La bodhichitta dans le contexte des six perfections

La bodhichitta conventionnelle et profonde

Il existe deux facettes de la bodhichitta : la bodhichitta conventionnelle ou relative et la bodhichitta profonde ou la plus profonde. Les deux bodhichittas visent notre propre illumination individuelle future, qui n'a pas encore eu lieu mais qu’il est possible d’atteindre, sur la base de notre nature-de-bouddha et de beaucoup d'efforts et de travail de notre part. Avec la bodhichitta conventionnelle, nous sommes convaincus qu'il est possible d’atteindre l’illumination et nous avons une idée précise de ce dont il s’agit. C’est sur cette base que nous visons ce qu'est réellement cette illumination future — ce qu'elle sera, ses qualités et ainsi de suite — avec deux intentions : la première est l'intention d'atteindre cette illumination par des méthodes réalistes qui nous y amèneront effectivement, tandis que la seconde est d’être bénéfique à tous les êtres autant que possible grâce à cet accomplissement. Nous comprenons parfaitement que nous n'allons pas devenir un dieu omnipotent qui peut simplement claquer des doigts pour faire disparaître les problèmes des autres. C'est impossible. Cependant, nous pouvons enseigner aux autres comment atteindre l’illumination en leur donnant des instructions concrètes et en leur montrant l’exemple. Pour le reste, c'est à eux de le faire.

La bodhichitta conventionnelle vise plus précisément l'esprit éveillé qui ne s'est pas encore produit, le Dharmakaya de la conscience profonde. La bodhichitta la plus profonde vise quant à elle le vide (la vacuité) et les véritables cessations en vue de notre illumination non encore advenue, le Svabhavakaya (corps de la nature essentielle).

Les états d'esprit qui accompagnent la bodhichitta

La bodhichitta conventionnelle s'accompagne de divers autres états d'esprit qui lui sont simultanés et qui font partie de notre motivation à atteindre l’illumination. Ces autres états d'esprit se concentrent d'abord sur tous les êtres sensibles dotés d'un corps et d'un esprit limités, sans exception et de manière absolument égale. Cela inclut chaque insecte et chaque individu. Nous leur souhaitons, avec amour, qu'ils soient heureux et qu'ils aient les causes du bonheur, et avec compassion, qu'ils soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. L'amour vise donc le bonheur et le bien-être de ces êtres sensibles, avec le souhait qu’ils s’accroissent et se développent. La compassion, quant à elle, vise leur souffrance, avec le souhait qu'ils en soient libérés. Ces états d'esprit d'amour et de compassion accompagnent cette attention portée à notre illumination qui ne s’est pas encore produite.

Nous devons savoir clairement sur quoi ces états d'esprit se concentrent et comment ils procèdent pour se focaliser sur leur objet, afin de pouvoir les générer. Sinon, nous n'avons aucune idée de quoi faire de notre esprit et de nos sentiments lorsque nous méditons sur l'amour ou la compassion, ou encore sur la bodhichitta. La compassion, comme l'explique Sa Sainteté, ce n'est pas simplement souhaiter que les problèmes des autres disparaissent sans avoir l'idée ou la conviction qu'il leur est réellement possible de s’en débarrasser, mais c’est se fonder sur la compréhension que c’est possible. Sinon, il s'agit d'un souhait inutile. Ce souhait s'accompagne donc également d'une compréhension de la manière dont ils peuvent se débarrasser de leurs problèmes. Ce n'est pas qu'un sauveur tout-puissant va les libérer. Il s’agit davantage du courage de les aider à surmonter leurs problèmes. Il y a donc toujours une compréhension ainsi que des émotions et des sentiments positifs dans ces différents états d’esprit.

