La conversion au bouddhisme
Nous avons parlé de quelques-unes des diverses difficultés que de nombreuses personnes rencontrent quand elles ont à travailler avec le bouddhisme. Nous avons vu qu’il est très important d’avoir une attitude réaliste. Dans ce domaine, l’une des recommandations que Sa Sainteté le Dalaï-Lama donne de manière récurrente aux Occidentaux est de faire très attention à propos du changement de religion. Son conseil soulève la question, quand on suit le chemin bouddhique, de savoir si cela signifie que nous avons changé de religion et que nous nous sommes convertis, et que désormais, au lieu de porter une croix autour du cou, nous portons un cordon rouge ?
Je pense que, pour de nombreuses raisons, penser à notre engagement sur la voie du bouddhisme en termes de conversion n’est pas d’une grande aide. Assurément, si nous disons que nous nous sommes convertis au bouddhisme, cela dérange très fortement celles et ceux qui sont issus de notre tradition de naissance, qu’ils soient chrétiens ou juifs, et spécialement s’ils sont musulmans. Des conversions hors de nos religions de naissance ne rencontrent pas un grand enthousiasme dans nos familles ou dans nos sociétés, n’est-ce pas ? Elles prennent ça comme un rejet à leur égard. Aussi, Sa Sainteté dit toujours que nous devons faire très attention et preuve de finesse sur toute cette question, et je pense que nous pouvons comprendre cela d’un point de vue psychologique, en plus du simple point de vue social de la famille et de la société.
Dans la vie, il est très important d’assurer l’intégration de l’ensemble de notre vie de telle sorte que toutes ses parties s’assemblent harmonieusement. De cette façon, nous sommes à l’aise avec l’histoire de notre vie tout entière. Avoir une vision intégrée de notre vie nous permet d’être plus équilibrés dans la vie. Parfois, ce qui arrive quand les gens se convertissent à une autre religion, c’est qu’ils ont une attitude très négative par rapport à ce qu’ils ont fait auparavant. Un certain mécanisme décrit en psychologie est utile pour comprendre ce phénomène. Il s’agit du besoin fondamental que les gens ont d’être loyaux envers leurs ancêtres, leur famille ou leur milieu pour avoir un sentiment d’estime de soi. Ce besoin, ou cette pulsion, d’être loyal afin de se prouver en quelque sorte sa valeur à soi-même, est souvent inconscient. Ce qui se passe, c’est que si nous nions tout aspect positif de notre passé – disons la religion, la famille, ou la nationalité – alors, inconsciemment, nous avons toujours envie d’être loyal à leur propos et donc, toujours inconsciemment, nous devenons loyaux envers leurs aspects négatifs. Il s’agit là d’une forme destructrice de loyauté.
Formes destructrices de loyauté
Un bon exemple de forme de loyauté destructrice est l’expérience que certaines gens de l’ancienne Allemagne de l’Est ont eue. La réunification de l’Allemagne de l’Est avec l’Allemagne de l’Ouest a créé une situation dans laquelle pratiquement tout de la culture germanique de l’est a été nié et identifié comme « mauvais » et négatif. Ce qui s’est passé, c’est que tout ce système antérieur a été jeté à la poubelle et que les gens se sont retrouvés avec une espèce de sentiment terrible qu’ils avaient été stupides et qu’ils avaient gâché toute leur vie à quelque chose de négatif – en particulier s’ils avaient été politiquement actifs pour soutenir l’état. Il y a là manifestement tous les ingrédients pour créer un état psychologique très difficile.
