Dr Alexander Berzin : mon éducation aux universités de Princeton et Harvard

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École d’été à Harvard et année junior à Princeton

Avant de commencer à Princeton, j’ai continué d’apprendre la langue chinoise et ai commencé d’élargir ma connaissance du bouddhisme, de la pensée chinoise et de l’histoire politique de l’Asie. Les professeurs Kenneth Ch’en, Frederik Mote et William Lockwood comptaient parmi les plus hautes autorités dans ces domaines. En me fondant sur ce que j’apprenais, je voulais savoir comment la philosophie chinoise (en particulier le néo-taoïsme) et sa terminologie avaient coloré la manière dont le bouddhisme avait été traduit et compris dans la Chine médiévale, de même que la manière dont le bouddhisme avait influencé le néo-confucianisme qui s’était manifesté après son déclin.

Avec un œil rivé sur le futur, je m’entraînais à prendre des notes complètes, méticuleuses, des conférences pendant tous mes cours. Après plus de soixante années, j’ai toujours ces cahiers de notes et m’y suis souvent référé en tant qu’information utile d’arrière-plan. J’ai aussi développé l’habitude d’étudier et de travailler toute la journée, sept jours sur sept, en ne prenant jamais de congé le week-end. J’ai dû adopter cet horaire dans la mesure où mes cours exigeaient tellement d’efforts de ma part. Devenu familier de ce régime, j’ai continué de le suivre autant que je le pouvais le restant de ma vie. Pour paraphraser Shantideva, quand vous aimez ce que vous faites, vous n’êtes pas heureux à moins de le faire.

Dans le programme de Princeton, notre groupe de six fut fait membre de la société Wilson dont la salle à manger, le salon, la pièce de récréation et la bibliothèque nous offraient une alternative aux clubs de restauration exclusifs. C’était un havre à la fois pour les étudiants les plus intellectuels et ceux du genre beatnik. Une fois par mois la Société organisait un cocktail auquel les professeurs étaient invités et, au cours du mois, les professeurs pouvaient manger gratuitement dans la salle à manger. La plupart des classes comprenaient des principes d’enseignement où nous nous scindions en groupes de cinq ou dix étudiants pour des discussions informelles avec le professeur. C’était un environnement idéal dans lequel je pouvais grandir.

Il y avait encore d’autres opportunités d’apprendre de nos professeurs en dehors de la salle de conférence. Par exemple, le professeur Chen Daduan, mon professeur de chinois, qui avait été également mon professeur à l’école d’été de Harvard, nous enseignait la calligraphie. Nous apprenions comment écrire les caractères chinois à la manière traditionnelle, fabriquant l’encre nous-mêmes en frottant un bâton d’encre et en traçant les caractères avec un pinceau. Le professeur Mote, mon professeur de philosophie chinoise, nous invitait, nous les étudiants, chez lui. Sa maison possédait un jardin de bambous comme celui que j’imaginais que fréquentaient les Sept Sages du Bosquet de Bambous. Sa femme cuisinait pour nous d’authentiques plats du Sichuan, et nous mangions dans le bosquet tout en discutant philosophie. En tant que garçon de dix-huit ans impressionnable, je tombais amoureux de la culture chinoise classique. En conséquence, j’avais une aversion envers les caractères simplifiés qui étaient introduits par étapes par la République Populaire, et je ne les ai donc jamais appris. Aujourd’hui, je me bats pour les lire quand j’ai besoin d’y recourir pour mon travail. 

École d’été à Stanford et année senior à Princeton

L’été suivant, en 1964, je reçus une bourse de la Défense nationale en langue étrangère afin de suivre un cours intensif en chinois classique à l’université de Stanford. Ce dernier était enseigné par une Chinoise d’un certain âge qui suivait la méthode traditionnelle. Nous devions mémoriser le texte de chaque leçon et debout, un par un, au début de chaque journée, réciter le texte du jour précédent. Lors de la partie orale de l’examen final, elle disait les premiers mots d’un passage, et nous devions réciter le reste. Pareil entraînement m’a réellement aidé dans mes études ultérieures, tant à Harvard qu’en Inde.

À la fin de mon année junior à Princeton, je fus élu à la société académique d’honneur Phi Beta Kappa à Rutgers. Bien que Rutgers souhaitât que je revienne pour accomplir mon année senior, il n’y avait là rien à étudier pour compléter mes études chinoises. Donc, au lieu de retourner à Rutgers, j’ai fait la requête et obtenu l’approbation de passer également mon année senior à Princeton. Pour éviter qu’on croie que Princeton volait des étudiants à d’autres universités, je fus nommé comme boursier Henry Rutgers. Je pouvais suivre tous mes cours à Princeton et le programme en Langues Importantes [Critical Languages, en anglais] les financerait, mais il me faudrait fournir une thèse senior à Rutgers. De la sorte, Rutgers pourrait me récompenser par une licence en Études asiatiques bien qu’un véritable diplôme en Langues et Cultures d’Asie n’ait pas été en vigueur avant 1969.