Il y a également ce qu'on appelle la résolution exceptionnelle (lhag-bsam, Skt. adhyashaya), un autre état d'esprit ou émotion, quel que soit le nom qu'on lui donne, qui accompagne notre bodhichitta. C’est en se concentrant sur tous les êtres de manière égale et sur leur situation que jaillit cette résolution exceptionnelle, que Sa Sainteté qualifie parfois de responsabilité universelle. Il ne s'agit pas seulement du courage d'essayer de les aider, mais d'une résolution absolue et engagée : « Je vais essayer autant que possible de les aider, de leur être bénéfique. Je prends la responsabilité de le faire, de faire quelque chose à ce sujet. »

Nous avons donc l'amour, la compassion, la responsabilité universelle ainsi que la bodhichitta. Bien qu’ils se complètent les uns les autres, ce sont des états d’esprit distincts. Il est important de ne pas les confondre, mais d'avoir une idée claire de chacun d'entre eux — ce qu'ils sont, ce sur quoi ils se concentrent, comment ils se concentrent sur leur objet — afin que l’état d’esprit que nous générons soit complet et correct.

Une remarque sur la bodhichitta rouge et la bodhichitta blanche

Je voudrais juste mentionner un point à propos de la bodhichitta rouge et la bodhichitta blanche dont on parle dans la classe la plus élevée du tantra. Parfois, les gens peuvent être confus à ce sujet. Il s'agit de formes de phénomènes matériels très subtils, de phénomènes physiques. Ce ne sont pas des états d'esprit. Il s'agit de phénomènes infimement subtils qu’il est difficile de qualifier. On pourrait dire qu’ils sont des étincelles d'énergie créatrice que chacun d'entre nous possède. Aux stades très avancés de la classe la plus élevée du tantra, nous pouvons, une fois que nous avons cette capacité incroyablement difficile à obtenir, déplacer ces énergies créatives très subtiles dans notre corps et les dissoudre dans le chakra du cœur afin d'être en mesure d'atteindre ou d'accéder au niveau le plus subtil de l’esprit. C'est ce qu'on appelle l'esprit de claire lumière ('od-gsal). Il est ensuite utilisé pour se concentrer sur le vide et atteindre l'illumination, car c'est le niveau d'esprit le plus efficace pour cela.

Cette bodhichitta blanche et cette bodhichitta rouge sont les substances et les méthodes avec lesquelles nous travaillons, afin d'atteindre la bodhichitta la plus profonde, cet esprit de claire lumière concentré sur le vide. Dans le bouddhisme, on dit souvent que le nom du résultat est donné à la cause, et donc le nom du résultat, qui est la bodhichitta la plus profonde, est donné comme nom générique à ces deux types d'énergie subtile créatrice à l'intérieur du corps. C'est ce que sont la bodhichitta blanche et la bodhichitta rouge, et c'est pourquoi on les appelle bodhichittas.

Je précise cela pour que vous ne vous y perdiez pas, car je sais que cela peut être très déroutant lorsque l'on rencontre ces noms. C’est vraiment quelque chose de très, très avancé. À notre niveau de pratique, cela ne nous concerne pas du tout. Par ailleurs, pour éviter toute confusion, les hommes comme les femmes ont les bodhichittas blanches et rouges. Ainsi, bien qu'il y ait différents niveaux de grossièreté, nous ne devrions pas les associer aux représentations les plus grossières et penser que seuls les hommes ont la bodhichitta blanche et que seules les femmes ont la bodhichitta rouge. C’est incorrect.

La bodhichitta d’aspiration et la bodhichitta d’engagement

Dans le cadre de la bodhichitta conventionnelle, il y a le stade de l'aspiration (smon-sems, bodhichitta souhaitée), qui consiste à aspirer ou à souhaiter atteindre l'illumination pour être bénéfique à tous les êtres, puis vient le stade d'engagement ('jug-sems), dans lequel nous nous engageons réellement à adopter le comportement et la conduite qui nous permettront d'atteindre ce but. Nous développons donc d'abord le stade de l’aspiration, puis le stade d’engagement.