Ce qui est arrivé, alors, c’est que pour certaines personnes de l’Est, inconsciemment, il y a eu le besoin d’être loyales envers leur passé afin d’avoir un sentiment d’estime de soi, et elles ont donc été loyales envers certains aspects négatifs comme le totalitarisme. De là sont nés les phénomènes des skinheads et des néo-nazis. Le néonazisme recèle une haine très forte des étrangers, et une glorification de soi-même et de sa propre race. Cette sorte de loyauté à l’intolérance envers les étrangers était caractéristique de la société est-allemande. D’un autre côté, si les gens peuvent remarquer et reconnaître les aspects positifs de leur passé, cela leur permet d’être loyaux envers ces aspects, et cela contribue à une bien meilleure intégration de leur vie dans son entier. Or il y a eu bien des aspects positifs dans la société est-allemande. Parmi les exemples il y a les relations chaleureuses, de cœur à cœur, que certaines personnes entretenaient, lesquelles pouvaient sympathiser et avoir confiance les unes dans les autres. Du fait qu’on était très sévèrement contrôlé de l’extérieur, alors, quand on était dans un environnement sûr avec des amis, on pouvait établir ce genre de relations chaleureuses. C’était très positif.
Le même problème de formes de loyauté destructrices surgit souvent quand on change de religion. Si on se contente de penser : « Cette ancienne religion que j’avais était stupide et terrible », et qu’on saute ensuite à quelque chose de nouveau comme le bouddhisme, alors, une fois encore, on a tendance inconsciemment à avoir envie d’être loyal envers son passé. Dans ce cas, on reste loyal plutôt envers des choses négatives qu’envers des choses positives. Par exemple, si notre milieu d’origine était chrétien, il se pourrait bien qu’on devienne assez dogmatique ou très radical quant à la peur des enfers et à ce qu’on doit ou ne doit pas faire, qu’on devienne même parfois assez sectaire également. Afin d’éviter cela, il est très important de reconnaître les aspects positifs de notre religion de naissance, la religion de notre famille, de même que les choses positives de notre culture – les aspects positifs du fait d’être Allemand, ou Italien, ou Américain, peu importe notre milieu d’origine.
Il y a de toute évidence de prodigieux aspects positifs dans le monde chrétien, avec cet accent mis sur l’amour et la charité, en particulier dans le secours porté aux pauvres, aux malades et à celles et ceux dans le besoin. C’est extrêmement positif. Il n’y a rien de contradictoire entre ça et la pratique bouddhique. D’une certaine façon, on peut être à la fois chrétien et bouddhiste car il n’est nullement besoin de rejeter ces aspects positifs qui font partie de notre bagage chrétien. Qu’on se conçoive comme bouddhiste ou pas, je ne pense pas vraiment que ce soit un problème pour le bouddhisme. Ça ne l’a jamais été, comme ça l’a été dans l’Europe médiévale où on vous demandait : « Quelle est votre religion ? » et où on devait s’identifier face à l’Inquisition. Ce n’est pas la façon de faire du bouddhisme.
La position des bouddhistes laïcs dans la société indienne traditionnelle
Je pense qu’on peut s’en faire une idée d’après l’exemple de l’Inde ancienne. Dans l’Inde ancienne où le bouddhisme s’est développé, il n’existait pas de distinction très claire entre les bouddhistes et les hindous. Nous avons cette fausse idée que le bouddhisme en Inde n’avait pas de castes et que le Bouddha était contre le système de caste. Mais en vérité ce n’était le cas qu’au sein de la communauté ordonnée. Pour les moines et les nonnes il n’y avait pas de castes, mais tel n’était pas le cas pour les adeptes laïcs du Bouddha. On peut lire sur les murs en ruine des anciens monastères bouddhiques certaines inscriptions disant : « Cette somme d’argent fut donnée au monastère par le brahmane untel. » Ces inscriptions mentionnaient toujours la caste du laïc qui était le mécène. C’est une indication claire que les bouddhistes laïcs ne formaient pas une communauté distincte de celle des hindous ; ils faisaient partie de la société hindoue. Cela voulait dire qu’en Inde on ne faisait pas de cérémonies de mariage séparées, ou d’autres choses de ce genre. En réalité, en pareils cas, les Indiens laïcs bouddhistes suivaient le coutumes hindoues.