Durant mon année senior à Princeton, j’ai continué d’étudier le mandarin chinois, commencé l’étude du japonais, et suivi un cours d’introduction générale à la littérature chinoise avec le professeur David Roy. De plus, Princeton m’offrit une occasion en or de poursuivre mon rêve d’enfance d’acquérir la connaissance et le savoir de toutes les civilisations. J’ai toujours été attiré par la pensée abstraite et donc, pendant les deux années où je me trouvais là, j’ai suivi des cours optionnels en philosophie grecque ancienne, en métaphysique, en théorie politique, et en thèmes religieux dans la littérature avec les professeurs Russel Dancy, Wilfred Sellars, Michael Walzer et Ira Wade, tous d’éminents savants dans leur domaine. J’étais particulièrement curieux de comprendre la manière dont fonctionnent l’esprit et les émotions et ce qu’était la réalité. Je voulais apprendre ce que les grands penseurs d’Occident avaient compris.

Un cours supplémentaire traitait de Hegel, de Nietzsche et de l’existentialisme, enseigné par l’expert sur Nietzsche, le professeur Walter Kaufmann. Une fois, je me suis rendu au bureau du professeur Kaufmann pour lui poser une question sur la pensée de Nietzsche. Au lieu de me répondre, il me tendit l’un des textes de Nietzsche en allemand et me dit : « Voyez par vous-même. » Ce fut une leçon inestimable. Si je voulais me renseigner sur quelque chose, je devais le découvrir par moi-même en recourant aux sources primaires en langue originale. Je réalisai que je devrais acquérir des compétences en langues asiatiques pour être en mesure de faire de même avec les sources bouddhiques.

Au cours du dernier semestre de mon année senior, je rédigeai ma thèse pour Rutgers sur le philosophe néo-taoïste He Yan (Ho Yen). L’expert en pensée néo-taoïste, le professeur Donald Holzman, de l’École des Hautes Études à Paris, était en visite à Princeton cette année-là. Il accepta de me conseiller dans ma recherche en m’aidant à localiser les matériaux des sources d’origine. Mis à part cela, je comptais sur moi seul, appliquant la leçon que le professeur Kaufmann m’avait enseignée. 

Un événement plus significatif contribua à mon développement à Princeton. Mon camarade de chambre durant mon année senior, Michael Goldstein, était un brillant étudiant en chimie. Il devint plus tard un éminent neurologue en pédiatrie. Pour un projet de recherche, il avait accès à l’ordinateur central de l’un des laboratoires de pointe. Ce dernier remplissait une pièce entière, et faire un calcul demandait de faire des trous dans des piles de cartes et de nourrir la machine avec. Je l’ai souvent rejoint pour faire le poinçonnage, et, depuis cette époque, j’ai conservé un grand intérêt pour les ordinateurs et ce qu’ils peuvent faire. Je me joignais aussi à lui pour jouer au billiard et nager à la Société Wilson. Mon temps à Princeton ne consistait pas seulement à étudier et apprendre.

Je fus accepté à Harvard pour mes études supérieures. Pour les financer, on m’attribua à la fois une bourse de la fondation Woodrow Wilson et du National Education Act. J’ai accepté cette dernière qui finançait mon entière éducation à Harvard. De fait, le gouvernement me payait un salaire généreux pour étudier. La guerre du Vietnam faisait rage et les États-Unis n’avaient quasiment personne qui sût le chinois. Étudier le chinois, en particulier grâce à une bourse du Département d’État, me tenait à l’écart de la guerre. La perspective d’être mobilisé et envoyé au Vietnam était très effrayante, et j’étais extrêmement reconnaissant d’avoir été exempté. Bien qu’on s’attendît à ce que je travaille pour le gouvernement par la suite et doive même subir un entretien, Il n’y avait aucune obligation à cela et je déclinai donc poliment.

Été d’étude à Taiwan

Il y avait toujours l’été à passer entre Princeton et Harvard, et je voulais continuer mes études. Je ne souhaitais pas faire de pause. Le programme Langues Importantes avait sponsorisé mes études estivales de langues avant de commencer mon année junior et avait arrangé une bourse entre mes années junior et senior. Je décidai de demander aux administrateurs de Princeton si le programme pouvait également sponsoriser mon étude intensive des langues pendant l’été même après le diplôme. Ma proposition était d’aller à Taiwan et d’arranger de recevoir des leçons privées de langue chinoise auprès d’un tuteur personnel. Ils acceptèrent généreusement et ainsi, à l’été 1965, à l’âge de vingt ans, je me rendis à Taiwan, demeurai dans la famille chinoise d’un ami de Princeton et reçus des leçons privées.

À cette époque, Taipei conservait toujours un parfum de vieille Chine : c’était une ville de rickshaws tirés par des bicyclettes, sans bâtiments élevés ni produits occidentaux. Tchang Kaï-chek était toujours au pouvoir, ce qui signifiait beaucoup de restrictions. Aucun vêtement voyant n’était autorisé et les jeunes écolières devaient avoir une coupe de cheveux comme si un bol avait été placé sur leurs têtes au-dessus des oreilles et que tout ce qui se trouvait en dessous était rasé de près. Malgré cet aspect morne, les cafards géants omniprésents, le fait de dormir pour la première fois sous une moustiquaire et l’utilisation de toilette à la turque, je me trouvais parfaitement heureux loin des conforts de l’Ouest. Vivant dans une famille qui ne parlait pas l’anglais, je fis de grands progrès en langue chinoise parlée.

