Équanimité quant à la façon dont nous nous sommes traités

Résumé

Nous avons commencé notre discussion par la manière d’égaliser nos attitudes à notre égard, dans le but de nous aider à surmonter les émotions perturbatrices dirigées à notre encontre. L’émotion perturbatrice la plus forte pour beaucoup d’entre nous est un sentiment de manque d’estime couplé à une attitude négative envers soi. Cela peut se manifester par le fait de ne pas s’aimer, voire même, plus fortement encore, de se haïr. Mais ce n’est pas la seule des attitudes perturbées que nous pouvons avoir vis-à-vis de nous-mêmes. Nous pouvons surestimer notre côté merveilleux (en étant obsédés par nous-mêmes) ou bien nous pouvons être tout à fait naïfs à notre propos (en ignorant nos besoins et, en un sens, en les déniant). Nous avons évoqué la manière d’adopter certaines des méthodes bouddhiques comme la technique connue sous le nom de « s’égaliser et s’échanger avec autrui » pour gérer ce problème, fondée sur un verset des Sept Points pour entraîner l’esprit, dans lequel il est dit : « avec tout le respect dû à la pratique de prendre-et-donner, commencez par vous-mêmes ».

L’un des points abordés en relation avec le développement d’un sentiment d’équanimité envers soi établissait une distinction entre le « moi conventionnel » et le « faux moi ». Rappelez-vous que ce que nous cherchons à développer ici est une attitude vis-à-vis de nous-mêmes qui soit égale, souple, et sans à-coups. C’est ce que veut dire le mot « équanimité » dans ce contexte. Cela signifie qu’on se considère sans attitude négative, ou positive du genre : « Comme je suis merveilleux ! », sans non plus s’ignorer : autrement dit sans aversion, rejet ou répulsion, sans attirance également, enfin sans la naïveté de se dénier.

Nous avons passé en revue ce que nous avons fait dans nos vies : les moments où nous avons commis des fautes ou échoué, ceux où nous avons réussi, et enfin ceux où rien de particulier ne s’est produit, juste le train-train quotidien habituel. Nous avons vu que tout le monde commet des erreurs, que tout le monde connaît des réussites, et qu’elles n’ont pas à revêtir un caractère spectaculaire : le simple fait de cuisiner un bon repas est un succès. Et il n’y a aucune raison pour que la vie doive avoir un caractère dramatique et qu’elle soit ponctuée d’événements sensationnels ou franchement terribles. Le fait est que pour la plupart d’entre nous la vie revêt un caractère très ordinaire.

La nécessité de nier le « faux moi »

Le cas est le même avec le fait de se sentir heureux ou malheureux. Ces sentiments n’ont pas besoin d’être spectaculaires. Parfois nous pensons qu’ils doivent être vraiment forts et intenses pour être en mesure d’éprouver vraiment quelque chose. Pareilles opinions conduisent les gens vers des sports extrêmes ou à s’infliger des perçages corporels (piercings) afin de véritablement avoir des sensations fortes. Sans quoi, ils ont l’impression qu’ils ne ressentent pas vraiment les choses. Mais cela repose sur une forme d’aliénation par rapport à ses propres sensations. Si on analyse plus en profondeur cette forme d’aliénation, on découvre une grande confusion sur ce qu’est le fait de sentir, sur qui on est, et sur ce que c’est que de faire l’expérience de vivre. Nous n’avons pas besoin de faire des expériences dramatiques pour établir le fait que nous existons. Croire que de telles expériences ont le pouvoir de nous faire exister pour de vrai est une erreur. C’est la raison pour laquelle la distinction entre le « moi conventionnel » et le « faux moi » est d’une grande importance. Elle est cruciale.

Notre tendance nous porte à nous identifier simplement aux petits événements de notre vie ou à des aspects minimes de nous-mêmes. Souvent ceux-ci peuvent être plutôt dramatiques émotionnellement, comme un échec ou une réussite. Cela peut même revêtir un caractère extrême comme d’avoir été abusé (sexuellement), maltraité, voire brutalisé. On s’identifie à cela et ensuite on fonde notre identité là-dessus, ou bien on dénie les faits et les réprime complètement. Mais, en s’identifiant à cela, nous avons alors un exemple très clair de ce qu’est le « faux moi ». Nous considérons cette identité comme étant notre « moi » et imaginons qu’il s’agit vraiment de « moi », un moi solide et réel, et cela de façon permanente, dans toutes les situations. Mais ce « faux moi » ne correspond à rien de réel. C’est juste une projection de notre imagination.