À cela, il y avait des avantages et des désavantages. Fondamentalement, l’avantage était que tout le monde en Inde faisait partie d’une société globale où chacun suivait sa propre école et son propre maître spirituel. Donc, que vous suiviez une école bouddhiste ou telle ou telle forme d’hindouisme, cela ne faisait pas vraiment de grande différence, car la société elle-même incluait tout le monde harmonieusement sans jamaiss que personne doive affirmer de manière forte : « Je suis un hindou » ou « Je suis un bouddhiste ». Bien entendu, si vous deveniez moine ou nonne, c’était de tout évidence un engagement puissant à rejoindre une communauté séparée. C’était différent. Nous parlons ici de la position des laïcs dans l’Inde traditionnelle.
Le désavantage, c’était que quand les monastères bouddhiques cessèrent de fonctionner en Inde, la plupart des bouddhistes furent très aisément absorbés par l’hindouisme, en particulier dans la mesure où l’hindouisme reconnaissait le Bouddha comme un avatar de Vishnou, leur Dieu. Il était donc très facile d’être à la fois un fidèle du Bouddha et un hindou parfaitement bon.
Suivre le bouddhisme et continuer d’aller à l’église
La question devient donc, peut-on suivre les enseignements bouddhiques et être toujours un bon chrétien ? Manifestement, nous avons besoin de trouver un équilibre entre l’extrême de simplement banaliser le bouddhisme et celui de dire : « Puisque je me suis converti au bouddhisme, je m’interdis maintenant de plus jamais aller à l’église. » La question devient réellement : « Qu’est-ce que cela veut dire de prendre refuge au cours d’une cérémonie, est-ce que cela signifie que je suis maintenant devenu bouddhiste dans le sens d’une conversion telle qu’un baptême ? » Je ne pense pas que ce soit l’équivalent d’un baptême. Je ne pense pas qu’il soit utile de considérer la chose de cette façon.
Je pense que le chemin spirituel que nous suivons doit rester une affaire privée. Se promener avec des cordons rouge crasseux autour du cou, en particulier si nous en avons une trentaine, nous fait paraître réellement étranges – un peu comme les Africains Ubangui avec tous ces colliers de métal autour de leur cou. Si nous voulons avoir ces cordons, nous pouvons les garder cachés, pour nous-mêmes, par exemple dans notre valise ou dans un endroit de ce genre. Il n’est pas nécessaire de faire de la publicité sur ce que nous faisons. Il n’y a aucune raison de ressentir qu’il nous est interdit de nous rendre à l’église ou que cela menacerait notre engagement dans le bouddhisme.
Souvent, quand les gens se tournent vers le bouddhisme, au début, ils sont sur la défensive à ce sujet. C’est parce qu’ils ne sont pas sûrs d’eux et qu’ils ne se sentent pas encore à l’aise avec ça. Donc, afin de justifier nos itinéraires spirituels, psychologiquement nous ressentons que « nous ne pouvons pas aller à l’église et ne pouvons penser à rien de positif au sujet de notre passé ». C’est une faute grossière. De toute évidence, si nous suivons un chemin spirituel bouddhique, nous devons y consacrer toutes nos énergies. Toutefois, cela ne contredit pas le fait de pratiquer l’amour chrétien ni d’être inspiré par de grandes figures chrétiennes comme Mère Teresa et d’essayer de servir les pauvres comme elle l’a fait. Cela n’est absolument pas contradictoire avec le chemin bouddhique. Comment cela pourrait-il l’être ?
Si nous pratiquons la méditation et divers autres types d’entraînements bouddhiques dans nos vies, il n’y a aucune raison que cela nous fasse nous sentir mal à l’aise d’aller à l’église si l’occasion se présente et qu’il semble que ce soit la chose à faire. Ce n’est pas un problème. Et quand, dans cette situation, nous allons à l’église, cela ne sert pas à grand-chose de rester assis là et de se sentir effrayé au point de réciter des mantras sans arrêt. Si nous allons à l’église en tant que pratiquant bouddhiste, il n’y a rien de mal à participer. Ce qui est important, c’est notre attitude tout au long de l’expérience d’être dans une église.
