Comprendre la vacuité grâce à la force de la bodhichitta

Révision

Nous avons discuté des trois principaux cheminements de l’esprit. Le premier est le renoncement, avec une étape préliminaire supplémentaire utile pour nous autres Occidentaux, laquelle consiste à se détourner de toute gratification immédiate au profit de notre intérêt pour ce qui va nous arriver plus tard dans cette vie et dans les générations futures.

S’ensuit notre détachement de notre obsession pour cette vie et, à la place, le report notre intérêt principal sur les vies futures en nous assurant que nous continuerons d’avoir de précieuses vies humaines et des opportunités de poursuivre notre chemin spirituel. Puis, nous nous détournons de notre obsession pour les vies futures et, au lieu de cela, notre intérêt principal porte sur la libération complète du samsara, à savoir de la renaissance récurrente incontrôlable.

Pour prendre soin de ce qui va arriver plus tard dans notre vie, nous devons nous abstenir de tout comportement destructeur, agir de manière constructive et donner une direction positive et un sens à notre vie, il s’agit là de la direction sûre du refuge dans le Bouddha, le Dharma, et le Sangha. Nous avons besoin de faire de même pour ce qui est de se détourner de notre obsession pour cette vie et de notre intérêt pour les vies futures. Cela revêt une signification légèrement plus vaste dans la mesure où les fruits de notre comportement dans cette vie ne se produisent pas habituellement au cours de celle-ci, mais au cours des vies futures.

Pour réaliser la libération complète de la renaissance récurrente incontrôlable, nous ne devons pas juste nous débarrasser de cette inconscience de la causalité comportementale, mais nous devons nous débarrasser de notre inconscience de la réalité, de notre mode d’existence, de celui des autres et, selon l’école bouddhique la plus sophistiquée, de notre inconscience de la réalité de toute chose. Avec cette compréhension du vide, nous sommes capables de nous débarrasser pour toujours de ce qu’on appelle les « obscurcissements empêchant la libération ». Techniquement, ces obscurcissements sont appelés les « obscurcissements dus aux attitudes et émotions perturbatrices », ce sont les obscurcissements émotionnels.

Les véritables cessations des obscurcissements empêchant la libération

Quand on considère cet état qui consiste à être débarrassé de ces obscurcissements – ce qui fait référence, parmi les quatre nobles vérités enseignées par le Bouddha, à la troisième noble vérité, celle des véritables cessations de ces obscurcissements – ces derniers sont réalisés grâce aux véritables chemins, à savoir la quatrième noble vérité. Cela comprend de nombreux types différents de compréhension et de moyens de communiquer et de se comporter qui en sont les conséquences. Mais principalement, le plus important des vrais chemins est la cognition non conceptuelle du vide – et non pas juste la première fois que nous avons cette cognition. Nous devons devenir complètement familiarisés avec elle de telle sorte qu’elle nous débarrasse de ces obscurcissements, ce qui se produit par paliers.

Ces deux nobles vérités, les véritables cessations réalisées grâce aux véritables chemins, constituent le refuge dans le Dharma. Autrement dit, tels sont les Joyaux du Dharma que nous visons à réaliser. En prenant refuge, nous donnons à nos vies cette direction d’aller dans le sens de leur réalisation. Maintenant, ces véritables cessations et véritables chemins n’existent pas quelque part dans le ciel ; leur lieu se situe sur un continuum mental. Les continuums mentaux sur lesquels ils existent pleinement sont ceux des bouddhas, nous avons donc ainsi le Joyau des Bouddhas, ou refuge en les bouddhas. Les bouddhas nous indiquent la manière de réaliser par nous-mêmes ces vrais chemins et ces véritables cessations, par leurs enseignements et aussi par leurs exemples.

Ceux qui se trouvent à mi-chemin, qui ont déjà réalisé certaines des véritables cessations, mais non la série complète, sont les aryas. Ils ont acquis une cognition non conceptuelle du vide, mais ne se sont pas pleinement familiarisés avec ; ils ont juste réalisé les véritables cessations et les vrais chemins préalables, et seulement certains d’entre eux, non la série complète. Ils constituent le Joyau du Sangha, le refuge dans le Sangha. Ces trois Rares et Précieuses Choses, ce que le mot tibétain pour « joyau » signifie en réalité, sont ce qui nous indique la direction sûre à prendre dans nos vies : devenir comme eux. 

Pour réaliser la libération, il est essentiel de suivre les instructions et les enseignements tout au long du chemin, comme de s’abstenir de tout comportement destructeur. Quand on s’abstient de se comporter de façon destructrice, ce n’est pas parce que nous ne voulons pas enfreindre la loi, qu’elle soit divine ou civile, mais parce que nous avons une certaine compréhension de la loi de causalité et d’un niveau plus profond de la réalité. Nous voulons nous abstenir d’un comportement destructeur pour être capables d’obtenir, comme résultat, des circonstances favorables de telle sorte que nous soyons en mesure de parcourir tout le chemin pour réaliser nous-mêmes les Trois Joyaux.

Quand nous réaliserons la libération, nous nous serons débarrassés de seulement cette première série d’obscurcissements, que sont les émotions et attitudes perturbatrices et leurs tendances. Nous atteignons cet état, cette véritable cessation, parmi les trois chemins, grâce au renoncement et à la compréhension correcte du vide. Bien entendu, comme base pour être capables de les mettre en œuvre, nous disposons des entraînements supérieurs dans l’autodiscipline éthique et la concentration.

La compréhension du vide du point de vue de l’étiquetage mental

L’esprit qui comprend le vide, ici, est un esprit qui a pour support la force du renoncement. En tant que force qui se tient derrière cette compréhension, le renoncement est la motivation à la fois dans le sens de l’émotion motivante : nous sommes dégoûtés et lassés de notre souffrance et celle de l’objectif motivant : celui de réaliser la libération.

Quand nous avons parlé du vide, nous avons noté que, dû aux habitudes de cette inconscience, notre esprit projette des apparences de modes d’existence impossibles. Il apparaît et il nous semble que tout – moi, vous et, pour le dire simplement, tout ce que nous rencontrons – possède une ligne tout autour qui, de son propre côté, en fait une chose solide. Même si nous comprenons que tout est relié à tout le reste et en dépend, nous avons toujours tendance à penser que les choses qui sont dépendantes les unes des autres possèdent des lignes solides autour d’elles, qu’elles sont des choses séparées, indépendantes.