Je saisis aussi l’occasion de visiter Hong Kong, le Japon et la Corée du Sud et ai pu les voir alors qu’ils gardaient la plus grande part de leur saveur traditionnelle. En fort contraste avec Taiwan, Hong Kong était très colorée et grouillante. Elle avait seulement quelques gratte-ciel, tandis que Tokyo et Séoul n’en avaient aucun. En fait, la route qui menait à l’aéroport de Séoul n’était pas complètement pavée dans la mesure où le pays se remettait encore de la Guerre de Corée. La maison de la famille d’un ami où je demeurais à Tokyo possédait une majorité de pièces avec des tatamis et un petit jardin zen attenant au bain traditionnel. Séjourner là était comme d’être dans un rêve. Je ressentais encore plus d’amour pour l’Asie et voulais en expérimenter plus.

Installation à Harvard

Les études supérieures à Harvard étaient assez différentes de ce dont j’avais fait l’expérience à Princeton. Bien qu’à cette époque l’université de Harvard fût toujours exclusivement réservée aux garçons, quelques femmes étaient admises aux programmes des cycles supérieurs, formant une petite minorité. Comme à Princeton, l’ensemble des élèves était composé de Blancs, mais ici à Harvard il y avait une poignée d’étudiants chinois et japonais qui suivaient les programmes d’études supérieures sur l’Extrême Orient.

La majorité des étudiants de cycle supérieur, y compris moi, vivait à l’extérieur du campus dans des appartements. Durant les deux premières années, j’en partageais un avec Mark Mohr, un ami d’enfance avec qui j’étais allé en camp d’été et qui étudiait également le chinois. Des années plus tard, Mark alla travailler pour le US State Department [Affaires Étrangères] comme spécialiste dans le contrôle des armes. Il fit partie des équipes américaines qui négocièrent le premier Traité START avec la Russie et qui organisa des discussions infructueuses avec les Nord-Coréens pour mettre fin à leur programme d’armes nucléaires. Au cours des années, de temps à autres, nos chemins se croisaient et il me faisait part de ses expériences. Celles-ci incluèrent même d’avoir été témoin du soulèvement de la place Tiananmen depuis la fenêtre de son hôtel alors qu’il avait été envoyé en mission spéciale à Pékin. C’était fascinant d’avoir une image « en coulisses » de ces événements historiques.

Contrairement à Princeton, en dehors de la salle de cours, il n’y avait pratiquement aucun contact avec les professeurs à Harvard. La plupart des cours sur les programmes concernant l’Extrême Orient avaient lieu dans les salles de l’Institut Harvard-Yenching, et la majorité d’entre nous apportaient des sandwichs pour les manger dans le salon réservé aux étudiants. Il n’y avait pas d’occasions de partager des idées avec des gens appartenant à d’autres disciplines que les nôtres, mais on nous donnait tellement de travail à faire qu’il n’y avait que peu de temps pour participer à ces discussions interdisciplinaires que je chérissais à Princeton. Ce que j’appréciais réellement, toutefois, c’était la qualité des cours et des professeurs. Le rythme intense des cours, la profondeur et le volume des sujets couverts me stimulaient fortement. 

Les cours étaient assez formels et la plupart d’entre nous, les hommes, portions des costumes et des cravates. On était dans les années soixante, au début de l’ère hippie, et bien que je n’aie jamais été attiré par le mode de vie hippie, je me laissai pousser une moustache tombante, portai des lunettes à la Gandhi, et arborai des cravates psychédéliques avec le costume trois-pièces que je m’étais fait faire à Hong Kong.

Bien que ce fût illégal, de plus en plus de gens de mon âge fumaient de la marijuana et prenaient des substances hallucinogènes. J’avais été initié à la marijuana sur une crête surplombant le désert du Nevada lors d’une virée vers l’Est à la fin de mon été à Stanford. J’avais continué de fumer occasionnellement pendant mon année senior à Princeton, mais lorsque j’étais à Harvard, j’avais pris l’habitude de fumer tard chaque nuit après avoir accompli tous les devoirs et préparatifs pour le jour suivant. Cela m’aidait à décompresser, à me détendre et à dormir. Je pense que cela m’aidait à ne pas trouver la charge de travail stressante. 

L’exploration de la coupure entre l’esprit et le corps

En grandissant, j’ai toujours eu une tendance à me retirer dans mon esprit et à rejeter mon corps, très vraisemblablement à cause de ma difficulté à respirer due à l’asthme et possiblement parce que j’avais manqué de soins attentifs quand j’étais un bébé.

Bien que ce déséquilibre soutînt mes succès académiques, cela a conduit à des problèmes dans mes premières relations. Je me battais avec le sentiment que j’étais seulement un esprit et non un corps et, parfois, avec le sentiment que je n’existais pas du tout. Pour me rassurer que j’étais bien réel et que j’avais un corps, je synchronisais quelquefois mon cycle respiratoire avec celui de mes amis. Bien qu’à l’époque je n’envisageasse pas cela comme une méditation sur la respiration, cela fonctionnait comme tel et m’aidait à garder les pieds sur terre.

Alors que j’étais à Princeton, comme faisant partie de ma quête de connaissance universelle, j’avais commencé à étudier les pensées que les philosophes occidentaux et asiatiques avaient eues concernant l’esprit et la réalité. C’étaient les sujets qui m’intéressaient le plus. Mais je trouvais que le dualisme cartésien et le « Cogito ergo sum » (« Je pense, donc je suis ») aggravait le problème de la manière de mieux gérer le corps et l’esprit plutôt que d’offrir une solution. Je n’étais pas encore allé assez profond dans la pensée chinoise et bouddhique pour trouver des réponses pertinentes.

