« Bénédictions » ou inspiration ?

En réponse aux questions posées par Theodore Whelan

Whelan : Il me semble que la majorité des Occidentaux qui étudient le bouddhisme tibétain continue toujours d’utiliser le terme extrêmement ambigu de bénédiction. Pour moi, et pour un bon nombre d’entre eux également, il ne fait aucun doute que ce terme véhicule des connotations théistes. Il semble qu’un Être Tout-Puissant doté de pouvoirs omnipotents peut accorder une réalisation aux individus qui ont la foi, indépendamment du réseau de force positive ou négative de ces individus.
Le terme inspiration, dans le sens d’ « encouragement » [de « sublimation »], fait sens dans le cadre bouddhique de ma compréhension, dans le mesure où il ne convoque aucune connotation théiste. Cependant, j’essaie toujours de comprendre la somme de toutes les possibilités auquel il se réfère.
Au cours d’une conversation récente avec une personne qui s’accroche au terme bénédiction, celle-ci m’a dit que le terme inspiration sonne comme s’il s’appliquait uniquement à la description du processus par lequel on se focalise sur une personne qui a mis en œuvre un exemple constructif encourageant. Quand on se concentre sur cette personne, on est « inspiré », dans le sens d’être simplement encouragé à suivre ses traces. Et bien que le fait d’être encouragé à suivre les traces de quelqu’un puisse avoir pour résultat qu’on change profondément de direction, le terme d’ inspiration ne semble pas impliquer autre chose que ce à quoi le terme tibétain chinlab (byin-rlabs, skt. adishthana) peut sans doute faire référence. De toute façon, le commentaire de cette personne, de même que d’autres informations glanées au hasard depuis ma première rencontre avec le Dharma, ont affecté la totalité de ce que le terme chinlab véhicule. Les questions que je pose visent à ma compréhension des différentes possibilités de ce à quoi ce terme pourrait aussi faire référence. 

L’inspiration dans le contexte du gourou-yoga

Ma première question est que pendant toute pratique dans laquelle nous imaginons notre maître (disons Sa Sainteté le Dalaï-Lama) sous sa forme propre, ou que nous l’imaginons sous la forme d’une figure historique, et que nous nous concentrons sur lui avec un regard fervent, et seulement sur cela, ou que nous combinons cela avec des pratiques de prosternation et de refuge tandis que nous visualisons le champ de mérite de force positive, ou avec la pratique de Vajrasattva, ou la pratique du gourou-yoga, est-ce que la description ci-dessus de ce à quoi l’inspiration fait référence est la seule à se produire ? Autrement dit, est-il plus vraisemblable que nous soyons simplement encouragés à suivre les traces constructives [de Sa Sainteté] du fait qu’on se concentre sur lui et sur ses bonnes qualités d’une façon plus intense que la normale ? Ou, en plus de ce processus « sublimant », même si notre maître se trouve à des milliers d kilomètres en Inde, est-ce que notre esprit se joint de manière subliminale avec l’esprit du maître, de telle sorte que l’énergie inspirante du maître agit de manière subliminale avec notre esprit, laquelle énergie agit alors comme circonstance pour faire mûrir notre force karmique positive issue de nos actions constructives commises préalablement qui, sans cela, auraient pu ne pas mûrir ?

Définitions et connotations des termes de traduction pertinents 

Dr. Berzin : Pour répondre à votre question, examinons d’abord le sens du terme sanskrit original adishthana et la façon dont il a été traditionnellement traduit en chinois et en tibétain.

  • « Adishthana » en sanskrit signifie, littéralement et dans son usage le plus courant, « position proche de quelqu’un », habituellement un dirigeant, et implique une position de pouvoir ou d’autorité. Ainsi, en un certain sens, il s’agit d’un poste de rang élevé qu’un dirigeant accorde à quelqu’un. En recevant ce poste, la personne qui le reçoit se rapproche du fait d’avoir les qualités du dirigeant qui le lui confère.
  • La traduction chinoise, sheshou (摄受) fait du terme un substantif verbal – « l’attribution d’une charge à quelqu’un qui l’accepte ou la perpétue ».
  • La traduction tibétaine, byin-gyis brlabs, communément abrégée en byin-rlabs (prononcer « tchinlab ») insiste sur le processus qui a lieu lors de l’attribution d’un tel poste. La première syllabe, byin, est parfois expliquée comme signifiant « éclaircissement, embellissement », et parfois comme « aptitude » ; tandis que rlabs a la connotation de « pouvoir » et que brlabs, dérivé du verbe rlob-pa, veut dire « transformer », en particulier transformer vers un état meilleur. Ainsi, byin-gyis-rlabs est souvent défini en tibétain soit comme une « transformation, par le fait d’un embellissement, en un état possédant pouvoir et aptitude », soit comme le fait d’accorder une telle transformation. Bien que « rlabs » soit aussi le mot tibétain pour « vagues », les explications traditionnelles ne font pas référence à cette signification du mot.
  • C’est pourquoi, dans certains cas, j’ai traduit le terme en anglais [partant en français] par « encouragement, « embellissement »,  « sublimation » [dans le sens de « rehaussement »] ou par « ennoblissement ». La traduction « inspiration » que j’ai le plus souvent utilisée connote la force qui fait advenir une telle transformation ou sublimation.

Dès lors, le terme sanskrit original et les diverses traductions de ce terme que j’ai citées font référence à une position de pouvoir et d’aptitude rehaussée, conférée par quelqu’un ou quelque chose, laquelle ressemble à la position de la personne ou de la chose qui la confère. Sont également connotés les processus de transformation qui amène une personne à cette position (autant dire cette « promotion »), l’action qui fait advenir cette transformation (à savoir, son attribution), et la force qui provoque cette transformation (à savoir, l’inspiration) ainsi que la manière dont la transformation se produit (à savoir au moyen d’un embellissement).

Le rôle de la force positive, des facteurs de la nature-de-bouddha, et des tendances pour des facteurs mentaux positifs

Votre question, alors, concerne les détails sur la manière dont une telle transformation d’encouragement se produit. Ce n’est pas une question aussi simple que cela à laquelle répondre dans la mesure où le terme chinlab est utilisé dans de nombreux contextes différents afin de faire référence à une grande variété de processus et de choses. Examinons d’abord l’inspiration dans le contexte du gourou-yoga, comme dans votre question.

Vous n’avez que partiellement raison quand vous suggérez que l’encouragement de la force d’une bonne qualité chez un disciple a lieu comme résultat du mûrissement de la force positive (bsod-nams, skt. punya ; « mérite ») sur le continuum mental du disciple, résultat activé grâce à l’inspiration émanée d’un maître spirituel. Or il existe beaucoup d’autres facteurs causaux en jeu  également présents sur le continuum mental des disciples, lesquels sont également activés par l’inspiration issue du maître.

