Être bouddhiste au vingt-et-unième siècle
Je dis toujours aux Tibétains, et aussi aux Chinois et aux Japonais, et aux Ladakhis et à tous les bouddhistes de la région himalayenne ‒ je leur dis toujours que maintenant que nous sommes au vingt-et-unième siècle, nous devrions être des bouddhistes du vingt-et-unième siècle ! Cela signifie avoir de meilleures connaissances dans le domaine de l’éducation moderne, de la science moderne et de toutes ces choses, ainsi que dans l’utilisation d’installations modernes, mais en même temps [cela signifie aussi] avoir la pleine conviction [NDLT : du bien-fondé] des enseignements du Bouddha sur l’altruisme infini, la bodhichitta et la vue de l’interdépendance, pratityasamutpada [la production interdépendante]. Ensuite on peut être un bouddhiste authentique tout en appartenant au vingt-et-unième siècle.
Récemment je me trouvais à Nubra [Ladakh] et comme je m’étais arrêté sur la route pour déjeuner, des gens du coin sont venus ‒ nous en connaissions certains depuis vingt ou trente ans ‒ alors j’ai bavardé avec eux. Je leur ai demandé : « Qu’est-ce que le bouddhisme ? » et ils ont répondu « Buddham saranam gacchami. Dharmam saranam gacchami. Sangham saranam gacchami [Je prends refuge dans le Bouddha, le Dharma, le Sangha]. Voilà le bouddhisme. » C’est trop simple ! Alors je leur ai demandé quelles sont les différences entre le Bouddha, Jésus-Christ et Mahomet et ils ont répondu : « Pas de différence. » Ce n’est pas juste. En tant que grands enseignants de l’humanité, ils sont pareils. Mais en ce qui concerne leurs enseignements, il y a une grande différence. Le bouddhisme est non théiste. Un jour je vous ai demandé si le bouddhisme est une forme d’athéisme ou non, et vous avez mentionné que l’athéisme signifie « anti-Dieu ». Le bouddhisme n’est pas anti-Dieu. Le bouddhisme respecte toutes les religions mais il est non théiste dans le sens où il n’y a pas de créateur, pas de concept d’un créateur. Ainsi, du côté des enseignements ‒ du côté philosophique ‒ il y a de grandes différences entre le bouddhisme et ces autres religions, mais ces villageois avaient l’impression qu’il n’y en a pas.
Cela me rappelle une fois, au Tibet, un lama donnait un enseignement et les gens lui ont demandé : « Où sont les Trois Joyaux ? Où est le Bouddha ? » Alors le lama est resté un petit moment silencieux, puis il a montré du doigt le ciel et a dit : « Oh ! Le Bouddha est dans un palais de cristal dans l’espace, entouré de lumières scintillantes. » Ce n’est pas vrai. Le Bouddha est en fin de compte dans notre cœur ‒ la nature de bouddha.
C’est pourquoi je veux vous dire qu’il faut aller à la base réelle du Dharma du Bouddha [les enseignements du Bouddha]. C’est comme quand on a un plat de résistance ‒ du riz ou de la farine, ou de la tsampa pour les Tibétains ‒ et puis des légumes. De beaux légumes, d’excellents légumes. Mais sans le plat de résistance, avoir seulement un peu de légumes ‒ seulement quelques accompagnements ‒ cela ne suffit pas. C’est quelque chose d’important à comprendre.
Le tronc et les branches de la tradition
En général je décris le bouddhisme tibétain comme étant la pure tradition de Nalanda [dans le sens où il est l’héritier des enseignements des dix-sept grands maîtres de l’ancienne université monastique indienne de Nalanda]. Alors c’est la base. J’e xplique aussi à nos groupes de bouddhistes, y compris à ceux qui sont au Ladakh, l’analogie du tronc d’arbre et de ses différentes branches. La tradition de Nalanda est comme le tronc de l’a rbre. Puis les [traditions tibétaines des] Nyingma, Sakya, Kagyu, Guéloug (Gelug), Kadam, Jonang ‒ toutes sont comme les branches.