Maintenant, bien évidemment, dans toute forme de religion organisée, nous allons trouver des choses qui sont attirantes et d’autres qui ne le sont pas. Si donc nous sommes dans une situation où notre famille nous dit : « C’est un jour saint spécial ; viens à l’église – c’est Noël », peu importe la circonstance, et si nous leur disons : « Je n’irai pas à l’église avec vous, je suis bouddhiste », c’est les offenser vraiment. Ils le prennent personnellement comme un rejet. Il vaut donc mieux aller aux offices de Noël avec nos familles. Au lieu de se focaliser sur des choses qui nous auraient peut-être ennuyé dans le christianisme et au sujet desquelles nous avons pu être critiques dans le passé, concentrez-vous sur des choses positives, car il y en a. De cette façon, intérieurement, psychologiquement, le résultat c’est que nous nous sentons davantage comme une personne intégrée. Nous avons fait la paix avec notre histoire personnelle. C’est réellement d’une très grande aide.
Le bonheur
Trouver la paix en nous-mêmes nous amène à la question suivante : « Quelle place le bonheur occupe-t-il dans le bouddhisme ? » Je pense qu’une des très grandes questions que se posent les nouveaux arrivants qui abordent le bouddhisme, c’est : « Ai-je le droit d’être heureux ? » On entend dire dans les enseignements bouddhiques que tout est souffrance et que nous pouvons mourir à tout instant, et donc qu’on ne doit pas perdre de temps. Aussi, on a souvent le sentiment qu’il n’est pas permis d’aller au cinéma, ou de se détendre, ou d’avoir du bon temps. Il s’agit d’une grande incompréhension. Nous devons d’abord examiner la définition du bonheur et comprendre ce qu’il est. Certaines personnes ne savent même pas qu’elles sont heureuses ou ce que c’est que le bonheur. Elles doivent demander à quelqu’un d’autre : « Qu’en penses-tu, est-ce que j’ai l’air d’une personne heureuse ? »
Il y a plusieurs définitions du bonheur dans le bouddhisme. La définition initiale est que le bonheur est le sentiment qui découle d’une action positive constructive. Il s’agit du mûrissement d’un karma positif. Si telle est la définition du bonheur, alors, de toute évidence, dans le bouddhisme nous cherchons à être constructifs afin de pouvoir faire l’expérience du bonheur comme résultat. Avec la pratique bouddhique, nous essayons spécifiquement d’être positifs et constructifs ; c’est pourquoi, manifestement, nous ferons l’expérience du bonheur en tant que résultat et nous serons « autorisés » à en faire l’expérience. En aucun cas le bouddhisme dit qu’il n’est pas permis d’être heureux. Si le bonheur n’était pas permis dans le bouddhisme, alors les bouddhistes iraient partout en étant sans cesse destructeurs, car cela les assurerait de n’être jamais heureux !
Il y a également un enseignement fondamental dans le bouddhisme comme quoi tout le monde veut être heureux et que personne ne veut être malheureux. Si tel est le cas et que, avec amour, nous souhaitons que tout le monde soit heureux et que nous travaillons à apporter le bonheur à toutes et à tous, bien évidemment nous souhaitons également pour nous-mêmes être heureux et nous travaillons à nous apporter à nous-mêmes le bonheur aussi bien.
Le bonheur est aussi défini comme ce sentiment qui, quand il s’élève, on aimerait qu’il continue ; et quand il cesse, on aimerait qu’il revienne, mais pas d’une façon mêlée d’attachement. Fondamentalement, le bonheur est une sensation agréable.
Sujets de confusion en ce qui concerne le bonheur
La confusion sur la question du bonheur semble surgir de deux points. L’un est que nous pensons souvent que pour faire l’expérience du bonheur, ce sentiment doit être spectaculaire. L’autre point concerne la confusion sur la forme que le bonheur devrait prendre pour qu’on puisse le qualifier de bonheur. Ce second point a trait à la question de savoir quelle est vraiment la source du bonheur ?