La force positive est un facteur causal pour atteindre un niveau plus élevé d’une bonne qualité ou pour l’atteinte d’une réalisation. Mais les tendances pour des facteurs mentaux, tels que l’amour et la compassion, qui constituent ces bonnes qualités et les tendances pour la conscience discriminante grâce à laquelle on obtient une réalisation, sont également activées et renforcées par l’inspiration du maître.

À cela, nous devons ajouter l’inspiration issue d’un maître activant divers facteurs de la nature-de-bouddha tout aussi bien. Ceux-ci incluent les capacités innées de tous les êtres à connaître les choses, à communiquer, et à agir, de même que le facteur de la nature-de-bouddha de la capacité du continuum mental à être inspiré et encouragé vers un état plus élevé. En fait, le réseau de force positive sur tout continuum mental est aussi un facteur de la nature-de-bouddha.

Le vide [la vacuité] du processus d’inspiration

La transformation d’encouragement s’élève en dépendance de nombreuses causes et conditions. Ainsi, pour comprendre le processus d’inspiration, il est essentiel d’être très clair au sujet de la vacuité des trois cercles en jeu : (1) la personne qui confère l’inspiration, (2) celle qui la reçoit, et (3) l’inspiration elle-même. Aucun d’eux ne peut être établi comme existant par son propre pouvoir, de son propre côté, et de manière indépendante par lui-même. Autrement dit, l’existence de l’attribution d’une inspiration ne peut pas être établie sans qu’il y ait également quelqu’un qui la confère, quelqu’un qui peut la recevoir et la reçoit, et quelque chose, à savoir l’inspiration, qui soit conférée et reçue. En d’autres termes, l’existence de chacun de ces trois cercles ne peut être établie qu’en dépendance les uns des autres.

Mais pas seulement, l’existence de chacun des trois cercles ne peut aussi être établie qu’en dépendance du fait d’être l’objet référent des mots et des concepts pour les désigner. Qu’est-ce que « l’inspiration » ? C’est seulement ce à quoi le mot inspiration fait référence, sur la base de quelqu’un qui la confère, de quelqu’un qui la reçoit, et de la chose conférée, trois choses qui peuvent seulement être établies en relation l’une avec l’autre et en relation avec les mots et les concepts pour les désigner. 

Dès lors, l’ « inspiration » n’est pas une espèce de « chose » que l’on se passerait d’une personne à une autre, comme un ballon de football, et qui ensuite marquerait un but (une certaine force positive ou une tendance pour une bonne qualité) et qui aurait pour résultat de donner un score plus élevé. Ce que nous devons donc éviter, c’est de concevoir le processus d’inspiration comme le raccordement de l’esprit d’un maître spirituel au continuum mental d’un disciple avec les forces positives, les tendances positives, et les facteurs de la nature-de-bouddha de ce dernier, au moyen d’un lien à travers lequel quelque chose serait transmis, comme si les deux esprits, le lien et l’inspiration transmise étaient chacun une chose « trouvable » existant par elle-même, de par son propre pouvoir, encapsulée dans du plastic. Néanmoins, nous pouvons conventionnellement décrire le processus d’inspiration comme celui d’une inspiration issue d’un maître et reçue par un disciple, inspiration qui éveillerait ou stimulerait divers facteurs sur le continuum mental du disciple. Par ce moyen, le disciple se voit transformé vers un état de développement plus élevé qui ressemble à celui du maître.

Dans le cas du gourou-yoga, le maître spirituel ne confère pas consciemment la transformation qui encourage. Le disciple, en devenant inspiré, se manifeste non seulement en dépendance de la pratique réelle du gourou-yoga, mais également à partir de :

  • la compassion et l’amour du maître dans son désir d’apporter le bonheur à tous les êtres limités et de soulager leur souffrance, en plus des prières d’aspiration du maître et de la dédicace de la force positive d’être en mesure d’accomplir ce but,
  • les vraies bonnes qualités du corps, de la parole et de l’esprit du maître,
  • la ferme conviction (mos-pa) du disciple que le maître spirituel possède de fait ces bonnes qualités ainsi que l’appréciation (gus-pa) de la bonté du maître,
  • la capacité réceptive du disciple à recevoir l’inspiration, telle que lui, ou elle, l’exprime par de ferventes requêtes,
  • la force positive, les facteurs de la nature-de-bouddha et les tendances pour les facteurs mentaux positifs présents sur le continuum mental du disciple,
  • le facteur de la nature-de-bouddha comme quoi le continuum mental du disciple peut être encouragé [hissé] vers un état plus élevé.

Le processus pour devenir inspiré est alors facilité par le disciple récitant le mantra du nom du maître spirituel ou de celui du fondateur ou d’un membre proéminent de la lignée du maître. Cela aide le disciple à être plus focalisé et concentré. Le processus est en outre facilité par la visualisation inspirante du disciple, sous la forme de rayons de lumières colorées et de nectars, s’écoulant du maître vers lui, ou elle, et remplissant son corps. Cela aide à générer un véritable sentiment pour devenir inspiré.

Mais à nouveau, nous devons insister sur le fait qu’aucun des éléments dans le processus entier ne peut être établi comme existant par son propre pouvoir, par lui-même, comme s’il était trouvable en tant que « chose » référente correspondant aux mots et aux concepts pour le désigner. Néanmoins, si toutes les causes et les facteurs sont présents, le processus d’inspiration a lieu.

Le pouvoir et l’aptitude à être inspirant comme traits caractéristiques des bonnes qualités de quelqu’un 

Un autre point nécessite d’être clarifié. Bien que l’existence des bonnes qualités du corps, de la parole et de l’esprit du maître spirituel ne puisse être établie par le pouvoir de quoi que ce soit du côté des qualités elles-mêmes ou du côté du continuum mental du maître, néanmoins, conventionnellement, les bonnes qualités possèdent des traits caractéristiques. Ces traits caractéristiques, cependant, ne sont pas trouvables même au niveau de la vérité conventionnelle des bonnes qualités, pas plus qu’ils n’établissent l’existence conventionnelle des bonnes qualités. Comme c’est le cas pour les bonnes qualités elles-mêmes, ces traits caractéristiques sont établis simplement par les mots et les concepts pour les désigner.

Le défunt traducteur tibétain du VIIIe siècle, Kawa Paltseg (sKa-ba dPal-brtsegs), indique ces traits caractéristiques dans la définition qu’il donne pour « chinlab », que nous avons traduit en anglais [et en français] par « inspiration ». Il écrit : «  L’inspiration est le pouvoir et la force qui existe et demeure dans n’importe lequel des points du Dharma que l’on trouve sur les chemins [d’esprit] d’un arya. » 

Un « arya » est un être hautement réalisé ayant une cognition non conceptuelle des Quatre Nobles Vérités en général et, dans le contexte des arya bodhisattvas, une cognition non conceptuelle du vide en particulier. « Points du Dharma » fait référence aux réalisations et actualisations qui existent en tant qu’aspects des vrais chemins [d’esprit] sur le continuum mental d’un arya : c’est ce que le Dharma signifie. Autrement dit, un des traits caractéristiques des bonnes qualités d’un arya est qu’ils sont inspirants : ils ont le pouvoir et la force d’inspirer les autres.

