cela consiste à faire ce que nous appelons le zikr : c’est le mantra, les formules qui sont simplement répétées, soit en musique, soit parfois seulement en récitation. Alors que l’on peut effectivement le chanter ou le dire à voix haute et que, par conséquent, il prend une forme sensorielle, beaucoup de soufis croient qu’il faut en réalité l’intérioriser et qu’ainsi, à force de le répéter, il finit par devenir une partie de notre esprit et de notre cœur de telle sorte que même si l’on arrête et semble garder le silence, le zikr, le souvenir, la psalmodie continue en nous. C’est la façon dont l’idée est exprimée ; quelquefois c’est dans notre sang, dans notre esprit ; ce n’est plus sensoriel, ce n’est plus quelque chose que l’on entend ou que l’on voit. La personne est devenue la psalmodie. Voilà l’idée.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Dans la tradition indo-tibétaine il y a beaucoup de formes différentes de récitation. Certaines sont faites en élevant fortement la voix, d’autres sont faites dans une sorte de chuchotement, et d’autres encore sont des répétitions mentales, sans émettre de son.

Carl Ernst : J’ajouterais qu’il existe une tradition parmi certains soufis qui ont étudié le yoga et trouvé que la répétition de certains mantras sanskrits ressemble beaucoup aux noms arabes du zikr et, donc, la récitation de ces syllabes nous met en quelque sorte en relation avec l’être intérieur, ouvrant de nouveaux niveaux de conscience.

Madame Élahé Omidyar Mir Djalali : Votre Sainteté, je sais que le temps nous manque, mais lorsque vous avez parlé du moine et de la méditation, et de la répétition qui allait diminuant, cela m’a rappelé un vers de Roumi qui dit : « Les mots peuvent être comptés mais le silence est incommensurable » de sorte que, finalement, on en arrive à ce niveau.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Récemment j’ai rencontré un pratiquant hindou. Il parlait et comprenait l’anglais, mais son disciple m’a dit qu’il gardait un silence complet depuis vingt-deux ans. Vingt-deux ans ! Difficile… Nous avons des pratiques au cours desquelles nous gardons un silence complet pendant une certaine période. J’ai aussi suivi cette pratique, mais il est très difficile de garder le silence, même pendant une semaine. Cela requiert de l’attention, sinon les mots sortent tout seuls !

Madame Élahé Omidyar Mir Djalali : Votre Sainteté, il m’appartient maintenant de clôturer cette assemblée. On me dit que c’est l’heure, alors que nous sommes encore assoiffés d’en apprendre encore plus sur cette étude comparative ‒ mais loin de nous l’intention de vous lasser ! Vous avez fait un très long voyage, vous venez d’Inde, seize heures de voyage, nous ne voulons pas vous fatiguer. Nous arrivons au terme de notre rencontre ici, si vous permettez.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Cette sorte de discussion est vraiment quelque chose de merveilleux. Nous pouvons sérieusement parler des ressemblances et quand nous trouvons une différence, il est utile d’essayer de comprendre le but réel de ces différentes approches. Comme je l’ai déjà mentionné, nous trouverons le même but. Nous avons vraiment besoin de plus de rencontres, d’abord au niveau érudit, universitaire, pour nous entretenir des similitudes et des divergences et pour voir à quels buts elles correspondent. Ensuite nous avons besoin de rencontres avec des pratiquants sérieux, bien que, certes, on puisse se passer d’inviter ce maître qui garde un silence complet depuis vingt-deux ans [rires] !

Les Tibétains, et aussi les Chinois, aiment construire des statues de taille démesurée, des statues du Bouddha ou d’autres figures d’importance. L’année dernière, un groupe tibétain a construit une gigantesque statue et m’a invité à la consacrer. J’y suis allé, j’ai participé, puis j’ai donné une conférence sur le bouddhisme. Je suis bouddhiste, donc je respecte cette immense statue, mais en même temps, la statue solide peut demeurer pendant un millier d’années, mais pendant ce millier d’années, la statue ne parlera jamais [rires et applaudissements] ! Alors les êtres humains qui pratiquent le silence, il est inutile qu’ils participent, sauf s’ils ont une certaine capacité pour faire des miracles. Quoiqu’il en soit, les pratiquants authentiques, sérieux, qui pratiquent depuis de nombreuses années, devraient se réunir et échanger leurs diverses expériences. C’est quelque chose qui, je crois, est très important pour montrer qu’ils ont la même potentialité et obtiennent le même genre d’effets.

