Mes parents et mes frères et sœur
Je suis né le 10 décembre 1944 à Patterson, New Jersey, au sein d’une famille juive laïque ouvrière. Comme je l’ai appris plus tard en étudiant le calendrier tibétain, c’était la date cette année-là du Ganden Ngamchoe, l’anniversaire du jour de la mort de Tsongkhapa.
Mon père, Isadore Berzin, était issu d’une famille d’immigrant qui était venue en Amérique depuis ce qui est aujourd’hui la Lettonie, laquelle faisait partie de la Russie impériale. À l’âge de treize ans, dû à une grave maladie, il perdit presque complètement l’ouïe. Incapable d’entendre pendant les cours, il dut quitter l’école. Son père, un diabétique, était souvent trop malade pour travailler et, à la maison, sa mère devait prendre soin de cinq frères et sœurs plus jeunes, en plus de trois cousins. En tant qu’enfant le plus âgé, il alla travailler malgré son handicap, endossant la responsabilité de pourvoir aux besoins de tous. Son engagement de prendre soin de la famille, en particulier de sa mère quand elle devint vieille et de sa femme, ma mère, s’est poursuivi tout au long de sa vie. Sans doute est-ce à cause de son exemple que je me suis engagé à prendre soin des besoins de ma mère, non pas de façon matérielle, mais en l’appelant toutes les semaines quand j’étais à l’université puis en lui écrivant à la même fréquence quand j’étais en Inde.
Adulte, mon père travailla avec l’un de ses frères dans la ferraillerie, une version précoce du recyclage. Ils avaient chacun un camion et se rendaient dans les usines pour récupérer la ferraille dans de lourds tonneaux et la revendaient à la ferraillerie appartenant à ces cousins que mon père avait entretenus dans sa jeunesse. Les cousins étaient désormais beaucoup plus riches qu’il ne l’était, ce qui ne dut pas être facile. Au collège, beaucoup de pères de mes amis étaient docteurs ou avocats. J’avais honte de leur dire que mon père était un ferrailleur comme on appelait cette profession à cette époque. Ce ne fut que plus tard dans la vie que j’ai apprécié le dur labeur qu’il a accompli et la vie difficile qu’il a été forcé de mener à cause de son handicap.
Ma mère, Rose Berzin, était également issue d’une famille d’immigrant ayant vécue dans la Russie impériale, en Pologne, dans son cas. Comme sa famille possédait très peu d’argent, elle aussi dut renoncer à recevoir une éducation au collège. Elle se mit à travailler à l’âge de quatorze ans. Ses parents, ses deux frères et sa sœur étaient tous de grands amateurs de la culture yiddish, en particulier de théâtre et de musique, et étaient socialement et politiquement actifs. Bien qu’ils fussent pauvres, ils avaient coutume d’inviter chez eux des immigrants nouvellement arrivés pour les repas du vendredi soir, et ses frères et sa sœur récitaient des poèmes pour les divertir.
Ma mère était l’exception de la famille. Elle était timide et calme. Elle ne partageait pas les intérêts ou les activités de ses frères et sœurs, et ne pensait même pas à se mesurer à eux. Elle n’était pas émotive, mais, à sa façon tranquille, elle était très bonne, en particulier envers les moins fortunés qu’elle. Bien qu’elle n’eût pas de savoir livresque, elle était dotée d’un prodigieux bon sens. En tant qu’adulte, elle travaillait comme comptable dans un petit bureau. Aussi bien au travail qu’à la maison, étant de nature très pratique et efficace, elle s’occupait immédiatement de ce qui avait besoin d’être fait, simplement, sans traîner. Elle m’a appris à faire pareil. Par exemple, je réponds aux courriels dès que je les reçois et m’occupe des tâches dès qu’elles surgissent. Comme elle, moi aussi, je me détourne d’entrer en compétition avec les autres et essaye d’éviter tout conflit. De même, comme elle, je ne suis pas très émotif.
J’ai une sœur, Charlotte, âgée de sept ans de plus que moi. En grandissant, nous ne jouions quasiment pas ensemble, et elle s’est mariée quand j’avais onze ans, devenant Charlotte Goodnough. Ayant eu deux fils, Glen et Gary, à l’âge de vingt et un ans, elle travailla plus tard dans le bureau d’un collège. Elle est très sociable, extravertie et empathique, peut parler aisément avec n’importe qui, ressent fortement ses émotions et les exprime très librement, presque tout le contraire de moi, spécialement quand j’étais enfant. Bien que très intelligente, elle n’est jamais allée au lycée ; ses deux fils, eux, y sont allés. Glen a continué jusqu’à devenir juge et Gary professeur d’université dans le domaine du conseil. Je pense à eux plutôt comme à mes jeunes frères que comme à mes neveux. Bien que je n’aie pas maintenu beaucoup de contact avec ma sœur et mes neveux durant mon séjour en Inde, depuis que je me suis réinstallé en Occident en 1998, j’appelle chacun d’eux chaque semaine.
Mes parents ont eu aussi un autre fils, Joel, qui est mort subitement à l’âge de deux ans avant ma naissance. Affligé d’un croup, toussant sévèrement et ayant des difficultés respiratoires, il fut transporté à l’hôpital au cours d’une tempête de neige en pleine nuit et mourut avant qu’un docteur n’ait pu venir l’ausculter. Plus personne dans la famille n’a plus jamais parlé de lui.
Je suis né une année plus tard et ressemblais tout à fait à Joel. À mesure que je grandissais, j’ai senti que j’avais été conçu pour le remplacer. Je pensais que, s’il n’était pas mort, je ne serais jamais né, et donc que j’étais responsable de sa mort. Bien que j’aie très peu pensé à cela à mesure que je grandissais, cette culpabilité d’avoir survécu a joué plus tard un rôle dans mon développement spirituel. Cela a nourri ma pensée alors que j’essayais de comprendre les enseignements bouddhiques sur le karma et la renaissance.