Indubitablement, il est fait référence ici à la division en quatre sortes d’inspiration (byin-gyis brlabs-pa bzhi) ou quatre sortes d’inspiration des aryas (‘phags-pa byin-gyi rlabs-pa bzhi). Bien que j’aie été incapable de localiser la source et l’explication de ces quatre points dans les soutras, laissez-moi juste en dresser la liste et proposer des tentatives d’explication :

  • l’inspiration de la vérité (bden-pa’i byin-gyis rlabs-pa) – sans doute une référence à l’authenticité et à la véracité des réalisations et des actualisations des véritables chemins [d’esprit] d’un arya,
  • l’inspiration de la générosité (gtong-ba’i byin-gyis rlabs-pa) – juste une supposition : c’est peut-être une référence à la générosité de longue portée qui est l’un des caractères des véritables chemins [d’esprit] d’un arya, caractère atteint lors du niveau de la première terre,
  • l’inspiration des pacifications (nye-bar-zhi-ba’i byin-gyis rlabs-pa) – sans doute une référence aux véritables cessations des obscurcissements émotionnels ou des obscurcissements émotionnels et cognitifs à la fois, dont l’atteinte se produit grâce aux vrais chemins [d’esprit],
  • l’inspiration de la conscience discriminante [ou discernement] (shes-rab-gyi byin-gyis rlabs-pa) – fait peut-être une référence à la conscience discriminante non seulement du vide, mais des seize aspects des Quatre Nobles Vérités qui est le caractère principal des vrais chemins [d’esprit].

L’inspiration se produisant sans effort grâce à une influence illuminante

Un autre point à noter à propos de ces sortes d’inspirations des aryas, point également pertinent dans le cas du gourou-yoga, c’est que l’inspiration se produit à travers le processus d’une influence illuminante (‘phrin-las). « Influence illuminante » est parfois traduit par d’autres comme « activité-de-bouddha », mais il ne s’agit pas d’activité dans le sens ordinaire de « faire quelque chose ». L’ « influence illuminante » se produit automatiquement sans aucun effort conscient ni intention.

Maitreya décrit l’activité illuminante dans son Continuum sublime (rGyud bla-ma, skt. Uttaratantra) en se servant de l’analogie du rayonnement du soleil. Les bonnes qualités d’un bouddhha, explique-t-il, exercent une influence illuminante sur les autres, sans aucun effort conscient ni favoritisme, tout comme le soleil brille sans aucun effort conscient ni favoritisme des sa part. Néanmoins, afin de recevoir la chaleur du soleil, les êtres limités doivent se mettre au soleil. De manière similaire, un disciple a besoin de s’ouvrir à l’inspiration qui émane, sans aucun effort ni favoritisme, des bonnes qualités de son maître spirituel, homme ou femme, inspiration qui exerce une influence illuminante sur les autres. Dans son texte, Maitreya fait référence à « effort conscient et favoritisme » en se servant du terme « pensée conceptuelle », signifiant « préconceptions ».

L’inspiration à partir d’une figure historique au sein d’une lignée spirituelle

D’autre part, si, d’une manière subliminale, nous nous unissons et interagissons avec l’esprit du maître, est-ce que nous nous unissons et interagissons également avec l’esprit de la figure historique – celle sous la forme de laquelle nous imaginons notre maître ? Est-ce aussi le cas concernant n’importe quelle autre figure que nous imaginons et à laquelle nous nous ouvrons et faisons des requêtes, que nous imaginions ou non notre maître sous cette forme ? Autrement dit, pouvons-nous directement diriger notre esprit afin qu’il s’unisse et interagisse avec l’esprit d’un bouddha ou d’une figure historique sans nous servir de notre maître comme d’une sorte de canal ?

Le processus à travers lequel l’inspiration se produit, tel qu’expliqué ci-dessus, est exactement le même, qu’il se réfère à l’inspiration à partir d’un maître, à partir d’un fondateur de lignée ou d’une figure seule, ou qu’il se réfère à partir d’une lignée spirituelle dans son entier depuis le Bouddha Shakyamouni lui-même jusqu’à notre maître spirituel. Souvenez-vous, il n’existe rien de tel qu’une inspiration existante trouvable qui passerait, à l’instar d’un ballon de football, d’une personne à une autre, que ce soit directement à partir du Bouddha ou de notre maître jusqu’à nous, ou tout au long d’une lignée de maîtres successifs remontant jusqu’au Bouddha. Dès lors, en raison de cela, l’étendue d’espace et de temps entre n’importe lequel d’entre eux et nous n’est pas pertinente. Le processus d’inspiration se produit simplement, se manifestant à partir de toutes les causes et conditions adéquates. Nulle « connexion » existant de manière trouvable n’existe qui lierait nos esprits avec aucun des leurs.

Comme il a été mentionné plus haut, une des causes cruciales pour que se produise le processus d’inspiration est l’amour, la compassion, et les prières que la personne inspirante a faites, qu’elle soit notre maître spirituel, un maître de la lignée ou le Bouddha Shakyamouni. Ces prières avaient pour but d’être capable d’être bénéfique à tous les êtres limités dans les dix directions et les trois temps – passé, présent, futur. À cause de la vaste envergure du « Mahayana », si nous acceptons alors que ces prières aient réussi à aider à faire advenir les bonnes qualités atteintes par ces personnes, nous devons aussi accepter que l’influence illuminante de leurs prières continue de posséder le pouvoir et la capacité de nous être bénéfiques, aujourd’hui également, sous forme d’inspiration.

Shantideva dans S’engager dans la conduite d’un bodhisattva (sPyod-‘jug, skt. Bodhisattvacharyavatara) indique clairement ce point : 

(IX.35) Tout comme un joyau et un arbre exauçant les souhaits comblent tous les souhaits, de même, grâce au pouvoir des disciples à être domptés et aux prières, la Forme Illuminante d’un Triomphant apparaît.
(IX.36) En guise d’exemple, tout comme un Oiseau Garuda Guérisseur qui trépasse, après avoir réalisé un sceptre de médecine en bois, peut toujours apaiser le poison et autres venins, même après qu’une longue période de temps s’est écoulée suite à son trépas,
(IX.37) De même, quand un bodhisattva est passé en nirvana, après avoir réalisé le sceptre qui soigne (le corps) d’un Triomphant en accord avec le comportement d’un bodhisattva, ce dernier peut toujours accomplir tout ce qu’il y a à faire.

Quelles forces positives sont incitées à mûrir grâce à l’inspiration ?

