Les quatre nobles vérités dans le langage de tous les jours
Je suis très heureux d’être de retour parmi vous ici, à Xalapa. Ce soir, vous m’avez demandé de parler du karma. Il va de soi que lorsque nous voulons étudier un certain sujet du bouddhisme, il est important d’avoir une idée de la raison pour laquelle nous voulons l’étudier, quelle est son importance et comment il s’inscrit dans le contexte global du bouddhisme. Principalement, ce dont le Bouddha parlait concerne le vécu de chacun et de chacune d’entre nous, ce dont nous faisons l’expérience et ce qui se passe dans la vie. Qu’est-ce qui caractérise le plus fondamentalement notre expérience de tous les jours, valable pour nous tous sans exception ? C’est le fait que nous sommes tantôt malheureux, tantôt heureux. C’est bien là notre expérience, n’est-ce pas ?
Lorsque nous examinons la situation qui consiste à être tantôt malheureux, tantôt heureux, nous nous apercevons que beaucoup de problèmes y sont liés. Lorsque nous sommes malheureux, de toute évidence, c’est de la souffrance. Personne n’aime être malheureux, n’est-ce pas ? Nous pouvons être malheureux à la vue de quelque chose, par exemple lorsque nous voyons un ami s’éloigner, ou à l’écoute de quelque chose, comme lorsque nous entendons des paroles désagréables, et nous pouvons aussi être malheureux à la pensée de différentes choses auxquelles sont associées différentes émotions. Mais parfois nous nous sentons malheureux sans pouvoir mettre ce sentiment en rapport avec quoi que ce soit que nous voyions ou entendions dans la réalité, ni avec ce qui se passe autour de nous. Voilà qui pose un problème, non ?
Et le bonheur ? Parfois nous nous sentons heureux, n’est-ce pas ? Nous nous sentons heureux à la vue de quelque chose, ou à l’écoute de quelque chose, comme lorsque nous entendons la voix d’un être aimé, et nous pouvons aussi nous sentir heureux lorsque nous pensons à quelque chose, comme lorsque nous évoquons des souvenirs communs avec un ami. Mais en y regardant de plus près, nous nous rendons compte qu’il y a aussi des problèmes qui sont liés à ce bonheur dont nous faisons l’expérience, D’abord, ce bonheur ne perdure jamais, et ensuite, nous ne savons jamais combien de temps il va durer. Et enfin, il semble que nous n’en ayons jamais assez. Nous pourrions nous contenter d’une bouchée de nourriture, mais cela ne nous suffit pas – nous en voulons davantage, et encore, et encore. À vrai dire, c’est une question très intéressante : quelle quantité de quelque chose faut-il manger pour vraiment apprécier ? Et maintenant, considérez ce qui suit : un autre défaut, un autre déficit de ce bonheur est que nous ne savons pas ce qui va arriver ensuite. Il se peut que nous continuions à être heureux la minute suivante, et il se peut que nous devenions malheureux. Cela peut changer, il n’y a aucune garantie dans ce bonheur.
Cette sorte de vue profonde ou d’analyse du bonheur et du malheur, à vrai dire, n’est pas unique au bouddhisme ; de nombreux grands penseurs de par le monde ont fait ces observations et les ont faites connaître. Mais ce que le Bouddha a enseigné, ce que le Bouddha a compris, concerne un type de problème, ou de souffrance, qui est plus profond. Il a porté un regard plus profond sur cette situation de hauts et de bas dont notre vie est faite, sur ce bonheur et ce malheur qui montent et qui descendent, qui montent et qui descendent, et il a compris qu’en réalité, ce qui en est la cause est quelque chose qui fait partie de notre expérience de chaque instant. Autrement dit, la manière dont nous faisons l’expérience des choses, avec ces hauts et bas de bonheur et de malheur, perpétue cette situation insatisfaisante.
Alors le Bouddha a regardé encore et a vu cette cause qui est là, à chaque instant, et qui perpétue cette situation insatisfaisante, et il a vu que cette cause n’est autre que la confusion au sujet de la réalité. En d’autres termes, la confusion au sujet de la façon dont nous existons, de la façon dont tout le monde existe autour de nous, de la façon dont le monde existe.
C’est très différent de ce que l’on entend souvent. Pour certains, par exemple, la cause fondamentale des hauts et bas du bonheur et du malheur dont nous faisons l’expérience est due aux punitions et aux récompenses qui vont de pair avec le fait de respecter ou de ne pas respecter les lois. Beaucoup enseignent que les sentiments de bonheur et de malheur sont, à la base, une question d’obéissance. Mais le Bouddha a dit que non, ce n’est pas le cas. La véritable cause est notre confusion, et non une question d’obéissance ou de désobéissance : c’est la confusion qui concerne la vie. Ensuite, le Bouddha a continué en déclarant que cette confusion n’est pas partie intégrante et nécessaire de la vie, de la manière dont nous expérimentons les choses. Elle n’a pas besoin d’être là : c’est quelque chose qui peut être enlevé, et qui peut être enlevé complètement, de sorte à ne jamais revenir. Puis le Bouddha a expliqué que le véritable moyen d’y arriver est de changer la façon dont nous faisons l’expérience des choses.
Pour nous débarrasser de cette confusion, il ne s’agit pas de demander à quelqu’un d’autre de le faire pour nous ; ce dont il s’agit fondamentalement, c’est de changer nos propres attitudes mentales, notre propre compréhension de la réalité. Si nous pouvons remplacer la méprise par la compréhension juste, et si nous entretenons tout le temps cette compréhension, alors nous découvrons que nous n’avons pas en permanence ces hauts et bas du bonheur et du malheur, et nous ne les perpétuons pas. C’est un enseignement très élémentaire du Bouddha, transposé dans le langage de tous les jours.
Le karma traite des causes et des effets comportementaux
Le karma est l’explication fondamentale du comment et du pourquoi nos expériences de bonheur et de malheur montent et descendent – c’est là tout le thème du karma. Autrement dit, comment notre confusion produit-elle ces hauts et bas du bonheur et du malheur, d’expériences agréables et désagréables ? En d’autres termes, il s’agit de causes et d’effets, et la cause et l’effet ici est un sujet d’une complexité extrême. Comme l’a enseigné le Bouddha, ce n’est pas la première goutte d’eau qui remplit un baquet, et ce n’est pas non plus la dernière ; c’est toute une accumulation de gouttes d’eau qui remplit d’eau un baquet. De même, ce dont nous faisons l’expérience dans notre vie n’est pas le résultat d’une seule cause : la cause n’est pas seulement ce que nous venons de faire, ni ce que nous avons fait plusieurs cycles cosmiques auparavant. La cause est le résultat d’une immense accumulation de facteurs et de conditions causals.