Ce stade d’aspiration comporte deux étapes : d'abord la bodhichitta simplement aspirante (smon-sems smon-pa-tsam), lorsque nous souhaitons simplement atteindre l'illumination, puis la bodhichitta aspirante engagée (smon-sems dam-bca'-can), avec laquelle nous sommes fortement résolus et décidons que nous ne reviendrons jamais en arrière. Et lorsque nous atteignons ce stade d’engagement de bodhichitta, de bodhichitta relative, cela implique de prendre les vœux de bodhisattva. Les deux vont de pair. On ne peut pas développer une bodhichitta d’engagement sans prendre les vœux de bodhisattva.

Un vœu (sdom-pa, Skt. samvara) agit comme un façonnage de l’esprit et de notre conduite. Il fixe certaines limites que nous n'allons pas transgresser. « Je vais éviter de me glorifier et de dénigrer les autres parce que je suis attaché à la célébrité, au fait que les gens m'apprécient, à l'amour, à l'argent et à tout le reste. » C'est le genre de choses que nous nous engageons à ne pas faire, parce que si nous le faisions, cela nuirait considérablement à notre capacité d'aider les autres. Nous ne ferions qu'exploiter les autres et dire que nous sommes le meilleur, comme le font, par exemple, les personnes qui font campagne pour obtenir un poste au gouvernement dans l’unique but d’avoir du pouvoir. « Je suis le meilleur et l'autre candidat est le diable incarné ». Vous ne pouvez pas faire confiance à quelqu'un comme ça. Cela nuit considérablement à leur capacité d'aider les autres, parce qu'en réalité, ils ne font que se mettre en avant afin d'obtenir du pouvoir. C'est pour cette raison que le processus d'élection et de campagne est très étranger aux Tibétains et qu'il leur est très difficile de le concevoir ou d'y participer, car faire campagne comme on le fait dans de nombreux pays lors d'une élection va totalement à l'encontre de tous les principes du bodhisattva. « Je suis le meilleur. L'autre n'est pas bon. »

Shantideva, le grand maître indien auteur de L’Engagement dans la conduite du bodhisattva (Skt. Bodhicharyavatara), écrit :

(IV.2) Une chose entreprise soudainement, sans y avoir dûment pensé, même si j’en ai fait la promesse, mérite encore réflexion : « La faire ou y renoncer ? »
(IV.3) Comment puis-je me dissocier de ce que les bouddhas et leurs descendants spirituels ont examiné avec une grande conscience discriminante et que j'ai moi-même examiné maintes et maintes fois ?

Ces deux versets sont très importants. Ils disent qu'avant de prendre les vœux de bodhisattva, cette bodhichitta d’engagement, il est important d'étudier ces vœux, de les considérer et de les examiner. Premièrement, le Bouddha a dit : « Si vous voulez atteindre l'illumination, voici ce que vous devez éviter si vous voulez vraiment être bénéfiques à autrui ». Ensuite, nous devons nous examiner nous-mêmes correctement : « Est-ce que c'est quelque chose que je peux suivre ou non ? » Et enfin, nous prenons les vœux. Ce n'est pas quelque chose que l'on fait à la légère parce qu’un lama est présent et va donner les vœux, que tout le monde le fait et que nous suivons sans avoir sciemment examiné la situation. Shantideva le souligne très clairement.

Les définitions Svatantrika et Prasangika des six perfections

Qu’implique le respect des vœux de bodhisattva ? Cela comprend fondamentalement de développer les six paramitas (pha-rol-tu phyin-pa), qui est le terme sanskrit généralement traduit par « perfections ». Je lui préfère une traduction plus littérale, qui est celle des « attitudes de grande envergure ou portée ». Ces attitudes nous mènent très, très loin, jusqu'à l'autre rive, celle de l’illumination.