Nous devons comprendre un peu plus profondément ce que cela veut dire, bien sûr, mais pour le moment, restons-en à ce simple niveau. Notre esprit projette ce qu’on appelle l’ « apparence d’une existence véritable ». Notre esprit, dès lors, dû à l’inconscience et à la confusion, prend cette projection ou apparence d’existence véritable comme correspondant à la façon dont les choses existent véritablement, et on appelle cela « se saisir de l’existence véritable ». Avec la libération, on se débarrasse de cette saisie de l’existence véritable et de l’inconscience [l’ignorance] qui la sous-tend, de telle sorte que nous n’accordons plus crédit à cette illusion que notre esprit projette, cette apparence trompeuse ; nous ne sommes plus abusés par elle. 

Cependant, même en qualité d’un être libéré, d’un arhat, notre esprit continue de projeter ces apparences trompeuses ; il continue de tracer des lignes autour des choses. N’y pensez pas juste du point de vue du concept de « table », avec une ligne autour de « table ». Pensez-y en termes d’ami, d’ennemi, d’amour, de colère, etc. Elles semblent être des choses, n’est-ce pas, avec des lignes autour d’elles, avec des définitions qui viennent de leur propre côté. Toutefois, quand on y réfléchit, il s’agit, bien entendu, d’une apparence trompeuse ; elle est impossible. Il y a une absence totale de celle-ci, une absence totale qui correspondrait à quelque chose de réel.

Nous pouvons comprendre ceci en prenant l’exemple suivant comme modèle. Si nous pensons aux émotions, il existe un spectre immense d’expérience. Il ne s’agit pas juste d’expérience humaine ; les animaux aussi ont des émotions. Si on pense aux hommes des cavernes, quand ils commencèrent à formuler le langage, ils se réunirent pour former un groupe, un comité d’individus, et ils fabriquèrent des mots à partir de simples sons sans signification, ce que nous appellerions des « schémas acoustiques ». Ce sont juste des sons arbitraires qu’ils furent en mesure d’énoncer, et c’est comme s’ils avaient pris un couteau et découpé tout ce spectre de sensations et de sentiments et avaient mis des lignes autour de tel type d’émotion, allant de cette frontière à cette frontière, et lui avait donné une définition et attribué un schéma acoustique en tant que mot. 

Ils décidèrent que ces sons sans signification veulent dire ce qui est délimité par telle définition, et qu’ils font référence à telle partie de notre expérience commune. Ce ne sont pas seulement nécessairement des parties de l’expérience humaine, car les chiens eux aussi ont clairement des émotions auxquelles ces mots font référence. Dans la mesure où différentes personnes ont des voix différentes quand ils articulent ces sons, ils postulèrent des catégories sonores pour chaque mot en sorte que quand quiconque prononçait ces mots avec sa propre voix, les gens pouvaient comprendre qu’ils disaient le même mot. D’autre part, puisque différentes personnes font l’expérience de choses similaires possédant les mêmes traits caractéristiques, ils formulèrent des catégories de sens dans lesquelles ils les placèrent comme ce à quoi la catégorie sonore faisait référence. De cette façon, ils formulèrent des catégories de sens et de significations en tant que conventions conceptuelles. 

Ces choses qu’on appelle des « conventions » sont de pures fabrications mentales élaborées pour la commodité de la communication, totalement inventées par l’esprit conceptuel pour raison de communication. Elles sont très utiles, dans la mesure où elles fonctionnent, effectuent un travail, servent à communiquer, mais chaque groupe de cavernes divisa le spectre de l’expérience humaine en différents morceaux et leur assigna des schémas acoustiques différents et définit ces petits morceaux différemment. Ils [ces hommes des cavernes] cherchèrent un certain trait caractéristique qu’ils pourraient utiliser pour les définir ; il le fabriquèrent et le choisirent. C’est ainsi que nous avons différentes langues, différents mots, différents concepts, différentes conventions.

Ces conventions, bien entendu, ne se correspondent pas d’un groupe de cavernes à l’autre. Chacun divisa le spectre à différents endroits, créa différentes frontières entre les catégories verbales. Par exemple, en anglais nous avons les mots « jalousie » et « envie » qui, bien sûr, ont des sens très différents de ceux qu’ils ont en espagnol. En outre, tous deux ont différentes connotations, différentes limites de celles qu’ils auraient en allemand. Celles-ci ne correspondent pas du tout au terme tibétain que l’on traduit habituellement par « jalousie ». Cela prête à confusion. Les définitions sont légèrement différentes dans différentes langues.

Il est très intéressant que, en plus de ces catégories de sons et de sens, il y ait des « catégories d’objets ». Toute personne ayant une certaine expérience, fait l’expérience d’une chose, la jalousie. Il semble, bien sûr, que la jalousie de son propre coté est une chose dont nous faisons l’expérience, n’est-ce pas ? C’est ce à quoi je fais référence quand j’utilise l’expression : « c’est comme si il y avait une ligne tout autour », mais il n’y a rien du côté de cette jalousie qui l’établisse de son propre côté. Il y a juste un immense spectre de sentiments et d’émotions.

La jalousie est quelque chose qui s’élève en dépendance seulement de mots et de concepts. Le mot et le concept « jalousie » ont été inventés comme une convention par quelque homme des cavernes. Ces catégories sonore et objectale font référence à quelque chose ; elles ne font pas référence à rien. À quoi font-elles référence ? Elles font référence à la jalousie, mais cet objet référent, la jalousie, n’est pas une chose que nous puissions trouver quelque part, car rien n’existe avec des lignes tout autour en tant que chose. Le fait que la jalousie apparaisse comme une chose avec une ligne tout autour est pareil à une illusion, mais ce n’est pas réellement une chose que l’on puisse trouver. C’est spécialement vrai si on pense à toutes les fois où nous ressentons de la jalousie, et que quiconque la ressent, y compris le chien. Où est-elle ? Quelle est-elle ? Bien qu’elle soit pareille à une illusion, néanmoins – ce mot est très important – elle fonctionne ; nous en faisons l’expérience, le chien l’éprouve et elle nous rend tous deux malheureux.

La seule chose qui établit qu’il existe une chose telle que la jalousie est le fait qu’il y ait un mot pour elle ainsi qu’un concept, et qu’ils se réfèrent à quelque chose. Nous ne pouvons pas trouver un semblant de chose qui leur corresponde et établir que la jalousie existe en la montrant du doigt : « la voici avec une ligne tout autour ». Pour qu’elle existe de cette façon, et pour être capable d’établir son existence ainsi de son propre côté, cela est impossible. Il y a une totale absence d’une telle chose. C’est de cela que parle le vide ; le vide, plus communément appelé « vacuité », est cette absence totale. De toute évidence, si c’est nouveau pour vous, vous devez le ruminer pendant longtemps afin de le comprendre. 