C’est cela le « faux moi », celui que nous devons nier. « Nier » veut dire comprendre que c’est un leurre, bon pour la poubelle ; cela ne correspond à rien de réel. C’est pourquoi nous devons nous débarrasser de ce concept erroné, ce qui n’est pas chose si facile à faire. La raison en est que nous avons une telle habitude de croire à cette projection. Pour s’en débarrasser, cela demande beaucoup d’entraînement, de discipline, de concentration, de discernement clair entre ce qui est réel et ce qui est un fantasme, etc. – cela réclame un gros effort fondé sur la ferme motivation d’y parvenir. L’entraînement bouddhique s’est spécialisé dans ce genre de choses. Cependant, quand nous réfutons le « faux moi », ce n’est pas comme si on se retrouvait avec rien. Il nous reste le « moi conventionnel ». J’existe. Vous existez. Un maître zen vous en donnerait la preuve en vous frappant avec un bâton et vous en ressentiriez de la douleur. Donc, de toute évidence, j’existe. 

Le « moi conventionnel » couvre toute l’étendue de tout ce qui nous arrive dans notre vie, n’est-ce pas ainsi ? Non pas qu’il y ait un « moi solide » qui se déplacerait comme s’il était détaché de nous-mêmes et qu’on regarderait notre vie se dérouler comme dans un film. Cette façon de voir est dangereuse dans la mesure où elle peut conduire à un sentiment d’aliénation, lequel à son tour pourrait conduire à de nombreux problèmes émotionnels. Le « moi conventionnel » est le « moi » imputé sur la base des événements et des expériences en perpétuel changement de la vie. C’est ça le « moi ». Or ce « moi » change constamment – je grandis et vieillis de moment en moment – sans rien de solide qui resterait toujours le même. Le « moi conventionnel » s’appuie sur cet ensemble.

Éviter les deux extrêmes

À ce stade, nous devons éviter les deux extrêmes. L’un est le nihilisme, qui dénie complètement l’existence d’un moi. Quand on en vient à cet extrême, on fait preuve de naïveté à propos de soi : on ignore ses besoins. On ne s’affirme pas. On ne revendique pas la volonté ni le besoin d’imposer des limites dans ses relations, dans son travail, etc. Le premier des extrêmes, donc, consiste à réfuter le « moi conventionnel ». Faire preuve de nihilisme, c’est se dire : je ne compte pas, je ne suis rien.

L’autre extrême consiste à exagérer, à gonfler le « moi conventionnel » jusqu’à lui faire prendre la taille du « faux moi » et de s’identifier à ce dernier. Cela donne ce qu’on appelle à l’Ouest le « narcissisme » : « Je suis tellement important. Ce que je pense et ressens est à ce point important que tout le monde doit le savoir. » Comme si tout le monde y trouvait réellement un intérêt. Cette auto-inflation narcissique est amplifiée de nos jours par les réseaux sociaux, tels que Facebook et Twitter, au moyen desquels les gens ont l’impression qu’ils doivent diffuser dans le monde entier ce qu’ils ressentent à propos du moindre événement survenu dans leur vie. La contrepartie émotionnelle de ce comportement est ce sentiment de se dire « je suis si important, si spécial, si merveilleux ». 

Quand on a une attitude de colère à propos de soi, on peut osciller entre ces deux extrêmes. D’une façon nihiliste, on peut nier et ignorer ses besoins en tant que personne : « Je suis si stupide et bon à rien que je ne mérite pas d’être aimé. Je ne mérite pas d’avoir des amis et d’être heureux, parce que je ne vaux rien. » Une telle attitude vis-à-vis de soi-même conduit à l’extrême du nihilisme. Fondamentalement, cela réfute le « moi conventionnel » : « Je n’existe pas, je ne compte pas. »