Dans le bouddhisme indien, il existe un certain nombre de systèmes différents, et selon l'un d'entre eux, le Svatantrika, seul l'état de bouddha permet d’amener à la perfection ces attitudes de grande envergure. Ce avec quoi nous travaillons en tant que bodhisattva et même avant de devenir un bodhisattva, c’est-à-dire lorsque nous avons pris ces vœux de bodhisattva — parce que nous ne devenons vraiment un bodhisattva que lorsque nous avons la bodhichitta sans effort, c’est-à-dire lorsque nous n'avons plus besoin de passer par le processus de réflexion tel que « tout le monde a été ma mère » et ainsi de suite pour la ressentir, nous l'avons tout le temps, jour et nuit — est une approximation de ces attitudes de grande portée qui opèrent pleinement lorsque l’on atteint la bouddhéité.

En revanche, dans le système Prasangika, les deux étapes, depuis les vœux de bodhisattva jusqu'à la bouddhéité, ainsi que dans la bouddhéité, sont considérées comme les attitudes de grande envergure. 

Ainsi, quel que soit le système que nous suivons, nous parlons de la même chose. Je l'ai mentionné parce que certaines écoles tibétaines suivent l'une ou l’autre.

Les dix perfections (ou paramitas)

Il existe également une autre explication des dix paramitas, dans laquelle quatre autres sont en fait des divisions de la sixième, la conscience discriminante de grande envergure ou la perfection de la sagesse, la prajnaparamita. Ainsi, que l'on parle de six ou, sous une forme plus élaborée, de dix de ces attitudes de grande envergure, il s'agit d'états d’esprit, d’attitudes, qui ne sont pas nécessairement une forme de comportement, bien qu'ils façonnent notre comportement, puisque nous agissons, nous les mettons en pratique autant que nous le pouvons en fonction de la situation, de nos aptitudes, et ainsi de suite. Mais ce que nous nous efforçons de développer, ce sont ces attitudes, ces états d'esprit. Shantideva le dit très clairement.

Nous ne devrions pas non plus penser que le système des dix attitudes de grande envergure est exclusif au Mahayana. Il existe également dans le Hinayana, dans le Theravada. Il s'agit d'un ensemble de dix attitudes légèrement différent : beaucoup d'entre elles sont identiques, mais certaines sont différentes. Et encore une fois, comme nous l'avons mentionné, la différence entre le Hinayana et le Mahayana, qui ont beaucoup de pratiques communes, réside dans le fait que la force positive soit dédiée à la réalisation de la libération ou de l'illumination. Les hinayanistes pratiquent donc dix paramitas, qui incluent plusieurs des dix paramitas du Mahayana, avec la volonté que cette force positive contribue à leur libération.

Nous ne devrions jamais penser que les pratiquants du Hinayana ne travaillent pas pour le bien des autres, qu'ils ne sont pas généreux, patients, etc. Bien sûr qu'ils le sont. Ils ont de l'amour, développent la compassion, et toutes ces choses. Les textes du Mahayana poussent la position du Hinayana à l’extrême — à savoir qu’ils travaillent de manière égoïste pour leur propre bénéfice et qu’ils ne se soucient pas des autres — afin de souligner la position immodérée que nous devons éviter. Nous ne devrions pas penser que les pratiquants du Theravada actuels sont comme cela. On peut bel et bien trouver des pratiquants égoïstes du Mahayana tout comme du Hinayana.

Il s'agit d'une méthode utilisée dans l'école Madhyamaka Prasangika du Mahayana, qui consiste à pousser les choses jusqu'à l'absurde, jusqu'à une conclusion extrême, afin d'aider les gens à éviter les dangers qui pourraient être présents dans une certaine façon de penser. Ainsi, tout comme la conclusion absurde et extrême d'un travail visant à atteindre la libération serait que vous êtes devenu complètement égoïste et que vous ne vous souciez de personne d'autre — vous ne faites rien pour aider les autres, vous n'avez ni amour ni compassion — de la même manière, on pourrait dire que la conclusion absurde et extrême du Mahayana serait que vous vous contentez d'aider tout le monde, et que vous ne travaillez jamais à essayer de surmonter votre propre colère, votre attachement et ainsi de suite, ce qui serait également une grande erreur. Nous devons donc comprendre la méthodologie utilisée ici et ne pas tomber dans la grande confusion du sectarisme, en pensant que le Mahayana est si fortement critique du Hinayana. C'est pourquoi, dans les vœux de bodhisattva, plusieurs d'entre eux traitent de la nécessité de ne pas dénigrer le Hinayana.

