Introduction
Les Quatre Nobles Vérités
Le Bouddha a vécu en Inde il y a deux mille cinq cents ans environ. Parce que ses disciples avaient des dispositions et des capacités variées, il donna des enseignements à chacun d’entre eux individuellement en accord avec leurs facultés de compréhension. Mais la première chose qu’il enseigna à tout le monde portait sur l’intuition fondamentale qui fit de lui un être illuminé : il enseigna ce qu’il appela les « Quatre Nobles Vérités ». Ce sont là quatre faits authentiques en rapport avec la vie et que les gens, ordinairement, ne perçoivent pas comme des évidences, mais que les êtres hautement réalisés (les aryas) qui ont une vision non conceptuelle de la réalité, considèrent, eux, comme des faits véridiques. En bref, ces quatre vérités répondent aux questions suivantes :
- Quelles sont les vraies sortes de souffrances dont tout le monde fait l’expérience au cours de la vie ?
- Quelles sont leurs causes ?
- Est-il possible de s’en débarrasser vraiment, de réaliser leur cessation en sorte qu’elles ne reviennent plus jamais ?
- Quel type de compréhension conduirait à leur cessation et viendrait à bout des causes de la souffrance ?
Les réponses à ces questions constituent la structure de base de ce que le Bouddha enseignera de manière approfondie tout au long de sa vie. Tel fut son premier enseignement.
Quand on examine ces Quatre Noble Vérités, on voit qu’elles n’existent pas isolément de par elles-mêmes. Bien comprises, elles s’appuient sur un socle et conduisent vers un objectif. Dit simplement, le fondement de ces quatre vérités – ces quatre faits existentiels – c’est la réalité.
Si on devait résumer le bouddhisme par un mot, alors, comme le disait un de mes amis qui est aussi un enseignant bouddhiste, ce mot serait « réalisme ».
S’il nous était possible de voir, de comprendre et d’accepter la réalité sans projeter dessus des vues impossibles et irréelles, on serait capable de gérer les situations problématiques de la vie de façon réaliste.
Les enseignements sur la réalité forment donc la base des Quatre Vérités. La réalité cependant comprend divers niveaux en rapport avec la façon dont les choses existent et la manière dont elles fonctionnent dans la vie. Le Bouddha a enseigné sur tous ces sujets.
Les Trois Précieux Joyaux
Ce qui découle de ces Quatre Nobles Vérités, clairement, c’est la direction que nous devons donner à nos vies pour surmonter la souffrance et les problèmes. Cette direction est indiquée par ce qu’on appelle dans le jargon bouddhique les « Trois Précieux Joyaux » ou les « Trois Joyaux de Refuge » : le Bouddha, le Dharma, le Sangha. Chacun de ces joyaux possède plusieurs niveaux de signification, mais au niveau le plus profond, ils signifient ceci :
- Le Dharma – c’est le but visé, à savoir venir à bout de nos problèmes et de leurs causes et obtenir la pleine compréhension qui nous en débarrassera à jamais
- Les Bouddhas – ce sont les êtres qui ont pleinement atteint ce but et nous montrent comment y parvenir
- Le Sangha – ce sont celles et ceux qui suivent ces enseignements et ont atteint partiellement le but, bien que non dans sa totalité.
Une prière aux dix-sept maîtres de Nalanda
Sa Sainteté le Dalaï-Lama a écrit un très beau texte sous forme de requête pour recevoir l’inspiration des dix-sept maîtres éminents du grand monastère bouddhiste de l’Inde ancienne. Ce monastère était connu sous le nom de Nalanda et dura environ mille ans. Dirigé comme un monastère, c’était la plus fameuse université de son temps et elle fournit les plus grands maîtres de la tradition bouddhique indienne. Intitulé « Inspirez-moi pour mettre mes pas dans les vôtres », le Dalaï-Lama a composé ce texte sous forme de prière adressée à chacun des dix-sept plus célèbres de ces maîtres. Faisant suite à ces strophes de requête individuelle, Sa Sainteté a conclu par plusieurs versets d’ordre plus général adressés à tous ces maîtres.