C’est tout à fait cohérent avec le point de vue scientifique, car cela signifie que les évènements n’ont pas lieu isolément mais que tout, en fait, est interconnecté. Pour utiliser un exemple très simple, nous ne serions pas tous ensemble ici, dans cette pièce, à écouter cette conférence, si les Espagnols n’étaient pas venus aux Amériques, n’est-ce pas ? C’est l’une des causes de notre présence ici. Il y a tellement de causes comme celle-là, directes et indirectes, qui contribuent à ce dont nous faisons l’expérience ici et maintenant et à tout autre instant.
Cependant, l’explication du karma porte spécialement sur les causes qui sont en relation avec notre esprit. Mais il y a de nombreuses autres causes qui contribuent à ce dont nous faisons l’expérience – par exemple, des causes physiques, les conditions atmosphériques, et ainsi de suite. Beaucoup de choses qui nous influencent ne proviennent pas seulement de notre esprit, mais de l’esprit des autres. Nous pouvons citer le cas des politiciens qui décident de différentes politiques qui nous influencent et qui peuvent être mêlées de confusion, non ?
Le karma ne parle pas de croyance, de destin ou de prédestination, ou d’autres choses de ce genre ; bien plus, le karma aborde la manière dont nous faisons l’expérience des choses et dont nos attitudes mentales influencent notre vécu. Le mot karma est employé dans un sens très général pour désigner ici tout ce qui est impliqué en termes de comportements et d’attitudes mentales. Le « karma » peut se rapporter à tout le thème de la cause et de l’effet comportementaux en général, et il peut aussi se rapporter très précisément à un seul aspect de l’ensemble de ce processus. Alors, si nous voulons comprendre le mécanisme du karma, nous devons approcher le sujet avec un peu plus de précision, aller plus dans le détail.
Plusieurs systèmes d’explication du karma
Dans le bouddhisme, lorsque nous nous mettons à rechercher des explications plus précises, nous nous rendons vite compte qu’il n’y a pas d’explication unique. C’est parfois ressenti comme une gêne par les Occidentaux. Mais lorsque nous sommes devant un problème ou une certaine situation, nous pouvons l’expliquer de plusieurs manières différentes en fonction de notre angle de vue. En Occident, nous pouvons expliquer les choses d’un point de vue sociologique, d’un point de vue psychologique, d’un point de vue économique – cela n’a rien de surprenant. Ces différentes explications nous aident réellement à élargir notre compréhension de ce qui se passe. Et chacune de ces manières différentes d’expliquer ce qui se passe, s’appuie sur un certain système de pensée : un système psychologique, un système politique, économique, etc. Dans le bouddhisme, nous avons quelque chose d’identique, et c’est pourquoi nous constatons que les explications sur le fonctionnement du karma diffèrent en fonction du système de pensée philosophique d’où elles sont issues. Nous avons la même chose en Occident au sein d’une même discipline, comme la psychologie, où l’on peut avoir une explication du point de vue de la psychologie freudienne, une explication du point de vue de la psychologie jungienne ; on peut expliquer les choses à la manière socialiste, ou à la manière capitaliste. Si nous nous penchons sur les différents systèmes de pensée du bouddhisme, nous constatons que c’est en effet une chose utile, car ils nous procurent en profondeur différentes vues sur le fonctionnement du karma. Pour le but que nous poursuivons ici, il n’est pas nécessaire d’entrer dans des détails sur les différences entre ces systèmes de pensée, mais il est utile d’avoir conscience qu’il en existe plusieurs.
Évidemment, cela signifie implicitement que nous pouvons également avoir des systèmes de pensée occidentale qui, eux aussi, expliquent ce qui se passe par rapport à ce dont nous faisons l’expérience. Cela n’est pas forcément en contradiction avec ce que nous disons sur le karma.
Le karma, facteur mental des impulsions
Le karma en soi, pour en parler comme d’un objet en particulier, d’une chose en particulier, et pour suivre un même système d’explication, renvoie à un facteur mental. Que voulons-nous dire par « facteur mental » ? Un facteur mental est une manière d’avoir conscience de quelque chose. Prenons un exemple : nous voyons quelqu’un et nous allons vers lui (ou vers elle). De nombreux facteurs mentaux sont impliqués dans cette expérience. Ce sont les différents aspects de la manière dont nous avons conscience de cette personne. Certains sont très élémentaires, comme le fait de distinguer cette personne d’une autre, ou de la distinguer du mur. L’intérêt – qui est une manière d’avoir conscience de la personne, et qui pourrait accompagner notre vue de la personne. Il se peut aussi que de la concentration soit présente, ainsi que des émotions variées. Tout cela constitue des facteurs mentaux, et ces facteurs mentaux se relient les uns aux autres comme dans un réseau à l’instant où nous voyons la personne et où nous allons vers elle.
Parmi ces facteurs mentaux, lequel est celui du karma ? Le karma est le facteur mental qui nous attire vers la personne ; c’est l’élan qui accompagne notre vue de la personne et notre déplacement consécutif vers elle. C’est pourquoi, dans certaines théories, le karma est presque expliqué comme une force physique. Certes, d’autres facteurs mentaux peuvent être impliqués, comme celui de l’intention. Quelle est notre intention envers cette personne ? Nous pouvons avoir l’intention de la prendre dans nos bras, ou celle de lui mettre un coup de poing sur le nez. Il y a beaucoup d’autres facteurs qui sont impliqués, mais le karma est simplement cet élan de force mentale qui nous pousse à l’acte de prendre une personne dans nos bras ou de lui mettre un coup de poing sur le nez à l’instant où nous la voyons et où nous allons vers elle. Rappelez-vous aussi que les impulsions mentales ne déclenchent pas seulement des actions physiques, comme prendre dans nos bras ou donner un coup de poing. Une impulsion mentale peut aussi nous donner l’impulsion de penser à quelque chose, cela ne concerne pas seulement les actions physiques de dire ou de faire quelque chose. Quoi que nous pensions, quoi que nous disions, quoi que nous fassions physiquement : toutes ces choses impliquent une impulsion mentale de quelque sorte.