Récemment je me trouvais au centre Dorzong, un centre Drugpa Kagyu. Leurs Rinpotchés ont en général de très bons programmes d’études, non seulement pour leurs propres moines mais aussi pour les jeunes étudiants tibétains laïques. J’ai demandé le programme à Dorzong Rinpotché, c’est un très bon programme. Alors je leur ai exposé l’analogie du tronc et des branches et leur ai montré, puisque c’est une question d’unité, que les Sakya, Nyingma, Kagyu, Guélug, Kadam et Jonang remontent tous à la racine. Il n’y a pas de différence. Mais quand trop d’insistance est mise sur les branches, alors les petites différences ici et là se mettent à ressortir exagérément. Ces branches sont importantes ; on y trouve des choses spéciales comme le dzogchen [la grande complétude] et le mahamudra [le grand sceau] et le lamdré des Sakya [la voie et ses résultats], et seltong-zungjug [la paire jointe de clarté et de vacuité]. Elles sont toutes bien et toutes se rattachent au tronc. C’est une très bonne chose lorsque leurs caractéristiques spéciales viennent se greffer sur une connaissance exhaustive des enseignements de base du tronc. Alors c’est complet. Mais si l’on néglige la base des enseignements et si l’on s’en tient seulement aux branches, alors ce n’est pas complet et il y a un risque de mauvaise interprétation.
Donc, voici le tronc : les maîtres de Nalanda. En général je décris dix-sept maîtres de Nalanda. Leurs textes constituent les explications fondamentales du bouddhisme [NDLT : les bases du bouddhisme]. Les autres sont les branches.
L’importance du scepticisme
Selon le tronc – la base des enseignements du bouddhisme ‒ le scepticisme est crucial. Maintenant, je pense et j’espère être bouddhiste, mais je n’ai plus la conviction [NDTL : de l’existence] du Mont Mérou. Les deux vérités et les nobles vérités sont les véritables explications du cosmos, des galaxies et du Big Bang. C’est là le véritable enseignement du Bouddha et du bouddhisme.
La présentation des textes classiques est structurée autour des quatre placements de la confiance (rton-pa bzhi). [Ne placez pas votre confiance dans la personne, placez-la dans ses enseignements ; ne placez votre confiance dans ses mots, placez-la dans leur signification ; ne placez pas votre confiance dans leur signification interprétable, placez-la dans leur interprétation définitive ; (pour les comprendre) ne placez pas votre confiance dans votre conscience qui divise, placez-la dans votre conscience profonde.] Les textes classiques mentionnent qu’un public authentique pour ces livres, un lectorat sérieux, doit avoir une attitude de scepticisme. Les lecteurs doivent examiner le contenu du livre, voir s’il a un rapport avec leur vie. Quel en est le bénéfice temporaire ? Le bénéfice à long terme ? Un public sérieux doit avoir clairement conscience de la pertinence du texte avant d’en suivre les enseignements.
C’est exactement l’approche de Nalanda. Les gens dans l’auditoire doivent être sceptiques. Le scepticisme apporte l’interrogation ; l’interrogation apporte l’examen ; l’examen apporte des réponses. C’est la seule approche qui soit logique.
Réfutation des croyances sur le Mont Mérou et sur le lieu de l’enfer
Quand j’étais à Sar Ashram il y a une quarantaine d’années de cela, j’ai mentionné à une certaine occasion : « Le Bouddha n’est pas venu sur cette planète pour la cartographier. Alors s’il y a un Mont Mérou ou non n’est pas l’affaire du bouddhisme. C’est sans importance ». Comme cela. Alors nous avons la liberté de rejeter l’explication de Vasubandhu [Abhidharmakosha : Une Maison au trésor de thèmes particuliers de la connaissance]. Il faut faire une distinction entre les significations littérales et symboliques. Il est écrit dans le Kalachakra que le Mont Mérou et toutes ces choses symbolisent le corps humain de la tête à la plante des pieds et l’on trouve de nombreuses explications tantriques similaires. Ainsi, ces symboles ont une signification, un but.
En ce qui concerne les enfers, le concept des enfers : je trouve très difficile d’admettre ce qui est mentionné dans l’ Abidharmakosha de Vasubandhu, à savoir que les huit enfers différents se trouvent à vingt lieues [pagtse (dpag-tshad), skt. yojana] sous Bodhgaya. Le pagtse est beaucoup plus long qu’un kilomètre. Alors si l’on va toujours plus bas, encore et encore, les enfers sont très probablement en Amérique ! Mais ce serait vraiment une honte de dire que l’Amérique est un enfer. Donc ces choses ne sont pas difficiles à réfuter.