Si nous nous unissons et interagissons de manière subliminale avec l’esprit du maître ou d’un bouddha, et que cela agisse comme circonstance pour faire mûrir notre force positive en réalisations, quelles qu’elles soient, est-ce que la réalisation, ou peu importe ce qui mûrit, se produit naturellement de façon innée dans un ordre progressif qu’on trouve au sein de tout esprit, ou cela se produit-il dans une sorte d’enchevêtrement dû à un milliard de legs karmiques ? Ou bien est-ce qu’un bouddha possède le contrôle complet de ce qui mûrira en premier selon ce qui sera le plus propice à notre croissance spirituelle ? 

Tout d’abord, nous devons différencier ici les divers types de forces positives. Si la force positive issue d’actions constructives n’est pas dédiée à la libération ou à l’illumination, alors c’est une force positive qui s’accumule en faveur du samsara. Si elle est dédiée à notre atteinte de la libération, c’est une force positive qui s’accumule en faveur de la libération ; et si elle est dédiée à notre atteinte de l’illumination, c’est une force positive qui s’accumule en faveur de l’illumination. Seule la force positive en faveur du samsara est une force karmique. Les deux autres types de force positive sont appelés « accumulateurs purs » et ne sont pas des phénomènes samsariques karmiques.

Par ailleurs, la force positive mûrit en de nombreuses choses : le fait d’expérimenter du bonheur, notre expérience des cinq agrégats facteurs d’une situation de renaissance, le fait de ressentir le besoin d’agir d’une façon similaire à nos actes constructifs antérieurs qui ont accumulés cette force, notre expérience des autres agissant envers nous comme nous avons agi envers eux, le fait d’expérimenter un certain type d’environnement, et le reste à l’avenant. De plus, il y a la force positive qui mûrit dans l’atteinte (thob-pa) d’une réalisation (rtogs-pa). Laissons de côté ce dernier type de mûrissement de force positive pour le moment et considérons d’abord les autres types de mûrissement.

Quant on parle d’inspiration agissant comme cause pour l’activation et le renforcement d’une tendance en vue d’une bonne qualité fonctionnant de manière intermittente, comme la compassion, je ne crois pas qu’aucune des trois sortes de force positive – accumulatrice de samsara, accumulatrice de libération, ou accumulatrice d’illumination – soit directement impliquée. Toutefois, ces trois types de force positive entrent en  jeu quand on considère la force positive qui mûrit sous la forme d’un sentiment comme d’aider quelqu’un, motivé par cette compassion. Il se peut que nous appliquions notre compassion à la poursuite d’un certain but samsarique, comme quand notre acte constructif d’aider quelqu’un est principalement motivé par le désir que cette personne nous aime. Ou bien nous pouvons appliquer notre compassion à la poursuite de la libération ou de l’illumination, comme quand notre acte constructif d’aider quelqu’un est motivé par le renoncement ou la bodhichitta.

Comme c’est le cas quand on reçoit de l’inspiration, le mûrissement de la tendance pour le facteur mental qui constitue une bonne qualité ainsi que le mûrissement d’une force positive adviennent en tant que phénomènes produits en dépendance. Autrement dit, la tendance en vertu de laquelle une bonne qualité mûrit et la force karmique pour ressentir l’envie que tel type d’action mûrisse dépendent d’une vaste multitude de causes et de conditions. Personne n’a le contrôle de ce processus : ni nous, ni notre maître, et pas même le Bouddha Shakyamouni lui-même.

Dans le cas de la tendance pour une bonne qualité, l’inspiration incite simplement une tendance à mûrir de manière intermittente afin que l’une d’entre elles mûrisse au point de développer et de rehausser cette bonne qualité. La bonne qualité qui se développe ou se renforce au sein de notre continuum mental sera semblable à la bonne qualité inspirante de la personne qui nous inspire.

Mais il existe d’innombrables tendances pour des facteurs mentaux positifs et des facteurs de nature-de-bouddha sur nos continuums mentaux qui nous permettront de développer des bonnes qualités pareilles à celles des maîtres spirituels et des bouddhas. Il existe aussi d’innombrables forces positives ou potentiels pour agir de façons similaires aux manières constructives avec lesquelles nous avons agi auparavant. De plus, chacune de ces tendances, chacun de ces facteurs et potentiels peuvent mûrir en un assortiment de résultats différents selon les divers facteurs qui peuvent affecter leur force. Le résultat qui mûrit, quand il mûrit, la force avec laquelle il mûrit, la forme que prend le mûrissement, pendant combien de temps ce qui mûrit reste manifeste sur notre continuum mental, comment ce qui mûrit change de moment en moment, etc., tout cela dépend des divers facteurs mentaux additionnels qui accompagnent notre expérience de chaque instant. Ces résultats dépendent également des circonstances extérieures où nous nous trouvons à chaque instant. Aucun de ces facteurs ne peut être établi comme existant par le pouvoir de quelque chose de trouvable de leurs propres côtés. Le mûrissement a lieu simplement en dépendance de leur interaction à tous, et certainement pas en dépendance du pouvoir de juste l’un d’entre eux, tel que l’intention d’un bouddha.

Quand on considère la force positive qui peut mûrir dans l’atteinte d’une réalisation, l’inspiration peut causer une tendance intermittente à venir à maturité pour faire mûrir la conscience discriminante à un degré rehaussé de ce facteur mental, permettant de ce fait la réalisation. L’analyse de ce type de mûrissement est la même que celle que nous avons déjà appliqué en relation avec la compassion. La force positive, cependant, peut également être mûrie et rehaussée par l’inspiration de telle sorte qu’elle fait advenir l’atteinte [de la réalisation] elle-même. De nouveau, l’atteinte de cette réalisation, etc., se produit également en dépendance de nombreux autres facteurs similaires à notre analyse ci-dessus. Une fois encore, celle des trois types de force positive qui est activée – accumulatrice de samsara, accumulatrice de libération, accumulatrice d’illumination – dépend des facteurs motivants qui accompagnent notre méditation ou toute pratique qui précipite notre atteinte de cette réalisation.

Dans le cas de réalisations qui sont simplement des compréhensions profondes ou des visions pénétrantes de divers points tels que l’impermanence, les inconvénients du samsara, etc., il n’y a pas d’ordre progressif inné. Leurs diverses présentations, comme les étapes graduelles du chemin du lam-rim, suggèrent plusieurs ordres progressifs bénéfiques, mais les pratiquants peuvent en obtenir des aperçus dans un ordre qui diffère même de ceux-ci. En revanche, dans le cas des cinq chemins – l’accumulation (le chemin de l’accumulation), l’application (le chemin de la préparation), la vision (le chemin de la vision), l’accoutumance (le chemin de la méditation), et le chemin de la fin de l’entraînement (le chemin où il n’y a plus rien à apprendre) – il existe un ordre progressif inné. Chacun de ces cinq chemins ne peut être atteint que sur la base de l’atteinte de celui qui le précède immédiatement. La même chose vaut en ce qui concerne le stade de génération (bskyed-rim) et le stade d’accomplissement (rdzogs-rim) dans la pratique de l’anuttarayoga tantra.