Les effets du comportement karmique
Le bouddhisme, comme la science, enseigne beaucoup en termes de cause et d’effet. Alors, si poussés par le karma – cette impulsion – nous faisons, nous disons et nous pensons des choses, il va s’ensuivre un résultat. Le karma n’est pas tant au sujet de l’effet de notre comportement sur les autres, quoique bien sûr, il ait aussi un effet sur les autres. La raison en est que, en fait, l’effet de nos actes sur une autre personne dépend dans une large mesure de cette personne. Certaines de nos actions impliquant les autres ont des effets sur eux qui sont uniquement dus à des facteurs physiques : on frappe quelqu’un, et sa peau a des lésions. C’est juste une cause et un effet physiques. Ce n’est pas de cela dont nous parlons au sujet du karma. Mais l’effet sur l’autre personne, en termes de la façon dont elle fait l’expérience de ce que nous lui disons ou de ce que nous lui faisons, dépend bien d’elle, n’est-ce pas ? Nous pourrions dire quelque chose de très cruel à quelqu’un, par exemple, et cette personne se sentirait très blessée ; elle pourrait en être très contrariée. Mais elle pourrait aussi penser que nous sommes complètement idiots et, donc, elle pourrait ne pas nous croire et ne pas nous prendre au sérieux. Ou encore, il se pourrait qu’elle ne nous entende pas, ou qu’elle nous entende mal. Ou elle pourrait avoir l’esprit préoccupé par autre chose. Alors, même si nous avions la mauvaise intention de la blesser profondément dans ses sentiments, il n’est pas garanti que nous atteignions ce but – bien que, évidemment, le bouddhisme nous enseigne à essayer de ne blesser personne. Mais cela n’a rien à voir ici avec le karma.
Lorsque nous parlons des résultats karmiques de quelque chose, nous désignons par-là ceux dont nous ferons nous-mêmes l’expérience en résultat de notre façon impulsive ou compulsive d’agir selon ces élans karmiques.
Quels en sont les effets à l’intérieur de nous-mêmes ? L’un des effets – et c’est très similaire à ce que la science occidentale dirait – est que nous nous conditionnons à penser, à parler et à agir d’une certaine façon, formant ainsi une tendance à répéter cette façon de nous comporter. En résultat de cette tendance à répéter l’action, et en résultat aussi d’une potentialité à la répéter – il y a aussi une différence entre les potentialités et les tendances, mais il n’est pas nécessaire ici d’entrer dans les détails à ce sujet – il en résulte que nous voudrions la répéter.
Quel est en fait le produit de cette tendance ou de cette potentialité ? La tendance produit un sentiment – comme l’envie d’aller vers quelqu’un pour le prendre dans nos bras, ou l’envie d’aller vers quelqu’un pour lui dire une méchanceté. Ensuite, lorsque nous avons envie d’agir ainsi, nous avons toujours le choix de passer à l’acte, bien sûr. Il est très important de nous rendre compte que nous avons absolument le choix d’agir selon nos envies ou non. Mais si nous décidons de les satisfaire ou si, sans même considérer la possibilité de le faire ou de ne pas le faire, nous agissons en fonction d’elles, alors à l’étape suivante, le karma intervient. Le karma est en fait l’élan, l’impulsion, la compulsion sur laquelle nous agissons.
Ensuite, à partir de ces tendances, beaucoup d’autres choses arrivent à maturation. L’une est le contenu de ce dont nous faisons l’expérience, fondamentalement. « Contenu » est un grand mot ; je pense qu’il faut être un petit peu plus précis. Cela a à voir, par exemple ici, avec le fait de rencontrer cette personne-ci et non cette personne-là. Cela implique aussi la façon dont les gens se comportent envers nous. Et si nous voulons être encore plus précis, il faut faire très attention à notre manière de nous exprimer : ce n’est pas notre karma qui fait que l’autre personne nous crie après ; l’autre personne nous crie après en résultat de sa tendance à crier après les autres. Mais c’est notre karma qui est responsable de l’expérience que nous faisons d’être criés après.
Ce n’est pas la chose la plus aisée à comprendre, c’est évident, mais je pense qu’une voie d’approche à une meilleure compréhension est celle de l’exemple. Si un bébé qui porte des couches les salit, alors le bébé ne peut rien y faire ; il doit vivre dans les saletés qu’il a faites. Laissons de côté toute la discussion au sujet de quelqu’un qui change les couches ou non – ce qui est à retenir ici est que si l’on fait des saletés, on fera l’expérience de saletés. Nous faisons des saletés dans la vie, alors au fil de celle-ci, nous nous enfonçons de plus en plus dedans ; c’est comme ça que ça marche pour l’essentiel. Plus précisément, nous agissons d’une certaine manière vis-à-vis des autres, et nous ferons l’expérience que les autres agiront d’une manière semblable vis-à-vis de nous. Mais un autre principe ici, qui est très important à propos du karma, est le fait qu’il ne fonctionne pas instantanément. Nous pouvons parler très gentiment et tout doucement à quelqu’un, et pourtant il devient fou furieux et nous hurle après dans un accès de rage.
C’est pour cette raison que, pour vraiment comprendre le karma, il faut dérouler toute la discussion sur la renaissance, sur le fait que les choses mettent très, très longtemps à produire un effet et qu’il se peut qu’elles ne produisent pas d’effet du tout au cours de cette vie. En fait, c’est le cas la plupart du temps. Ce n’est pas vraiment facile à accepter pour nous, en tant qu’Occidentaux. Cela donne l’impression à certains que le bouddhisme dit : « Conduisez-vous bien dans cette vie et vous ferez l’expérience des résultats au ciel dans l’après-vie ; conduisez-vous mal et vous ferez l’expérience des résultats en enfer dans l’après-vie. »
Nous devons examiner cela avec grande attention : est-ce que c’est la même chose que ce que dit le bouddhisme, ou est-ce différent ? Ce n’est pas un thème très facile, c’est même un thème très compliqué, parce que pour vraiment comprendre la cause et l’effet karmiques, il faut comprendre le concept de la renaissance – la conception bouddhique de la renaissance, pas une conception quelconque non bouddhique. Qui commet la cause karmique et qui fait l’expérience de son résultat ? Y a-t-il un « moi » qui peut être récompensé ou puni ?