Revenons au système de base des six perfections. Ces six perfections sont les suivantes :

  • la générosité (sbyin-pa)
  • l'autodiscipline éthique (tshul-khrims)
  • la patience (bzod-pa)
  • la persévérance (brtson-'grus)
  • la stabilité mentale (bsam-gtan, concentration)
  • la conscience discriminante (shes-rab, sagesse).

La différence entre la conscience discriminante et la conscience profonde

En anglais, le mot « wisdom » (sagesse) est utilisé pour traduire tellement de termes techniques différents, qu’au bout du compte, l'utilisation de ce mot rend confuses toutes les distinctions entre ces nombreux termes. C’est la raison pour laquelle j'utilise ici « conscience discriminante » pour nommer la sixième perfection.

Je fais une différence dans la traduction entre deux mots tibétains, qui sont également différents en sanskrit, et qui sont souvent traduits par « sagesse », ce qui fait perdre la différence entre les deux. L'un est appelé « conscience discriminante », sherab (shes-rab) en tibétain, ou prajna en sanskrit. L'autre est appelée « conscience profonde », yéshé (ye-shes) en tibétain, ou jnana en sanskrit. Ces deux notions sont très différentes. Je vais vous expliquer cette différence.

Il existe bien entendu de nombreux usages différents de chacun de ces mots. Si nous essayons d'être un peu plus clairs, la définition de la conscience discriminante est qu'elle ajoute de la certitude à la distinction. Ce fait de distinguer est souvent traduit par « reconnaître », autrement dit, distinguer que quelque chose est ceci et non cela. En outre, elle ajoute une certitude absolue à cette distinction. Il s'agit donc de distinguer ce qui est constructif de ce qui est destructif, ce qui est utile de ce qui ne l'est pas, ce qui est approprié de ce qui est inapproprié, ce qui est exact de ce qui est erroné quant à ce qu’est la réalité et ce qu’elle n’est pas. Cette conscience discriminante est, dans le contexte bouddhique, généralement associée au vide (vacuité). C'est la compréhension du vide qui permet de déterminer que les choses n'existent pas de manière impossible, et qu’elles existent d’une manière qui est réellement possible. C'est la conscience discriminante.

Cependant, même un ver de terre en est doté. Un ver peut assurément distinguer la nourriture de ce qui n'est pas de la nourriture. Une vache peut faire la différence entre la porte ouverte de l'étable et le mur de l'étable et ne pas se heurter au mur. Appeler cela de la « sagesse » n'est donc pas ce qu'il y a de mieux ici.

Si nous parlons du vide, alors la conscience discriminante ne distingue que la vérité la plus profonde des choses, le vide. La conscience profonde, quant à elle, est la conscience des deux vérités, soit les deux vérités ensemble, soit les deux vérités dans le contexte l'une de l'autre. Mais la conscience profonde fait également partie de la nature-de-bouddha, quelque chose de très profond que tout le monde possède. Elle fait donc référence à la conscience pareille à un miroir, à savoir la capacité de l’esprit d'absorber des informations (me-long lta-bu'i ye-shes), celle de l’égalisation, qui est la capacité de voir des catégories, de mettre les choses ensemble (mnyam-nyid ye-shes), de l’individualisation, la capacité d'être conscient de l'individualité de ceci ou de cela (sor-rtog ye-shes), etc.

Ces aspects de la nature-de-bouddha sont également présents chez le ver de terre. C'est pourquoi, encore une fois, l'appeler « sagesse » n’est, une fois de plus, pas vraiment approprié.