Depuis ce cours à Rutgers sur la civilisation asiatique, j’avais fait sans interruption l’une après l’autre des expériences apparentées à un rêve : Harvard, Princeton, Stanford, Taiwan et maintenant le cycle d’études supérieures à Harvard, chacune plus incroyable que la précédente. Je n’avais pas pris le temps de ralentir et de digérer. Tout semblait irréel. Face à l’énorme somme de travail de mes cours, je me retirais de plus en plus dans mon esprit. J’ai commencé à remarquer que je touchais inconsciemment des choses, par exemple les vitrines des magasins devant lesquels je passais. C’était comme si, en faisant l’expérience de sensations tactiles, j’essayais de me rassurer quant à mon existence physique. Voyant que mon comportement commençait à devenir compulsif, je me maîtrisai et fus capable de rompre cette habitude.

Reconnaissant que j’avais besoin d’espace pour acquérir une meilleure perspective sur ce qui se passait dans ma vie, je décidai de consulter un psychiatre, le Dr Sapir, ce que je fis, deux fois par semaine, pendant l’année et demie suivante. Le genre de thérapie dont il usait était non directive. Ce qui voulait dire que je dirigeais moi-même les séances, et donc je me servis de l’occasion pour analyser en profondeur ma vie jusqu’à ce jour. Faute de mieux, je considérai la chose comme un cours d’université. En procédant ainsi, j’ai obtenu beaucoup d’outils introspectifs qui s’avérèrent utiles pour gérer mon histoire personnelle, spécialement vis-à-vis de mes sentiments refoulés à propos de la maladie de mon père et de sa mort. Ils furent aussi utiles pour dissiper l’idée fausse selon laquelle j’étais d’une certaine façon responsable de la mort de mon frère.

Ces introspections, toutefois, n’aidèrent pas à résorber la coupure corps-esprit que je ressentais. La seule chose qui m’aidait à cette époque était mon habitude nocturne de m’étourdir après avoir terminé mes tâches quotidiennes. Pendant près d’une heure, j’adonnais mes sens à écouter de la musique forte et à manger de la nourriture de mauvaise qualité. La perception sensorielle accrue que cela produisait réaffirmait que j’avais un corps et me procurait un sentiment d’équilibre. Pour intensifier mes sens corporels, j’ai même essayé le LSD avec certains amis, la mode en ce temps-là. Commencer à résoudre l’impression de coupure corps-esprit, cependant, devrait attendre que je reçoive des enseignements exhaustifs en Inde. En particulier, je devrais apprendre à propos des cinq agrégats du corps et de l’esprit, m’instruire au sujet de la nature conventionnelle du soi ou de la personne en tant que phénomène d’imputation attaché à ces cinq agrégats, ainsi que sur l’absence de soi ou vide (vacuité) des personnes, et à copieusement méditer sur tous ces points. À ce stade de ma vie, excepté pour l’absence de soi, je n’avais même pas entendu parler des autres sujets, et ce que j’avais lu à propos de l’absence de soi n’était pas assez profond.

Programme de première année à Harvard 

J’ai commencé mes études à Harvard par un cycle de deux ans en vue d’un diplôme de maîtrise en langues extrême-orientales. Durant cette première année, j’ai suivi un cours avancé en littérature chinoise, cours enseigné entièrement en chinois. À chaque cours, nous devions lire vingt pages en chinois, rédiger des articles et passer nos examens en chinois. En entrant à Harvard, j’avais une bonne avance sur la plupart des autres étudiants de ma classe, et je n’avais donc aucune difficulté à suivre même les orateurs d’origine chinoise dans cette discipline.

J’ai également suivi une seconde année en japonais et des cours d’Histoire intellectuelle de la Chine, sur la Vue d’ensemble de la Pensée bouddhique et de l’Histoire de la Chine et du Japon avec les professeurs Benjamin Schwartz, Masatoshi Nagatomi, John Fairbanks et Edwin Reischauer. Ils étaient parmi les sommités les plus connues dans ces domaines. Dans leurs conférences, ils se servaient de l’approche historique pour retracer l’évolution des concepts clés de la philosophie. Ayant saisi la puissance de cette approche comme outil analytique, je l’ai appliqué de manière répétée dans mes recherches ultérieures. 

Au cours de ce premier semestre à Harvard, comme je m’intéressais personnellement à la question de la non-existence, j’ai rédigé un article pour mon cours d’histoire intellectuelle chinoise dans lequel j’analysai la non-existence dans le contexte de la pensée occidentale et chinoise. Depuis le tout début de mon intérêt pour l’étude de la transmission du bouddhisme en Asie, j’étais attiré par l’analyse linguistique des termes de traduction. Or, à partir de la liste de lecture pour ce cours, j’ai pris connaissance de l’hypothèse Saphir-Whorf selon laquelle le langage affecte les schémas de pensée. En me fondant sur cette hypothèse, j’ai d’abord retracé le développement historique de l’interprétation néo-taoïste des termes habituellement traduits par « étant » et « non-étant ». Ce faisant, j’ai mis l’accent sur la base linguistique pour penser la réalité selon cette polarité. J’ai ensuite examiné les termes indo-européens « être » et « ne pas être » et l’influence que cela avait sur les façons de penser, en particulier l’influence que cela avait sur la formulation bouddhique de ce qu’on traduit habituellement par « vacuité » ou « vide ». Enfin, j’analysai l’effet que la façon de penser linguistiquement fondée sur l’indo-européen avait eu sur le développement historique de la présentation bouddhique chinoise du vide.