Mais à part la question de la renaissance et de qui en fait l’expérience, comme je l’ai dit au début, le bouddhisme ne parle pas d’un système de récompense et de punition fondé sur l’obéissance à des lois. Le bouddhisme ne dit pas que cette vie est une sorte d’épreuve et que nous aurons le résultat de cette épreuve dans notre vie prochaine. Le bouddhisme dit simplement que les choses mettent du temps à produire leur effet. C’est quelque chose que nous pouvons observer en matière d'environnement. Nous agissons d’une certaine façon, ce qui produit certains effets sur notre vie actuelle, mais cela va produire beaucoup, beaucoup plus d’effets sur la vie des générations futures. C’est quelque chose de comparable.
Bonheur/malheur
Une dimension toute différente de l’arrivée à maturation d’un karma – en d’autres termes, une autre dimension dans laquelle les résultats issus de ces actes karmiques se manifestent – a à voir avec ce dont nous avons parlé au début de notre exposé : c’est-à-dire avec cette dimension d’heureux et malheureux. À répéter certaines actions, nous faisons l’expérience que certaines choses nous arrivent – que les gens agissent envers nous de telle et telle manière, ou ce pourrait être un rocher qui se détache du haut d’une falaise et nous tombe sur la tête. Nous faisons l’expérience de ces choses avec des sentiments de bonheur ou de malheur. Réfléchissons-y. Il y a des gens qui, lorsqu’ils mettent le pied sur un cafard, sont très heureux : « J’ai écrasé ce truc horrible ! » Il y en a d’autres qui, lorsqu’ils marchent sur un cafard, éprouvent un sentiment de dégoût, ou en sont très malheureux. Il y a des gens qui, lorsqu’on les frappe ou lorsqu’on leur crie après, en sont très malheureux et très tristes, et d’autres que cela rend heureux : « Oui, je suis un pécheur ; je suis un bon à rien ; je suis mauvais ; je mérite que l’on me crie après ; je mérite d’être frappé. »
Vous connaissez ce proverbe, je crois qu’il vient d’ici, du Mexique, ou quelqu’un l’a peut-être inventé et raconté comme une blague et j’y ai cru, alors voilà : « Si mon mari me frappe, c’est qu’il m’aime vraiment ; s’il ne me frappe pas, c’est qu’il s’en fiche. »
Cet « heureux » ou « malheureux » semble presque appartenir à un autre type de dimension, n’est-ce pas ? Ce qui nous arrive en termes de dimensions, c’est ce que nous faisons de manière compulsive, par répétition, ainsi que ce dont nous faisons l’expérience, les choses qui nous arrivent – c’est une dimension ; quant à l’autre dimension, c’est la façon dont nous en faisons effectivement l’expérience, avec un sentiment de bonheur ou de malheur. Ces choses dont nous faisons l’expérience, ces deux dimensions, arrivent à maturation à partir d’actions karmiques effectuées dans le passé, mais elles sont différentes l’une de l’autre. Si nous considérons seulement la dimension heureux/malheureux, elle est très générale. Elle provient de nos actes, destructeurs ou constructifs. Si nous agissons de manière destructrice, le résultat est de faire l’expérience du malheur ; si nous agissons de manière constructive, le résultat est de faire l’expérience du bonheur.
Les comportements constructifs et les comportements destructeurs
Cela devient très intéressant lorsque nous nous mettons à examiner ce que le bouddhisme entend par « constructif » et « destructeur ». Naturellement, il y a plusieurs explications. Mais comme nous l’avons vu, nous ne pouvons pas réellement déterminer la nature d’une action en termes de l’effet qu’elle a sur quelqu’un d’autre, parce que qui sait ce qu’il va être : tellement d’autres facteurs vont être impliqués ! Donc, « constructif » et « destructeur » ont à voir avec l’état d’esprit dans lequel nous agissons. Si notre action est fondée sur l’avidité, l’attachement ou la colère, ou simplement sur une naïveté complète, elle est destructrice. Par contre, si notre action est fondée sur la non-colère, la non-avidité, le non-attachement, la non-naïveté, alors elle est constructive. De toute évidence, si elle va plus loin et qu’elle est fondée sur l’amour, la compassion, la générosité, etc. elle est aussi constructive.
Il y a d’autres facteurs aussi. Il est très intéressant d’analyser ces autres facteurs qui rendent une action constructive ou destructrice. L’un d’eux est celui de la dignité éthique de soi, ou dignité morale de soi. Cela a à voir avec l’image de soi ou le respect de soi. Si nous n’avons pas de respect pour nous-mêmes, alors nous ne nous préoccupons pas de l’effet de notre comportement sur nous-mêmes. C’est l’attitude du tout-venant. Avec cette sorte de peu d’estime de soi, nous agissons de manière destructrice. Autrement dit, si j’ai une opinion de moi qui est positive, si j’ai du respect pour moi-même en tant que personne, je ne vais pas agir comme un imbécile. Je ne vais pas agir d’une manière stupide, me comporter cruellement, parce que je ne veux pas m’abaisser à agir ainsi – j’ai une bien plus haute opinion de moi-même, de ce que je peux faire. C’est le facteur dont nous parlons ici : avoir ou ne pas avoir un sens de dignité éthique de soi. C’est un facteur très, très crucial qui détermine si nous agissons de façon constructive ou destructrice.
Un autre facteur est notre souci de la façon dont notre comportement se reflète sur les autres. De quoi parlons-nous ici ? Si je me comporte de manière épouvantable, comment cela se reflète-t-il sur les autres ? Comment cela se reflète-t-il sur mon pays ? Si je me comporte de manière épouvantable, que vont penser les gens des Mexicains ? Si nous sommes bouddhistes et que, au cours d’une sortie, nous nous soûlons et sommes pris dans une rixe, comment cela se reflète-t-il sur le bouddhisme et sur les bouddhistes ? Lorsque nous avons assez de respect pour notre famille, pour notre groupe ou autre, pour notre religion, notre pays, notre ville, parce que nous avons cette sorte de sentiment d’être concernés par l’effet de notre comportement sur eux, ou par souci de la façon dont notre comportement se reflète sur les autres – si nous avons ce sentiment – nous nous garderons d’agir de façon destructrice ; mais en l’absence d’un tel sentiment, nous agirons de façon destructrice. C’est là une vue extraordinairement profonde du bouddhisme. Quel est le facteur crucial ici ? Ici le facteur crucial est l’estime de soi, la dignité de soi, et un sentiment d’estime pour la communauté.