Ce que j’aimerais présenter ici est un commentaire de l’une des strophes de conclusion. Cette dernière résume ce que je viens juste d’expliquer à propos de la réalité (les deux vérités), des Quatre Nobles vérités et des Trois Joyaux de Refuge. « Refuge » ici veut dire simplement que si l’on s’engage dans la direction indiquée par ces Trois Joyaux, nous nous épargnerons souffrance et problèmes.
Voici ce que disent ces versets :
En connaissant la signification des deux vérités, lesquelles constituent le fondement au sein duquel toute chose réside,
« Réside » veut dire ici la manière dont les choses existent, comment elles fonctionnent. Autrement dit, en connaissant la réalité.
On obtiendra une certitude, au moyen des Quatre Vérités, sur la manière dont nous entrons continûment dans le cycle des renaissances récurrentes incontrôlées mais aussi sur la façon dont nous pouvons l’inverser.
Si nous comprenons la réalité, nous comprendrons, grâce aux Quatre Vérités, comment nous perpétuons nos problèmes de même que la façon dont nous pouvons nous en débarrasser.
Dès lors, étayée par une cognition valide, notre conviction que les Trois Refuges sont des faits véridiques devient ferme.
Rappelez-vous que les Trois Refuges sont formulés comme étant le véritable objectif à atteindre – une cessation complète de tous nos problèmes en sorte qu’ils ne se représentent jamais plus, ainsi que la compréhension qui amènera ce résultat.
Si vous voulez pratiquer la voie bouddhique, vous tendez vers un objectif. Comment savez-vous qu’il est possible de l’atteindre ? Est-ce juste une fiction ? Est-ce une belle histoire ou est-ce un fait authentique ? Beaucoup de gens se mettent en quête du but sur la base de la seule foi : « Puisque mon maître a dit qu’il en était ainsi, alors d’accord, comme je veux croire, alors je crois. »
Cela peut marcher pour nombre de gens, mais ce n’est pas toujours la façon la plus stable de pratiquer. Après avoir pratiqué pendant une longue période, il arrive fréquemment qu’on commence à se demander : qu’est-ce que je fais ? C’est dû au fait qu’on est toujours sous l’emprise de la colère, de l’attachement, de l’égoïsme, etc., qui sont les véritables trouble-fêtes dont il est difficile de se débarrasser. C’est la raison pour laquelle les progrès sont très lents. Mais on doit réaliser que les progrès ne sont jamais linéaires : on passe toujours par des hauts et des bas. Certains jours les choses se passent plutôt bien, à d’autres moments c’est moins bien, voire encore pire. Si on pratique les méthodes bouddhiques sur la seule base de la foi, on peut se décourager car on a l’impression que cela ne mène nulle part. Alors on s’interroge : « Hum, est-il vraiment possible d’atteindre le but ? »
C’est pourquoi le verset dit : « étayée par une cognition valide ». En d’autres termes, quand on a vraiment compris – par la logique et la raison – que le but existe et qu’il est vraiment possible de l’atteindre, alors notre conviction à propos du but, sa « faisabilité », et le fait que certaines personnes l’ont réellement atteint, devient très ferme. On croit que ces points sont des faits véridiques, non pas seulement parce qu’ils sont consignés dans quelque livre saint. On est convaincu qu’ils sont vrais parce que les deux vérités sont la réalité et que les Quatre Vérités et les Trois Refuges qui en découlent logiquement sont fondés sur la réalité.
Inspirez-moi afin d’implanter dans mon esprit la racine du chemin qui mène à la libération.
On plante une graine. Mais ici on implante une « racine », pas une graine. Le choix de ce mot indique que la structure des deux vérités, des Quatre Vérités et des Trois Refuges constitue la racine du chemin spirituel du bouddhisme dans son entier, puisque tout en découle. Avec cette racine solidement implantée dans notre esprit, toute notre pratique s’appuie sur cette conviction. On comprend ce qu’on entreprend, on comprend qu’il est possible d’atteindre le but et on comprend en quoi il consiste.