Je reconnaissais à l’époque qu’il s’agissait juste d’une analyse préliminaire. Pour aller plus loin dans cette direction, j’aurais besoin d’améliorer mes compétences linguistiques, et de m’appuyer sur des sources primaires. La rédaction de cet article, toutefois, a été le premier pas que j’aie fait dans ce qui allait devenir le foyer principal de ma méditation, à savoir la méditation analytique sur le vide.

École d’été et programme de deuxième année à Harvard

L’été suivant, ne voulant jamais interrompre mes études, j’ai suivi une troisième année de cours de japonais intensif à Harvard, matière exigée pour obtenir le diplôme en chinois.

La deuxième année à Harvard, j’ai suivi un cours avancé en chinois classique avec un érudit, le professeur Achilles Fang, qui aimait traduire le chinois classique en grec ancien. Approfondissant ma connaissance de la philosophie confucéenne et taoïste, cela me prépara à être capable de lire le chinois bouddhique classique. Pour mieux comprendre le bouddhisme, j’ai également appris l’importance de connaître non seulement le contexte philosophique dans lequel le bouddhisme s’était développé mais aussi le cadre culturel et historique dans lequel il s’était épanoui. J’ai donc suivi également un cours sur l’Histoire de la Chine institutionnelle avec l’éminent professeur L. S. Yang. Malgré toutes mes études chinoises cependant, j’étais instinctivement attiré par le Tibet. J’ai donc ajouté un cours d’Anthropologie sur les Cultures de l’Asie centrale avec le professeur John Pelzel. L’accent était mis sur les diverses formes de chamanisme dans toute la région allant du Tibet jusqu’à la Sibérie. 

Un cours exigé pour le diplôme de chinois était celui qui concernait les Méthodes de Recherches sinologiques. J’ai donc aussi suivi cela lors de ma deuxième année à Harvard. Nous apprenions comment et où chercher l’information pour notre future recherche. Chaque semaine, on nous donnait une liste de vingt problèmes de recherche à résoudre, et on attendait de nous de rédiger au moins une vingtaine de pages avec les réponses. Cela se passait bien avant l’Internet, sans parler des moteurs de recherche ou des outils de l’IA (l’intelligence artificielle) et on escomptait de nous d’utiliser toutes les sources disponibles en chinois classique et moderne, en japonais, en anglais, en allemand et en français. Le professeur John Hightower, qui enseignait le cours, était hautement déçu qu’aucun de nous dans la classes ne pût aussi lire le russe !

Comme problème typique, on nous donnait un poème de la dynastie Tang. On nous disait que pour l’apprécier, il serait utile de connaître le point de vue du monastère où il avait été écrit. Quel était ce point de vue ? Pour résoudre ce puzzle, nous devions identifier le monastère, trouver son nom actuel, et le localiser sur une carte d’état-major japonaise capturée durant la Seconde Guerre mondiale et qui se trouvait suspendue dans l’une des bibliothèques de Harvard. Travailler de la sorte sur des problèmes m’enseigna l’ingéniosité et les compétences en documentation dont j’ai eu besoin de me servir dans mon futur travail.

Cette année-là, j’ai également démarré l’étude du sanskrit. Je voulais connaître le contexte philosophique au sein duquel le bouddhisme avait surgi et s’était développé en Inde au même degré que je connaissais le contexte chinois auquel il s’était adapté. Il s’est avéré que je devais m’instruire en philosophie indienne classique. L’approche de l’étude du sanskrit à Harvard était purement philologique. Cela convenait à la majorité des autres étudiants dans la mesure où ils étaient principalement spécialisés en lettres classiques, intéressés à comparer le sanskrit au latin et au grec. Nous devions être capables d’identifier la flexion grammaticale de chaque mot dans un texte et de le traduire en conséquence. On supposait que nous pouvions faire cela sans avoir aucune explication des formes grammaticales complexes. J’étais reconnaissant d’avoir étudié le latin dans mon enfance. Bien que cela ne fût pas nécessaire pour l’étude des sciences, cela m’a donné une solide fondation pour étudier le sanskrit. 

Cette approche philologique s’est révélée inestimable dans mon travail actuel. Les traductions tibétaines à partir du sanskrit sont remarquables, étant donné les différences énormes entre les deux langues et l’absence de ressources quelconques quand elles furent faites. Néanmoins, la langue tibétaine manque de modes de conjugaison, de ton, de genre, de nombre et de cas, toutes choses que le sanskrit possède. Elle manque également de son énorme vocabulaire [celui du sanskrit]. Fréquemment, plusieurs termes techniques sanskrits ayant des sens distincts sont tous rendus par le même mot en tibétain. 

Auparavant, sans comparer les passages philosophiques complexes en tibétain avec les originaux sanskrits, je n’avais même pas été conscient de ces distinctions. Et sans ces distinctions dans la traduction anglaise, le sens précis des passages était souvent perdu. Cependant, les versions sanskrites originales de nombreux textes bouddhiques sont disponibles désormais en ligne. Le problème est que les originaux sanskrits de bien plus de textes encore que ceux-là n’ont pas été préservés ou ne sont pas aisément disponibles. Pour venir en aide à ce problème, il existe maintenant un dictionnaire tibétain en dix-huit volumes qui contient de vastes citations bilingues des textes bouddhiques. Je consulte toujours ce dictionnaire pour trouver un passage contenant le terme dans un texte similaire afin d’en dévoiler le sens intentionnel.