Voilà donc quelques-uns des facteurs mentaux qui sont impliqués ici pour rendre une action destructrice ou constructive. C’est aussi prendre au sérieux le fait que la façon dont nous agissons et dont nous nous comportons vis-à-vis des autres va les influencer. Cela fait appel à un sentiment de considération ou d’intérêt : c’est ce que j’appelle une « attitude attentionnée ». Mais nous sommes parfois très naïfs, nous pensons que nous pouvons tout dire à quelqu’un et que c’est sans importance. Cela revient à ne pas prendre les sentiments de l’autre au sérieux. Dans ce cas, c’est un manque d’attitude attentionnée.
Si nous agissons avec les types de facteurs mentaux suivants : l’avidité, la colère, l’absence du sentiment de valeur de soi, la non-considération pour la façon dont ce que nous faisons se reflète sur les autres, le manque d’attention, le manque de prise au sérieux du fait que ce que nous faisons va avoir un effet sur les autres et un effet sur nous-mêmes aussi – quel en est le résultat ? Le résultat se manifeste dans l’expérience du malheur. Mais l’expérience du malheur n’est pas une punition.
C’est quelque chose à quoi nous devons vraiment réfléchir en profondeur. Se pourrait-il qu’un tel état d’esprit, avec tous ces facteurs négatifs, soit un état d’esprit heureux, et se pourrait-il qu’il produise vraiment en nous une expérience de bonheur ? Ou ne pourrait-il produire que du malheur ? Plus nous y réfléchissons et plus l’idée que cet état d’esprit négatif aura pour résultat une expérience de malheur, nous semble raisonnable, et que si nous avons l’état d’esprit opposé, sans avidité et sans colère et ainsi de suite, cela produira une expérience de bonheur. Par conséquent, nous avons ces catégories générales de comportements, constructif et destructeur, et ce sont eux qui vont produire nos expériences de bonheur et de malheur.
Ensuite il y a en plus ce que nous faisons, les types d’actes particuliers : crier après quelqu’un ou être gentils avec quelqu’un et ainsi de suite, et ces actes ont aussi leurs effets en termes de tendances à répéter un comportement et à nous mettre dans des situations où les autres agissent de même envers nous.
Un autre résultat de notre comportement karmique – mais on n’a pas besoin ici d’entrer dans les détails – porte sur le type de notre renaissance : allons-nous renaître avec, pour l’essentiel, le corps et l’esprit d’un chien, d’un cafard, d’un être humain ? Quelle sorte de corps et d’esprit serviront de contexte aux expériences que nous vivrons et aux comportements que nous aurons ? Il y a beaucoup d’autres détails ici, mais dans le cadre de cette conférence d’introduction, je me contenterai de couvrir les principes les plus généraux.
Déterminisme ou libre arbitre
Donc, d’un côté nous faisons l’expérience de certains types de comportements qui se répètent et de choses qui nous arrivent ; et d’un autre, nous en faisons l’expérience avec toute une panoplie de hauts et de bas tantôt relatifs au bonheur, tantôt relatifs au malheur, qui tantôt correspondent à notre comportement, tantôt semblent ne pas y correspondre du tout. Et tout cela monte et descend, monte et descend tout le temps sans que nous sachions ce qui va arriver ensuite. Et bien sûr, ce qui nous arrive ne nous arrive pas simplement et uniquement de notre propre fait et du fait de notre karma, mais est aussi influencé par ce qui se passe pour tout le reste du monde à travers tout l’univers, avec le karma de tout le monde et avec ce que tout le monde fait, plus ce qui se passe dans l’univers sur un plan physique au niveau des éléments : les conditions atmosphériques, les tremblements de terre, tout ce genre de choses. Pour toutes ces raisons, il est très difficile de prédire quelle sera notre prochaine expérience – les facteurs d’influence sont tout simplement trop, beaucoup trop complexes, et en fait le Bouddha a dit que c’est la chose la plus difficile à comprendre.
Nous devons être très clairs ici, parce que beaucoup de gens se demandent à propos du karma : s’agit-il de déterminisme ou de libre arbitre ? La réponse est : ni l’un ni l’autre, les deux sont des extrêmes. Normalement, le déterminisme implique que quelqu’un d’autre – une sorte d’être extérieur à nous, un être supérieur, ou quoique ce soit d’autre – a déterminé pour nous ce que nous allons faire ou ce dont nous allons faire l’expérience. Le bouddhisme dit que ce n’est pas le cas ; ce n’est pas que quelqu’un d’autre a décidé de ce que nous allons faire et que nous sommes juste des marionnettes qui jouent une pièce écrite pour nous par quelqu’un d’autre.
Avec le libre arbitre, par contre, c’est un petit peu comme quelqu’un assis à une table de restaurant avec la carte devant lui et qui décide de ce qu’il va commander. La vie ne marche pas de cette façon. Le bouddhisme dit qu’il est faux de s’imaginer que la vie marche de cette façon : c’est de la confusion. On peut avoir l’impression et le sentiment qu’il y a un « moi » séparé – séparé de la vie, séparé de l’expérience qui, du fait d’être à l’extérieur de tout ce qui se passe, peut regarder la vie comme on consulte un menu pour y faire son choix. Mais il n’y a pas de « moi » séparé de la vie, ou séparé de l’expérience, et ce qui va nous arriver n’existe pas comme des petits articles que nous pouvons choisir sur une liste comme s’ils étaient là tout prêts et qu’il suffise d’appuyer sur un bouton pour qu’ils sortent du distributeur automatique, ou quelque chose de ce genre. Je pense que cette image est utile pour nous rendre compte à quel point cette idée est bête. Les expériences n’existent pas comme des sucres d’orge disposés dans un distributeur automatique où nous choisirions celui que nous voulons. Appuyez sur le bouton, mettez la monnaie, et le voilà qui sort spécialement pour vous ! La vie ne marche pas de cette façon, n’est-ce pas ? Ce n’est pas que nous décidions à l’avance : « Aujourd’hui, je vais faire l’expérience du bonheur, et je vais faire l’expérience que tout le monde est gentil avec moi. » Ensuite, nous mettons de la monnaie dans le distributeur de la vie et le tour est joué, nous n’avons qu’à ramasser la commande. C’est le libre arbitre, n’est-ce pas ? C’est le libre arbitre qui consiste à décider de ce qui va nous arriver et de ce que nous allons faire. Mais ce qui nous arrive est de loin plus subtil et plus complexe que ces deux extrêmes du déterminisme et du libre arbitre total.
