Introduction
Dans le bouddhisme, il est bon de s’intéresser d’abord aux quatre nobles vérités. De plus, c’est tout à fait pertinent car c’est par là que le Bouddha a commencé d’enseigner. À l’époque du Bouddha, il existait déjà une multitude de systèmes religieux et philosophiques, et aujourd’hui le choix est encore plus grand dans le domaine des enseignements spirituels. Pour cette raison, quand nous venons au bouddhisme, il est important d’essayer d’identifier ce qui fait sa singularité. Il va de soi que le bouddhisme a beaucoup de points communs avec d’autres enseignements religieux : la pratique de la bonté et de l’amour, ne pas faire de mal à autrui, et ainsi de suite. Ce sont des valeurs qui reviennent dans presque toutes les religions et philosophies et point n’est besoin de se tourner vers le bouddhisme pour les apprendre, bien que le bouddhisme soit très riche en méthodes permettant de développer la bonté, l’amour et la compassion. Nous pouvons toujours en profiter, que nous adoptions ou non d’autres enseignements du Bouddha.
Cependant, si nous nous posons la question de la spécificité du bouddhisme, force est de nous pencher sur les quatre nobles vérités. Et même là, nous trouverons beaucoup de points communs avec d’autres systèmes de pensée.
Il y a cette expression : « noble vérité ». C’est une traduction plutôt bizarre. Le terme « noble » peut faire penser à une aristocratie médiévale, alors qu’en fait il désigne les êtres hautement réalisés. Ainsi, les quatre nobles vérités sont quatre faits vus comme étant vrais par celles et ceux qui ont perçu la réalité d’une manière non conceptuelle. Et pourtant, bien que ces faits soient véridiques, ils restent incompris par le plus grand nombre, et la majorité n’en a même pas conscience.
La première noble vérité
Le premier fait vrai est ce que l’on appelle habituellement « la souffrance ». Le Bouddha disait que nos vies sont pleines de souffrance et que même ce que nous considérons d’ordinaire comme le bonheur comporte un lot de problèmes. Le terme traduit par « souffrance » s’appelle dukha en sanskrit. Il y a sukha, le bonheur, et dukha, le malheur. En termes linguistiques, kha est un espace et duh est un préfixe qui dénote l’insatisfaction, le désagrément. Nous n’employons pas de termes qui portent à juger, du type « mal » ou « mauvais », mais cela va dans cette direction. Dukha implique qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans cet espace – dans notre espace mental et dans l’espace de nos vies en général. La situation est désagréable.
Mais qu’y a-t-il donc de désagréable ? D’abord, nous faisons l’expérience de « la souffrance grossière », telles que la douleur, la peine et la tristesse. Ce sont des choses que nous comprenons tous et que tout le monde veut éviter, même les animaux. Quand le bouddhisme dit que la douleur et la peine sont des situations insatisfaisantes et que nous ferions mieux de sortir de cette situation, cela n’a rien d’original. Vient ensuite le deuxième type de souffrance. On l’appelle « la souffrance du changement » et l’on entend par là le bonheur ordinaire, celui de tous les jours. Quel est le problème ici ? Le problème est que ce bonheur ne dure pas : il change tout le temps. Si ce que nous comprenons ordinairement par « bonheur » était un bonheur véritable, plus on en aurait, plus on serait heureux. Par exemple, si manger du chocolat nous rendait vraiment heureux, plus nous en mangerions pendant des heures sans nous arrêter, plus nous serions heureux. Mais nous savons très bien que ce n’est pas le cas ! Un autre exemple : imaginons que notre bien-aimé(e) nous caresse la main pendant plusieurs heures d’affilée. La sensation qui était agréable au début ne tarde pas à devenir désagréable ou bizarre. C’est simplement dû au fait que le bonheur ordinaire change, et au fait que nous n’en avons jamais assez : nous ne sommes jamais satisfaits. Nous revoulons du chocolat, peut-être pas immédiatement, mais au bout de quelque temps.
Il est intéressant de se demander : « Quelle quantité de mon plat favori dois-je manger pour me réjouir les papilles ? » En fait, une minuscule bouchée devrait suffire, mais nous en voulons encore et encore. Certes, vouloir surmonter le problème du bonheur ordinaire mondain n’est pas non plus un but exclusif au bouddhisme. Beaucoup de religions prônent le dépassement des plaisirs mondains pour pouvoir trouver une forme de paradis ou de bonheur éternel.