L’autre extrême, l’inflation de soi due à la colère, véhicule une prodigieuse culpabilité et le sentiment qu’on doit se punir parce qu’on est tellement négatif. Cela peut se traduire par des manifestations psychologiques souvent inconscientes. L’une d’elles consiste à saboter toute relation dans laquelle nous nous engageons, en nous assurant qu’elle ne marchera pas et que nous continuerons à échouer. En un sens, cela revient à se punir. Quand on se sent coupable, il y a là une véritable obsession du « moi », lequel s’enfle jusqu’à devenir le « faux moi », qu’on imagine exister vraiment comme étant « mauvais ». Nous faisons une fixation sur le fait qu’on est mauvais, que ce qu’on a fait est nul, et on ne lâche pas prise.  Un autre syndrome assez commun est l’extrême de la boulimie, en se rendant obèse, pour s’assurer que personne ne nous trouvera séduisant. Dans de tels cas de figures, une attitude négative vis-à-vis de soi-même peut conduire à l’un ou l’autre de ces deux extrêmes.

Tout ceci est pertinent dans notre discussion sur l’équanimité. Ce que nous cherchons à atteindre est une sorte de milieu – ce qu’on appelle dans le bouddhisme  « la voie du milieu », un chemin intermédiaire. La « voie médiane » ne signifie pas une semi-négation ou une semi-inflation du soi. Ce n’est pas ce que « la voie du milieu » veut dire. C’est plutôt dépasser cette polarité et confirmer la réalité du « moi conventionnel », et cesser de s’identifier avec le « faux moi ». On y parvient en essayant d’atténuer et de tempérer ces émotions et attitudes perturbatrices qu’on entretient avec les événements de notre vie et envers le « moi » en relation avec ces événements. 

Développer l’équanimité vis-à-vis de soi quant à la manière dont nous nous sommes traités

Avançons dans cette partie du travail de l’égalisation. L’aspect suivant que nous examinerons est la façon dont nous nous considérons nous-mêmes, comment nous nous sommes traités – pas nécessairement en relation avec un événement particulier, mais juste en général – quel type de comportement nous entretenons à notre égard. Il peut être de trois sortes.

En premier lieu, notre attitude peut être un simple et banal manque d’estime. Cela peut se traduire en s’adressant en pensée des mots rudes : « Je suis un tel idiot. » « Je suis un tel perdant. » On se sert probablement d’un langage plus vigoureux encore.

Le deuxième type d’attitude peut être une trop haute opinion de soi : « Je suis tellement merveilleux. Je suis tellement spécial. » On risque fort alors d’être un peu trop condescendant et indulgent envers soi. Cela peut se manifester de plusieurs façons, bien entendu. Par exemple : « Je dois toujours être au centre de l’attention », ou : « J’ai toujours raison », ce genre de choses. Nous exigeons beaucoup des autres.

La troisième attitude consiste à ignorer nos besoins, et cela se manifeste en ne nous traitant pas de manière équitable. Souvent, cela peut être dû au fait d’avoir en charge des bébés ou des enfants en bas âge. Dans ce cas, bien sûr, les besoins du bébé dépassent les nôtres, et il se peut qu’on repousse nos limites par manque de sommeil, et ainsi de suite. Mais c’est là une situation d’un genre un peu différent. Toutefois, ce dont nous parlons ici, c’est d’être perfectionniste et de tirer trop fort sur la corde : nous n’avons pas une attitude réaliste à notre égard, aussi bien en ce qui concerne nos besoins que nos limites.

Appliquons la même méthode que celle que nous avons employée hier à propos des événements de notre vie afin de rendre plus paisible et égale la façon avec laquelle nous nous sommes considérés et traités.

À propos des périodes où nous avons manqué d’estime de soi

D’abord essayons de susciter en nous un sentiment passé de manque d’estime de soi. « Je suis un perdant », « je suis un idiot », attitude, j’en suis sûr, que la plupart d’entre nous ont eu à un moment ou à un autre. Essayons de nous rappeler ce sentiment afin de pouvoir l’examiner (il ne s’agit pas ici de faire comme si nous le mettions en pratique).  « Personne ne m’aime. D’ailleurs, pourquoi devrait-on m’aimer ? Je ne mérite pas de l’être. » On pourrait évoquer bien des manifestations de ce type.