La confusion comme source du karma
Nous avons déjà dit dans cet exposé que l’unicité du bouddhisme est que le Bouddha a enseigné la cause des hauts et des bas de notre expérience du bonheur et du malheur et de toutes les sortes de choses qui nous arrivent, que nous ne souhaitons absolument pas qu’il nous arrive, et sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Cette cause fait partie de notre expérience à tout instant et perpétue tout ce syndrome. Et cette cause n’est autre que la confusion. Non seulement cela mais en plus, lorsque nous agissons avec confusion – que ce soit de façon destructrice ou constructive – ce qui s’appelle l’habitude constante, c’est-à-dire l’habitude d’agir constamment avec confusion, s’en trouve renforcée, et ainsi nous continuons d’agir avec confusion à chaque instant.
Quelle est cette confusion ? C’est un sujet très profond du bouddhisme, mais pour en parler dans des termes vraiment simples, ce que nous voulons dire ici est la confusion concernant la façon dont j’existe, dont tu existes, dont tout le monde existe. Par exemple, nous pensons que « je suis le centre de l’univers, je suis la personne la plus importante au monde, il faut toujours que j’obtienne ce que je veux, j’ai toujours raison, les autres doivent toujours avoir du temps pour moi. » Nous pouvons reconnaître cette attitude avec nos téléphones portables : nous avons l’impression que nous devrions pouvoir appeler les autres à n’importe quelle heure, les interrompre dans ce qu’ils font et qu’ils devraient être disponibles pour nous « parce que ce que j’ai à dire est de loin plus important que tout ce qu’ils pourraient faire d’autre en ce moment ». Avec cette confusion fondamentale, nous pouvons agir de façon destructrice envers les autres : leur crier après ou nous fâcher avec eux et ce, parce qu’ils ne font pas ce que nous voulons qu’ils fassent, ou parce qu’ils font quelque chose qui ne nous plaît pas. « Ils devraient faire ce que je veux, parce que ce que je veux est, de toute évidence plus important que ce qu’ils veulent. » Ou encore, toujours avec cette confusion fondamentale, nous pourrions faire une gentillesse à quelqu’un, être gentils avec quelqu’un « parce que je veux qu’il (elle) m’aime ; je veux qu’il (elle) soit heureux (heureuse) avec moi ; je veux me rendre indispensable en faisant quelque chose pour l’autre personne car je suis d’avis qu’elle en a besoin, donc je vais dire à ma fille comment elle doit s’y prendre pour élever ses enfants et gérer son ménage. » N’est-ce pas se rendre utile ? Et peu importe si notre fille veut ou ne veut pas de nos conseils et de notre aide, nous pensons que « je suis la personne la plus importante et je veux me rendre indispensable, et il est évident que je sais mieux que ma fille comment elle doit s’y prendre pour élever ses enfants et il va de soi qu’il faut qu’elle l’entende de ma bouche ».
Il y a donc cette confusion derrière les comportements, qu’ils soient destructeurs ou constructifs. C’est à cause de cette confusion que nous perpétuons tous ces hauts et ces bas, ces hauts et bas cycliques. Il convient donc de chercher comment nous en débarrasser.
Se débarrasser de la confusion
Lorsque nous observons le mécanisme de maturation de ces tendances et habitudes karmiques, surtout celui des tendances, nous constatons alors que tout est une question d’attitude vis-à-vis des hauts et bas du bonheur et du malheur dont nous faisons l’expérience. Nous avons deux facteurs mentaux qui accompagnent nos expériences du bonheur et du malheur et qui sont très importants ici. Le premier s’appelle « soif ». Lorsque nous faisons l’expérience du bonheur, nous éprouvons la soif, c’est-à-dire : le désir ardent de ne pas en être séparés. « Ne me quitte pas, reste ici avec moi tout le temps, peux-tu rester encore ? », c’est cette sorte de chose, comme lorsque nous aimons être en compagnie de quelqu’un. Ou alors, nous nous régalons d’un gâteau au chocolat et ressentons du bonheur à le manger et, donc, nous ne voulons pas être séparés de ce bonheur. C’est pourquoi nous continuons à en manger, et nous en mangeons de plus en plus, et encore plus, et encore plus, n’est-ce pas ? C’est ça, la soif. Ensuite, lorsque nous faisons l’expérience du malheur, nous avons soif d’en être séparés le plus vite possible. Le second facteur mental, sous-jacent aux deux situations, est une puissante attitude mentale qui consiste à identifier un « moi », un « moi » solide, avec ce dont nous faisons l’expérience. « Je veux avoir ce bonheur et tout ce qui me procure du bonheur, encore plus, toujours plus, et que je n’en sois jamais séparé ! Je dois être séparé de ce que je n’aime pas. Je n’aime pas ce que tu dis, alors tu ferais mieux de te mettre en veilleuse, sinon tu vas m’entendre. »
Notre expérience qui consiste à éprouver tantôt des hauts, tantôt des bas, tantôt du bonheur, tantôt du malheur dans notre vie, avec cette soif et cette puissante identification d'un « moi » solide avec ce qui se passe – ce qui, après tout, repose sur de la confusion – est ce qui cause la maturation de toutes ces tendances karmiques. De cette manière, nous perpétuons nos hauts et bas, nos hauts et bas de bonheur et de malheur, et nous répétons tous nos comportements précédents parce que c’est ce qui arrive à maturation, ce qui résulte de nos tendances. Ce qui est effroyable, c’est que cette confusion est présente à chaque instant de bonheur et de malheur, perpétuant ainsi d’autres instants de bonheur et de malheur qui vont, eux aussi, être accompagnés de confusion. La confusion dont nous faisons maintenant l’expérience est le résultat de notre confusion précédente, lorsque nous faisions l’expérience du bonheur et du malheur.
Ce cycle à la récurrence incontrôlable – ce cycle auto-perpétuant – est ce que le bouddhisme appelle « samsara ». Si nous pouvons nous débarrasser de cette confusion, alors tout le système du karma s’effondre et nous sommes libérés du samsara. Si nous remplaçons la confusion par une compréhension correcte – et je ne vais pas entrer dans les détails de ce que cela signifie, c’est juste pour donner une idée générale – si nous remplaçons la confusion par une compréhension correcte, alors il n’y a pas de support pour ce « moi » solide – pas de support pour « je veux ceci et non cela ». Il n’y a pas de soif, donc il n’y a rien pour activer ces tendances et ces habitudes, on ne peut pas dire que l’on a encore des tendances et des habitudes.