Mais, à nouveau, nous devons comprendre qu’il n’y a rien de tel qu’un ordre progressif établi par le pouvoir d’une certaine chose du côté des réalisations elles-mêmes ou du côté de leurs atteintes, ou encore du côté des continuums mentaux qui ont la capacité de les atteindre. Dès lors, il est clair que nous devons comprendre la coproduction conditionnée et la vacuité de la cause et de l’effet afin de commencer à comprendre comment l’inspiration aide à faire advenir le mûrissement de la force karmique.

Autres usages du terme « chinlab »

Bien que dans le cas d’une inspiration à partir d’un maître spirituel, d’un maître de la lignée, ou d’un bouddha le processus s’opère sans aucun effort conscient de la part de la source ou du destinataire de l’inspiration, il y a d’autres situations dans lesquelles le terme chinlab fait référence à un processus conscient de fabrication d’une « transformation encourageante ». Celles-ci ont lieu dans le contexte de la pratique du tantra et là, le processus d’effectuation d’une telle transformation peut être désigné par le terme d’ « ennoblissement ». Certains traducteurs traduisent « chinlab » dans ce contexte par « consacrer », mais pareil terme possède la connotation de rendre une chose sacrée, ce qui a pour effet d’introduire peut-être une saveur trompeuse, non bouddhique, au terme.

Une manière au moyen de laquelle l’ennoblissement prend place se fait par le renforcement des bonnes qualités. On en trouve un exemple dans la pratique de Guhyasamaja dans laquelle nous « ennoblissons » notre corps, notre parole, et notre esprit par le biais de visualisations élaborées en invoquant des figure-de-bouddhas, en leur faisant des requêtes, puis en les dissolvant dans d’autres figures-de-bouddhas visualisées à l’intérieur de nous et représentant notre corps, notre parole, et notre esprit.

Une autre manière d’ennoblissement se produit dans presque toutes les pratiques de l’anuttarayoga tantra, où nous « ennoblissons » nos organes reproducteurs par des visualisations d’instruments rituels et de syllabes-germes à l’intérieur d’eux. Pareillement, dans la pratique de Vajrabhairava par exemple, nous « ennoblissons » nos stimulateurs cognitifs (les capteurs visuels, auditifs, etc.) en visualisant des syllabes-germes ou des figures-de-bouddhas sur eux. Dans ces cas, nous ne transformons pas ces caractéristiques de notre corps, lequel est déjà visualisé comme une figure-de-bouddha, en quelque chose qu’il n’était pas auparavant. Plutôt, comme il est expliqué dans les enseignements Sakya sur l’inséparabilité du samsara et du nirvana, chacun de ces aspects de nos corps possède deux niveaux d’apparence : un niveau ordinaire, appelé apparence « impure », ainsi qu’une « pure » apparence. Grâce à ces procédures d’ennoblissement, nous révélons simplement le niveau de pure apparence qui a toujours été là.

La pratique du tantra inclue aussi des articles « ennoblissants » qui ne font pas partie de nos corps – spécifiquement, divers types d’offrandes et, dans l’anuttarayoga tantra, le vajra et la cloche qu’on utilise au cours des rituels. Là, nous accomplissons consciemment la transformation d’embellissement. Dans le cas de l’offrande interne (nang-mchod) effectuée dans l’anuttarayoga tantra par exemple, la transformation d’embellissement comporte quatre étapes :

  • L’élimination (bsang-ba) d’interférences au moyen de la coupe d’offrande physique située devant nous. Celle-ci s’effectue par le biais de visualisation de figures courroucées chassant les esprits interférents loin d’elle.
  • La purification (sbyang-ba) de l’apparence impure de la coupe et de son contenu sous l’aspect d’une coupe ordinaire avec du thé dedans et ayant tous deux une existence dûment établie. Ceci s’effectue en dissolvant cette apparence impure par la concentration sur sa vacuité de modes d’existence impossibles.
  • La génération (bskyed-pa) d’une apparence de la coupe et de ses contenus sous l’aspect de différents types de viande et de substances corporelles représentant les agrégats et les éléments de nos corps ordinaires.
  • L’ennoblissement (byin-gyi-labs) de la chair et des substances corporelles au moyen de visualisations représentant leur purification, leur réalisation, et leur sublimation (sbyang-rtogs-sbar gsum). La « purification » concerne leur couleur, leur odeur, leur goût et leur potentiel. La « réalisation » se rapporte à elles en tant que nectar accordant la délivrance de toutes les maladies ainsi que l’immortalité, et implique donc de les visualiser comme se transformant en nectar. La « sublimation » concerne l’accroissement de ce nectar de telle sorte qu’il devient inépuisable.

Dans le cas des offrandes externes (phyi-mchod) composées d’eau, de fleurs, d’encens, etc., les visualisations de l’ « ennoblissement » en quatre étapes sont beaucoup plus simples.

Un dernier exemple d’ennoblissement d’un article non connecté avec le corps concerne les pilules spéciales, aussi appelées « chinlab », qu’on traduirait ici peut-être par « pilules ennoblies [ou consacrées] ». Ce sont de minuscules pilules, faites de fleurs séchées, d’herbes et autres substances, au-dessus desquelles un maître spirituel, de concert ordinairement avec une assemblée monastique, récite des milliers de mantras tout en se focalisant sur des visualisations spéciales accompagnées de la conscience béate de leur vacuité. Au terme d’un nombre donné de répétitions du mantra, le maître spirituel souffle sur les pilules et ainsi les « ennoblit [consacre] ». Quand celles et ceux, avec une croyance confiante dans la capacité ennoblissante de ces pilules, avalent l’une d’entre elles, ils se sentent eux-mêmes encouragés et ennoblis par elles. Certaines variétés de telles pilules ennoblissantes aident à éliminer les obstacles et les interférences de la personne qui les avalent ; d’autres aident à guérir la personne d’une maladie. Une fois encore, on doit insister sur l’importance de la compréhension du vide et de la nature produite en dépendance de toutes les choses en jeu, ceci afin de comprendre correctement comment le fait d’avaler des pilules ennoblissantes [consacrées], chinlab, est bénéfique à tout un chacun.

Les mantras  en tant que moyen de façonner les souffles d’énergie subtile

Il y  a une autre source d’information à propos de laquelle je suis extrêmement confus. Concernant le fonctionnement des mantras, je comprends la théorie sur la manière dont ils façonnent les souffles d’énergie subtile, lesquels ont pour résultat certains états d’esprit. De même, [je comprends] comment le mantra peut aussi contraindre les souffles d’énergie subtile à entrer et se dissoudre dans le canal central, accédant au souffle d’énergie le plus subtil et à l’esprit de claire lumière.
En dépit de ces théories sur la pratique du mantra, pour une raison extrêmement particulière, ces enseignements sont rarement délivrés dans certains endroits, qu’on y assiste aussi bien en Inde, au Népal, qu’en Occident. Bien que certains Guéshés ou Khenpos issus des quatre traditions tibétaines aient reçu leur éducation dans des universités monastiques réputées, pour une raison particulière ils enseignent souvent seulement une autre théorie sur le fonctionnement du mantra. Ils disent que le mantra fonctionne par « bénédictions » (du moins c’est ainsi que le traducteur traduit la chose). Ils disent que quand on récite un mantra, nous recevons des bénédictions, car le mantra est conféré doté de pouvoir à partir de la parole illuminée des bouddhas.
Je suis envahi par la confusion. Y a-t-il une raison pour laquelle la théorie du modelage des souffles d’énergie subtile n’est pas communément enseignée au lieu de, ou en marge, de cette théorie des « bénédictions » ?      