La description du troisième type de souffrance est spécifique au bouddhisme. C’est « la souffrance omniprésente ». On pourrait aussi l’appeler notre « problème omniprésent ». Cette souffrance imprègne tout ce dont nous faisons l’expérience et renvoie à la façon incontrôlable dont nous prenons renaissance, support effectif des hauts et des bas de la vie quotidienne. Autrement dit, naître encore et encore avec le type d’esprit et de corps que nous avons sert de support aux deux autres types de souffrance. Cela touche au thème de la renaissance, un sujet sur lequel nous nous attarderons une autre fois…
Certes, beaucoup d’autres systèmes philosophiques indiens prônent la théorie de la renaissance ; donc, une fois encore, ce n’était pas une nouveauté de la part du Bouddha. Mais ce que le Bouddha a apporté, c’est une compréhension et une description du mécanisme de la renaissance beaucoup plus approfondies que celles de toutes les autres philosophies et religions en cours à son époque. Le Bouddha a donné une explication très fouillée sur la façon dont la renaissance fonctionne et dont notre esprit et notre corps font l’expérience des hauts et des bas, ces alternances de douleur, de peine et de bonheur ordinaire.
La deuxième noble vérité
La deuxième vérité traite de la vraie cause de tous les maux dont nous faisons l’expérience. Pas besoin ici de parler de la renaissance, essayons plutôt de comprendre de manière simple et logique ce que le Bouddha a expliqué. Nous parlons de la souffrance et du bonheur ordinaire, lesquels ont leurs causes, mais ce qui intéressait le Bouddha, c’était les « vraies causes ». On pourrait croire que le bonheur et la souffrance nous arrivent en tant que récompense et punition, ou quelque chose de ce genre, mais selon le Bouddha, la vraie cause est liée à nos comportements tantôt destructeurs tantôt constructifs.
Alors que veut-on dire ici par « comportements destructeurs » ? S’agit-il seulement de comportements nuisibles ? Par ce terme, nous pouvons aussi bien désigner les comportements qui nuisent à autrui que ceux qui nous nuisent personnellement. Il est en réalité très difficile de savoir quel type d’effet aura notre comportement sur autrui, s’il sera néfaste ou bénéfique. Par exemple, nous donnons une grosse somme d’argent à quelqu’un et, en résultat, quelqu’un d’autre tue cette personne pour lui voler l’argent. Notre but était d’aider, mais il n’y a pas de garantie de réussite. Par contre, ce qui est certain, ce sont les types de comportements qui sont destructeurs pour nous-mêmes. C’est ce que le Bouddha a voulu dire par « comportements destructeurs » : ce sont les comportements autodestructeurs.
Les comportements autodestructeurs renvoient aux pensées, aux paroles et aux actions qui ont lieu sous l’influence d’émotions perturbatrices. Or, les émotions perturbatrices… perturbent, tout simplement ! Elles font perdre la sérénité d’esprit et la maîtrise de soi. Elles s’appellent : colère, avidité, attachement, jalousie, orgueil, naïveté, et la liste continue. Quand nos pensées sont prises dans l’une de ces émotions et si nous parlons ou agissons sous cette influence, cela aura des effets malheureux pour nous. Peut-être pas immédiatement, mais à long terme cela causera de la souffrance, parce que cela crée la tendance de répéter l’action.
D’autre part nous avons aussi des comportements constructifs, lesquels ne se trouvent pas sous l’influence d’émotions perturbatrices et peuvent même être motivés pas des émotions positives comme l’amour, la compassion ou la patience.
Agir de manière constructive donne d’heureux résultats. Notre esprit est plus détendu et nous sommes globalement plus calmes. En général nous avons une meilleure maîtrise de nous-mêmes et, de ce fait, nous n’agissons pas stupidement et ne disons pas de bêtises qui pourraient causer des problèmes. Ici encore, il se peut que l’effet ne soit pas immédiat, mais à long terme celui-ci débouchera sur un certain bonheur. Un bonheur qui, cependant, sera toujours sous-tendu par la naïveté sur la façon dont nous existons, par la naïveté sur la façon dont les autres existent, et par la naïveté concernant la réalité en général.