Ce terme de « conscience profonde » peut être utilisé de manière légèrement différente dans les différentes traditions tibétaines. Mais dans tous les cas, ce n'est pas la même chose que la conscience discriminante. Dans la tradition Guéloug, ce terme de « conscience profonde » a une signification supplémentaire pour désigner ce que possède un arya (‘phags-pa), quelqu'un qui a une connaissance non conceptuelle du vide, en tant que sens supplémentaire du mot.

Les deux réseaux (ou deux collections)

Pour atteindre l’illumination ou n’importe quel objectif spirituel du bouddhisme, nous devons renforcer et développer les deux réseaux. Ces deux réseaux, nous les avons toutes et tous dans une certaine mesure, en tant que partie intégrante de la nature-de-bouddha, ce n'est pas comme si nous partions de zéro. Nous devons les renforcer, les développer de plus en plus. En outre, en fonction de ce à quoi nous les dédions, on peut soit développer le samsara (on ne fait rien, aucune dédicace particulière, et cela ne fait qu'améliorer nos conditions samsariques), soit développer la libération (nous dédions ces réseaux à la libération), soit développer l'illumination (nous les dédions à l'atteinte de l'illumination). Donc, une fois de plus, la dédicace est extrêmement importante ici.

Nous les appelons « réseaux » parce que tout ce qui s'y trouve se connecte, se met en réseau et se renforce mutuellement. Ils se développent, ce n'est pas une simple collection de timbres. L'un d'eux est généralement traduit par la « collection de mérites » (bsod-nams-kyi tshogs, Skt. punyasambhara), qui n'est pas non plus une collection de bons points. Le mérite signifie en fait la force positive, on parle donc du réseau de force positive, qui se développe en faisant des choses constructives et ainsi de suite. Il y a ensuite le réseau de la conscience profonde (ye-shes-kyi tshogs, Skt. jnanasambhara), que l'on appelle parfois le « réseau de sagesse », mais c'est un terme différent de celui de la conscience discriminante. Ainsi, aider les autres en ne faisant aucune dédicace ne va qu’améliorer notre samsara, et à moins que nous dédiions nos actes à la libération ou à l'illumination, cela n'y contribuera pas.

Répartition des perfections entre les deux réseaux

Dans la présentation générale du Mahayana, nous répartissons ces six attitudes de grande envergure entre ces deux réseaux selon un système unique. Si nous le faisons selon l’école Prasangika, qui est une division spéciale du Mahayana, nous avons une autre façon de les répartir. Pour comprendre cela, il faut d'abord comprendre quel est le but de ces deux réseaux et ce qu’ils font. Au sein de l’illumination, il y a ce que nous appelons parfois les corps-de-bouddha ou les corpus, qui peuvent être divisés de très nombreuses manières, parce qu'ils sont en fait un réseau de très nombreuses et diverses choses, et pas seulement un corps comme le nôtre. Ainsi, nous avons le Dharmakaya (chos-sku, corps englobant tout), qui est le réseau complet de l'esprit omniscient d'un bouddha et du vide de cet esprit. Il y a ensuite le réseau des formes éveillées (gzugs-sku, Skt. Rupakaya, corps-de-formes), c'est-à-dire les formes subtiles (longs-spyod rdzogs-pa'i sku, Skt. Sambhogakaya, corps de plein usage) et les formes grossières (sprul-sku, Skt. Nirmanakaya, corps d’émanations). Un bouddha peut apparaître sous des millions de formes simultanément, c'est pourquoi on parle de réseau, car il ne s'agit pas d'un seul corps. De plus, un bouddha connaît tous les phénomènes simultanément. Il ne s'agit donc pas d'une seule chose, c’est un réseau.