Ensuite, procédons à son analyse : « Si vraiment j’étais comme ça, mauvais, indigne d’être aimé, alors je devrais l’être avec tout le monde. Mon chien ne m’aimerait pas ; ma mère non plus ; personne ne m’aurait jamais aimé. Mais, attendez un instant. En vérité, mon chien m’aime, donc je ne peux pas être tout à fait mauvais. Ma mère m’aime toujours, fort heureusement. » Ainsi nous voyons qu’il n’y a pas de vraie raison de nous sentir si négatifs envers nous-mêmes. Est-ce qu’il y a un fondement solide à cela, qui durerait toujours ? Non.

C’est là le vrai problème, voyez-vous. Quand les gens sombrent profondément dans le manque d’estime de soi, ils sont même incapables de se rappeler aucun aspect positif les concernant, ou quelqu’un qui les aime vraiment – comme leur chien, ou leur mère, ou qui que ce soit dans leur vie – comme s’ils n’avaient jamais eu d’ami, ce qui est fort peu probable. On s’efforce alors de contrebalancer ce sentiment et on constate que : « Bon, je n’ai pas toujours eu une attitude négative à mon égard. Parfois, les choses se passaient bien. » Nous traiterons plus loin la question de savoir laquelle de ces deux attitudes l’emporte, la positive ou la négative ; il s’agit là d’un débat différent. Mais, à y bien regarder, objectivement, on s’aperçoit que quelquefois on n’avait pas une si mauvaise opinion de nous-mêmes, qu’en fait nous nous traitions bien, même si cela consistait à s’acheter une tablette de chocolat et à la manger, parce qu’on aime bien le chocolat. Essayons de penser à des exemples simples comme celui-là.

Alors, on décide qu’il n’y a pas de véritable raison de toujours avoir mauvaise opinion de soi, qu’on est capable de se traiter avec douceur, gentiment, comme dans l’exemple de la tablette de chocolat. On prend la résolution d’essayer de ne pas s’adresser en pensée des mots trop durs ni de se traiter rudement. Voyez-vous, on doit reconnaître qu’agir ainsi cause notre malheur. Et pourquoi voudrait-on être malheureux ? Personne ne veut vraiment l’être. Il y a bien assez d’occasions de l’être comme ça. Pourquoi nous rendre encore plus misérables en ayant une attitude négative à notre égard ?

[Pause pour pratiquer]

À propos des périodes où nous avions une trop haute opinion de nous-mêmes

Ensuite, on évoque les moments où on avait une trop haute opinion de soi, et où on se gratifiait avec une indulgence excessive, en se gavant de chocolat ou en buvant trop d’alcool. Puis, on se demande : « Pourquoi suis-je si indulgent avec moi-même ? Est-ce parce que je me trouve si merveilleux ? En fait, je ne pense pas toujours comme ça, n’est-ce pas ? Il n’y a donc aucune raison pour me sur-récompenser ou me priver. » Tel est le problème, soit on se prive : « je ne mérite pas d’avoir cela », soit on est trop laxiste : « je suis quelqu’un de super ; j’ai donc le droit de manger tout le gâteau au chocolat ; je mérite bien une semaine de congé. »

[Pause pour pratiquer]

C’est pourquoi on ne doit pas tomber dans les deux extrêmes, celui de manger de la crème glacée tous les jours ou celui de ne pas en manger du tout. En prendre de temps en temps, de manière modérée, ça va. De même, pas besoin d’être en vacances tout le temps, pas plus que de n’en prendre jamais. Faisons preuve de modération. Maintenant il est vrai que la plupart d’entre nous ne tombons pas dans ces extrêmes, bien qu’un grand nombre parmi nous ait tendance à aller dans cette direction. Bref, nul besoin de se dire sans arrêt : « je suis un idiot, je suis un idiot ». D’un autre côté, nul besoin non plus de se dire : « Ah ! Comme je suis génial, comme je suis génial ! »

À propos des périodes où nous avons ignoré nos besoins

Le troisième exemple consiste à se rappeler les moments où nous avons ignoré nos besoins, comme si nous étions une personne insignifiante qui ne comptait pas, et où nous ne nous sommes pas traités de façon équitable. Bien évidemment, on pourrait pousser l’analyse de plus en plus profondément. Derrière le fait de ne pas exprimer nos désirs ou nos besoins, il pourrait y avoir de multiples raisons. On pourrait craindre, si on les exprimait, d’être rejetés ou abandonnés. Il y a de nombreuses variantes à ce sujet.