Quelquefois, il y a des divergences entre les versions sanskrite et tibétaine d’un passage qui ne peuvent être expliquées par cette méthode. J’ai parfois trouvé qu’elles pourraient avoir découlées d’une différence dans une lettre d’un mot sanskrit, probablement due à une erreur du copiste ou à une tâche sur la page originale en feuille de palmier dont le traducteur tibétain s’est servi. C’est ainsi que je continue de faire bon usage des compétences dans la recherche que j’ai apprises à Harvard.

Bien que mon temps fût presque entièrement rempli par le travail ces deux premières années à Harvard, il y avait de brèves périodes de détente. Un de mes camarades de classe en études chinoises et de Mark, Jamie Pusey, était le fils du président de Harvard et vivait dans une chambre du grenier du manoir présidentiel. Il devait devenir professeur à l’université de Bucknell. Quand la série Batman démarra à la télévision, Jamie nous invitait tous les deux chaque semaine dans sa chambre pour la regarder. Tels de vilains garçons, il nous laissait nous faufiler en douce par un escalier dérobé situé à l’arrière du bâtiment. C’était tellement scandaleux de regarder Batman avec le président d’Harvard dans les étages inférieurs. Cela nous amusait grandement. 

Projet estival de recherche à Harvard

Ayant accompli tous les cours requis en chinois et en japonais pour le doctorat en langues d’Extrême-Orient, j’ai demandé et reçu la permission d’étudier afin de passer un doctorat conjoint en langues extrême-orientales et études sanskrites et indiennes. Cela prendrait deux années de plus de cours, mais, en tant que doctorat conjoint, cela ne requerrait pas d’étudier aussi le pali et le védique. Le tibétain suffirait en plus du sanskrit. Le pali aurait été utile, mais malheureusement, je ratai cette occasion. Aujourd’hui, quand je dois traduire un passage en pali, je bataille lentement avec l’aide d’une grammaire et d’un dictionnaire.

Durant l’été entre ma deuxième et troisième année à Harvard, comme suite à mon cours de Méthodes en Recherche sinologique, je participai à un projet pour préparer une base de données informatiques de littérature secondaire sur la Chine. Ayant exploré les ordinateurs des laboratoires du MIT [Institut de Technologie du Massachusetts] et vu les prototypes des premiers jeux informatiques, j’étais curieux d’en apprendre plus sur les possibilités qu’offraient les ordinateurs, maintenant qu’ils ne remplissaient plus une pièce et ne demandaient pas de poinçonner des cartes.

Ma tâche pour l’été était de m’asseoir entre les piles de livres de l’imposante bibliothèque Widener de Harvard où tous les livres étaient disposés sur des étagères, de localiser et de parcourir des centaines de livres et d’articles sur la Chine, et de cocher les boîtes numérotées par siècle, aire géographique et principaux sujets traités dans celles-ci. À part le fait d’en apprendre plus sur la culture chinoise, j’ai appris l’importance des bases de données, lesquelles s’avérèrent très utiles pour mon futur travail avec les Archives Berzin et Study Buddhism. Cela me prépara également à travailler cet automne, comme partie de ma bourse, en qualité d’assistant du professeur Holmes Welch sur la culture chinoise. Je découvris que j’avais grand plaisir à enseigner et à travailler avec des étudiants.

Programme de troisième année à Harvard

Durant ma troisième année à Harvard, j’ai continué d’étudier le sanskrit. Sous l’égide du professeur Daniel Ingalls, nous lisions la Bhagavad Gita et une sélection des Upanishads dans l’original, mais de nouveau, en n’analysant que la grammaire et non le contenu philosophique. J’ai également commencé mon étude du tibétain. Inspiré par le séminaire d’anthropologie que j’avais suivi, je voulais aussi étudier le mongol, mais tristement cela ne convenait pas à mes horaires. Je me suis même inscrit pour un cours de sogdien [langue d’Asie centrale] mais fus refusé car je ne connaissais pas le farsi [la langue persane]. Me contenter d’étudier le tibétain parmi les langues d’Asie centrale devrait suffire à satisfaire ma soif d’apprendre les langues bouddhiques.

À cette époque, en 1967, les seuls livres facilement disponibles à propos du bouddhisme tibétain étaient ceux de Evans-Wentz, Lama Govinda et Alexandra David-Neel. Le Tibet restait un vaste mystère. Le seul manuel pour apprendre le tibétain avait été écrit par Heinrich Jaeschke, un missionnaire morave intéressé uniquement par la traduction de la Bible en tibétain. Le manuel essayait d’expliquer la grammaire tibétaine à partir du latin, ce qui ne convenait pas du tout. Le cours de tibétain à Harvard était enseigné par le professeur Nagatomi et, puisque je connaissais le japonais, de même que l’autre étudiant du cours, il enseignait la grammaire tibétaine selon la grammaire japonaise qui s’en approche d’assez près. Nagatomi, en revanche, n’avait aucune idée du langage parlé ou même de la prononciation du tibétain, et donc nous prononcions chaque lettre de chaque mot. À la manière typique de Harvard, on ne nous donna qu’une seule journée pour apprendre l’écriture. Ayant dû apprendre une centaine de caractères chinois chaque semaine en étudiant d’abord le chinois, cela ne posa pas de grand problème.

Robert Thurman revint d’Inde cette année-là avec sa nouvelle épouse germano-suédoise Nena. Il avait étudié là-bas, souvent en privé avec Sa Sainteté le Dalaï-Lama, comme étant le premier Occidental à devenir moine selon la tradition tibétaine mais était maintenant défroqué. Nena avait été un mannequin pour le magazine Vogue et précédemment mariée à Timothy Leary, l’ancien professeur de Harvard qui avait popularisé les drogues psychédéliques, en particulier le LSD.