Il y a trois façons de comprendre quelque chose : à travers la perception sensorielle, à l’aide de l’inférence fondée sur le raisonnement, ou en s’en remettant aux écritures qui font autorité. Cela signifie [dans le cas de l’écriture] que l’on se fie à une tierce personne. Je dis souvent aux gens que c’est comme pour notre anniversaire : nous n’avons aucun moyen de vérifier quand a vraiment lieu notre anniversaire. Nous devons pour cela nous fier à une tierce personne : par exemple, à notre mère. Et pour pouvoir accepter la description donnée par une tierce personne, nous devons d’abord chercher la preuve que cette personne est honnête et fiable et qu’elle a un esprit normal. Il faut que nous testions ses dires dans un autre domaine, quelque chose que nous pouvons vérifier, et si notre examen révèle qu’il en est ainsi, alors nous savons que cette personne est fiable et n’a pas de raison de mentir ou de faire semblant. Ensuite nous pouvons admettre ses autres déclarations.
Alors, comme cela, il se peut qu’il y ait des phénomènes mystérieux qui soient au-delà de notre niveau de compréhension et au sujet desquels nous n’avons pas d’expérience. Si quelqu’un rapporte avoir réellement fait l’expérience de tels phénomènes, nous pouvons vérifier ses écrits et voir s’i ls sont fiables sur d’autres points. Si c’est le cas, nous pouvons alors nous fier à ses explications sur les choses qui dépassent notre entendement. C’est une approche à adopter face à certaines explications que l’on trouve dans la littérature bouddhique.
Maintenant, selon pramana ‒ la logique et l’épistémologie ‒ [il y a différents types de preuves et de réfutations. Un type de réfutation implique un phénomène qui devrait être observable mais qui ne l’est pas]. Par exemple, d’a près l’ Abhidharmakosha, le soleil et la lune sont à égale distance de la Terre et au fur et à mesure qu’ils tournent autour du Mont Mérou, ils laissent apparaître le jour et la nuit. Effectivement, il nous semble faire l’expérience de l’ombre du Mont Mérou [la nuit], mais si nous faisions l’expérience de son ombre, alors nous devrions aussi voir la montagne. En Inde, en ces temps reculés, Vasubandhu n’avait pas la possibilité de vérifier l’existence d’un Mont Mérou. Mais maintenant que nous avons des véhicules spatiaux, nous devrions le voir. Si le Mont Mérou existait, nous devrions le voir. Mais du fait que nous ne le voyons pas, nous pouvons dire qu’il n’existe pas.
Il y a ainsi des réfutations qui impliquent la situation de ne pas pouvoir observer le phénomène que l’on tente de prouver, ou d’observer le contraire. Dignana et Dharmakirti ont clairement mentionné ces choses dans leurs textes. Alors si l’on fait appel à notre propre épistémologie bouddhique, la non-existence du Mont Mérou est facile à prouver. Il n’y a pas de problème à réfuter ces choses.
Un jour, dans le sud de l’Inde, lors d’un grand rassemblement de moines étudiants ‒ je crois qu’i ls étaient plus de dix milles (toutes les institutions monastiques majeures étaient là) ‒ j’ai partagé mon point de vue sur l’importance de la science et fait part de mon idée qu’il est important d’apprendre la science, la science contemporaine. Ensuite j’ai mentionné que je ne crois pas au Mont Mérou ni à toutes ces choses et j’ai ajouté : « Oh ! Mais je vous en prie, ne me prenez pas pour un nihiliste! » Le premier jour de mon enseignement portait davantage sur la relation entre la science bouddhique et la science occidentale. Le second jour j’ai donné des explications sur les enseignements du bouddhisme. Donc le premier jour, j’ai été plus innovateur dans mon enseignement, et le second jour était davantage une journée d’enseignement religieux traditionnel. Alors en tout cas, il n’y a aucun problème à réfuter ces choses.
Les dangers potentiels de la dévotion au gourou
Alors maintenant si l’on se reporte à la racine, il n’y a pas d’insistance sur l’importance de la dévotion. Mais si l’on se tourne vers les branches, comme le mahamudra ou le dzogchen, alors le yoga du gourou est très important. Au point même d’abîmer certains de ces lamas et de faire de leurs centres des lieux de culte. Pourquoi cela ? Parce que les enseignements de base du bouddhisme ont été oubliés et parce qu’il y a une focalisation sur les branches uniquement.