Les véritables cessations des obscurcissements empêchant l’omniscience

Maintenant, si nous avons atteint la libération, même si notre esprit fabrique ces apparences de  choses comme ayant des lignes autour d’elles, nous ne croyons pas que c’est réellement leur façon d’être. Nous comprenons que rien ne pourrait fonctionner s’il possédait une ligne tout autour. Avoir une ligne tout autour serait comme, par exemple, d’être emballé dans du plastique rigide, qui en ferait une chose. Par exemple, si deux choses étaient emballées et congelées dans du plastique solide, comment pourraient-elles interagir entre elles ? Comment l’une pourrait être une cause et l’autre son effet ? Elles sont juste congelées là comme des articles dessinés sur la page d’un livre de coloriage. Rien ne pourrait fonctionner. En tant qu’être libéré, un arhat, nous comprenons cela, nous ne croyons donc pas à cette illusion que notre esprit projette ; néanmoins, nous ne pouvons pas encore empêcher notre esprit de la projeter.

Quel est le problème avec ce genre de projections ? Le problème avec cette façon de voir les choses réside dans le fait que désormais notre esprit devient très limité dans ce qu’il peut comprendre, dans ce qu’il peut embrasser. L’exemple que j’utilise souvent est qu’avec ce type de projection, notre perception de l’univers est comme de voir à travers un périscope. Elle est très limitée. Nous ne voyons juste que des choses. Notre champ de vision est très étroit, et celui de notre compréhension très mince. Nous utilisons cette expression dans le langage populaire quand nous disons que « nous ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez ».

Cela nous empêche d’être de la meilleure aide possible envers tous, car si nous raisonnons en termes d’absence de commencement et d’un nombre incalculable – bien que fini malgré son extrême vastitude – d’êtres, si nous voulons savoir comment être bénéfiques ne serait-ce qu’à un seul être particulier, nous devons comprendre où il en est, quel est son niveau de problème, etc. Nous devons comprendre tout ce qui a jamais pu arrivé auparavant dans l’univers entier, comment cela a affecté ce continuum mental particulier, toutes les causes qui font qu’il est ainsi maintenant. Si nous voulions lui enseigner quelque chose qui lui soit bénéfique et l’aide à réaliser la libération et l’illumination, et décider quelle serait la chose la plus efficace à lui enseigner, nous devons réellement connaître les conséquences qu’il y a à enseigner tel morceau particulier du Dharma.

Bien entendu cette personne que nous instruisons ne va pas exister avec une ligne rigide autour d’elle, n’interagissant jamais avec personne d’autre dans le futur. Cet être interagira avec tous les autres à compter de maintenant jusqu’à l’atteinte de l’illumination et même après cela également, affecté par ce que nous enseignons, et cela aura un effet sur toutes les personnes que cet être rencontrera. Pour être en mesure d’être bénéfiques à quiconque autant qu’il est possible, nous devons acquérir ce type d’esprit qui connaît tout cela, un esprit omniscient, l’esprit d’un bouddha.

Nous devons acquérir ce genre d’esprit de telle sorte que nous sachions réellement comment aider les autres. Sans quoi, nous nous contentons de regarder à travers le périscope ; nous ne voyons que ce qui est devant notre nez. Nous devons faire en sorte que notre esprit cesse de projeter des lignes autour des choses ; sinon, nous ne verrons jamais l’ensemble des causes et des effets ainsi que l’interrelation de tout ce qui a jamais existé ou existera. Telle est la limitation qui découle de la projection de ces lignes, laquelle vient des habitudes de saisie de l’existence véritable, de l’habitude de croire que ces lignes sont vraies.

Tels sont les obscurcissements empêchant l’illumination, empêchant l’omniscience. On les appelle les « obscurcissements concernant les phénomènes connaissables », les obscurcissements cognitifs. Ce que nous cherchons à faire, c’est de réaliser également une véritable cessation de cette seconde série d’obscurcissements. Si nous pouvons réaliser cette véritable cessation, alors nous devenons des bouddhas. En même temps que cet état d’esprit omniscient que nous réaliserons survient un corps illimité. En termes d’énergie, de notre énergie, nous pouvons nous manifester sous n’importe quelle forme et communiquer dans n’importe quel langage. Nous atteignons le corps, la parole et l’esprit d’un bouddha. 

Plus en détail, avec cet esprit sans limite surviendra l’énergie illimitée de cet esprit, qui peut dès lors se manifester sous n’importe quelle forme, de telle sorte que nous obtenons des manifestations ou corps illimités. Cette énergie vibre, on l’appelle le son subtil, il s’agit de la communication, de la parole. Les vibrations de l’énergie deviennent également illimitées. L’énergie peut se manifester sous n’importe quelle forme et la vibration de cette énergie, c’est cela la communication, car la parole peut communiquer sous n’importe quelle forme.

Quel est le cheminement d’esprit qui provoquera cette seconde série de véritables cessations ? Il s’agit, une fois encore, de la cognition non conceptuelle du vide, laquelle est maintenant soutenue par la force de la bodhichitta.

Une chose que je devrais ajouter est que cet état d’illumination n’est pas un état tout-puissant. Il possède d’incroyables capacités, mais l’une d’elles n’est pas l’omnipotence. L’omnipotence serait une chose qui n’obéirait pas aux lois de cause et d’effet, pareille à celle d’un être tout-puissant qui pourrait faire n’importe quoi sans causes aucunes. Tsongkhapa le dit très clairement dans notre texte : « les lois de la causalité comportementale ne sont jamais erronées », et ne peuvent jamais être violées ; les choses n’arrivent qu’à partir de causes.

Un bouddha peut enseigner, un bouddha peut inspirer, un bouddha peut expliquer, mais un bouddha ne peut pas comprendre à notre place. Nous devons comprendre par nous-mêmes et, pour ce faire, nous devons être réceptifs et accumuler les causes. Ce n’est qu’en comprenant les choses par nous-mêmes que nous pouvons nous débarrasser de notre inconscience [ignorance] et, sur cette base, de notre souffrance.

Ce qui nous débarrassera de cette seconde série d’obscurcissements est la même compréhension que celle qui nous débarrassera de la première. La seule différence réside dans l’esprit de motivation qui fournit la force en arrière-plan – le renoncement pour les obscurcissements empêchant la libération et la bodhichitta pour les obscurcissements empêchant l’omniscience. Ceci est en accord avec la série la plus sophistiquée des théories, celle des Prasangika. Il y a de nombreux niveaux de théories et d’explications, sur lesquels je ne m’étendrai pas, mais le niveau le plus sophistiqué d’entre eux est appelé le Madhyamaka Prasangika. Autrement dit, cette compréhension qui élimine les deux séries d’obscurcissements est la cognition non conceptuelle du vide, la cognition que toutes ces projections de choses encapsulées ne correspondent à rien de réel.