L’explication des mantras comme façonnage des souffles d’énergie afin de faciliter leur entrée, leur station, et leur dissolution dans le canal d’énergie central découle des enseignements sur la récitation-vajra (rdo-rje bzlas-pa). Il s’agit d’une pratique très avancée, qu’on fait au stade de l’isolation de la parole (ngag-dben) de la pratique du stade d’accomplissement (rdzogs-rim) dans l’anuttarayoga tantra. On trouve une explication complète de la récitation-vajra et de l’isolement de la parole dans des textes comme La Lampe qui illumine « Les Cinq Stades » (Rim-lnga gsal-sgron), le commentaire de Tsongkhapa du texte de Nagarjuna Les Cinq Stades (Rim-lnga gsal-sgron, skt. Pancakrama), concernant la pratique du stade d’accomplissement en cinq étapes du Tantra de Guhyasamaja. Dans la mesure où il s’agit d’un sujet extrêmement avancé, il n’est ni fréquemment étudié ni enseigné. Toutefois, puisque le principe de base derrière cette pratique peut aider à rendre plus compréhensible aux Occidentaux la récitation des mantras en général, je le mentionne dans mon explication sur la théorie des mantras.

Le pouvoir de transformation sublimant des mantras

S’il y a du vrai dans cette théorie des « bénédictions », j’essaie de comprendre comment cela fonctionne, il s’agit juste d’une supposition, mais est-ce ainsi que cela marche ?
Par exemple, quand on récite « OM MANI PADME HUM », est-ce que nous unissons automatiquement de manière subliminale notre esprit avec les esprits d’une lignée ininterrompue de maîtres depuis le Bouddha Shakyamouni inclus ou un autre bouddha ? Ce qui fait que l’énergie sublimante issue de cette entière lignée ininterrompue interfère avec notre esprit de façon telle qu’elle fait office de  circonstance, laquelle fait mûrir notre force karmique positive de telle sorte que son résultat suscite la compassion dans notre esprit ? Et le même processus se poursuivrait à travers tous les mantras concevables et leurs résultats appropriés ?
S’il existe un processus par lequel nous nous unissons de manière subliminale et interagissons de cette façon, suffit-il de réciter simplement le mantra ? Ou bien pour recevoir cette énergie sublimante, devons-nous ajouter d’autres causes au mélange causal pour que le processus fonctionne ? Par exemple, si une personne quelconque dans le monde, sans connexion aucune avec une lignée ininterrompue, mais qui, au lieu de cela, tomberait par hasard sur un mantra dans un livre de Dharma et commencerait à le réciter, est-ce que ce processus pourrait marcher ? Ou bien est-ce que le mantra doit être venu directement de la transmission d’un lien valide au sein d’une chaîne à partir d’une lignée ininterrompue de maîtres jusqu’à inclure un bouddha ?
Si ce processus pour fonctionner doit provenir d’une lignée ininterrompue, est-ce que les maîtres doivent avoir obtenu du mantra des résultats afin que l’énergie sublimante du mantra continue de passer à travers la lignée ininterrompue ? Par exemple, si un maître qui a obtenu les effets du mantra a oralement transmis le mantra à un étudiant, mais que cet étudiant n’a jamais pratiqué ce mantra, plus encore, s’il n’en a pas obtenu de résultats, est-ce que cet étudiant peut transmettre le mantra à d’autres gens, gardant ainsi la lignée de bénédictions ininterrompue afin que les autres gens puissent en tirer profit ?
Est-ce seulement l’énergie sublimante d’un bouddha qui passe à travers la chaîne ininterrompue de la lignée, cette dernière agissant comme un conduit, et que chaque maître de la lignée est une portion de ce conduit à travers lequel l’énergie sublimante d’un bouddha passe ? Ou bien est-ce que l’énergie sublimante est un mélange des énergies de tous les êtres et des énergies sublimantes d’un bouddha incluses dans cette lignée ininterrompue ?

L’explication de la manière dont l’énergie sublimante fonctionne à travers la récitation d’un mantra est la même que celle qui intervient dans le gourou-yoga. Ici, cependant on doit ajouter un peu de ce que je viens juste d’expliquer concernant l’ennoblissement d’éléments qui ne font pas partie de notre corps – dans le cas présent, le son des mantras.

Les mantras sont des exemples de la parole illuminée, proférée par le Bouddha apparaissant dans les tantras sous la forme des diverses figures-de-bouddhas. En tant que parole illuminée, le son des mantras a été « ennobli » grâce à la compassion du Bouddha, l’amour, la bodhichitta, les prières et la réalisation du vide. Ainsi, les mantras sont des sons inspirants et, comme les définit Kawa Peltseg, ils ont la caractéristique de posséder un certain pouvoir et une certaine capacité. Mais, comme nous l’avons expliqué auparavant, il n’y a rien de trouvable du côté du son des mantras qui, par son propre pouvoir, établisse l’existence de ce pouvoir et de cette capacité. Le pouvoir et la capacité s’élèvent en dépendance d’innombrables autres causes et conditions.

Quand elle est effectuée par quelqu’un qui a une croyance confiante dans le pouvoir des mantras, la récitation de mantras peut activer et renforcer les tendances des diverses bonnes qualités telles que la compassion ou la conscience discriminante. Cette activation et ce renforcement sont grandement facilités si, précédant et accompagnant la récitation des mantras, nous pratiquons également une forme appropriée de méditation, telle que la visualisation, l’analyse, etc. D’autre part, selon la motivation qui accompagne la récitation – motivation samsarique, motivation de renoncement, ou de bodhichitta – la force positive correspondante pour atteindre la réalisation est rehaussée. 

Si vous demandez si la récitation d’un mantra accompagnée d’incrédulité dans le pouvoir des mantras est capable de faire advenir des résultats positifs, je doute que cela puisse être le cas. Si la récitation s’accompagne d’indécision cela va plus dans la direction de la croyance confiante en leur pouvoir, la récitation produit alors un résultat plus faible que quand elle est accompagnée de pleine confiance.

Est-ce que toutes les personnes dans la lignée de transmission orale du mantra doivent avoir obtenu des résultats de sa récitation ? Non. La capacité inspirante du mantra et son pouvoir s’élèvent en dépendance du simple fait qu’il a été originellement proféré par le Bouddha. Bien sûr, toute réalisation par les membres de la lignée de transmission orale du mantra rehaussera la capacité inspirante et le pouvoir du mantra, mais un tel renforcement supplémentaire n’est pas une nécessité. Les membres de la lignée doivent simplement assurer l’exactitude des mots et des syllabes du mantra, sans en ajouter ni en omettre aucuns.