Madame Élahé Omidyar Mir Djalali : Votre Sainteté, ils le font en privé, ils ne s’ouvrent pas au public pour les raisons mêmes que vous avez mentionnées, parce qu’il y a tellement de niveaux de compréhension et d’interprétation de ce qui est dit ! De crainte d’être mal compris par la majorité, ces pratiquants sérieux passent leurs pensées et leurs idées sous silence et ne se confient que lorsqu’ils sont entre eux. Roumi et Shams Tabrizzi sont de bons exemples, et il y en bien d’autres encore, tellement de pratiquants authentiques ne s’ouvrent pas au public ! Ils donnent des enseignements à leur auditoire dans une langue contradictoire, comme vous l’avez mentionné au sujet du Bouddha et du fait que certains de ses enseignements contiennent des contradictions. Les maîtres soufis en font autant, argumentant que dans un large auditoire, tout le monde ne va comprendre de l’enseignement que ce qu’il peut comprendre et/ou n’entendre que ce qu’il veut entendre. Ainsi, pour éviter de créer de la confusion sur les concepts complexes et difficiles, ils ne parlent qu’entre eux... parce qu’ils en sont arrivés au point où les risques de malentendus sont bien moindres.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama : Même dans ce cas, cela n’a pas besoin de se passer en public. Il suffit d’avoir une sélection d’une dizaine ou d’une vingtaine de pratiquants qui échangent entre eux leurs expériences profondes, réelles. Ce sera d’un immense bénéfice pour comprendre la valeur des différentes traditions, ce qui est très, très important. Maintenant le temps est venu où il faut faire un effort pour promouvoir l’harmonie religieuse afin de développer une véritable harmonie. Nous devons conjuguer tous nos efforts pour développer le respect et la compréhension mutuels ‒ non à partir de paroles savantes ou de belles présentations, mais à partir d’expériences spirituelles réelles.

Récemment j’ai essayé de communiquer avec des pratiquants hindous. Il y a deux mois a eu lieu le Kumbh Mela, un immense rassemblement d’environ presque soixante-dix millions de pèlerins qui a lieu tous les douze ans. J’ai participé aux trois derniers. La dernière fois aussi je voulais y participer, mais la météo n’a pas permis à mon avion affrété de quitter Dharamsala. Donc, Dieu n’était pas d’accord [rires] ! J’ai envoyé un message là-bas pour dire que je veux rencontrer ces pratiquants qui restent complètement nus. Il m’a été rapporté que certains d’entre eux passent des années et des décennies dans les montagnes enneigées sans aucun vêtement. Ils doivent donc avoir certaines expériences. Nous avons une sorte de pratique spéciale pour cultiver et générer de la chaleur, sans laquelle il ne serait pas possible de survivre dans la neige. Je voulais vraiment rencontrer de tels pratiquants, mais la météo ne l’a pas permis !

Alors j’apprécie vraiment vos efforts pour organiser cette rencontre et je me réjouirais à l’idée que d’autres rencontres de ce type suivent, pas pour la publicité, mais simplement pour essayer d’obtenir une compréhension plus profonde des différentes traditions, de leurs réels enseignements et effets, et ainsi de suite.

Madame Élahé Omidyar Mir Djalali : Nous avons vécu aujourd’hui un évènement historique, un des premiers parmi les nombreux qui suivront, selon les conseils de Sa Sainteté. Espérant n’en être qu’à l’amorce d’un dialogue sincère entre toutes les religions, nous sommes reconnaissants à Votre Sainteté, à l’université de Maryland et à tous les participants. Je souhaite également remercier l’auditoire d’être venu ici pour bénéficier des conseils de Sa Sainteté et d’avoir su apprécier cet échange porteur de promesse.

Votre Sainteté, maintenant l’Institut vous a préparé un présent comme memorabilia de cette première rencontre entre le bouddhisme et le soufisme. Il s’agit d’un écrit persan calligraphié qui dit que… Puis-je le lire ? Voici : [lecture en persan] :

/qeyre notq-oqeyre imâ-o sejel/ /sad hezaran tarjomân khazad ze del/

Et la traduction : 

En plus des mots, des allusions et des arguments, le cœur connaît cent mille voies d’expression. 

C’est toute une affaire de cœur.

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