Je pense que c’est une approche très conséquente du bouddhisme, car si on s’engage dans une voie spirituelle, il est très important d’être persuadé qu’elle est réaliste. Il ne s’agit pas d’un quelconque fantasme idéaliste vers lequel on se sentirait attiré émotionnellement mais qui, à la longue, s’avérerait totalement irréalisable et impossible. Si on est convaincu que ce qu’on va entreprendre dans notre vie spirituelle est réaliste, on peut y insuffler une part d’émotion saine. On doit établir un équilibre entre ces deux choses : d’un côté une compréhension et, de l’autre, des émotions salutaires comme la compassion, l’enthousiasme, la patience, etc.
Les deux vérités
La vérité relative ou conventionnelle
En connaissant la signification des deux vérités, lesquelles constituent le fondement au sein duquel toute chose réside,
La première ligne de ce verset parle de deux vérités : la « vérité relative » ou « conventionnelle » et la « vérité très profonde » ou « la plus profonde » – autrement dit, elle parle de deux « évidences factuelles » concernant la réalité de toute chose. L’une concerne le niveau superficiel, la surface, et l’autre son niveau le plus profond. Il existe de nombreuses présentations de ces deux vérités, mais tenons-nous-en à celle dont Sa Sainteté le Dalaï-Lama se sert le plus souvent quand il s’adresse à une vaste audience.
Cause et effet
En quoi consiste la vérité de surface de toutes les choses dont nous faisons l’expérience ? Elle consiste dans le fait que toute expérience que nous faisons présentement ne se produit qu’en relation avec les causes qui l’ont précédée. En d’autres termes, toute chose surgit et arrive en dépendance de causes et d’effets. La physique aussi enseigne ce principe de causalité, mais seulement à propos des phénomènes physiques, comme le fait de heurter une boule et que celle-ci se déplace. Cette relation relève de la simple mécanique : telle cause, tel effet.
Bien entendu, on peut expliquer la causalité à un niveau beaucoup plus complexe si l’on prend en compte tous les facteurs à l’origine d’un événement. Par exemple, si l’on se penche sur les problèmes économiques, le réchauffement climatique global, les guerres régionales, et ainsi de suite, il est évident qu’ils ne viennent pas d’une seule cause. En revanche, pareilles situations surviennent en dépendance de très nombreux facteurs différents. Cela inclut non seulement ce qui se passe actuellement, mais également ce qui est arrivé dans le passé. C’est le cas pour ce pays, l’Ukraine : vous ne pouvez pas séparer la situation actuelle de son passé soviétique ni de la Seconde Guerre mondiale, et le reste à l’avenant. Les situations économique et écologique d’aujourd’hui sont apparues comme la conséquence de tout ce qui s’est produit au cours de l’histoire. C’est pourquoi vous ne pouvez pas dire que tout ce qui arrive maintenant est la faute d’une seule personne ou d’une seule chose. Les choses surgissent en dépendance d’un immense réseau de causes et de conditions. Telle est la réalité, n’est-ce pas ainsi ?
Il en est de même quand on examine les choses sous un angle psychologique : si vous rencontrez un problème au sein de votre famille, là encore vous ne pouvez pas dire que cela vient d’une seule cause, ou d’aucune cause. Chaque membre de la famille a contribué de manière causale au problème familial. De la même façon, vous ne pouvez pas dire que le comportement de chacun n’a rien à voir avec ce qui lui arrive à son travail, à l’école ou avec ses amis. Toute chose exerce une influence. En outre, la situation d’une famille n’existe pas isolément d’une société et de sa politique, des systèmes économiques et sociaux. Tous ces facteurs, d’une façon ou d’une autre, influencent tout autant le problème.
Ici, donc, le réalisme se réfère au fait que tout est interconnecté et influe sur tout le reste. Tout ce qui arrive résulte d’un immense et complexe réseau de causes et de conditions. C’est la réalité.