Notre bonheur ordinaire et nos souffrances ne sont pas des récompenses et des punitions distribuées par une quelconque figure extérieure qui nous jugerait, mais suivent presque une loi physique. Sur quoi reposent les causes et les effets comportementaux ? Sur notre confusion. Les causes et les effets comportementaux reposent sur notre confusion, en particulier sur celle qui nous concerne personnellement. Nous pensons : « Je suis la personne la plus importante, donc les choses doivent aller dans mon sens. Je passe devant à la caisse au supermarché, c’est à moi d’être le premier. » Comme nous sommes avides de passer en premier, nous sommes en colère contre ceux qui sont devant nous. Ensuite nous nous impatientons quand la personne devant nous va lentement et prend son temps… et notre esprit est plein de toutes sortes de pensées négatives sur les autres. De plus, même quand nous agissons d’une manière constructive, il y a une grande confusion sous-jacente au sujet de notre « moi ». Par exemple, il est possible que nous aidions les autres pour qu’ils nous aiment ou fassent quelque chose pour nous en retour. Ou parce que cela nous donne le sentiment qu’ils ont besoin de nous… Et nous voulons au moins un remerciement !
Bien qu’aider les gens puisse nous rendre heureux, il y a un léger malaise latent. Le bonheur dont nous faisons l’expérience n’est jamais durable. Tôt ou tard il devient insatisfaisant. C’est ce qui se passe encore et encore tout au long de notre vie et, du point de vue du bouddhisme, cela continuera dans nos vies futures.
Si nous regardons d’un peu plus près, nous voyons que la confusion nous accompagne dans toutes les circonstances de la vie. Par exemple, quand nous aimons beaucoup quelqu’un, nous exagérons ses qualités. Quand nous n’aimons pas quelqu’un, nous exagérons ses défauts et sommes incapables de voir quoi que ce soit de bon chez lui. Plus nous observons, plus nous nous rendons compte que, dans toutes nos expériences, il y a une confusion sous-jacente.
En poussant plus profondément nos recherches, nous nous apercevons que ce sont nos propres limites qui sont à la base de la confusion. Avec l’esprit et le corps que nous avons, il y a des limites. Quand nous fermons les yeux, c’est comme si le reste du monde n’existait pas, c’est comme s’il n’y avait que moi. Et dans notre tête il y a une voix qui semble être « moi », on dirait un moi à l’intérieur de moi... C’est très bizarre. De plus, nous nous identifions à ce moi car c’est celui qui se plaint tout le temps : « C’est à moi de passer devant, il faut que je passe devant », et c’est encore celui qui s’inquiète tout le temps. Cette voix dans notre tête nous paraît spéciale et unique, elle nous semble exister indépendamment de tout le monde, parce que quand nous fermons les yeux, il n’y a rien d’autre que « moi ».
Cette façon de penser induit en erreur car, de toute évidence, nous n’existons pas indépendamment des autres et, d’autre part, il n’y a rien de spécial chez personne. Nous sommes tous des êtres humains. Représentez-vous cent mille pingouins serrés les uns contre les autres sur la banquise gelée de l’Antarctique : qu’est-ce qui rend l’un plus spécial que l’autre ? En fait, ils sont tous pareils. Comme nous. Il est probable que pour les pingouins, les êtres humains se ressemblent tous. Quoi qu’il en soit, avec, à la base, la pensée que « je suis très spécial, indépendant des autres », il faut que les choses aillent dans notre sens et nous nous fâchons s’il en va autrement.
En fait, le hardware de notre corps et de notre esprit est fondamentalement propice à cette confusion. Cela peut sembler drôle, mais notre expérience du monde se fait essentiellement par deux trous situés sur l’avant de la tête. Je ne peux pas voir ce qu’il y a derrière moi. Je ne peux voir que ce qui est ici et maintenant. Je ne peux voir ni ce qu’il y avait auparavant, ni ce qu’il y aura plus tard. C’est une perception très limitée. Et en vieillissant, on devient dur d’oreille. Quelqu’un dit quelque chose, on entend mal, alors on comprend de travers et on se fâche... Quand on y pense, c’est très pathétique.