Quand on se concentre sur la phrase : « Cela ne correspond à rien de réel », de manière non conceptuelle, on se concentre sur une totale absence. Dans cette absence totale, on ne trouve pas cette projection. Non seulement la croyance ne s’y trouve pas, mais aussi la projection. Nous sommes juste totalement concentrés, non conceptuellement, ce qui veut dire non par le biais d’une catégorie, telle que le mot « vide » ou une quelconque image mentale, mais simplement concentrés de manière non conceptuelle sur le fait « qu’il n’existe pas une telle chose », dans le sens d’une absence.

Réaliser cela, c’est réaliser l’état d’un arya. Un arya est un « être noble » mais c’est une expression un peu sotte ; pour ma part je la traduis par « être hautement réalisé ». Cela n’a rien à voir avec l’aristocratie. Un arya peut demeurer dans « cet état d’absorption totale », comme on dit, tout le temps, mais doit en sortir, doit manger, aller aux toilettes, et s’engager dans de nombreuses activités pour être bénéfique aux autres. Mais, tandis qu’il accomplit toutes ces choses, un arya a toujours cette habitude de projeter une apparence d’existence véritable, parce que c’est ce que l’esprit fait automatiquement quand il n’est pas totalement absorbé par cette absence.

Si nous sommes capables de rester dans cet état d’absorption totale sur cette totale absence [d’existence véritable] tout le temps, pour toujours, n’en sortant jamais, et en même temps, de nous occuper des autres, faisant toutes sortes de choses pour leur être bénéfiques, et de ne pas juste demeurer assis en méditation, si nous sommes capables de faire cela, alors nous nous sommes débarrassés de l’habitude de projeter [l’apparence] d’existence véritable, parce que celle-ci ne peut pas revenir. Nous ne sortons jamais de cet état d’absorption totale. C’est l’état de bouddhéité.

Qu’est-ce qu’une habitude ? Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a des cas d’événements similaires, comme de boire des tasses de café. Comment pourrions-nous assembler cela pour se référer à cette séquence récurrente afin de la communiquer, d’y penser, etc. ? Nous établirions mentalement une connexion entre les points de chaque événement, nous en ferions une abstraction mentale, et ce serait une habitude. Bien entendu, il n’y a pas de ligne autour d’une habitude. Il s’agit d’une convention pour nous aider à nous référer à des séries d’événements similaires.

Donc, aussi longtemps qu’il existe une possibilité pour une récurrence future d’un événement similaire, aussi longtemps que c’est possible, alors nous pourrions dire qu’il y a toujours une habitude en tant que phénomène imputé sur le continuum mental. Un phénomène imputé est un phénomène lié à une base – dans ce cas, un continuum mental – et ne peut exister ou être connu séparément de cette base. Aussi longtemps qu’il existe une possibilité pour qu’une autre occurrence de cet événement similaire se produise, nous en avons toujours l’habitude, et celle-ci peut produire une récurrence future de l’événement similaire.

S’il est impossible qu’il y ait jamais une récurrence future d’un événement similaire, alors tout ce que nous pourrions en dire serait qu’il s’agit d’une habitude passée : « Je n’ai plus cette habitude. » C’est ainsi qu’on se débarrasse des habitudes. Je n’en dirai pas plus, mais c’est ainsi qu’on purifie le karma. Nous ôtons l’habitude de projeter l’apparence d’une existence véritable et de produire du karma grâce à la compréhension du vide.

La bodhichitta : tendre vers notre illumination non-encore-advenue

Rappelez-vous, nous avons parlé du renoncement comme force motivante derrière la compréhension du vide, laquelle lui donne la puissance ou la force suffisante pour trancher la première série d’obscurcissements, en se débarrassant des émotions perturbatrices : la colère, l’avidité, la naïveté, etc., et atteindre la libération. Toutefois, il ne s’agit pas d’une énergie suffisante ; ce n’est pas assez puissant pour que cette compréhension non conceptuelle du vide soit en mesure de trancher la seconde série d’obscurcissements et demeure concentrée pour toujours sur cette absence totale d’existence indépendante dûment établie, et continue toujours d’être bénéfique à tout le monde. Elle n’a pas suffisamment d’énergie sous-jacente pour demeurer dans cet état. La seule façon de faire cela, c’est grâce à la bodhichitta.

La bodhichitta est un état d’esprit qui a pour objectif l’illumination. Elle ne vise pas la catégorie « illumination », quelque chose de général comme une catégorie, et elle ne la vise certainement pas comme une chose. Elle n’a pas pour objectif l’illumination du Bouddha Shakyamouni ; elle vise notre propre future illumination, qu’on appelle – et là nous devons faire très attention avec la grammaire et le dire de manière correcte – notre illumination individuelle « non-encore-advenue », laquelle est un phénomène imputé sur la base de notre continuum mental.

Nous devons comprendre ce qu’est une chose « non-encore-advenue », par exemple le Noël « non-encre-advenu » de cette année. Nous pouvons conceptualiser le Noël non-encore-advenu, n’est-ce pas ? C’est un concept, et nous n’en avons pas une connaissance claire dans tous ses détails. Ce Noël non-encore advenu n’a pas lieu maintenant, n’est-ce pas ? Il n’a pas lieu dans un endroit situé dans une autre dimension pour se rapprocher et finir par se produire ici, n’est-ce pas ? Néanmoins, nous pouvons penser au Noël non-encore-advenu, et nous pouvons sortir faire des courses et préparer toutes sortes de choses pour le moment où ce Noël non-encore-advenu se transformera en un Noël survenant-présentement.

Ce n’est pas comme s’il y avait un Noël qui existerait avec une grosse ligne tout autour, et alors on pourrait le décrire soit comme « non-encore-advenu », soit comme « survenant-présentement », soit comme « ne-se-produisant-plus ». N’utilisez pas les mots occidentaux de « futur » et de « passé, dans la mesure où ils sont très trompeurs. Les Noëls non-encore-advenus, survenant-présentement et ne-se-produisant-plus ne sont pas le même Noël solidement existant se déplaçant dans le temps. Ils ne forment pas une seule et même chose solide.

Sur quoi la bodhichitta se focalise-t-elle ? Elle se focalise sur cette illumination non-encore-advenue qui peut validement se produire plus tard sur notre continuum mental. Cependant, cela ne va pas juste arriver tout seul, de soi-même ; ce n’est pas comme notre mort qui, à tout moment, peu importe ce que nous faisons, arrivera automatiquement. Cette illumination non-encore-advenue ne se produira pas automatiquement. Nous devons y consacrer beaucoup de travail et nous entraîner à éliminer ces obscurcissements. La base de travail est là, et les facteurs dont nous avons besoin sont là. Ils constituent ce qu’on appelle les facteurs de notre « nature-de-bouddha ». Reposant sur notre continuum mental à ce moment présent, moment qui est la seule chose à se produire maintenant, ainsi que tous les facteurs de la nature-de-bouddha qui en font partie, l’illumination non-encore-advenue que l’on peut atteindre est un phénomène imputé connaissable validement.