Je vais essayer de donner un exemple. S’il y a une tendance à voir des dinosaures, alors, après l’extinction des dinosaures, il n’y a plus de tendance à voir des dinosaures quand on se promène dans la jungle, n’est-ce pas ? Il y avait cette tendance : quand je me promenais dans la jungle, je voyais toujours des dinosaures. Maintenant il n’y a plus de dinosaures, alors il n’y a plus de tendance à voir des dinosaures. À travers cet exemple, nous voyons que lorsqu’il n’y a rien pour causer la maturation d’une tendance – un dinosaure qui marche devant vous, causant la maturation d’une tendance à voir un dinosaure – s’il n’y a rien pour activer cette tendance, alors on n’a plus cette tendance. Et si les tendances karmiques n’arrivent plus à maturation parce qu’il n’y a plus de tendances, alors nous ne faisons plus l’expérience des hauts et bas du bonheur et du malheur, et nous ne faisons en aucun cas l’expérience de la confusion qui va avec ; la confusion aussi a disparu.
Voilà pour la façon dont on peut se libérer de toute cette situation samsarique. Nous ne faisons plus l’expérience de ces hauts et bas insécurisants et insatisfaisants du bonheur et du malheur ; au lieu de cela, nous avons une expérience très stable d’un type de bonheur qui est très différent, qui est d’une toute autre qualité : ce n’est pas une sorte de bonheur mêlée à de la confusion, ni le bonheur du genre « j’ai gagné au jeu et voilà ma récompense ». C’est le type de bonheur dont on fait l’expérience du fait de ne pas être dans une situation difficile. Je pense à un exemple simple, bien que cette analogie ne soit pas complètement exacte, qui est celui du bonheur que l’on ressent lorsque, à la fin de la journée, nous enlevons nos bottes qui nous serrent – nous éprouvons l’heureux soulagement d’être débarrassés de cette douleur.
Également, avec la libération, nous faisons l’expérience de ne plus agir sous l’emprise de ces pulsions karmiques compulsives qui nous poussent à avoir certains comportements et à faire l’expérience de certaines choses. Au lieu de cela, si au-delà de la simple libération, nous œuvrons pour devenir un bouddha, ce sont alors les élans de la compassion qui nous poussent à agir : le souhait que les autres soient libérés de leur souffrance et des causes de leur souffrance.
Paroles de conclusion
C’était donc une introduction à quelques principes élémentaires sur le thème du karma. Il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup plus à dire et à expliquer. Il y a des choses qui s’expliquent à travers certains principes généraux, comme tel type d’action a pour résultat tel type d’effet, et si tel facteur est présent le résultat en sera renforcé, et si tel facteur est absent – si l’on fait quelque chose accidentellement ou si, au contraire, on le fait exprès – l’effet en sera différent, et ainsi de suite. On pourrait entrer dans quantité de détails ici.
Également, en termes de ce qui va maintenant effectivement arriver à maturation, il est très difficile d'extrapoler sur des principes, parce que c’est influencé par tout ce qui se passe autour de nous. Ce qui nous arrive maintenant ne peut pas simplement être généralisé à partir de principes généraux, parce que ce qui arrive maintenant est influencé par tout ce qui arrive autour de nous. Pensez à tout ce qui peut causer un accident de la route. Quelles en sont les causes ? C’est le karma de chacun de son côté qui a amené tout le monde sur cette route, et c’est la circulation routière, et ce sont les conditions atmosphériques, et c’est l’état de la chaussée. Il y a tellement d’éléments qui font que cet évènement particulier d’avoir un accident de la route arrive maintenant à maturation !
Si ce thème nous intéresse, il y a un immense domaine à explorer, avec de nombreux aspects différents. Je pense que plus nous apprenons au sujet du karma, plus cela nous aide à surmonter son emprise pour pouvoir, non seulement nous libérer nous-mêmes de la souffrance samsarique, mais aussi pour être dans une meilleure position pour aider les autres aussi.
Questions
Dans ce contexte, il n’y a pas de culpabilité ? Le karma n’a rien à voir avec la culpabilité ici, n’est-ce pas ?
C’est correct. L’explication bouddhique du karma n’a rien à voir avec la culpabilité. La culpabilité est fondée sur une pensée qui implique d’un côté un très fort « moi » solide comme une entité séparée et, d’un autre côté, ce que j’ai fait comme une autre entité séparée, comme deux balles de ping-pong ou quelque chose comme ça. Ensuite nous croyons que l’entité « moi » est tellement mauvaise ! et que l’entité « ce que j’ai fait » est tellement mauvaise ! Donc, il y a aussi un jugement sur ces deux entités solides en apparence, et il y a le fait de ne pas lâcher prise : voilà pour la culpabilité. C’est comme ne jamais jeter ses ordures ménagères mais les garder chez soi et dire que c’est terrible ce que ça sent mauvais et comme c’est dégoûtant, et s’y accrocher.
Cela semble très logique et très clair quand on écoute. Je comprends tout le système et comment se débarrasser de la confusion, et les impulsions, les tendances et tout le reste. Mais je pense que cette compréhension ne suffit pas pour se débarrasser maintenant tout de suite de l’expérience ou de l’impulsion d’agir compulsivement.
Oui, c’est correct. C’est pourquoi nous avons besoin d’abord d’exercer un contrôle de soi éthique. Rappelez-vous qu’il y a un léger intervalle entre l’instant où j’ai envie de dire : « Quelle vilaine robe tu portes aujourd’hui ! » et l’instant où je le dis effectivement. Si nous parvenons à saisir cet espace, alors nous avons la possibilité de juger de l’effet que va produire notre phrase si nous disons à cette personne qu’elle porte une vilaine robe. Et si nous voyons que ce ne serait pas une chose productive à dire, alors nous ne la disons pas. C’est là notre point de départ : l’autodiscipline et le contrôle de soi éthiques.
Nous pouvons également analyser l’émotion qui nous habite lorsque nous voulons quelque chose. Est-ce que ce que je souhaite faire est fondé sur une émotion perturbatrice, comme celle de l’avidité ? Est-ce fondé sur de la colère ? Est-ce fondé sur de la naïveté ? Est-ce que je crois que le fait de dire que tu portes une vilaine robe ne va avoir aucun effet sur toi ? Ou est-ce que ce que je souhaite faire est fondé sur la gentillesse, ou sur d’autres choses plus positives ? C’est pourquoi la définition d’une émotion perturbatrice est très utile : c’est un état d’esprit qui, lorsqu’il survient, nous fait perdre la paix de l’esprit et le contrôle de soi.