Ce problème omniprésent – notre problème – réside dans le fait que nous passons d’une naissance à une autre, encore et encore, avec le même type de corps et d’esprit, perpétuant ainsi le même type de confusion. Puis, à partir de cette confusion, nous agissons soit d’une manière destructrice, soit d’une manière constructive ordinaire, créant ainsi la souffrance et le bonheur ordinaire dont nous faisons l’expérience.
Nous pourrions approfondir ce sujet mais cela compliquerait inutilement les choses pour le moment ; il suffit à ce stade de retenir que c’est la confusion même qui est le moteur de nos renaissances à la récurrence incontrôlable. La voici, la véritable cause de nos véritables problèmes ! Cette confusion, ou inconnaissance, est souvent traduite par « ignorance », mais je préfère ne pas employer ce terme car il pourrait impliquer que nous sommes stupides ; or, ce n’est absolument pas le problème, alors nous ne voulons pas risquer une telle connotation. L’inconnaissance implique purement et simplement que nous sommes inconscients de la façon dont nous-mêmes et les phénomènes existent. C’est quelque chose que nous ne savons pas, comme quand nous croyons être la personne la plus importante du monde – le centre de l’univers – alors que c’est en pleine contradiction avec la réalité. La réalité est que nous sommes ici tous ensemble. La réalité n’est pas que nous sommes stupides, la réalité est que notre corps et notre esprit font que nous pensons comme nous pensons.
C’est la raison pour laquelle nous parlons de « nobles vérités ». Ceux qui voient la réalité voient différemment des autres. Nous croyons vraiment que notre confusion et nos projections correspondent à la réalité. Nous croyons en leur véracité. En fait, nous n’y prêtons même pas attention, parce que notre instinct nous dicte : « Je suis la personne la plus importante. Les choses doivent aller dans mon sens et tout le monde devrait m’aimer », ou alors nous pensons l’inverse : « Tout le monde devrait me détester, je suis minable » ; c’est la même chose, ce n’est que le revers de la médaille. Bon, voilà pour ce qui est de la vraie cause.
La troisième noble vérité
La troisième vérité est habituellement traduite par « la vraie cessation ». La vraie cessation signifie qu’il est possible de stopper la confusion et de s’en débarrasser de telle sorte qu’elle ne se reproduira jamais. Si nous nous débarrassons de la confusion, laquelle est la vraie cause, nous nous débarrassons des vrais problèmes, des hauts et des bas, et de la renaissance à la récurrence incontrôlable qui est le support de notre confusion. De cette façon nous obtenons ce qui s’appelle « la libération ». Je suis sûr que vous avez déjà rencontrés ces mots en sanskrit : samsara pour la renaissance à la récurrence incontrôlable, et nirvana pour la libération.
À l’époque du Bouddha, il y avait d’autres systèmes indiens qui parlaient de la libération du samsara. C’était un sujet commun en Inde. Cependant, le Bouddha trouvait qu’ils n’allaient pas assez loin dans leur identification de la vraie cause. On pourra peut-être faire une pause parmi ces problèmes à la récurrence incontrôlable, par exemple, en renaissant dans un monde céleste où l’esprit est vide de pensée et d’entendement pendant des cycles cosmiques, mais cette situation se terminera à un certain moment. Ces autres systèmes ne permettaient pas une libération réelle.
Le Bouddha a enseigné la vraie cessation. Il est important de comprendre qu’il est possible, effectivement, de se débarrasser de la confusion de telle sorte qu’elle ne se reproduira jamais, et d’avoir confiance en cet enseignement du Bouddha. Autrement, à quoi bon essayer ? Si vous n’avez que faire de stopper la confusion une fois pour toutes, baissez la tête, acceptez la situation et tirez-en le meilleur parti possible ! C’est ce que nombre de psychothérapies et autres techniques pourraient proposer comme but final : « Vis avec tes problèmes, ou prends des cachets ! »
La quatrième noble vérité
La quatrième vérité est habituellement traduite par « vraie voie ». Elle aide à comprendre la troisième vérité et désigne un état d’esprit qui, une fois développé, devient une voie vers la libération. Nous l’appelons aussi pathway mind en anglais, mais c’est un terme difficile à traduire dans d’autres langues [NDT : pathway mind est traduit en fr. par « voie d’esprit » ou « voie de l’esprit » dans d’autres enseignements de M. Berzin].