En outre, ces trois tendances, à savoir le manque d’estime, la surestimation et le déni de soi, n’arrivent jamais complètement séparées l’une de l’autre. Souvent, comme dans l’exemple suivant, elles sont mêlées : « Je ne tiendrai pas compte de mes besoins et ne dirai rien ou ne me fixerai aucune limite (là, il s’agit de naïveté) parce que j’aurai peur d’être rejeté si j’agis ainsi (dans ce cas, il s’agit d’un manque d’estime de soi).

Il nous faut analyser de la sorte : « Mais, y a-t-il une bonne raison pour que je ne me traite pas équitablement ? Je ne suis pas « personne » tout de même ? J’ai des besoins, comme tout un chacun. J’ai des limites comme tout le monde. S’il y a du gâteau, pourquoi n’en aurai-je pas une part, comme n’importe qui d’autre ? »

[Pause pour pratiquer]

Il existe un autre point sur lequel réfléchir. « Si les autres peuvent me dire “non”, pourquoi ne pourrai-je pas leur dire “non” ? » C’est une question délicate, beaucoup plus difficile. Bien entendu nous faisons référence ici au fait de dire “non” quand il est raisonnable de le faire, et non pas au fait d’être quelqu’un dit toujours “non”. Ce dernier cas est extrême. Comme je le disais au début, il s’agit là d’un point intéressant, difficile à analyser. « Suis-je dans une telle demande d’affection que j’aie peur de dire “non”, car je veux vraiment que les autres m’aiment ? » Est-ce bien l’état d’esprit qui sous-tend cette demande ? « Je suis affamé d’affection, assoiffé du désir que les autres m’aiment, c’est pourquoi je ne veux pas dire “non”. J’en veux encore et encore et encore, car j’ai le sentiment de n’avoir jamais eu assez de marques d’affection, ou bien de n’en avoir jamais reçues, et comme j’en ai un besoin désespéré, je ne vais pas dire “non”. Je ne me fixerai pas de limites. » On parle ici de limites dans les relations affectives. Ainsi, quand les autres profitent de nous ou nous maltraitent, nous ne voulons pas leur dire “non” car nous sommes affamés d’affection, tout comme on meurt de faim pour de la nourriture.

Parvenu à ce point, on se dit : « Qu’en serait-il vraiment si mon souhait se réalisait ? » Si quelqu’un nous témoignait sans arrêt de l’affection, cela pourrait devenir très ennuyeux, n’est-ce pas ? D’un côté on se dit qu’on n’en a jamais eu assez et, d’un autre, on se dit que d’en avoir trop, cela peut s’avérer très encombrant. Imaginez un chien qui vous lècherait toute la journée, cela vous rendrait fou. Vous le repousseriez. Soit dit en passant, le fait de se servir d’exemples extrêmes frisant l’absurde, c’est là une méthode typiquement bouddhiste : « Est-ce bien ça que je veux, qu’un chien me lèche le visage toute la journée ; que quelqu’un d’autre me dise : “Oh ! Comme tu es merveilleux !” et me prenne dans ses bras et me touche toute la journée ? Au bout d’un moment, nous dirions certainement : “Ça suffit comme ça !” »

Maintenant vous pourriez objecter : « Mais est-ce que je ne pourrais pas en avoir juste un petit peu ? » Mais ce « juste un petit peu » n’est jamais assez. C’est là tout le côté épineux, déplaisant de l’affaire. Combien de notre nourriture préférée doit-on manger pour en profiter, pour en jouir vraiment ? C’est une question intéressante. Est-ce qu’une cuillerée suffit ? Partant d’un tel exemple, on voit bien que nous ne sommes jamais satisfait ni rassasié. Réfléchissez-y.