Si tel est le cas pour les objets physiques ainsi que pour les événements globaux et les problèmes familiaux, qu’en est-il à une échelle individuelle pour chacun d’entre nous personnellement ? Qu’en est-il du bonheur et du malheur ? Ont-ils une cause ou n’en ont-ils aucune ? Après tout, parfois je me sens heureux, parfois je me sens malheureux et il n’y a aucun moyen de savoir ce que je vais ressentir le moment suivant. Donc, cela arrive-t-il sans cause ? Ou bien est-ce que cela dépend de ce que je suis en train de faire en ce moment ? À vrai dire, cela n’a pas vraiment de sens, n’est-ce pas ? Il se peut que je mange deux jours de suite la même chose, et qu’un jour j’aie du plaisir à manger tandis que le jour suivant je sois malheureux, cela ne vient donc pas de la nourriture. De même, je pourrais me trouver avec la personne que j’aime le plus et tantôt être heureux, tantôt malheureux. Je pourrais aussi bien être riche et que les affaires marchent bien pour moi, et cela ne m’empêcherait pas d’être malheureux malgré tout.
D’où viennent donc ces sentiments de bonheur et de malheur ? Est-ce qu’ils sont envoyés par un être supérieur qui appuierait sur un bouton, lequel ferait que parfois je me sente heureux et parfois malheureux ? Pardon, je ne cherche aucunement à être agressif. Je pousse la chose bêtement à sa conséquence extrême. Mais, si tout ce dont on fait l’expérience – comme les choses qui se déplacent, ou notre main qui se brûle et nous fait mal quand on touche un poêle très chaud par inadvertance – si donc tout est soumis aux lois de cause et d’effet, alors est-ce que le bonheur et le malheur ne découleraient pas, eux aussi, de lois de causalité intelligibles ? C’est, concernant la vérité relative, dans le contexte de ce verset, la question et le point principal au sujet de la réalité. Cela fait référence à la réalité du lien causal entre notre comportement et notre expérience du bonheur ou du malheur comme résultat.
Le karma
Cela nous amène aux enseignements de base du bouddhisme concernant le karma. Qu’est-ce que le karma ? Ce n’est pas un sujet facile. Bien qu’il y ait plusieurs sortes d’explications et de nombreux malentendus, fondamentalement :
Le karma fait référence à la pulsion qui conduit et caractérise nos façons d’agir, de parler et de penser.
Quand on y réfléchit, qu’il soit destructeur, constructif ou neutre, notre comportement fait plutôt partie du domaine de la pulsion.
- Je suis agacé et ressens l’envie de crier après quelqu’un, et donc, de manière impulsive, j’élève la voix, je hausse le ton.
- Je suis surprotecteur et ressens le besoin de voir si le bébé va bien, et donc, de manière compulsive, je m’en assure de manière répétée, plus qu’il n’est raisonnable ou sain de le faire.
- J’ai faim et ressens le besoin d’aller voir dans le réfrigérateur pour grignoter quelque chose, et donc, compulsivement, je m’y rends.
D’où vient ce désir compulsif ? Et à quoi mène-t-il ? Telles sont les questions que les enseignements sur le karma posent. Le bouddhisme explique que quand on agit, parle ou pense de manière impulsive, cela accumule sur notre continuum mental des potentiels et des tendances qui perdurent dans chaque moment qui suit l’expérience. Quand ceux-ci sont activés par diverses circonstances, ils nous poussent à vouloir répéter le même schéma comportemental. S’appuyant sur cette sensation, la compulsion qui nous pousse à répéter l’action de manière incontrôlée s’élève. Cette pulsion induite est le véritable karma implicite en acte.
Bien sûr, on peut aussi expliquer ce phénomène sur un plan physiologique : agir d’une certaine façon accroît et renforce un chemin neuronal qui fait qu’en conséquence on suit plus volontiers tel schéma comportemental. Certes le bouddhisme ne nie en rien cette base physiologique ; il se contente d’approcher le phénomène d’un point de vue empirique, fondé sur l’expérience, tout en l’analysant comme un exemple supplémentaire de la causalité.