Tout d’abord, le bonheur n’a pas besoin d’être spectaculaire pour compter comme étant du bonheur. Souvent nous pensons qu’un sentiment doit être réellement fort pour exister vraiment. Nous entretenons une sorte d’attitude hollywoodienne envers les choses. Si une émotion positive se situe à un bas niveau d’intensité, cela ne fait pas un bon film ; cela ne fait pas un bon spectacle. Elle doit donc être très forte, voire même accompagnée d’une musique dramatique à l’arrière- plan. Tel n’est pas le cas. Comme je l’ai dit, le bonheur est l’expérience d’une sensation plaisante dont on aimerait qu’elle se poursuive. C’est très agréable. Le bonheur n’a pas besoin de s’extérioriser par des « Whoopie ! Wow ! Fantastique », ce genre de démonstrations exubérantes typiques des Latino-Américains ou des Italiens. Ça peut être quelque chose de beaucoup plus sobre et discret, à l’anglaise.
Quant au second point, rappelez-vous, quand nous parlons d’éprouver un certain niveau de bonheur ou de malheur, il s’agit de la façon dont nous expérimentons le mûrissement de notre karma – c’est la façon dont nous faisons l’expérience des choses dans notre vie. La question alors est de savoir sous quelle forme ferions-nous l’expérience de ce bonheur ? Est-ce que la forme que prend notre bonheur a quelque chose à voir avec le fait d’être diverti, amusé, distrait du train-train de nos vies, ou bien d’avoir du bon temps ? Devons-nous prendre du bon temps pour qu’on puisse qualifier un sentiment comme étant du bonheur ? Et, à un niveau encore plus basique, est-ce que faire quelque chose pour se divertir et s’amuser est une véritable source de bonheur ?
L’amusement
« L’amusement » est un mot très intéressant. Il est très difficile à définir. Une fois, j’étais avec mon maître Serkong Rimpotché en Hollande, et les gens chez qui nous demeurions possédaient un très grand bateau privé – un yacht. Un jour, ils nous proposèrent de faire un tour en bateau pour « passer un bon moment ». Le bateau se trouvait sur un très petit lac – un très grand bateau sur un très petit lac. Il y avait beaucoup d’autres grands et petits bateaux sur ce petit lac également. Nous sommes montés à bord et avons décrit des cercles autour de ce lac avec tous les autres bateaux, ce qui m’évoquait un parc d’attraction avec des manèges pour enfants composés de petites voitures tournant en rond. C’était pareil. Au bout d’un moment, Serkong Rimpotché se tourna vers moi et me demanda en tibétain : « Est-ce cela qu’ils appellent “s’amuser” ? »
Mon avis est que si on considère le bonheur en termes de cause et d’effet, quelle est la cause pour être heureux ? Du point de vue bouddhique, la cause du bonheur est un comportement constructif. Cela ne consiste pas à sortir et faire quelque chose de frivole pour « s’éclater », ce qui nous rendrait ensuite heureux. Nous pouvons sortir et faire quelque chose qui passe pour un prétendu « amusement » aux yeux de la société, comme de faire un tour sur ce bateau, ou aller voir un film, ou se rendre à une quelconque réception, quelque chose de ce genre, et se sentir absolument misérable. D’un autre côté, nous pourrions rester assis à travailler à notre bureau et être très heureux et satisfait. Donc, si nous avons accumulé les causes pour être heureux, à savoir un comportement constructif, alors nous ferons l’expérience du bonheur dans n’importe quelle situation et pas nécessairement uniquement dans des situations traditionnellement admises comme « amusantes ».
Quand nous avons le choix de faire une chose et de la manière de dépenser notre temps, nous pouvons choisir de travailler, ou de nous détendre, pratiquer un sport, aller nager, peu importe. Mais je pense qu’il est important d’avoir une claire compréhension dans nos esprits de ce qui, dans ce genre d’activités, constituera la source du bonheur. Nous pourrions choisir d’aller nager ou de travailler en fonction du critère suivant : « Je veux faire cela pour être heureux », mais je pense qu’il y a d’autres critères dont nous pourrions nous servir. L’autre critère pourrait être : « J’ai travaillé très dur. Je suis très fatigué et, afin d’être plus utile dans ma vie tant pour moi que pour les autres, il serait beaucoup plus productif de me détendre sur le champ. Ce serait contreproductif de continuer de travailler. » Si on peut se servir d’une métaphore, le cheval a besoin d’aller au pré pour brouter ; il ne peut pas courir sans cesse.