La bodhichitta s’accompagne de deux intentions. Tout d’abord, il y a le souhait et l’intention de la réaliser. Nous sommes motivés par l’amour et la compassion, et nous voulons être capables d’être bénéfiques à tous et de les aider à se sortir de la souffrance, et, à cause de cela, nous réalisons que la seule façon d’y parvenir le plus pleinement possible est de devenir illuminés, ou en d’autres termes, de nous débarrasser de cette stupide vision périscopique ; nous tendons donc à réaliser cela. La seconde intention est la réponse qui découle du fait de se demander : « Qu’allons-nous faire une fois que nous aurons réalisé cet état ? » Nous aiderons tout le monde du mieux que nous pourrons.

Nous visons ou nous nous focalisons sur cet état d’illumination qui ne s’est pas encore produit, état dans lequel il y a une totale absence non seulement de la saisie de l’existence véritable, mais également une absence d’apparence d’existence véritable pour notre esprit, ainsi que sur l’état où nous aurons un tel état sans interruption, tout le temps. Pour en arriver là, nous devons comprendre et être convaincus qu’il est possible d’atteindre cet état en ce qui concerne notre continuum mental, ce qu’habituellement nous nous contentons d’appeler « l’esprit ».

Qu’est-ce que l’esprit ?

Qu’entendons-nous par esprit ? Ce n’est pas un sujet facile. Sans prendre des heures à l’expliquer, on parle d’activité mentale. On pourrait le décrire du point de vue de toutes les choses électriques et chimiques qui s’y passent, mais nous parlons de l’activité en elle-même comme étant une expérience subjective, individuelle des choses. Il s’agit d’une activité. Nous en faisons l’expérience ; il ne s’agit pas du nom lui-même, « expérience ».

Ce n’est pas comme de dire : «  Je collectionne un grand nombre d’expériences », et : « Cette personne a beaucoup d’expérience. » Il s’agit du verbe expérimenter, nous expérimentons. Nous ne parlons pas d’une chose ; nous parlons de quelque chose qui arrive de moment en moment. Nous ne parlons pas d’expériences que nous récoltons dans une boîte. C’est très important à comprendre et nous devons faire attention d’éviter d’avoir une fausse idée sur ce point précis.

Cette activité a lieu tout le temps. Qu’est-ce qu’une activité ? On pourrait la décrire de deux points de vue. L’un est le surgissement d’une apparence. Une apparence n’est pas juste visuelle. Cette apparence est pareille à un hologramme mental. Quand on y pense, c’est plutôt clair. Dans la vision, il y a tous ces pixels de lumières qui frappent différentes cellules de la rétine, et celles-ci émettent une information électrique, et nous voyons un hologramme mental ; nous ne voyons pas juste des pixels de lumière ou des décharges électriques. C’est un hologramme mental.

C’est la même chose avec l’ouïe ou n’importe lequel des autres sens. À chaque milliseconde d’écoute de la parole, tout ce que nous entendons c’est le son d’une voyelle ou d’une consonne. C’est là tout ce que nous entendons sur le moment, un son après l’autre, et malgré tout nous fabriquons l’hologramme mental d’un mot entier ou d’une phrase entière et comprenons son sens. Cela se produit au moyen d’un hologramme mental. Nous n’entendons pas toute une phrase à la fois en une milliseconde. C’est ainsi que nous comprenons le langage, en fabriquant un hologramme mental complet, même si un seul son arrive à la fois et que nous n’entendons qu’un son à la fois. C’est bizarre, n’est-ce pas ?

En tout cas, c’est l’un des aspects de l’activité mentale. On pourrait également décrire cela en termes d’un « engagement cognitif envers un objet ». C’est cela le fait de voir, le fait d’entendre, le fait de penser. Ce n’est pas qu’une pensée surgisse en tant que chose, puis que nous la pensions. Cette activité mentale ou surgissement d’un hologramme mental équivaut au fait de connaître quelque chose, et c’est là tout ce qui se produit. Il n’y a pas de moi séparé, avec une ligne tout autour, qui soit séparé de cette pensée et qui la fait se produire en utilisant un esprit, telle une machine avec une ligne tout autour, appuyant sur des boutons et disant : « Maintenant, je vais penser cette pensée », bien que ça en ait l’air et qu’on en ait l’impression. Cette façon pour une pensée de se produire est impossible.

L’activité mentale a lieu tout le temps, avec cette fabrication d’apparences d’hologrammes mentaux. Ordinairement, il s’agit d’une fabrication d’apparence d’existence véritable, de choses avec des lignes tout autour, et il s’agit du fait que nous les connaissions en les voyant ou en les entendant ou en les pensant. Toutefois, nous le faisons avec inconscience ; nous ne savons pas que cela ne correspond à rien de réel. 

Maintenant, est-ce qu’on pourrait appeler cette inconscience comme faisant partie de la nature de l’activité mentale ? Autrement dit, est-ce une chose qui doit toujours être là, présente ? Eh bien, non. Pourquoi ? Parce que cela peut être remplacé par quelque chose qui est son opposé exclusif, mutuellement et totalement ; en d’autres mots,  par une activité mentale dans laquelle il n’y a pas d’apparence d’existence véritable et aucune croyance comme quoi cela correspondrait à la réalité, une activité mentale qui n’aurait aucune inconscience ou saisie de l’existence véritable. Il s’agit là de l’absorption totale sur le vide d’un arya.

Quel est le plus puissant ? Notre état confus ou cette absorption totale d’un arya ? L’activité mentale avec bric-à-brac ou l’activité mentale sans bric-à-brac ? Nous examinons donc la chose : laquelle a le soutien d’une compréhension valide, d’un raisonnement valide ? Laquelle tient bon face à l’investigation ? Laquelle possède la base de la logique et de la raison ? Laquelle produit de la souffrance et laquelle en est dépourvue ? Laquelle nous permet de ne pas être d’une grande aide pour les gens, parce que nous commettons des fautes et sommes paresseux et tout le reste, et laquelle nous permet d’être bénéfiques pour les autres le plus pleinement possible s’ils sont réceptifs ?

La force de l’habitude de projeter et de croire dans le bric-à-brac est plus puissante que la force de l’habitude de ne pas le faire, ayant accumulé cette habitude tout au long de notre existence samsarique sans commencement. Toutefois, la force de la bodhichitta qui étaye notre compréhension du vide est encore plus puissante que cette dernière si nous pouvons avoir une bodhichitta continuelle et spontanée, et pas seulement ce qu’on appelle la « bodhichitta élaborée ».