La même chose est vraie dans le cas de la transmission orale des mots d’une déclaration scripturale d’un bouddha ou d’un maître spirituel ultérieur. Après tout, rien de ce qui a été énoncé par le Bouddha n’a été couché par écrit à son époque. La transcription écrite des paroles du Bouddha a commencée seulement des siècles plus tard. Ainsi, le seul moyen pour assurer l’exactitude de ces paroles illuminées était pour chaque génération de disciples de les entendre récitées par quelqu’un de la génération précédente qui les avait mémorisées, en s’appuyant sur le fait que cette personne les avait elle-même entendues réciter par quelqu’un de la génération qui la précédait. Et pour que cela fonctionne correctement, la chaîne de personnes transmettant les paroles illuminées, que ce soit un mantra ou une déclaration scripturale, doit être ininterrompue et remonter jusqu’à la source des paroles, à savoir le Bouddha. Ainsi, pour donner un exemple, avec la permission de Sa Sainteté le Quatorzième Dalaï-Lama, j’ai passé la transmission orale de la lignée spéciale de Serkong Dordjétchang du texte de Tsongkhapa L’Essence de l’explication excellente des sens interprétables et définitifs (Drang-nges legs-bshad snying-po) au Deuxième Serkong Rimpotché. J’ai fait cela en me fondant sur le seul fait que j’avais reçu sa transmission orale de mon maître, le Premier Serkong Rimpotché. Je n’avais jamais vraiment étudié le texte, encore moins obtenu une quelconque réalisation de son sens.

Qu’en est-il de la récitation d’un mantra sans en avoir reçu sa transmission orale ou en recevant sa transmission orale de quelqu’un qui n’a pas réellement reçu son authentique transmission orale ? Je pense que dans ce cas, il se peut qu’il y ait un certain pouvoir inspirant, mais il sera plus faible que si nous le recevions à travers une lignée ininterrompue de transmission orale. Par exemple, Shantideva a écrit dans S’engager dans la conduite d’un bodhisattva :

(VIII.118) …animé d’une grande compassion, le Gardien Avalokiteshvara a élevé même (jusqu’au pouvoir de) son propre nom pour chasser les craintes des êtres errants, (telle que la timidité) face à une audience…

« Élevé » ici, c’est le terme chinlab. Mais à nouveau, nous devons éviter de penser que le pouvoir du mantra est établi par quelque chose de trouvable à l’intérieur du son du mantra.

Qu’en est-il si la transmission orale du mantra se fait avec la mauvaise prononciation ou si nous le prononçons incorrectement ? Je pense que, dans ce cas, il n’y a pas de différence de pouvoir et de capacité si on le récite de ces manières incorrectes. Après tout, les Tibétains ne prononcent pas certains mots des mantras de la même façon que les Indiens le faisaient. Par exemple, les Tibétains prononcent le mot sanskrit vajra « bendza » tandis que les Mongols, eux, disent « ochir ». Néanmoins, on ne peut pas dire que les Tibétains et les Mongols qui récitent des mantras en prononçant « bendza » ou « ochir » au lieu de « vajra » n’ont eu aucune réalisation ou que leurs réalisations étaient moindres que celles de Indiens qui prononçaient « vajra ». La capacité inspirante instillée par le Bouddha dans les sons du mantra est toujours transmise en dépit de la déformation de sa prononciation. C’est dû au fait qu’il y a toujours transmission ininterrompue du mantra. Après tout, la transmission orale des textes originellement écrits en sanskrit est considérée comme ininterrompue même quand la transmission s’est poursuivie avec la récitation de textes traduits en tibétain ou en chinois. La ligne de transmission est pareille à un continuum mental individuel : chaque moment n’est jamais le même ni totalement différent du moment précédent. Chaque moment surgit simplement en dépendance du moment précédent telle une continuité ininterrompue, avec rien de trouvable passant d’un moment à un autre pour établir l’existence de la continuité.

Qu’en est-il si nous, ou quelqu’un d’autre, fabriquons un mantra et que nous le récitions en générant de la compassion ? Il se peut que sa récitation nous aide à rester focalisé sur la compassion, mais si nous savons qu’il ne provient pas du Bouddha, nous n’en tirerons certainement pas l’inspiration du Bouddha. C’est la raison pour laquelle, bien que nous puissions nous visualiser sous la forme chrétienne de Marie en tant qu’aide pour nous concentrer sur l’amour et la compassion, il est totalement incorrect d’appeler cela une pratique bouddhique tantrique. D’autre part, c’est hautement irrespectueux pour le christianisme d’agir ainsi, dans la mesure où les chefs religieux chrétiens n’approuveraient pas une telle pratique et la considéreraient probablement comme hérétique. Ce n’est pas la même chose que dans le cas de tantras bouddhiques utilisant des figures qu’on trouve également dans les tantras hindous, telles que Sarasvati. La raison en est que l’usage de cette figure dans les tantras bouddhiques vient d’un bouddha, et l’hindouisme accepte le Bouddha comme une incarnation de Vishnou. Aussi les Hindous ne trouve pas cet usage irrespectueux.

Qu’en est-il si nous avons une croyance confiante qu’un mantra fabriqué par un individu quelconque provient vraiment du Bouddha et que nous récitions ce mantra inauthentique ? Ce cas ressemble à l’exemple du moine tibétain à qui sa mère avait demandé de lui rapporter une dent du Bouddha alors qu’il se rendait en pèlerinage en Inde. Le moine oublia la requête de sa mère, mais finalement s’en souvint juste avant de revenir chez lui. En désespoir de cause, afin de ne pas décevoir sa mère, il ramassa une dent de chien qu’il trouva sur le sol, la nettoya, l’enveloppa dans un beau tissu et l’offrit à sa mère, déclarant que c’était une dent du Bouddha. La mère avait une croyance confiante dans le fait que c’était certes la dent du Bouddha et, grâce à l’inspiration qu’elle en conçut, obtint de nombreux accomplissements spirituels.

Dans cet exemple, la mère fut inspirée par le Bouddha du fait de sa seule croyance confiante, sans que cette inspiration ait été transmise à travers la dent de chien. Similairement, je pense que si nous croyons en toute confiance qu’un mantra provient du Bouddha, alors que ce n’est pas le cas, notre croyance confiante en le Bouddha nous apportera de l’inspiration. La même chose pourrait être vraie si nous recevons la transmission orale d’un authentique mantra, en pensant que la transmission a été ininterrompue, alors qu’en fait elle a été interrompue.