La vie est difficile, c’est la Première Noble Vérité. Il est difficile d’avoir un corps comme celui-ci. Il ne lui est pas possible de travailler vingt-quatre heures par jour pour toujours. Nous devons nous détendre ; nous devons dormir ; nous devons manger. Nul besoin de se sentir coupable à ce propos. Nous avons déjà traité de la question de la culpabilité quand nous avons parlé de l’acceptation du fait que la vie est difficile. C’est un fait que la vie est pleine de toutes sortes de problèmes. Si nous pouvons accepter ce fait, alors nous ne nous sentons pas coupables. Mais si nous avons cette idée de : « Maintenant je dois m’amuser », et que nous nous forçons à nous amuser et à être heureux, ordinairement cela ne marche pas. Si nous n’avons ni l’attente ni l’espoir que d’aller au cinéma, d’aller nager, ou d’aller au restaurant va nous rendre heureux, ou l’attente qu’avoir ce genre d’amusement signifie que nous sommes heureux, alors nous ne serons pas déçus. En revanche, il est fort possible que ces activités nous aident à recharger nos batteries, dans la mesure où, en se détendant, cela nous donnera plus d’énergie. Elles peuvent le faire – mais il n’y a pas de garantie à coup sûr. Que nous soyons heureux ou non en faisant ces choses est une autre question. D’autre part, si nous expérimentons un certain niveau de bonheur au cours d’une activité, celle-ci n’a pas besoin d’être une expérience super intense, à l’italienne.
C’est vrai non seulement quand on va au cinéma ou quand on va nager, mais c’est également très utile de garder cela à l’esprit dans nos relations avec les autres, qu’elles soient amicales ou consistent à passer du temps à se détendre avec d’autres. Certaines personnes pensent que quand elles vont rendre visite à un ami ou une amie, elles doivent « faire quelque chose » ensemble : elles doivent sortir et s’amuser ensemble en « faisant quelque chose ». Elles ne peuvent pas apprécier réellement un niveau faible de bonheur et de contentement comme d’être simplement avec cet(te) ami(e), sans se soucier aucunement de ce qu’elles vont faire. Elles pourraient même aller au supermarché ensemble et acheter des provisions, ou faire une lessive. Je trouve ce point plutôt utile et je pense que, d’une manière générale, c’est d’une grande aide de prendre en compte notre capacité à laisser tomber d’étranges espoirs sur ce qu’est le bonheur et d’en éprouver de la culpabilité.
Reconnaître le niveau de bonheur que nous ressentons
Faisons un petit exercice d’auto-observation. Asseyons-nous et faisons juste l’expérience d’être là et essayons de noter quelle est la sensation que nous avons. La « sensation » est définie ici selon la définition bouddhique du deuxième des cinq agrégats – à savoir que la sensation est le moyen par lequel nous faisons l’expérience de ce que nous voyons, de ce que nous entendons, de ce que nous pensons, etc., selon la variable d’un état heureux, malheureux, ou indifférent. Essayez juste de reconnaître et d’identifier cela. On ne parle de sensation de chaud ou de froid, ou d’une quelconque sensation physique de plaisir ou de douleur. Il s’agit du niveau de bonheur ou de malheur qui accompagne n’importe quelle activité physique ou mentale, dans le sens d’une expérience agréable ou pas très agréable.