La bodhichitta élaborée, c’est quand nous devons l’accumuler en nous appuyant sur des raisonnements du genre : « Tout le monde a été ma mère et elles ont été bonnes envers moi », il s’agit là d’une construction et nous devons la construire par étapes. Nous ne l’avons pas tout le temps. Si, grâce à la familiarité, nous pouvons en arriver au point où ce n’est pas construit, où sans avoir à en passer par le raisonnement, sans avoir à travailler sur nous-mêmes pour la ressentir, nous la ressentons simplement, juste comme ça, alors nous sommes parvenus à ce qu’on appelle le premier chemin, habituellement traduit par le « chemin de l’accumulation », ou le « chemin de l’accroissement », alors nous sommes véritablement entrés sur le chemin. Désormais nous disposons d’un vrai chemin. 

Parvenus à ce point, cette bodhichitta est là tout le temps, nuit et jour. Que nous soyons endormis ou réveillés, peu importe, elle est là. La raison en est que même si nous n’y pensons pas, même si nous ne sommes pas conscients, nous ne perdons jamais l’objectif et l’intention de la bodhichitta comme but absolu et sûr de ce que nous faisons. Nous n’avons pas besoin d’en être conscients, et nous n’avons pas besoin de méditer dessus. Elle est installée au niveau qu’on appelle subliminal.

Ce type d’esprit, ce genre de but, que visent-ils ? Ils tendent vers cet état dans lequel il n’y a pas de projection ni de croyance dans le bric-à-brac, et dans lequel nous pensons : « Je veux atteindre cet illumination, car toute la souffrance de tout le monde est insupportable. » Cette bodhichitta donne alors à la compréhension du vide, qui est ce qui va nous amener à cet état d’illumination, beaucoup plus de force. Elle a tellement de force qu’elle peut vaincre même l’habitude de projeter du bric-à-brac, de telle sorte que finalement ce dernier ne se reproduise plus jamais.

Ceci est valide parce que tout ce qui soutient ce processus – la raison, la logique, l’aptitude à être bénéfique aux autres, etc. – soutient ce côté sans bric-à-brac. À cause de cela, la libération et l’illumination sont possibles. Et du fait que la nature de l’esprit est pure de ces « souillures adventices » du bric-à-brac, ces obscurcissements peuvent être éliminés pas juste temporairement mais pour toujours. Tous les états mentaux négatifs et destructeurs ainsi que les émotions et attitudes perturbatrices, etc., reposent sur cette activité mentale avec bric-à-brac, à savoir l’inconscience. Ils peuvent donc être éliminés. Il n’y a plus rien pour les soutenir.

Toutes les qualités positives comme l’amour, la compassion, la patience, etc., bien qu’elles puissent, bien sûr, être mêlées à du bric-à-brac, néanmoins ce qui les soutient, c’est cette activité mentale sans bric-à-brac. Autrement dit, plus nous nous débarrassons du bric-à-brac, et plus puissantes sont ces qualités positives et plus faibles les négatives. Pour cette raison, les qualités négatives peuvent être purifiées et éliminées, mais pas les qualités positives. Les qualités positives, à mesure que nous nous rapprochons de l’illumination, deviennent de plus en plus fortes jusqu’à devenir les grandes qualités d’un bouddha.

S’il vous plaît, n’oubliez pas que la bodhichitta est quelque chose qu’on développe sur la base d’avoir réalisé au préalable le renoncement. Nous devons nous détourner du samsara et tendre vers la réalisation des véritables cessations, cette bodhichitta est donc un prolongement de cela. Nous nous détournons du fait d’être encore un être limité comme l’est un arhat, et au lieu de cela nous avons comme but de réaliser l’illumination. Il s’agit là d’une combinaison du renoncement et de la bodhichitta associée à la compréhension du vide, c’est-à-dire des trois principaux cheminements de l’esprit.

Ce que le tantra ajoute

Telle est notre présentation des trois principaux chemins, et nous pouvons voir qu’il s’git de sujets très profonds et qu’ils nous fournissent le contexte dans lequel nous pouvons comprendre le chemin hinayana de la libération et le chemin mahayana de l’illumination. Au sein du Mahayana, nous pouvons comprendre les chemins du soutra et du tantra également dans le contexte de ces trois chemins.

Ce que le tantra ajoute, c’est d’imaginer que nous avons les divers types de formes d’un bouddha dès maintenant et que nous sommes capables de faire maintenant des choses à la manière d’un bouddha, bien que nous sachions parfaitement que cela ne s’est pas encore produit, que ce n’est pas encore réellement le cas. Néanmoins, en répétant, pratiquant et imaginant dès maintenant, cela agit comme un supplément de force, cela ajoute un surcroît de causes pour réaliser cet état plus rapidement. C’est cela le tantra, imaginer que nous avons maintenant les formes illuminées d’un bouddha – ces figures-de-bouddha telles que Tara, Chenrezig, etc. – et nous imaginons que nous aidons véritablement tout le monde, émanant d’infinies lumières et d’infinies émanations afin d’aider les êtres. Toutefois, nous savons pertinemment que nous n’en sommes pas encore là.

Il est très clair qu’il est impossible de pratiquer le tantra sans ces trois principaux chemins ; ou, du moins, c’est un désastre de le pratiquer sans posséder réellement le renoncement par rapport aux apparences ordinaires que notre esprit fabrique, par rapport à notre forme ordinaire, de telle sorte que nous pouvons imaginer nous transformer en ces formes comme représentations de ce que nous voulons réaliser, et, en développant la bodhichitta, avoir comme objectif l’illumination pour être bénéfiques aux autres.

C’est ce que nous faisons avec ces figures-de-bouddha ; il ne s’agit pas d’être juste une personne un peu folle imaginant qu’elle est Cléopâtre ou Napoléon. Nous devons avoir la compréhension du vide pour distinguer cette visualisation en termes de ce qui se passe réellement maintenant et pour comprendre que la nature de l’esprit est pure et qu’il est possible grâce à la compréhension du vide de réaliser véritablement cet esprit dénué de bric-à-brac.

Telles sont les trois principaux chemins de l’esprit, l’essence de la voie progressive du lam-rim.

Questions

Quand nous avons un cours sur l’art, on nous enseigne, quand nous dessinons une chaise, par exemple, à nous débarrasser du concept de « chaise », d’idées préconçues, etc., et de nous contenter de dessiner ce qui frappe nos yeux. Est-ce que cela nous met et va dans le sens de la compréhension du vide ?

C’est difficile à dire, parce qu’à chaque instant de notre existence, sauf quand nous sommes totalement absorbés sur le vide, notre esprit projette ce bric-à-brac, la ligne autour des choses. Tout ce que nous voyons, nous le voyons comme une chose. Nous devons analyser cette question soigneusement.