L’interaction inconsciente des bouddhas avec nos esprits

Est-ce que des maîtres hautement réalisés ou des bouddhas s’unissent et interagissent avec nos esprits, dans le sens où ils infiltreraient notre train de pensées, sans que nous en soyons conscients ? Par exemple, quand on s’engage formellement dans un raisonnement visant à connaître conceptuellement le vide, sont-ils capables d’interagir avec notre esprit de telle sorte qu’ils peuvent « donner un coup de pouce » à notre train de pensées à tel moment et le « pousser » à un autre afin de garder notre raisonnement sur les rails autant que possible et que finalement nous nous rapprochions d’une connaissance conceptuelle du vide ?

Les textes insistent toujours sur l’importance de faire des requêtes aux bouddhas et à nos maîtres spirituels pour en recevoir de l’inspiration. Faire des requêtes pour obtenir de l’inspiration est une façon très puissante de démontrer notre réceptivité et notre souhait d’être inspiré. Cela implique que si nous ne faisons pas de requêtes d’inspiration, nous ne sommes pas aussi ouverts que nous pourrions l’être pour en recevoir. Pour cette raison, je ne pense pas que nous puissions recevoir de l’inspiration des bouddhas, et le reste à l’avenant, si nous n’en sommes pas conscients. Même quand nous recevons de l’inspiration, ce n’est pas comme si « quelque chose » de trouvable, à savoir l’inspiration, infiltrait nos esprits et nous protégeait de commettre des fautes. 

L’inspiration quand on considère notre maître spirituel comme un bouddha

Quand certains textes déclarent que nous devrions percevoir toutes les apparences comme le Dharmakaya [le corps de vérité] du gourou, bien que le gourou ne soit pas un véritable bouddha, mais simplement semblable à un bouddha, sommes-nous tout à fait unis subliminalement et en interaction avec l’énergie sublimante d’un bouddha ?

Oui, je crois que nous les sommes. Si, sur la base d’une croyance confiante qu’une dent de chien est la dent d’un bouddha, quelqu’un peut recevoir l’inspiration d’un bouddha, nous recevons d’autant plus d’inspiration que nous avons une croyance confiante dans notre maître spirituel en tant que bouddha ? Dans le cas de notre maître spirituel, homme ou femme, nous nous focalisons sur ses authentiques bonnes qualités et les reconnaissons comme des qualités d’un bouddha. En nous focalisant sur des qualités illuminantes, nous recevons l’inspiration d’un bouddha. Il y a un proverbe tibétain qui dit : « Si on se concentre sur notre maître spirituel comme étant une personne ordinaire, nous obtenons l’inspiration d’une personne ordinaire. Si nous nous concentrons sur lui, ou elle, en tant que bouddha, nous obtenons l’inspiration d’un bouddha. »

Rencontrer rigpa, la pure conscience, face à face, grâce à l’inspiration d’un maître Dzogchen

Dans la littérature dzogchen, on déclare qu’un maître dzogchen peut introduire directement l’étudiant à rigpa, la pure conscience. Une façon de faire cela est grâce à l’inspiration. Quand cela se produit, est-ce que l’esprit d’un individu s’unit de manière subliminale et interagit avec l’énergie sublimante du maître dzogchen de telle façon que cela fait mûrir d’énormes quantités de force positive d’un seul coup ? Est-ce que le maître dzogchen doit posséder certaines qualités uniques pour que ce processus se produise ? Ou est-ce que l’esprit du maître, avec qui nous avons une profonde connexion karmique, agit comme un canal pour que l’énergie sublimante d’un bouddha passe au travers, et est-ce l’énergie sublimante du bouddha qui interagit avec notre esprit ?

Tout d’abord, il est important de comprendre le terme technique employé ici, ngo-sprod, que vous avez cité dans sa traduction habituelle « introduire ». En réalité, le terme signifie « rencontrer face à face ». L’inspiration émanée d’un maître dzogchen peut agir comme l’une des causes pour l’accumulation de force positive illuminante sur notre continuum mental afin de mûrir en l’atteinte de la réalisation de rigpa, la conscience profonde. Cette pure conscience, primordialement non souillée, a sous-tendu chacun des moments de notre expérience sans commencement. La réalisation de cette pure conscience est une rencontre avec elle, face à face, de telle manière que cette pure conscience « connaît son propre visage », ce qui veut dire que nous sommes désormais conscients de sa véritable nature permanente [durable]. 

L’occasion de notre rencontre face à face avec rigpa peut être précipitée par notre maître dzogchen, homme ou femme, expliquant rigpa par des mots – soit dans le contexte d’une cérémonie rituelle ou en dehors d’un tel contexte – voire même sans rien dire en faisant un certain geste. Mais dans la mesure où les autres peuvent entendre ces mots ou voir ces gestes sans faire l’expérience, en tant que résultat, d’une rencontre face à face avec rigpa, notre propre rencontre face à face avec rigpa survient en dépendance d’un grand nombre de facteurs additionnels, incluant l’inspiration d’un maître dzogchen.

Le facteur additionnel le plus important est que nous devons avoir accumulé une énorme quantité de force positive illuminante après avoir accompli avec succès, dans des vies antérieures ou dans cette vie, les préliminaires communes et non communes (ngondro), et développé au moins un niveau avancé de concentration, avec comme objectif la bodhichitta, ainsi qu’un niveau de compréhension conceptuelle correcte du vide. En outre, nous devons avoir reçu des transmissions de pouvoir tantriques, pris les vœux qui s’y rapportent et atteint un certain niveau de réussite dans la pratique de la visualisation et de la récitation des mantras du stade de génération (bskyed-rim) et dans les pratiques impliquant les souffles d’énergie et les canaux d’énergie (rtsa-lung) du stade d’accomplissement. Sur la base d’une telle énorme accumulation de force positive illuminante et de conscience profonde, de même qu’à travers la pratique des diverses étapes de la méditation dzogchen, alors grâce au pouvoir de l’inspiration du maître dzogchen, et sans aucun effort supplémentaire, il se peut que nous en venions à rencontrer rigpa face à face. Cette rencontre face à face, toutefois, doit en passer par les stades habituels de la méditation dzogchen : tout d’abord en accédant et en reconnaissant l’alaya des habitudes (bag-chags-kyi kun-gzhi), puis le rigpa radieux (rtsal-gyi rig-pa) et enfin le rigpa de l’essence (ngo-bo’i rig-pa).

Le processus grâce auquel l’inspiration fait advenir une transformation sublimante en sorte de nous aider à être en mesure de rencontrer rigpa face à face est le même que celui que nous avons déjà expliqué en rapport avec les autres exemples du pouvoir de l’inspiration. Dans ce dernier cas, la propre réalisation du maître dzogchen est en elle-même inspirante et, de plus, pour avoir un impact sur nous, le maître agit comme un conduit pour la lignée tout entière, en remontant jusqu’au Bouddha. Mais, bien entendu, cela se produit sans rien de trouvable ayant une existence établie de son propre côté, passant du Bouddha de maître en maître, puis sur nous – sans qu’il y ait d’ « inspiration » existante trouvable ni de « réalisation » existante trouvable.

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