Comme Naropa, le professeur principal de Marpa, le personnage central de la lignée Kagyu. Naropa était l’un des grands érudits de l’institution de Nalanda. Par la suite il devint pratiquant du Tantrayana et avait l’air d’un mendiant ou d’un sadhu. Seul Naropa avait la potentialité nécessaire pour pratiquer ces choses car il avait étudié tous les textes importants alors disponibles dans la tradition de Nalanda. Mais actuellement il y a des pratiquants en Occident ‒ parmi les Tibétains aussi, parmi les Ladakhis également ‒ qui sans connaître le fondement du Dharma du Bouddha font tout ce que dit leur lama. Même si leur lama dit : « L’Ouest est à l’Est », ils et elles le croient. « Ah ! Voilà l’Est ! » Cela est contraire à la tradition de Nalanda.
Certes, une personne authentiquement, pleinement versée dans les connaissances fondamentales du bouddhisme est différente d’un lama qui se tient juste assis sur un trône élevé ‒ comme moi, sur un trône élevé ‒ mais dont l’expérience est très limitée. Maintenant on dirait presque que je suis un petit peu jaloux de ces lamas ! Mais d’après mon expérience, je pense qu’ils n’ont pas une bonne connaissance, une complète connaissance, et qu’ils insistent seulement sur les branches. Cela crée beaucoup de malentendus. C’est une chose importante à comprendre.
L’adaptation du bouddhisme à l’Occident
L’idée d’avoir un bouddhisme occidental est parfaitement juste, parfaitement juste. Vous savez qu’à l’origine, le bouddhisme est venu d’Inde. Quand il est arrivé dans les différents endroits, il s’est mêlé aux traditions culturelles locales pour devenir le bouddhisme tibétain, le bouddhisme chinois, le bouddhisme japonais : comme cela.
Certains instruments de musique dont on joue dans les monastères tibétains ne proviennent pas de la tradition de Nalanda mais sont venus par le côté chinois. Il y a un instrument qui s’appelle gyaling (rgya-gling) [chalemie tibétaine ou hautbois tibétain], littéralement « flûte chinoise ». Et dans quelques-uns de ces monastères, les gens qui en jouent s’habillent aussi comme des Chinois. C’est bête, n’est-ce pas ? Cela ne fait pas partie du bouddhisme, ce n’est qu’un aspect culturel. De même, dans la communauté bouddhiste occidentale, on peut utiliser des instruments modernes et prier sur l’air d’un chant occidental. C’est O.K. Pas de problème.
Mais quand il s’agit de l’idée des quatre nobles vérités, de l’altruisme et de toutes ces choses : vous voyez, le bouddhisme s’occupe des émotions et les émotions de l’homme d’aujourd’hui sont les mêmes que celles de l’homme d’il y a 2600 ans. Les émotions humaines sont les mêmes depuis les trois ou quatre millénaires derniers je crois, et resteront identiques pour les quelques millénaires prochains aussi. Au bout d’une dizaine ou d’une vingtaine de millénaires, le cerveau aura évolué, pris une nouvelle forme, et les choses seront alors peut-être un peu différentes. Mais c’est trop loin. On n’a pas besoin de modifier les enseignements pour notre génération, ni pour la deuxième génération ni pour la troisième ‒ c’est le même cerveau humain et ce sont les mêmes émotions. On peut interroger les scientifiques à ce sujet, les spécialistes du cerveau, et ils diront : « Oh ! Le cerveau va rester le même pendant au moins les quelques siècles à venir. Pas de changement. » Comme cela. Alors il faut que l’enseignement de base du bouddhisme soit authentique.
Une fois en France j’ai mentionné le New Age ‒ on prend quelque chose de-ci de-là, par-ci par-là, et le résultat final n’est pas authentique. Ce n’est pas bon. Je pense qu’il faut préserver la vraie tradition de Nalanda. C’e st très important. Mais les aspects culturels peuvent changer.
Le problème de mal comprendre les techniques avancées
Alors maintenant je crois peut-être avoir une critique constructive. En Occident j’ai rencontré des gens qui en savent juste un petit peu mais qui ont l’impression que « oh ! J’ai une connaissance complète ! » Alors à cause de leur propre savoir limité et de leurs conceptions fautives, ils inventent des enseignements. Certes, c’est possible aussi parmi les Tibétains, surtout parmi les gens qui n’étudient pas les grands textes philosophiques.