Dans le bouddhisme, nous parlons de très nombreux types de causes, que l’on divise en six catégories, et de nombreux types de conditions différentes. C'est très, très complexe. Penchons-nous sur un premier type de causes. Si nous prenons un exemple, ce serait comme la pâte à pain. La pâte est la substance qui devient le pain, mais vous n'avez plus la pâte lorsque vous avez le pain. La pâte se transforme en quelque sorte en pain lorsqu'elle est cuite. De telles causes sont appelées des « causes d’obtention » (nyer-len-gyi rgyu).

Ces réseaux de construction de l'illumination sont comme la pâte : ils se transforment, ils sont la substance ou les causes d’obtention à partir de laquelle l’illumination peut advenir et se déployer. Le réseau de force positive se transforme en ce réseau de formes éveillées, pour aider les autres, tandis que le réseau de conscience profonde est la pâte qui se transforme en réseau de Dharmakaya, l'esprit omniscient d'un bouddha. Il faut cependant les deux pour accomplir l'un ou l'autre. Ils doivent se soutenir mutuellement. Vous ne pouvez pas vous contenter d'atteindre l'un et de travailler sur l'autre. Les deux doivent aller de pair.

Pour chacun d'entre eux, l'un joue le rôle de la pâte. Pour chacun des réseaux éveillés d'un bouddha, l'un des réseaux de construction de l'éveil agira comme la pâte et l'autre sera comme la chaleur du four. La pâte ne se transformera pas en pain sans la chaleur du four. C'est ainsi qu'ils se soutiennent mutuellement. Vous avez besoin des deux pour atteindre les corps d'un bouddha quels qu’ils soient, chacun des corps, des réseaux d'un bouddha.

Ainsi, comme je l'ai dit, il y a deux façons de répartir les six attitudes de grande envergure en deux réseaux de construction de l'illumination. Nous allons devoir procéder un par un pour que vous compreniez bien, et je vous répondrai ensuite. Nous allons maintenant donner la liste, selon la présentation générale du Mahayana, de celles qui, parmi les six, contribuent à chacun de ces deux réseaux de grande envergure, les réseaux de construction de l'illumination.

Selon la présentation générale du Mahayana, pour le réseau de force positive de construction de l'illumination, il y a tout d'abord la générosité puis l’autodiscipline éthique. Ensuite, viennent deux des trois formes de la patience, à savoir la patience de ne pas se mettre en colère face aux difficultés que vous rencontrez avec les autres, et la patience de ne pas se mettre en colère face à vos propres problèmes. Ces trois attitudes de grande envergure contribuent au réseau de force positive.

Ensuite, quelles sont celles qui contribuent au réseau de la conscience profonde ? Tout d'abord, l'attitude de grande envergure de la conscience discriminante, la stabilité mentale de grande envergure et le troisième type de patience, la patience de ne pas être frustré par les difficultés de la pratique du Dharma.

Enfin, l’enthousiasme ou la persévérance contribue à ces deux réseaux et les renforce.

Dans le tantra de Kalachakra, il est question de trois réseaux de construction de l'illumination. Ici, le troisième est le réseau de l’autodiscipline éthique. Dans ce système de classification, l’autodiscipline éthique, qui, dans le système général du Mahayana, contribuait au réseau de la force positive, est maintenant considérée séparément, comme développant un réseau de discipline éthique.

Détails supplémentaires sur la répartition des perfections entre les deux réseaux

En ce qui concerne la classification générale des six attitudes de grande envergure dans les deux ou trois réseaux, il n'est pas vraiment utile de se dire que ce n'est qu'un schéma intellectuel insensé. Nous pouvons plutôt considérer que ces attitudes sont les causes qui se transformeront pour que nous ayons toutes ces formes, afin d’être en mesure d’aider les autres en tant que bouddha. Nous devons être généreux, en particulier en aidant les autres. Nous devons avoir la discipline d'aider et de ne pas blesser les autres. Il faut aussi être patient, ne pas se frustrer en essayant d'aider les autres, parce que ce n'est pas toujours facile, et être patient avec ses propres problèmes et défauts lorsqu'on essaie d'aider les autres, travailler avec ces problèmes et défauts, et ne pas abandonner. C'est donc cette combinaison qui nous permettra d'acquérir toutes les formes et les capacités d'un bouddha pour aider les autres.