On peut reconnaître à certains signes que l’on a perdu la paix de l’esprit : notre cœur bat plus vite, nous nous sentons un peu mal à l’aise. Dans ce cas, nous essayons de remarquer, par exemple, des subtilités, comme lorsque l’on dit quelque chose par fierté. Par exemple, quelqu’un dit : « Je n’ai pas compris » et vous dites : « Eh bien moi, j’ai compris ! ». Vous remarquerez un tout petit malaise léger : il y a de la fierté derrière, de l’orgueil ; c’est ce que vous cherchez.
Mais comprendre la réalité, ce qui veut dire acquérir, entre autres, la compréhension de la vacuité, est très, très difficile ; et une fois que l’on a obtenu cette compréhension, il faut s’y habituer, de sorte à l’avoir tout le temps. C’est pourquoi nous commençons par l’autodiscipline éthique, c’est pour nous empêcher d’agir de façon destructrice.
Je suis un peu perdu. Il me semble que vous avez mentionné qu’il y a deux émotions qui perpétuent ces fluctuations bonheur/malheur. Est-ce que l’une est la soif, et qu’est-ce que l’autre ?
Ce que j’ai expliqué sont les deux facteurs qui activent les tendances karmiques. Cet enseignement provient des enseignements sur les douze liens de l’interdépendance. L’un est la soif, l’autre (j’ai simplifié), l’autre est en fait appelé « attitude ou émotion d’obtenteur » et c’est une liste d’environ cinq possibilités différentes. C’est ce qui va obtenir le résultat et, donc, ce qui occupe le devant de la scène est l’identification d’un « moi » solide avec ce dont nous faisons l’expérience, avec ce qui se passe autour.
Est-ce l’identification d’un « moi » solide par rapport à quelque chose ? Il est clair qu’il y a de la confusion ici et qu’il faut s’occuper et se débarrasser de la confusion. Mais qu’est-ce que nous confondons exactement, et avec quoi le confondons-nous ?
Il n’est pas facile de donner une réponse simple à cette question. Nous confondons le « moi » qui existe en réalité, le « moi » conventionnel, avec le faux « moi » qui n’existe pas. Ce que nous faisons, nous nous imaginons que le véritable « moi » qui existe, existe d’une façon impossible : c’est une exagération. C’est ajouter quelque chose qui n’est pas là. Par exemple : je suis heureux, ou je suis malheureux. Ce n’est pas toi qui es malheureux ; c’est moi qui suis malheureux. Lorsqu’il y a une expérience de bonheur ou de malheur, nous nous y référons en termes de je suis heureux. Ce n’est pas toi qui es heureux, ce n’est pas quelqu’un d’autre qui est heureux : c’est moi qui suis heureux. Ce « je » ou ce « moi » est le « moi » conventionnel, et ce « moi » conventionnel existe.
Laissez-moi vous donner un exemple du « moi » conventionnel. Supposons que nous regardions un film, et disons que ce film est Autant en emporte le vent. Il y a une scène heureuse, ensuite une scène malheureuse, et puis de nouveau une scène heureuse. Bon. Que se passe-t-il ici ? Cette scène-ci qui est heureuse est une scène de Autant en emporte le vent et cette scène-là qui est malheureuse est une scène de Autant en emporte le vent. Autant en emporte le vent est la façon dont nous désignerions l’ensemble conventionnellement. Mais Autant en emporte le vent est juste un titre, juste un nom. Or, lorsque nous parlons de Autant en emporte le vent, nous ne parlons pas que du titre. Nous parlons du film en réalité, de ce à quoi le titre se réfère. C’est le film qui existe conventionnellement : il existe. Le film n’est pas quelque chose de séparé de ces scènes – un film séparé et indépendant de ces scènes serait un faux film, un faux film n’existe pas. Le film à l’existence conventionnelle est purement et simplement ce qui peut être étiqueté ou imputé, disons : avec les scènes comme support.
De même, nous avons dans la vie des instants heureux, nous avons dans la vie des instants malheureux, etc. et comment nous y référons-nous ? Nous nous y référons en tant que « moi » – le « moi » conventionnel qui existe en réalité : ce n’est pas toi, c’est « moi ». De même, ce film Autant en emporte le vent n’est pas La Guerre des étoiles. Mais il n’y a pas de « moi » qui est séparé des instants d’expérience du bonheur et du malheur et qui fait l’expérience de ces instants. Ce serait un faux « moi », un « moi » qui n’existe pas. Et « moi » est juste un mot ; ainsi, « moi » est purement et simplement ce à quoi le moi se réfère avec, comme support d’imputation, tous les instants d’expérience de la vie.
La confusion serait ensuite de penser qu’il y a quelque « moi » séparé qui se trouve à l’intérieur de ce corps, qui l’habite, qui y est en quelque sorte relié et qui appuie sur des boutons, et maintenant ce « moi » fait l’expérience d’une douleur dans mon pied et j’en suis très malheureux et je n’aime pas cette expérience. C’est comme s’il y avait un « moi » séparé de toute cette expérience qui se passe à l’intérieur de cette chose étrangère appelée « corps ».
Ensuite, avec comme support de confusion ce « moi » séparé, ce faux « moi » que nous confondons avec le « moi » conventionnel, et avec ce faux « moi » comme support d'identification, nous ressentons cette soif de « je dois me séparer de ce malheur, de cette douleur, de ce malheur dont je fais l’expérience avec cette douleur. » Naturellement, lorsque nous n’avons pas cette fausse conception d’un « moi » solide, cela ne signifie pas pour autant que nous restions là à avoir cette douleur. Si l’on a un pied dans le feu, il va de soi que l’on enlève son pied du feu, mais la conception du « moi » qui se trouve derrière est complètement différente. Il n’y a pas de panique.
La conception d’un faux « moi » par opposition à un « moi » conventionnel est très complexe et très avancée. Arrêtons pour aujourd’hui et terminons plutôt notre soirée par une dédicace. Nous pensons : quelle que soit la compréhension, quelle que soit la force positive qui en résulte, puisse-t-elle devenir toujours plus profonde et toujours plus puissante, et puisse-t-elle œuvrer comme cause à l’atteinte de l’illumination pour le bénéfice de toutes et tous.