Il y a un exemple que je pense pouvoir partager avec vous. Je me suis rendu à San Francisco tout de suite après un grand tremblement de terre. À ce moment-là mon chauffeur n’était pas au Département d’État. C’était un véhicule privé et le chauffeur était un membre du centre de Dharma où l’on pratiquait le dzogchen. Je lui ai demandé sur un ton léger : « Qu’avez-vous ressenti quand il y a eu ce grand tremblement de terre ? » et il a répondu : « Oh ! C’était une grande chance pour pratiquer le dzogchen parce que c’était un choc, un grand choc. »
Mais être en état de choc sans avoir de pensée ‒ s’il avait le sentiment que c’était là une pratique authentique de dzogchen, alors je pense que ce serait très facile : cognez-vous et vous pratiquez le dzogchen ! Le dzogchen n’est pas facile. J’ai moi-même pratiqué le dzogchen. Oh ! C’est très difficile, très difficile.
Il y a un dicton : « Un petit savoir est chose dangereuse. » Il y a une petite vérité ici, alors faites attention. Étudiez ! Ne vous reposez pas sur les instructions du lama ; reposez-vous sur celles des livres authentiques. C’est important. Ne vous reposez pas sur mes paroles ; étudiez les textes écrits par Nagarjuna, Aryadéva, tous ces maîtres bouddhistes. Les enseignements ont été mis à l’épreuve au fil des siècles par ces érudits. Arya Sanga a écrit et discuté avec d’autres philosophes. Par exemple, des écrits de Nagarjuna ont été un peu critiqués par Arya Asanga ; puis un autre maître a analysé l’œuvre d’Arya Asanga et l’a critiquée. Ces grands textes écrits par ces maîtres ont été expérimentés et testés à travers les siècles, ils sont donc fiables.
Ensuite il y a le doha, les chants spirituels [les chants spirituels spontanés des maîtres accomplis]. Ces pratiquants très individualistes, tels Naropa ou Tilopa, ont étudié à fond la tradition de Nalanda. Puis au fil de leur pratique ils ont abandonné toute vie mondaine, y compris la vie monastique, pour vivre complètement une vie de mendiant et de yogi. Ensuite, à travers leurs propres expériences, ils ont composé ces poèmes selon leur propre compréhension profonde et ce, à l’aide de mots simples. Donc si quelqu’un ne connaît que la tradition de base [et pas plus loin], il y a un danger de mal comprendre ces poèmes.
La tradition Nyingma décrit un système de neuf yanas [véhicules]. Les trois premiers yanas ‒ le shravaka-yana, le pratyekabuddha-yana et le bodhisattva-yana [les trois véhicules du soutra] ‒ sont fondés principalement sur la compréhension des quatre nobles vérités. Les trois yanas suivants ‒ kriya, upa et yoga [les véhicules relatifs aux trois classes externes de tantra] mettent l’accent sur la pratique de la propreté. Puis les trois derniers yanas ‒ maha, anu et ati [les véhicules relatifs aux trois classes internes de tantra] ‒ mettent l’accent sur les pratiques de la maîtrise de l’esprit.
La vraie signification derrière ces trois derniers yanas est de permettre aux émotions de se développer et ensuite, au lieu de devenir l’e sclave de cette émotion, votre esprit principal est capable de regarder la nature ultime de l’é motion. C’est la claire-lumière. Alors dans ces trois derniers yanas, les émotions destructrices ne sont pas vues comme quelque chose à surmonter, mais on regarde la nature de ces émotions destructrices et l’on voit la réalité. Cela se fait donc sur la base d’une expérience profonde et c’est une sorte de pratique qui est très différente de celle des stades précédents. Alors certains enseignements dispensés par des pratiquants de haut niveau, lesquels sont déjà passés par ces stades, sont difficiles à notre niveau. Ces neuf stades ne sont pas faciles.
Agir au nom de l’humanité ou au nom du bouddhisme?
Récemment je me trouvais à Patna, dans l’état du Bihar. Ils ont fait une gigantesque construction d’un vihara bouddhiste, un temple bouddhiste, et fait l’acquisition de reliques en provenance de différents pays bouddhistes. J’ai moi aussi offert quelques reliques. À cette fonction, le chief minister [NDTL : ministre élu du gouvernement d’un état indien] a mentionné que grâce aux bénédictions du Bouddha, l’état du Bihar va connaître un progrès rapide. Alors je lui ai dit ‒ parce que je le connais bien, c’est un ami très proche ‒ « Si les bénédictions du Bouddha pouvaient aider l’état du Bihar à se développer, ce serait déjà fait parce que les bénédictions du Bouddha ont toujours été là. À moins d’un chief minister efficace, pas de développement possible. Les bénédictions du Bouddha doivent passer par la main de l’homme ! »
La prière n’a pas d’effet réel, quoique la prière soit parfois quelque chose de très doux, mais l’action est autre chose, n’est-ce pas ? Pour un effet réel, l’action est requise. C’est pour cette raison que le boudhisme dit : « Karma, karma. » Le karma implique l’action. Alors il faut que nous soyons actifs.