Qu'est-ce qui pourrait se transformer en l'esprit d'un bouddha ? Eh bien, nous devons bien sûr avoir la capacité de discernement, la conscience discriminante. Nous devons avoir une stabilité mentale, ce qui signifie non seulement la concentration, mais aussi l'absence de hauts et de bas avec des humeurs et des émotions perturbatrices, etc. Enfin, nous devons avoir la patience de ne pas être frustrés par les difficultés rencontrées dans la pratique du Dharma, particulièrement en ce qui concerne notre méditation pour essayer d’acquérir cette fameuse sagesse. Tout cela nous permettra d'acquérir l'esprit d'un bouddha.

La persévérance est nécessaire dans les deux cas. D'une manière très générale, nous devons persévérer, ne pas abandonner et prendre plaisir à aider les autres et à méditer. La persévérance contribue donc aux deux réseaux : en aidant les autres, on développe cette force positive, et l’on développe cette conscience profonde par la méditation. Il est évident que nous aidons les autres et méditons en développant à la fois la force positive et la conscience profonde. Je fais simplement une remarque générale pour que ce soit plus facile à comprendre.

Quoi que nous fassions, nous devons nous y tenir, ne pas abandonner. C'est la persévérance. Il nous faut également prendre plaisir à le faire, et non pas se dire : « Ohlala, c'est horrible. Je déteste le faire mais je vais le faire quand même, parce que je me sens obligé ou que je me sentirais coupable si je ne le faisais pas. » Appréciez ce que vous faites. « J'aime méditer. J'aime aider les autres. Cela me procure une grande joie. » « J'aime traduire. Cela me procure un grand plaisir. Rien ne me rend plus heureux. »

Shantideva écrit :

(VII.64) Bien que les gens fassent des actions en vue du bonheur, il n'est pas certain qu'ils deviendront heureux, mais pour (un bodhisattva) dont les actions apportent le bonheur véritable, comment peut-il être heureux en s’abstenant de tels actes ?

Autrement dit, si vous prenez plaisir à travailler, vous serez malheureux si vous ne le faites pas. Et nous ne parlons pas d'être un acharné du travail dans un bureau, mais bien d'aider les autres. Si nous ne faisons pas quelque chose qui est bénéfique aux autres, nous ne sommes pas vraiment heureux. « Je veux toujours faire quelque chose pour aider les autres. C'est ce qui me donne le plus de joie dans la vie. » C'est ce dont nous parlons ici avec la persévérance, l’effort joyeux. Peu importe ce que nous faisons pour aider les autres : nous occuper de nos enfants, travailler dans une entreprise qui vise à aider les autres d'une manière ou d'une autre, enseigner le Dharma… Cela n'a pas d'importance. Nous faisons tout ce que nous sommes capables de faire.

Une autre façon de répartir les six perfections dans les deux réseaux est celle que l'on trouve dans le système Prasangika selon l’école Guélougpa, tel qu'il a été formulé par Tsongkhapa. Les traditions tibétaines antérieures, Nyingma, Sakya et Kagyou ont une compréhension différente de la position Prasangika. Tsongkhapa différencie les six perfections en fonction des deux vérités. Ainsi, la conscience discriminante de grande envergure de la vérité la plus profonde, le vide, contribue au réseau de la conscience profonde, et donc à l’obtention de l'esprit d'un bouddha. Et toutes les autres, y compris la conscience discriminante de ce qui est utile et de ce qui est nuisible, contribuent au réseau de la force positive, pour l’obtention des corps-de-formes d'un bouddha. Il s'agit donc d'une autre façon de classer les choses, en fonction des deux vérités.

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