Par exemple, je trouve agréable de regarder les fleurs dans ce vase. Regardez les fleurs. Que ressentez-vous ? Comment en faites-vous l’expérience ? On ne parle pas de savoir si oui ou non vous aimez les fleurs, mais de la manière dont vous vous sentez quand vous les regardez. Essayez d’identifier et de reconnaître la sensation du niveau de bonheur dont vous faites l’expérience quand vous regardez les fleurs ou les peintures sur le mur, ou bien quand vous regardez dehors et que vous voyez les arbres – quel niveau de bonheur ressentez-vous ? Essayons de reconnaître cela ; en fait, nous éprouvons beaucoup de bonheur. Il ne s’agit pas d’une super expérience à la brésilienne, mais c’est là.
S’il vous plaît, observez en vous le genre de sensation que vous avez. Et gardez à l’esprit que le bonheur est cette sensation, quand elle s’élève, que nous aimerions voir durer, et, si elle s’en va, que nous aimerions voir revenir. Tandis que le malheur est ce sentiment dont, quand nous en faisons l’expérience, nous voulons qu’il cesse ; nous voulons qu’il s’éloigne.
[Pause pour pratiquer]
Je pense que pratiquer ainsi n’a pas besoin d’être un exercice de méditation formelle. C’est plutôt quelque chose que nous pouvons faire à tout moment, afin de devenir de plus en plus conscient que la plupart du temps nous sommes réellement heureux. Il ne s’agit pas du cas comme quoi « on éprouverait aucune sensation », ce que certains d’entre nous pourraient penser.
Y a-t-il des commentaires ?
Il a été difficile de passer de l’écoute de vos propos dans un premier temps, ce qui est un processus plutôt actif, au fait de se retrouver projeté dans le fait d’avoir à ressentir ce qui se passe. Je me suis senti un peu déconcerté par ce type d’observation. Ce matin, en traversant un parc, j’ai eu une sensation de grande ouverture ; j’ai eu ce sentiment de me dire : « Oui, les choses vont bien et je suis plutôt heureux », et c’est arrivé presque naturellement.
Je pense qu’un point très important est d’être capable de reconnaître que nous avons constamment des sensations, que nous soyons en train de faire quelque chose qui nous détend vraiment ou que nous fassions quelque chose de très prenant. Parfois, nous sommes trop dans nos têtes et nous ne reconnaissons pas vraiment le fait ; en réalité, chaque chose que nous expérimentons possède une certaine qualité et c’est cette qualité qui en constitue la dimension heureuse ou malheureuse. Cela arrive tout le temps. L’importance de ce fait est que trop souvent nous tombons dans cet extrême du « pauvre de moi » et du « je ne suis pas heureux et je veux m’amuser. Je ne veux pas être dans ce bureau à m’ennuyer », et nous avons toutes sortes de complaintes de ce genre. Mais, en fait, nous pouvons faire l’expérience d’être pris dans un terrible embouteillage tout en ayant un sentiment intérieur de paix, de bonheur, et de contentement. Souvenez-vous, le bonheur n’a pas besoin d’être spectaculaire ou dramatique.
N’y a-t-il pas ici une différence entre ce qui se passe dans votre tête et ce qui se passe dans votre cœur ? Les Tibétains pointent toujours du doigt la place du cœur comme étant le siège de nos sentiments.
Les Tibétains indiquent ce lieu comme le siège de la pensée aussi bien. Du point de vue tibétain, les aspects intellectuels, émotionnels et sensoriels de nos expériences des phénomènes viennent tous d’un même endroit qu’ils localisent dans le cœur. En vérité, peu importe où on les localise.
Ils sont vus comme un tout plutôt que comme une dichotomie ou un fractionnement entre le corps et l’esprit, ou entre l’intellect et les sentiments, comme on les considère souvent à l’Ouest. On peut donc être heureux et en même temps être très impliqué intellectuellement dans une chose. Comme je l’ai dit, ce point est très important à reconnaître spécialement dans les relations avec les autres. Parfois nous pensons : « Je dois être amoureux pour être réellement heureux » – le genre d’expérience qu’ont et font les adolescents. En fait, ce sentiment de bonheur qu’on éprouve dans une relation amoureuse avec quelqu’un peut se situer à un niveau d’intensité faible, mais s’avérer néanmoins très gratifiant.