Qu’en est-il du bonheur et du malheur ? De la même manière, le bouddhisme explique ces états en termes de causalité karmique. Si on fait l’expérience d’un malheur, c’est l’aboutissement d’un comportement compulsif destructeur commis sous l’influence d’émotions perturbatrices. Si on fait l’expérience d’un bonheur ordinaire – le genre de bonheur qui ne dure pas et ne satisfait jamais, bien qu’il soit malgré tout perçu comme agréable – c’est le résultat à long terme d’un comportement constructif commis sous l’influence d’émotions positives, telles que la patience ou la bonté. Cependant, cela appartient encore au domaine de la compulsion parce que cela reste entaché de confusion sur la façon dont on existe, comme dans le cas de quelqu’un qui veut tout bien faire ou d’un perfectionniste maniaque.
Comment comprendre ces relations causales ? Tout d’abord, on doit comprendre la différence entre un comportement constructif et un comportement nocif. La distinction entre les deux ne découle pas de l’effet que notre comportement a sur quelqu’un d’autre. Par exemple, si on est très en colère après quelqu’un et qu’on le poignarde avec un couteau, c’est destructeur. En revanche, si, en tant que chirurgien, on incise quelqu’un avec un scalpel dans le but pratiquer une opération qui lui sauvera la vie, c’est constructif. De toute évidence, dans ce cas, l’action de planter un couteau dans le corps de quelqu’un n’est pas le facteur déterminant pour savoir si l’acte est constructif ou nocif. Tout dépend de la motivation : à savoir l’état d’esprit avec lequel l’action est accomplie et le but qu’une telle action se propose d’atteindre.
Si l’action est motivée par une émotion perturbatrice comme la colère, l’attachement, l’avidité, la naïveté, la jalousie, l’arrogance, l’égoïsme, ce genre de choses, alors c’est destructeur, même si on fait quelque chose de bien en soi. Par exemple, si on fait un massage à quelqu’un, mû par un fort désir et le souhait de l’importuner sexuellement, l’acte est nuisible. En revanche, si l’action est relativement dénuée d’émotion trouble, alors c’est constructif, même si l’action en elle-même n’est pas agréable. Autre exemple, en tant que parent, vous envoyez dans sa chambre votre enfant qui se conduit mal, non par colère mais par amour et souci de lui apprendre à ne pas être insupportable. Dans la plupart des cas, cependant, l’acte constructif sera compulsif car entaché par la pulsion inconsciente d’en tirer une sensation d’identité véritable – en l’occurrence, celle d’être d’un bon parent.
Dès lors, comment comprendre la relation causale entre un malheur et un comportement nuisible fondé sur des émotions perturbatrices et la relation causale entre un bonheur et un comportement constructif relativement dénué d’émotions perturbatrices ? Cette question n’est pas seulement très intéressante, elle est aussi cruciale, car le Bouddha a identifié le karma, les émotions perturbatrices et la confusion à propos de la façon dont nous existons comme étant les causes de ce que nous éprouvons. Telles sont les causes du malheur et du bonheur ordinaire qui finit par décevoir. Nous devons les dépasser afin de nous libérer de la souffrance que ces deux types de sentiments entraînent.