Notre esprit projette de totales absurdités. Même parmi les projections absurdes, il y a différents niveaux. La schizophrénie ou la paranoïa en est une illustration extrême : on croit véritablement que tout le monde est contre nous. Mais nos projections peuvent aussi prendre une forme moins extrême, du genre : « Voilà le plus merveilleux gâteau au chocolat que j’aie jamais vu ! Si je le mange, il me réjouira les papilles au maximum. » J’ai vécu cette expérience pendant mon voyage à Bucarest, lors d’une escale à Vienne. J’ai pensé : « Bon. Ces strudels aux pommes viennois doivent être les meilleurs du monde. » J’en ai commandé un, et il s’est avéré que ce n’était pas le cas… Donc, mes projections sur « ce qui aurait dû être » étaient des absurdités. Le strudel aux pommes existait – ce strudel n’était pas une projection de mon esprit ; mais la façon dont il aurait dû exister, c’est-à-dire comme le merveilleux gâteau qui allait me réjouir le palais au maximum, était une projection de mon esprit.
De manière identique, j’existe et vous existez. Le bouddhisme ne dit pas que nous n’existons pas. Le bouddhisme affirme simplement que nous projetons sur la réalité une façon d’exister qui ne correspond pas du tout à ce qui est. Nous avons vraiment l’idée que les choses existent de façon indépendante, par elles-mêmes ; mais une telle façon d’exister est impossible. Les choses proviennent de causes et de conditions et changent tout le temps. Or c’est quelque chose que nous ne voyons pas : nous ne voyons que ce qui est directement sous nos yeux. Un exemple : nous sommes censés rencontrer quelqu’un, mais la personne n’arrive pas. Du coup, elle nous apparaît comme quelqu’un d’abject qui nous laisse toujours tomber et ne nous aime plus. Nous pensons que cette personne mène une existence indépendante des bouchons en ville, du travail à la dernière minute au bureau, et qui sait quoi d’autre encore… Mais du fait que tout provient de causes et de conditions, il est impossible que cette personne soit abjecte de son propre côté, indépendamment de tout le reste. Pourtant notre esprit projette une telle idée et s’y accroche, générant ainsi de la colère, une émotion destructrice. Du coup, la prochaine fois que nous voyons cette personne, nous la voyons différemment ; nous fulminons et ne lui laissons pas la moindre chance de s’expliquer. Et dans toute cette histoire, c’est bien nous le plus malheureux, n’est-ce pas ?
Ainsi, nous existons ; mais la façon dont nous croyons exister – comme quelqu’un de spécial et d’indépendant – est une projection totale. C’est une absurdité. Cela ne renvoie à rien de réel. Dans le bouddhisme, c’est ce que nous appelons « la vacuité », un terme qui est souvent traduit par « le vide ». En sanskrit, ce terme est le même que pour « zéro » ; il signifie « néant », absence totale de quoi que ce soit de réel. C’est comme quand on projette sur sa nouvelle conquête qu’elle est la parfaite princesse charmante ou le parfait prince charmant sur son cheval blanc, sortant tout droit d’un conte de fées : c’est impossible. Personne n’existe de cette façon, et pourtant nous sommes toujours à sa recherche ! Et quand la personne n’est pas à la hauteur de nos projections, nous sommes déçus et cherchons quelqu’un d’autre, même si ce que nous cherchons est impossible.
Donc, la vraie voie de l’esprit est la compréhension que tout cela est absurde, qu’il n’y a rien de réel qui corresponde à nos projections. La vraie cause est la souffrance due à la croyance que nos projections correspondent à quelque chose de réel. Et la vraie voie consiste à comprendre en profondeur que nos projections ne correspondent pas à quoi que ce soit de réel. Nos projections fantasmagoriques et la réalité s’excluent mutuellement. Je répète : la confusion consiste à penser qu’une projection correspond à quelque chose de réel, et la compréhension correcte consiste à voir qu’une telle chose n’existe pas. C’est simple : soit il y a quelque chose qui correspond à la réalité, soit il n’y en a pas. C’est soit oui, soit non. On ne peut pas penser au même moment que les deux vues sont correctes.