[Pause pour pratiquer]

Prendre en compte et réfléchir aux trois situations

En dernier ressort, on s’imagine aux prises avec ces trois sortes d’humeurs et ces trois façons de se traiter : quand on s’adresse des invectives (« je suis un tel idiot ; je suis un tel raté ») suite à une attitude exagérément négative à propos de soi, puis quand on fait preuve de trop d’indulgence à son égard (« je suis merveilleux ; je suis tellement génial ; je suis tellement spécial »), et, enfin, la troisième, quand nous avons juste ignoré nos besoins (« je suis insignifiant, un moins que rien »). Nous essayons alors de considérer ces trois aspects comme étant « juste notre “moi”, le simple “moi conventionnel” ». Il n’est pas nécessaire de rajouter par dessus ce « simple moi » une attitude négative, ou trop indulgente et positive, ou encore une attitude négligente de déni. La manière dont nous nous traitons est une conséquence du fait de projeter ou non de telles attitudes.

Plus on avance dans cette analyse, et plus nous sommes ramenés à un niveau fondamental. La vie comporte des hauts et des bas ; c’est parfaitement normal. Parfois nous sommes malheureux, parfois nous sommes heureux – même si ce n’est pas de manière spectaculaire – et parfois, c’est comme si nous ne ressentions rien. L’important ici est de voir que le « moi » est imputé sur la totalité de ces situations. Telle est la base de ce « moi », qui vit ces hauts et ces bas. Ceci ne concerne pas seulement les événements fluctuants de la vie, mais aussi les humeurs dont nous faisons l’expérience, par lesquelles nous passons, heureuses, malheureuses. Il n’y a pas lieu de s’identifier à aucune d’entre elles : « Du fait que je suis malheureux, c’est que je suis un perdant, un bon à rien. » « Du fait que je suis heureux, c’est que je suis quelqu’un de merveilleux. » Ou encore : « Du fait que je n’éprouve rien, c’est que je suis juste un zéro. »

On décide alors qu’on ne va pas se maltraiter ni être trop indulgent quand on fait des choses pour soi, comme d’essayer de se rendre la vie trop confortable, toujours à obtenir les choses qu’on désire, ou celles dont on a besoin. C’est comme de se gâter soi-même. De même qu’on peut gâter un jeune enfant en cédant à tous ses caprices, de même, on peut se gâter soi-même.

On décide également qu’on ne va pas non plus ignorer ses besoins. Peu importe ce qu’on ressent –  qu’on soit  heureux, malheureux, ou, d’une manière relative, ce qui semble ne ressembler à rien – on va se traiter avec équanimité. Quelle que soit notre humeur, on va garder une attitude égale envers soi. On ne va pas se laisser aller à aucun de ces extrêmes.

[Pause pour pratiquer]

C’est sur la base d’une telle équanimité, grâce à laquelle nous n’entretenons plus aucune attitude perturbée vis-à-vis de nous-mêmes, que nous pouvons développer des attitudes plus positives et saines à notre égard. Nous sommes à même de reconnaître nos potentialités, nos capacités, sans les dénier – c’est ce qu’on appelle dans le bouddhisme les divers aspects de notre « nature-de-bouddha » – mais sans non plus les exagérer en nous disant : « Oh ! Je suis tellement merveilleux, je possède toutes ces caractéristiques de la nature-de-bouddha. » C’est une exagération grossière comme celle qui consiste à dire : « Moi, moi, moi, je suis si merveilleux, si spécial. » Nous possédons tous des aptitudes – certaines personnes peuvent rencontrer plus d’obstacles que d’autres – mais les potentialités et les capacités fondamentales de l’être humain sont présentes. Nous devons reconnaître ce fait sans en faire quelque chose de tellement spécial (« je suis tellement spécial, tellement génial ! »). Ayez de l’équanimité envers elles. Travaillez avec ces qualités avec une attitude égale, non une attitude perturbée.

Questions

Encourager nos enfants à mieux faire

Devons-nous aider nos enfants à faire mieux que leurs amis ? Ou bien est-il préférable de les aider à reconnaître leurs limites et de leur expliquer qu’ils sont bien comme ils sont ?

C’est une question difficile parce que, de toute évidence, différents enfants réagiront différemment à cet égard. Si on se sert des exemples des autres – « Pourquoi ne réussis-tu pas aussi bien à l’école que ton frère ou ta sœur aînée ? » – cela peut parfois avoir l’effet inverse et faire que l’enfant se sente complètement dévalorisé, même si vous ne faites pas la comparaison de manière explicite.