Thurman et moi devînmes très vite des compagnons de classe et des amis pour la vie. Il me parla de son professeur, le Mongol kalmouk Guéshé Wangyal dans le New Jersey, proche de là où vivait ma mère. J’ai donc commencé à lui rendre visite pendant les congés scolaires et ai pu goûter pour la première fois à la culture kalmouk mongole tibétaine. Bien que je n’aie jamais eu la chance d’étudier avec Guéshé Wangyal, le fait de passer des moments informels en sa compagnie m’a donné encore plus l’envie d’explorer le bouddhisme tibétain.

Durant cette troisième année à Harvard, comme faisant partie de ma quête pour comprendre l’esprit et les émotions, en compagnie d’un autre étudiant, je suivis des cours individuels sur Freud et Jung avec le professeur Robert Bellah. Nous nous rencontrions toutes les semaines dans le bureau de Bellah pour d’incroyables discussions sur leurs théories, en particulier l’explication de Jung sur le développement de l’ego, avec son identité individuelle, en un Soi qui intégrerait complètement tous les aspects de l’inconscient collectif. Mais, en fin de compte, bien que j’aie trouvé les théories de Freud et de Jung profondes et utiles, je n’étais pas satisfait de leurs modèles de l’esprit. J’avais le sentiment qu’ils n’expliquaient que partiellement comment et pourquoi les problèmes émotionnels se manifestaient. Je voulais en apprendre encore plus sur l’esprit. Je voulais aller encore plus profondément dans la pensée occidentale, chinoise, hindoue et bouddhique. Bien que chacune d’elles pût être utile, je sentais que l’une devait avoir les réponses les plus profondes sur ce qu’était la véritable origine des problèmes émotionnels et sur la manière de s’en débarrasser. Je n’avais pas encore décidé quel système donnait les réponses que je cherchais. 

Comme Princeton, Harvard offrait aussi l’opportunité d’assister en auditeur libre à des cours dispensés par de célèbres professeurs, cours tels que Le caractère et la structure sociale de l’Amérique par le professeur David Riesman et Le cycle de la vie humaine par le professeur Erik Erikson. Nous pouvions aussi assister à des cours en auditeurs libres de l’autre côté de la ville au MIT où j’ai suivi un cours sur L’histoire de la science occidentale avec le professeur Houston Smith. C’est ainsi que je profitai de telles occasions et appris beaucoup de ces lumières du monde intellectuel occidental, ce qui s’avérerait utile dans les années à venir. Par exemple, la théorie d’Erikson des huit stades de la vie dans le développement psychologique de l’égo-identité, complétés par le traits principaux et les objectifs de chaque stade de la vie, s’est révélée être un outil utile pour avancer plus loin dans mon auto-analyse après que mon travail avec le Dr Sapir s’est terminé par son déménagement à New York.

Randonnée en auto-stop à travers l’Europe

Pendant l’été entre ma troisième et quatrième année à Harvard, j’ai finalement fait une pause dans mes poursuites académiques. Comme c’était la coutume à l’époque, je partis en randonnée à travers l’Europe de l’Ouest et le Maroc, la plupart du temps faisant de l’auto-stop et restant dans des auberges de jeunesse. Je fis de l’auto-stop avec David Talamas, un Américain chrétien palestinien que j’avais rencontré dans une auberge de jeunesse à Amsterdam lors de mon premier jour en Europe. Il avait étudié au Collège du Léman, une école privée à Versoix, en Suisse, et étudiait l’arabe à Harvard. Il parlait déjà plusieurs langues européennes en plus de l’arabe parlé. Cela rendit nos voyages ensemble beaucoup plus faciles. 

Après notre retour d’Europe, David et moi partageâmes un appartement, et bien qu’il vînt d’un milieu catholique, nous résolûmes rapidement tous préjugés que nous pouvions avoir à propos de nos cultures respectives. Mes discussions avec lui furent le départ de mon intérêt pour la culture arabe et du travail final que je ferais dans la sphère des relations islamo-bouddhiques. Il est devenu un homme d’affaires, un pratiquant bouddhiste sérieux et un ami pour la vie.

À Genève, David me présenta à Stanley et Louise White, expatriés américains qui avaient dû quitter les États-Unis pendant l’ère McCarthy. Ils vivaient dans un faubourg, en communauté, avec leurs enfants, petits-enfants, et une douzaine d’artistes et écrivains internationaux. Grâce à de vivantes joutes philosophiques et politiques autour d’une table massive lors de dîners communautaires, j’étais introduit dans un monde complètement nouveau. Cela m’ouvrit les yeux sur des styles de vie excitants et des possibilités intellectuelles en dehors du monde académique et me rendit réceptif à ce que je trouverai en me rendant en Inde l’année suivante. 

C’était l’été 1968, l’été des manifestations et de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Bien que je ne fusse impliqué dans aucune manifestation, je demeurais avec de nombreux étudiants tchèques dans un hôtel à Rome quand arrivèrent les nouvelles des tanks russes roulant dans Prague. Témoin de leur choc et de leur désespoir, je devins conscient, pour la première fois, des difficultés personnelles auxquelles les gens étaient confrontés dans le monde communiste. Ayant grandi en Amérique durant la Guerre Froide, je n’avais aucune idée de ce qu’était la vie pour les gens vivant là-bas. Il s’est trouvé que le premier pays communiste dans lequel j’ai enseigné a été la Tchécoslovaquie (1985) et que la première rencontre que j’ai aidée à organiser pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama était avec le président Vaclav Havel (1990) un mois après la chute du communisme là-bas.