Réfléchissons-y. Par exemple, quand on agit, parle ou pense à quelque chose ou à quelqu’un avec colère, est-ce qu’on est à l’aise ? Est-ce que notre énergie est calme ? Nullement. On est agité. Est-ce qu’on est heureux dans de tels moments ? Je ne crois pas que quelqu’un puisse dire qu’il est heureux quand il est en colère ou sous l’emprise de n’importe quelle autre émotion perturbatrice. De même, si on observe son énergie quand on est en proie à l’avidité, on ne se sent pas à l’aise ; on a peur de manquer. Quand on est très attaché à une personne et qu’elle nous manque terriblement, on est aussi mal à l’aise ; notre énergie est très perturbée. Tandis que quand on n’éprouve ni colère, ni avidité, ni égoïsme, ce genre de choses, et qu’on essaie simplement d’être bienveillant, notre énergie est relativement calme, plus douce, n’est-ce pas le cas ? On se sent foncièrement heureux, sans rien de dramatique, quand bien même c’est un niveau de bonheur subtil. Même si on est obsédé par l’envie de bien faire et qu’on veut que tout soit parfait, notre énergie est plus détendue, et on est plus heureux de faire quelque chose de bénéfique que quand on agit avec colère. Bien entendu, si, tandis qu’on fait quelque chose de positif on a peur de faire une erreur ou de ne pas être assez bon, le fait d’avoir de telles pensées ou de telles craintes ne nous met certes pas à l’aise.
Ce qui est remarquable, ici, c’est que ce sentiment de malaise ou de relatif bonheur dure un certain temps après que l’action s’est terminée. Ceci montre que ce qu’on ressent quand on fait quelque chose d’autre peut être affecté par ce qu’on a fait précédemment. Toutefois, quand le Bouddha parlait de la relation entre le karma et le niveau de bonheur ou de malheur ressenti, il ne faisait pas référence exclusivement à ce que nous ressentons juste après un acte. Il parlait de résultats à beaucoup plus long terme. Malgré cela, on peut commencer à apprécier son point de vue quand on pense à la relation entre nos comportements émotionnels impulsifs et la façon dont notre énergie circule dans notre corps.
La vérité relative à propos de tout ce dont nous faisons l’expérience, alors, c’est que tout surgit en dépendance de causes et de conditions, y compris notre état d’esprit général, et pas seulement à propos de ce que nous avons envie de faire, mais aussi en rapport avec le fait que nous soyons heureux ou malheureux. C’est l’un des aspects de la réalité – le premier verset de la strophe citée au début appelle cela « le fondement au sein duquel toute chose réside » – c’est-à-dire la manière dont toutes les choses existent, fonctionnent et opèrent.
La vérité la plus profonde
La seconde vérité sur toutes choses se focalise à un niveau plus profond. Bien que les choses paraissent exister et fonctionner selon des modalités impossibles à cause de nos projections et de nos fantasmes, ces modes d’existences impossibles sous lesquelles elles apparaissent ne correspondent pas à la réalité.
L’absence totale de quelque chose qu’on pourrait trouver et qui correspondrait à nos projections est appelée « vide », qu’on traduit souvent par « vacuité ».
Bien qu’il y ait de nombreux degrés de subtilité dans les modes d’existence impossibles que notre esprit projette du fait de sa confusion habituelle, on peut commencer à travailler sur cette vérité très profonde à partir du niveau le plus général : à savoir que les choses ne peuvent pas exister selon des modes d’existence impossibles. Comment le pourraient-elles ? La réalité, c’est qu’il n’y a rien qui corresponde aux impossibles absurdités que notre esprit confus projette. Ces modes d’existences sont totalement absents. Pareille chose n’existe pas.
Prenons un exemple classique : un enfant imagine qu’il y a un monstre sous son lit. En réalité, c’est un chat qui se trouve sous le lit, mais l’enfant projette sur le chat l’idée que c’est un monstre. Et, parce que l’enfant croit qu’il y a vraiment un monstre sous son lit, en dépit du fait que c’est absurde, l’enfant est très effrayé. Donc, le fait d’imaginer cette absurdité a un effet sur l’enfant, mais cela ne fait certainement pas du chat un monstre, parce qu’il n’y a rien là qui soit un monstre. La vacuité, de même, est l’absence totale d’un véritable monstre qui correspondrait au fantasme de l’enfant. Il n’y a jamais eu de monstre, et il ne pourra jamais y en avoir un. Mais ôtez la projection et il y a toujours un chat sous le lit ; ce n’est pas comme s’il n’y avait rien.