Je connais des exemples dans lesquels l’aîné des enfants de la famille était l’égal d’une superstar à l’école. Il était bon en tout, aussi bien en sport qu’aux examens. Puis le plus jeune frère ou la plus jeune sœur arrivent et ont les mêmes professeurs. Et même si les parents ne disent rien, les professeurs font ce genre de comparaison : « Pourquoi n’êtes-vous pas aussi bons que votre frère ou votre sœur aînée ? » C’est une question difficile, très difficile.

Aussi pour ce qui est d’encourager nos enfants à grandir et se développer en leur fournissant l’exemple des autres, on doit faire très attention à ne pas pousser trop loin dans ce sens. On doit éviter de provoquer chez eux une attitude du genre « je ne suis pas assez bon ». Néanmoins, je pense qu’en encourageant l’enfant à avoir plus de discipline, ou à travailler plus, à développer certains talents – peu importe que ce soit à l’école, ou ailleurs, dans d’autres domaines (il se peut même que, si l’enfant est trop jeune, il ne comprenne pas) – si vous lui expliquez que « cela le rendra plus heureux », plutôt que de lui dire « cela t’apportera plus de réussite », ce genre d’arguments-là, si vous lui dites « cela fera de toi une personne plus heureuse », sans doute est-ce plus habile. N’avancez surtout pas comme raison que « cela lui fera gagner plus d’argent dans la vie ». Cela aussi peut être une source de problèmes. Non, laissez les choses telles quelles, dites-lui simplement : « Tu seras juste plus heureux. S’il y a quelque chose, un projet que tu veux accomplir, tu seras à même d’avoir la discipline et la concentration pour le réaliser. »

Si cela marchera ou non, il est très difficile de le dire, car, même si vous vous donnez en exemple, les enfants de parents qui réussissent se sentent parfois complètement inadaptés. De nouveau, l’équanimité ici est très importante. Si vous êtes un homme d’affaires brillant ou un parent quelconque auréolé d’un certain prestige, peu importe, ne le faites pas remarquer de manière insistante à votre enfant, car il pourrait se sentir impropre, inadéquat, inadapté : « Je dois m’élever dans la vie jusqu’à ce niveau. Mais cela m’est impossible. Je ne suis bon à rien. Vous ne m’aimerez pas si je ne fais pas comme vous, or j’en suis incapable. » D’où toutes sortes de problèmes. La même chose est vraie si vous dites à votre enfant : « Je suis un raté. Ne fais pas comme moi, ne sois pas un raté toi aussi. » Cela aussi peut s’avérer plutôt étrange. « Je suis l’enfant d’un raté, en conséquence pour être fidèle à la tradition familiale, moi aussi je dois être un raté. » Cela peut causer un véritable gâchis.

C’est pourquoi l’équanimité dont nous parlons ici a de nombreuses applications, de nombreuses applications positives.

Le problème du nihilisme

Si nous faisons preuve de nihilisme envers nous-mêmes et pensons : « Je n’existe pas. Rien n’existe », alors est-ce qu’il n’est pas possible de tomber dans un autre extrême ? « Si rien n’existe, rien n’a d’importance. Je peux faire tout ce que je veux, je peux acheter autant de crème glacée que je veux puisque rien n’existe. »

Oui, absolument. Il y a de nombreuses conséquences à la naïveté. La naïveté à propos du « moi » – « Je n’existe pas. Je ne compte pas » (il s’agit dans ce cas de naïveté à propos de la réalité) – peut alors conduire à la naïveté à propos de la causalité : « Peu importe ce que je fais, cela n’a pas d’importance ; cela n’aura pas de conséquence. »

Ainsi, dans le bouddhisme, on identifie deux sortes de naïveté ou inconscience (inconscience est le terme technique, de même qu’ignorance). L’une concerne la loi de cause et effet – référence faite aux causes et effets du comportement, pas seulement aux lois de la physique. Elle mène à des comportements destructifs, tant pour soi-même que pour autrui, du fait qu’on pense qu’il n’y a pas de conséquences ni d’effets à nos actes. Vient ensuite l’autre sorte de naïveté, à savoir l’inconscience ou la confusion à propos de la réalité – comment j’existe, comment les autres existent, comment le monde existe – laquelle se tient derrière les continuels hauts et bas de la vie et ses difficultés, ce qu’on appelle le « samsara ».

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