L’action devrait être entreprise avec la croyance que « je suis un être humain parmi presque sept milliards d’êtres humains. J’ai la responsabilité de m’occuper sérieusement du bien-être de presque sept milliards d’êtres humains. » Comme cela. Quand nous offrons une prière au Bouddha, nous disons toujours que c’est pour tous les êtres doués de sensibilité. Il n’existe pas de prière qui soit seulement pour les Tibétains. Ne priez jamais ainsi. Ou qui soit seulement pour ce monde ‒ il y a une infinité d’autres mondes, une infinité d’êtres doués de sensibilité. Ensuite nous devons passer à la mise en pratique, autrement notre prière devient de l’hypocrisie. Prier sur la base d’u n grand « Nous » mais avec, de fait, notre karma ‒ nos « actions » de fait ‒ et pour pierre d’a ngle, un fort sentiment de « nous » et « eux », c’est de l’hypocrisie.
Maintenant, nos actions devraient-elles être faites au nom de l’humanité ou au nom du bouddhisme ? Si l’on essaie de promouvoir des valeurs humaines fondamentales sur la base des enseignements du bouddhisme, cela devient étriqué et ne saurait être universel. La tradition indienne vieille d’un millénaire implique le pluralisme religieux et la laïcité ‒ pas de préférence pour une religion particulière, respect de toutes les religions. En plus des religions autochtones, toutes les grandes religions du monde ont fini par s’installer en Inde. Ainsi, depuis au moins les deux derniers millénaires, toutes les grandes traditions religieuses du monde vivent ensemble dans ce pays. Alors tout naturellement, à cause de cette réalité, l’éthique laïque a été développée. C’est très bien. Il y a tellement de religions que nous ne pouvons pas mettre l’accent sur la foi religieuse. Par conséquent, la seule voie qui soit praticable et réaliste consiste à ne pas toucher à la religion ‒ avoir simplement une éthique laïque.
Je suis un bouddhiste convaincu. Si quelqu’un montre de l’intérêt pour le bouddhisme, j’en suis parfois heureux ; mais jamais je n’essaie de propager le bouddhisme. La foi religieuse est une affaire individuelle. L’éthique laïque, elle, est l’affaire de tous et toutes. Alors nous, la communauté bouddhiste ‒ en plus de notre pratique quotidienne en tant que bouddhistes ‒ devrions penser davantage dans cette direction.
J’apprécie vraiment le travail de nos frères et sœurs chrétiens. Je crois qu’ils ont apporté la plus grande contribution à l’éducation sur toute la planète. On ne voit pas d’autre religion en faire autant. Récemment, en Inde, le mouvement de Ramakrishna s’y est mis [dans le domaine de l’éducation de masse] mais tous les autres groupes religieux restent dans leur propre temple à récolter de l’argent. Vous voyez, il faut que nous soyons actifs pour promouvoir une société meilleure, plus saine. À ce niveau, je crois que nos frères et sœurs chrétiens rendent un immense service à l’humanité. Mais en même temps ils font aussi un travail de missionnaire, un travail de conversion, ce qui est une complication.
Un jour, à Salt Lake City, les mormons m’ont invité à leur siège. J’ai rencontré leurs chefs et après j’ai tenu une conférence publique. J’ai mentionné que quand des travailleurs missionnaires sont envoyés dans des régions où il n’existe pas de tradition religieuse solide, alors il est bon de convertir les gens au christianisme. Quand il n’y a pas de philosophie solide, c’est très bon. Mais dans les régions où sont déjà ancrées de solides croyances religieuses, la conversion crée des heurts et des difficultés.
Parfois ils donnent de l’argent quand ils effectuent des conversions. Pour chaque conversion, ils donnent quinze dollars. Les Mongols sont très malins : ils se convertissent chaque année, alors chaque année ils reçoivent quinze dollars !