Par habitude, on imagine que les choses existent telles qu’elles nous apparaissent. Nous sommes seulement conscients de ce qui se trouve juste devant nos yeux ou de ce que nous ressentons véritablement sur le moment. Par exemple, il se peut qu’en ce moment je me sente malheureux, et j’ai l’impression que cela a surgi comme par enchantement, sans raison apparente. Je suis juste malheureux. J’ignore pourquoi. Je m’ennuie ; j’ai le cafard ; je suis malheureux et cela semble n’avoir aucun rapport avec ce que je suis en train de faire ou les gens avec qui je me trouve. Tout à coup, subitement, j’ai le cafard ; je suis malheureux, sans que cela soit forcément dramatique. Cela peut ressembler à un sentiment diffus d’insatisfaction. Comment est-ce apparu ? On dirait qu’il n’y a aucune cause à cela. Mais c’est impossible. Cela ne correspond pas à la réalité. C’est ça la vérité la plus profonde.
La vérité relative, conventionnelle, dès lors, c’est que tout, y compris mon sentiment de malheur ou de bonheur, s’élève à partir d’un processus de cause et d’effet. Bien que telle soit la réalité, cela ne m’apparaît pas ainsi. Cela apparaît comme si ce que je ressens vient de nulle part sans raison aucune. La vérité la plus profonde c’est que la manière dont cela m’apparaît ne correspond pas à la réalité – c’est la projection de quelque chose d’impossible. Quand on y réfléchit, c’est réellement très profond.
Laissez-moi vous donner un autre exemple. Mettons que j’aie un ami proche qui parfois crie après moi. Nous avons une très belle relation, mais voilà que soudain mon ami se met en colère et me crie dessus. Comment est-ce que cela m’apparaît ? Cela m’apparaît comme s’il « ne m’aimait plus ». J’en suis très contrarié car ce qui m’apparaît à l’esprit c’est mon ami en train de hurler, et je l’identifie totalement à cela et à rien d’autre. Mais cette projection ne correspond pas à la réalité. Cette façon de se comporter n’a pas surgi de rien, existant de manière complètement séparée du fait qu’elle n’est qu’un incident dans le contexte de notre longue amitié. Sans doute cela vous est-il arrivé aussi.
Ce qui se produit c’est qu’on perd de vue l’entière perspective de la relation qu’on entretient avec notre ami – tous les moments que nous avons passés ensemble, et le reste de nos échanges. Mais ce n’est pas la seule chose ; nous perdons aussi la vision du tableau d’ensemble. Nous ne sommes pas la seule personne dans la vie de notre ami, et notre amitié n’est pas la seule chose qui lui soit arrivée dans la vie. Mon ami a toute une vie en dehors de la mienne et cela affecte aussi sa façon de sentir et d’agir. Peut-être a-t-il eu une rude journée à son travail, ou un problème avec ses parents, et cela l’a mis de mauvaise humeur, d’où le fait qu’il se soit mis en colère après moi. La vérité très profonde est que ce que je projette est impossible : c’est juste impossible que son comportement à mon égard existe totalement de par lui-même, indépendamment du reste de notre amitié et de ce qui lui est arrivé dans sa vie. Une réalité correspondant à cette apparence d’événements existant de manière indépendante ne peut pas exister véritablement, pareille chose n’existe pas. L’absence totale d’un tel mode d’existence s’appelle « vacuité », shunyata en sanskrit, qui est le même mot utilisé pour dire zéro.
Donc, dans le cadre des deux vérités, quand les choses n’existent pas de manière isolée, indépendamment les unes des autres, alors la loi de cause à effet opère. Ceci est dû au fait que la cause et l’effet n’existent qu’en relation et en dépendance l’une de l’autre. Une chose ne peut pas exister en tant que cause sans qu’il y ait un effet possible issu d’elle. Si une chose ne pouvait pas produire d’effet, comment pourrait-elle exister en tant que cause de quoi que ce soit ? C’est pourquoi la vérité relative des choses, c’est-à-dire leurs relations causales, ne peut fonctionner qu’en vertu de la vérité la plus profonde concernant tous les phénomènes : à savoir que rien ne peut exister selon le mode d’existence impossible d’être déconnecté de tout le reste.