Nous voilà désormais en mesure d’analyser ce qui domine pour nous : est-ce le « oui » ou est-ce le « non » ? Si nous appliquons la logique, il est évident que c’est le « non », car le « oui » ne tient pas. Quand je ferme les yeux, est-ce que tout le monde autour de moi cesse d’exister ? Non, bien sûr que non. Est-ce juste de penser que les choses devraient toujours aller dans mon sens parce que je suis la personne la plus importante du monde ? Non, c’est une ineptie. Plus nous réfléchissons, plus nous commençons à remettre en question ce petit « moi » dans notre tête. Et si l’on se met à vouloir analyser le cerveau, à quel endroit du cerveau se trouve le « moi » qui tient des discours dans notre tête et prend des décisions ? Que se passe-t-il exactement ? Après analyse, force est d’admettre qu’il n’y a rien de trouvable qui puisse être expressément désigné comme étant « moi ». Certes, je fonctionne, je fais des choses, je parle – on ne peut pas le nier. Mais ce que nous nions, c’est l’existence d’un « moi » solide pour qui tout devrait toujours aller dans son sens – parce qu’une telle chose n’est pas soutenue par la logique. En faisant appel à la raison et à l’analyse, nous voyons qu’une telle chose n’existe pas et que, donc, notre confusion selon laquelle une telle chose correspond à quelque chose de réel n’est pas soutenue par quoi que ce soit.
Quel résultat obtenons-nous quand nous croyons exister de cette façon impossible ? Nous nous rendons malheureux ! Quel résultat obtenons-nous quand nous pensons qu’une telle façon d’exister est impossible ? Nous nous libérons des problèmes de la souffrance. Quand nous pensons : « Rien de tel n’existe, c’est une absurdité », il est impossible de croire au même moment que cela corresponde à quelque chose de réel. La compréhension correcte désamorce la compréhension incorrecte et la remplace. Si nous pouvions tout le temps rester focalisés sur la compréhension correcte, la confusion ne se manifesterait plus.
Une fois de plus, l’enseignement du Bouddha selon lequel la compréhension correcte de la réalité peut remplacer la compréhension incorrecte et amener la libération de la souffrance et de la renaissance n’était pas unique. D’autres systèmes indiens défendaient la même idée. Ce qui était inédit, c’était la compréhension spécifique qui dissipe définitivement le plus subtil des plus subtils niveaux de confusion sur la réalité. Pour obtenir par la méditation la concentration parfaite qui permet d’imprégner notre esprit de cette compréhension correcte permettant d’atteindre la vraie cessation de la confusion, le Bouddha s’est servi des méthodes communes à toutes les traditions indiennes. De cette façon, nous pouvons accomplir la vraie cessation de la vraie cause et, par conséquent, la vraie cessation de la souffrance.
Ce qui donne à notre esprit la force nécessaire pour maintenir la compréhension correcte de la réalité qui pourfend toutes les émotions destructrices, c’est la motivation. C’est ici qu’interviennent l’amour, la compassion et ainsi de suite. Voyant que nous sommes tous inter-reliés et pareillement en quête de bonheur, nous voulons nous débarrasser personnellement de notre confusion pour pouvoir pleinement aider les autres.
Voilà la présentation essentielle des quatre nobles vérités. En approfondissement, il faudrait en apprendre un peu plus sur les conceptions bouddhiques de l’esprit et du karma.
Résumé
Cependant que le bouddhisme a de nombreux points communs avec beaucoup d’autres grandes religions et systèmes philosophiques, les Quatre Nobles Vérités, premier enseignement du Bouddha, est un exposé inédit sur la façon dont nous existons, sur la souffrance dont nous faisons l’expérience, et sur les méthodes visant à surmonter nos problèmes.
Le Bouddha est souvent comparé à un médecin. Un médecin va constater que nous sommes malades, à l’instar du Bouddha qui a mis en évidence les multiples souffrances expérimentées par tous les êtres partout dans l’univers. Un médecin va rechercher la cause de notre maladie, à l’instar du Bouddha qui a mis en évidence la vraie cause de notre souffrance, laquelle est notre confusion au sujet de la façon dont les choses existent. Ensuite le médecin va nous dire si nous pouvons guérir ou non, et va nous fournir un médicament s’il le peut. De la même manière, le Bouddha a enseigné la vraie cessation et la vraie voie qui y mène. Mais au bout du compte, c’est à chacun de nous personnellement qu’il incombe de prendre le médicament ou de suivre la voie, si nous voulons mettre un terme à nos souffrances.