Laissez-moi expliquer. Que voyons-nous ? Nous voyons des pixels de lumière. Ou nous pourrions aussi dire que nous voyons des formes colorées. Une troisième théorie voudrait que nous voyions une table. Or, ce qui existe, ce ne sont pas juste des pixels ou des formes colorées, mais des tables, des chaises, etc.

Nous pourrions éliminer l’idée préconçue qu’on pourrait avoir de ce à quoi une chaise devrait ressembler, et ce serait un grand pas. Nous ne dénions pas le fait que ce soit plutôt un grand pas, mais cela ne suffit pas car, en vérité, que percevons-nous ? Nous percevons une frontière entre une forme colorée et une autre forme colorée. Au fur et à mesure que nous peignons, nous devrons peindre des frontières entre une forme colorée particulière et la forme colorée voisine, et, à moins de peindre quelque chose de totalement abstrait, une certaine collection de ces formes colorées représentera une chaise. C’est comme s’il y avait une ligne tout autour qui la séparerait de son arrière-plan, bien qu’il n’y ait pas de trait noir autour d’elle.

À ce stade, nous devons aller de plus en plus profond. Le fait de se débarrasser de notre préjugé de ce à quoi une bonne chaise ou une belle chaise devrait ressembler constitue seulement le premier pas. C’est la première étape ; ce n’est pas l’étape finale. La question c’est que nous voyons vraiment une chaise, et à moins d’être un bouddha, celle-ci nous apparaîtra avec une ligne autour la séparant de son arrière-plan. 

La vraie question est : jusqu’à quel point est-elle séparée du fond ? Pourrions-nous effacer le fond et qu’il y ait toujours une chaise ? Dès lors, nous tombons dans toute la problématique de l’interdépendance. Si toutes les choses possédaient des lignes autour d’elles, nous pourrions effacer le reste, et nous aurions toujours la chaise dans notre peinture. Mais en réalité, ce n’est pas comme ça. Nous devons pousser l’analyse plus profondément encore.

Par ailleurs, quand on parle d’étiquetage mental, je devrais mentionner, dans la mesure où je ne l’ai pas fait auparavant, le fait que la désignation mentale ne crée pas la chaise, or il s’agit là d’un point important à propos duquel nous ne devons pas avoir de confusion. En dépit du fait que nous pensons « chaise » quand nous voyons cet objet en bois, cela ne crée pas la chaise. Si nous ne pensons pas « chaise », cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de chaise ? Peut-on validement étiqueté comme chaise n’importe quelle chose simplement parce qu’elle remplit la fonction de supporter quelqu’un qui est assis sur elle ? Nous commençons à devenir de plus en plus subtil dans notre analyse.

Tout d’abord, hier et aujourd’hui j’ai entendu dire qu’il est très important d’être complètement convaincus que nous pouvons réaliser la libération et l’illumination. Mais nous, en tant qu’Occidentaux, ne sommes pas familiers avec l’idée de renaissance, laquelle est pour nous très difficile ; nous devons y travailler beaucoup. Ensuite, j’ai entendu dire depuis de nombreuses années que pour réaliser ce but, nous allions devoir travailler pendant des éons, vies après vies, pour l’obtenir. Ce problème n’est-il pas un peu décevant pour nous ? Comment faire avec ?

Oui, les enseignements disent que cela va prendre des éons et des éons, un nombre incroyable d’éons, pour véritablement atteindre cet objectif de l’illumination. Pourquoi ? Parce que nous avons besoin d’accumuler une quantité prodigieuse de force positive, une quantité prodigieuse d’énergie positive pour trancher net tout ce bric-à-brac. Nous devons prendre cela au sérieux. N’y pensons pas en termes de « mérites », comme s’il s’agissait d’amasser un certain nombre de points, et alors on gagne, mais comme à une somme prodigieuse de force, d’énergie positive qui doit s’accumuler de plus en plus pour devenir de plus en plus puissante. Cela prend un temps considérable, mais il n’y a pas lieu de se sentir découragés pour cela.  

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin de ces attitudes de longue portée, etc. : la patience et la persévérance. Rappelez-vous, la nature du samsara est qu’elle est faite de hauts et de bas. Cela se passera ainsi jusqu’à ce qu’on atteigne la libération. Si on nous dit, comme un parent à des enfants au cours d’un voyage : « C’est juste en bas du chemin », et si on nous dit que cela va être facile et que cela ira vite, du genre : « Assieds-toi là, prononce la formule magique, fais cent mille prosternations et tu l’auras », ce qui arrive alors c’est que nous somme encore plus découragés, car au bout du chemin, nous voyons que nous n’avons rien réalisé. Même si nous nous sentons un peu euphorique, en quelque sorte, au bout du compte, cela retombe à nouveau. Telle est la nature du samsara, nous sommes alors encore plus découragés. 

Il vaut beaucoup mieux avoir une attitude réaliste en se disant que cela ne va pas être facile, que cela prendra une quantité prodigieuse de temps. Nous ne nous attendons donc pas à des résultats spectaculaires et ne sommes pas déçus. Sa Sainteté le Dalaï-Lama dit toujours que quand il pense, de façon réaliste, que cela va prendre une quantité prodigieuse de temps, cela lui donne beaucoup plus de courage et d’espoir que de penser que cela va être facile en se disant : « Contente-toi de partir en retraite et de réciter bla-bla-bla pendant trois années et le tour est joué, tu es illuminé. »

Qu’est-ce qui nous pousse ? Pensons au renoncement. « Si je ne fais rien, cela continuera ainsi, encore et encore, avec tous ces problèmes », et : « Comme c’est horrible, comme c’est ennuyeux ! » Plus fortement encore, pensons que tous les autres sont dans cette situation, et combien terrible c’est pour tout le monde. Telle une mère pensant à son enfant affamé, cela lui donne encore plus d’énergie pour trouver de la nourriture que si elle seule avait faim. Donc, la mère se dit : « Je ne me soucie pas de la somme de travail que cela demande, je vais trouver de la nourriture pour mon enfant. Peu importe combien de temps cela prendra, combien difficile cela sera, je vais le faire. » Pareillement, notre travail pour atteindre l’illumination, personne n’a jamais dit que ça allait être facile.

Donc, il y a le faux moi et le « moi » conventionnel. Le faux moi n’existe pas, mais le « moi » conventionnel, lui, existe. Tout tourne autour de la déconstruction de ce « moi » conventionnel, de toutes ces conventions qui ont créé ce « moi » conventionnel ?

Non, ce que nous déconstruisons, c’est le faux moi. Il n’y a rien de mal avec les conventions. Vous avez un nom, « Mickey », c’est très utile, ainsi nous pouvons nous référer à vous. Dans une vie antérieure, vous aviez un autre nom. Il y a un grand nombre de conventions qu’on peut validement vous appliquer : « être humain », « mâle », « Mexicain ». Elles sont utiles. Ce qu’il nous faut déconstruire, c’est le faux moi, le fait qu’il y ait quelque chose de votre côté qui fasse de vous un être humain. « Être humain » est juste une construction mentale, mais c’est une construction utile.