Le fait que les deux vérités s’étayent l’une l’autre de la sorte constitue, ainsi qu’il est dit dans le verset, le fondement, le mode au sein duquel toute chose demeure. « Fondement » indique aussi que cela sert de base à ce qui vient dans le verset suivant. C’est en s’appuyant sur cette vision de la réalité, à savoir les deux vérités, que le Bouddha a ensuite perçu et compris les Quatre Vérités.
Questions
Faire l’expérience de la vraie réalité
Est-il possible de faire l’expérience directe de la vraie réalité, au cours de laquelle on n’a plus aucune fausse conception ? Ou bien est-ce quelque chose d’impossible ?
Non, non, c’est possible. Bien que notre activité mentale fasse apparaître les choses selon un mode d’existence impossible, néanmoins, puisqu’elles ne correspondent pas « en réalité » à la réalité, il est possible de se débarrasser de ce qui cause cette déformation. Ceci est dû au fait qu’une chose telle que la vraie réalité existe et parce que la réalité déformée ne fait pas partie de la nature foncière de l’activité mentale. Il est possible pour l’activité mentale de fonctionner sans projections ni distorsions.
Sur cette base, on comprend que quand notre activité mentale déforme la réalité, cela nous cause des problèmes, de la souffrance et du malheur. Mais puisqu’il est possible d’empêcher notre esprit de projeter ces distorsions, on ne créera plus ni ne fera plus l’expérience de problèmes pour nous-mêmes. Une fois qu’on a compris que notre esprit est capable d’atteindre ce but, alors on se dira que l’atteindre est la plus sûre direction à donner à nos vies afin d’éviter et de prévenir la souffrance. Cette direction est ce que nous appelons le « refuge ». Mais on ne peut tendre vers ce but qu’une fois seulement qu’on est convaincu qu’il est vraiment possible de l’atteindre. Notre conviction vient de la réalisation que tout ce que j’ai évoqué est fondé sur la réalité et sur notre capacité à la percevoir.
Mais cela demande un entraînement très long pour se familiariser avec la réalité afin de vaincre nos blocages mentaux. C’est là qu’intervient la méditation. La méditation, dans ce contexte, est un entraînement pour se familiariser avec la réalité en construisant une vision de la réalité qui soit une habitude bénéfique. Si vous construisez cette habitude, alors, toutes les fois que vous rencontrerez des gens, vous aurez pris l’habitude de les voir autrement que de la façon dont ils apparaissent à vos yeux. Bien plutôt vous serez pleinement conscients qu’ils ont été autrefois des bébés, qu’ils ont eu une enfance puis une vie d’adulte, et que de nombreuses choses ont influencé le cours de leurs vies. De même, il est probable qu’ils vieilliront et seront influencés par encore plus de choses. De cette façon, vous voyez la réalité de leurs vies dans son intégralité. Vous voyez également que tous les événements qui s’y sont produits sont interconnectés. Cette vision de la réalité vécue par ces personnes vous permet d’interagir d’une manière beaucoup plus bénéfique et réaliste avec elles que si vous les considériez avec une vue courte comme quand on regarde une photographie immobile posée devant les yeux.
Mais on doit s’entraîner pour faire cela. Il ne fait aucun doute qu’en vérité vous ne connaissez pas tous les détails de leurs vies et les influences dont elles ont fait l’objet, mais cela n’a pas d’importance. Le simple fait d’être conscient que telle personne a une histoire passée pétrie d’influences, et aura très probablement un futur, vous ouvre grandement à la réalité de cette personne. Ainsi, quand vous voyez un bébé, par exemple, vous ne voyez pas le bébé comme un simple bébé, mais comme un adulte potentiel, et toutes les choses que vous faites maintenant affecteront la manière dont cet enfant deviendra un adulte. Vous considérez le tableau dans son entier. Vous êtes en contact avec la réalité.