Programme de quatrième année à Harvard 

Après mon retour d’Europe, en plus d’un surcroît de cours de tibétain et de sanskrit durant ma quatrième année à Harvard, Thurman et moi, avec un étudiant japonais, suivions un cours avec le professeur Nagatomi, dans lequel nous étudiions comment un texte sanskrit sur la logique était traduit en chinois classique. La traduction chinoise était excellente, mais la version tibétaine, traduite du chinois, était inintelligible, et donc nous ne poussâmes pas plus loin. Le cours avait lieu dans le petit bureau de Nagatomi. Il fumait sans discontinuer tout comme le professeur Ingalls durant notre cours de sanskrit. C’était chose courante dans les années 1960. Malgré la fumée, j’aimais le cours et étais réellement intéressé de voir quelles leçons on pouvait tirer des efforts antérieurs pour traduire des textes bouddhiques à partir du sanskrit dans d’autres langues. Nous accordions une attention spéciale à la manière dont les termes techniques étaient compris et traduits, un point de fixation que j’ai maintenu tout le reste de ma vie. Le cours me fournissait aussi la base pour comprendre l’usage de la logique bouddhique que je rencontrerais dans mes études avec les Tibétains en Inde.

Lors de nos rencontres informelles, Thurman me parlait quelquefois de Sa Sainteté le Dalaï-Lama et de la communauté de réfugiés tibétains en Inde et qu’il était possible d’étudier là-bas. Excité par les possibilités de faire la recherche pour ma thèse de doctorat avec les Tibétains en Inde, je sollicitai une demande de bourse tant à la fondation Fullbright qu’à l’Institut américain pour les Études indiennes. On m’accorda les deux et je choisis la bourse Fullbright. Le professeur Nagatomi et moi avions décidé comme sujet de thèse la traduction du Guhyasamaja Tantra. Thurman et moi en avions lu quelques passages durant notre cours de tibétain avancé, les comparant avec la version sanskrite originale et la traduction chinoise. J’avais très envie d’en apprendre plus sur ce sujet. En le reliant à ce que j’avais appris lors de mes cours sur Jung, je pensais que cela révélerait les fonctionnements de l’esprit à un niveau plus profond.

Pour m’aider à préparer mes épreuves orales pour mon doctorat en philosophies indienne, chinoise et bouddhique, Harvard me donna un bureau privé. C’était une chambre complétée d’une salle de bains, dans un hôtel reconverti proche du campus. Je l’appelai ma « Zone de privation sensorielle ». En dépit de toute la guerre du Vietnam, et des manifestations pour les droits civils qui faisaient rage sur le campus, je les oubliai, enfermé dans mon bureau insonorisé, tous stores baissés, une Thermos de café et aucun meuble hormis une table et une chaise. La seule pause que je prenais pour rompre cette intense retraite studieuse était de regarder Star Trek avec David depuis que nous disposions désormais d’une télévision. Au bout du compte, j’étais peut-être sur-préparé. Pendant les examens oraux, j’ai soutenu mes explications de questions de philosophie indienne et chinoise avec des citations issues des sources originales que j’écrivais en sanskrit et chinois au tableau. J’avais pris cette habitude depuis mon été passé à Stanford. Je réussis aisément.

Voyage estival en Inde

Alors que je révisais tous ces systèmes philosophiques, j’essayai d’imaginer ce que serait de penser comme eux. J’étais avide de le découvrir, aussi, après avoir passé les oraux, je partis immédiatement pour l’Inde avec un billet d’avion de la Pan Am qui permettait des arrêts illimités tout au long du trajet. Mon premier arrêt fut pour Londres où je rencontrai le célèbre tibétologue David Snellgrove de l’École des études orientales et africaines (SOAS). Quand je l’informai du sujet de ma thèse, il me dit que l’une de ses candidates doctorantes, Francesca Fremantle, était déjà en train de traduire le Guhyasamaja Tantra, plus un commentaire sanskrit. Il était clair que je devrais modifier mon sujet. Fremantle devait devenir une enseignante du bouddhisme à la Fondation Longchen.

Je continuai mon voyage, cheminant lentement à travers l’Europe, passant des jours idylliques dans la communauté artistique de la famille White dans le sud de la France. Je voyageai aussi largement pendant la révolution pré-islamique iranienne et l’invasion pré-soviétique de l’Afghanistan. Mon ami d’enfance, Jon Landaw, était en Iran depuis trois ans dans les Peace Corps [Corps de la paix] et ses amis sur place m’hébergèrent et m’offrir de goûter à la culture persane. À Kaboul, je rencontrai Perry Link, mon voisin de porte et camarade étudiant en chinois à Harvard qui devait devenir professeur à Princeton. Nous louâmes une jeep russe et un chauffeur afghan, lequel nous conduisit sur une route poussiéreuse pour voir les grandes statues de Bouddha à Bamiyan. À cette époque, les conditions en Afghanistan étaient totalement médiévales. Il n’y avait aucun développement moderne d’aucune sorte. Hormis un câble télégraphique, il n’y avait rien pour relier Bamiyan au monde extérieur.

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