Voyez les paléontologues, ceux qui essaient de déterminer : « Où, dans l’évolution, quand on regarde tous ces os, trace-t-on une ligne et dit-on que celui-ci est un être humain et que celui-là ne l’est pas ? » Le lieu où se trouve la ligne est juste une construction mentale, quelqu’un qui échafaude une définition de ce qui constituerait un être humain – telle forme d’os crânien ou de tout autre os. Nous devons déconstruire l’inflation de la convention, mais ne pas nous débarrasser de la convention, nous déconstruisons donc le faux moi, pas le « moi » conventionnel.

La société nous rend rigides avec toutes ses conventions. Ne serions-nous pas plus souples et plus libres, si nous pouvions nous débarrasser de toutes ces conventions sociales ?

Non. C’est l’inconscience, notre ignorance, qui nous rend rigides, pas ces conventions. Les conventions sont utiles. Si nous n’avions pas les conventions de « parents » et d’ « enfants », etc., notre société ne fonctionnerait pas du tout. C’est seulement quand nous disons : « J’ai une idée préconçue, un concept, une exagération solide de cette convention de ce qu’un père devrait être, de ce qu’un bon père devrait être et de ce qu’une mère, une vraie mère, une bonne mère devrait être », et qu’ensuite nous disons : «  Tu ne vis pas à la hauteur de cette construction solide ! », que nous nous mettons en colère et éprouvons du ressentiment envers nos parents, et rencontrons alors des problèmes. Le problème n’est pas la convention de « parent » ; sans quoi, personne ne prendrait soin des jeunes enfants.

Donc, le problème, ce n’est pas les conventions ; le problème n’est pas l’étiquetage mental ; le problème est la compréhension des choses que nous étiquetons en utilisant ces conventions. N’en faites pas des choses solides. Soyez flexibles quant au fait qu’il puisse y avoir de très nombreuses conventions. D’accord ? Certaines sont valides ; certaines ne le sont pas. Cela nous conduit à une tout autre discussion. On ne peut pas se contenter d’étiqueter n’importe quoi. Nous ne pouvons pas étiqueter cette chose que la plupart d’entre nous désignerait comme « une chaise », nous ne pouvons pas l’étiqueter comme « un chien », et que cela en fasse un chien. Ce n’est pas une désignation valide. Le simple fait que nous étiquetions mentalement une chose ne veut pas dire que c’est valide, faisant d’elle cette chose.

Quand nous voyons, entendons, sentons, etc., qu’est-ce qui voit, entend et sent ?

Bon, nous pouvons dire conventionnellement « je vois », « j’entends », mais ce « moi » n’existe pas en tant qu’entité séparée de tout le processus avec une grosse ligne tout autour, soit qu’on l’observe, soit qu’on le fasse se produire. C’est comme ce que nous avons expliqué, à savoir le fait « qu’il y ait quelqu’un d’assis sur cette chaise » et le fait qu’on puisse dire « je suis assis sur la chaise », mais ce ne sont pas deux choses différentes, deux choses séparées assises sur la chaise. Le « moi » est une convention pour faire se connecter tous les points de chaque moment d’expérience dans un continuum mental.

Une part de l’activité mentale, bien entendu, peut être intentionnelle, comme quand nous tournons la tête pour regarder quelque chose, mais ce n’est pas comme s’il y avait une entité séparée, moi, qui appuierait sur le bouton et tournerait ensuite la tête. Comment le moi pourrait-il avoir l’intention de le faire ? L’intention est une activité mentale, comment donc un moi, séparé de l’activité mentale, aurait l’intention de tourner la tête et d’appuyer sur le bouton ? Toute la chose est absurde. L’intention est de l’activité mentale comme l’est le fait de prendre une décision, comme toutes ces choses.

Quand on parle du point de vue d’un bouddha et de la manière dont un bouddha connaît les choses, est-ce qu’un bouddha se contente d’appréhender l’expérience brute et connaît ces conventions et étiquettes mentales, ou bien est-ce qu’il les met de côté et ne travaille pas avec elles mais juste avec l’expérience brute ?

Tout d’abord, il est extrêmement difficile de connaître réellement et de décrire l’esprit omniscient d’un bouddha. Tout ce que nous pouvons en avoir, c’est un concept car nous ne le connaissons pas non conceptuellement, à moins de l’avoir réalisé. En vérité, il existe une grande controverse dans les différentes écoles bouddhiques sur ce point. Un bouddha n’a pas de cognition conceptuelle. Un esprit omniscient n’est pas conceptuel ; il est totalement non conceptuel. Il se situe à un niveau d’activité mentale beaucoup plus subtile que celui qui est dépeint dans les soutras. On l’appelle l’ « activité mentale de claire lumière ». L’esprit d’un bouddha ne travaille pas avec des concepts ou des étiquettes mentales. La question est alors : un bouddha connaît-il les étiquettes mentales ?

Un des points de vue est qu’un bouddha ne connaît pas les étiquettes mentales car ce sont des catégories or les catégories ne peuvent être connues que par un esprit conceptuel. Un esprit conceptuel et le fait d’étiqueter mentalement constituent l’activité d’un esprit limité, et comme un bouddha n’a pas d’esprit limité, dès lors un bouddha n’en possède pas. Le problème dans ce cas est qu’alors un bouddha ne serait pas omniscient du fait qu’un bouddha ne connaît ni étiquettes, ni concepts. L’autre point de vue est qu’un bouddha connaît les désignations mentales dans l’esprit des autres, tandis que l’esprit omniscient connaît tout sans y avoir recours.

L’explication que j’ai entendue est qu’un bouddha connaît, non conceptuellement, toutes les désignations conventionnelles avec des mots et ce à quoi les mots font référence dans toutes les langues. Mais un bouddha n’étiquette pas mentalement des catégories ni ne connaît les mots et leurs significations conceptuellement au moyen de ces catégories, qui est la manière dont les êtres limités connaissent et utilisent le langage.

Votre question est une excellente question à laquelle il est difficile de répondre et sur laquelle les différents maîtres tibétains ont débattu pendant des siècles. En vérité, débattre les uns avec les autres sur tous ces sujets dont nous avons discuté est la meilleure façon d’en obtenir une meilleure compréhension.

Terminons ici par une dédicace. Quelle que soit la force positive que nous avons accumulée par nos discussions, puisse-t-elle agir comme cause pour que tous les êtres atteignent l’état illuminé d’un bouddha, pour le bien de nous tous. Merci à vous.

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