Mon enfance
Depuis ma toute petite enfance, j’ai souffert d’asthme sévère. À cause de cela, j’ai souvent été hospitalisé au cours de mes premières années. Mon plus ancien souvenir est d’être dans un berceau à l’hôpital et de voir, par la fenêtre, une parade dans la rue. Je me souviens avoir pleuré de ne pas pouvoir aller dehors pour la voir passer, mais personne n’a répondu à mes pleurs. Même à la maison, mon père ne pouvait m’entendre pleurer quand il se trouvait seul avec moi. Il n’a eu son premier appareillage auditif qu’une fois que les voisins ont fait part à ma mère de leur frustration de m’entendre pleurer quand elle sortait. Cependant, le fait de n’avoir pas rencontré ni reçu mon besoin de réconfort émotionnel en tant que bébé m’a appris à être autonome et à ne compter sur personne pour satisfaire ce besoin dans une relation. Aussi douloureux que cela ait été, cela a eu pour bénéfice de me conduire à me tourner vers le Dharma pour combler ce besoin.
Se souvenant de mon frère défunt, en particulier quand ma respiration était sifflante à cause de l’asthme, ma mère était très protectrice avec moi, mais j’ai toujours résisté au fait d’être traité comme un bébé et ai toujours voulu tout faire par moi-même. Ce penchant à être indépendant m’a accompagné tout au long de ma vie. Je ne voulais aucune restriction dans la réalisation et l’utilisation de mes pleins potentiels. Ma mère était très bonne et s’assurait que j’aie la liberté de grandir. Dans mon bas âge, elle me faisait abondamment la lecture, et une fois que j’ai su lire, elle m’a inscrit dans un club pour enfant « Le Livre du mois ». C’était un programme qui m’envoyait chaque mois un livre pour enfant. Par la suite, à cause de mon intérêt, elle m’a inscrit également à un programme similaire de livres de science-fiction. Quand je fus un peu plus vieux, elle fit en sorte que mon père m’achète une encyclopédie illustrée « Les Livres de la connaissance » que j’ai absolument adorée.
En tant qu’enfant, je n’ai jamais pratiqué aucun sport et n’avais aucun intérêt à assister à des événements sportifs, ou même à conduire le tricycle que mon père m’avait acheté. Je n’ai même jamais voulu apprendre à faire de la bicyclette ou à conduire une voiture, et, de fait, je ne l’ai jamais fait. Mon père essayait de m’emmener dans son camion pour voir un match de baseball, mais cela m’ennuyait au dernier degré.
Dès mon jeune âge, ma passion était d’étudier et d’apprendre à propos de tout. J’aimais l’école, j’aimais travailler chez moi, j’aimais même passer des examens. J’étais toujours motivé, hautement discipliné, et naturellement concentré. Je n’avais besoin d’aucun encouragement ni d’aucune aide de mes parents. Au cours de mon éducation tout entière, tout s’est présenté à moi facilement et rapidement, et je recevais toujours d’excellentes notes dans n’importe quelle matière académique. On m’a fait sauter par deux fois dans une classe supérieure et j’étais donc plus jeune que mes camarades de classe. À l’école primaire, on m’avait surnommé le « Professeur ».
Tous mes oncles et mes tantes et tous les cousins de mes parents vivaient à quelques kilomètres les uns des autres. Ils étaient tous de très bonnes gens et personne ne buvait ni ne fumait. Tout le monde était amical les uns avec les autres, et nous leur rendions souvent visite. Bien que j’aie eu beaucoup de cousins, seuls deux d’entre eux étaient de mon âge. Nous jouions ensemble lorsque mes parents les visitaient, mais je n’ai jamais aimé particulièrement jouer.
Je n’étais pas heureux durant ces premières années. J’étais un enfant joufflu, arrogant et franchement odieux, qui corrigeait les professeurs et était trop intelligent pour son propre bien. Je n’avais pratiquement aucun ami et étais occasionnellement harcelé. L’entraînement bouddhique implique à la fois la méthode et la sagesse, le cœur et l’esprit. Je n’avais pas de grande difficulté à développer l’esprit. Pour moi, beaucoup plus difficile était le développement du cœur. J’aurais besoin de beaucoup de travail pour améliorer ma personnalité et mes aptitudes à vivre en société.
L’apprentissage des langues étrangères
Mes deux grands-pères moururent avant ma naissance, mais mes deux grands-mères étaient toujours vivantes durant mon enfance et ne parlaient que le yiddish. À cause de cela, à l’âge de huit ans, mes parents m’envoyèrent dans une école yiddish pour apprendre un peu de la langue et de la culture. J’étais heureux d’y aller et de développer un amour pour les langues étrangères et les écritures non romanes. De plus, deux de mes cousins maternels faisaient partie d’un groupe de théâtre pour adolescents et jouaient en anglais quelques-unes des œuvres du grand auteur dramatique yiddish, Shalom Aleichem. Quand je fus assez grand, je me joignis à eux. Même en tant que jeune adolescent, je n’étais jamais nerveux à l’idée de parler face à un public.
Pour plaire à mon père, à l’âge de onze ans, je suis aussi allé dans une école hébraïque pour préparer ma bar mitzvah. Bien que la plupart des garçons s’y préparent à un âge plus précoce, ma mère dit au maître, Rabbi Reuben Kaufman, de ne pas s’inquiéter que je commence si tard. Elle lui assura que je n’aurais aucun problème à rattraper mon retard puisque je connaissais déjà l’alphabet hébreu. Il accepta avec bonté et me laissa assister aux cours, et donc tous les jours après l’école, je marchais jusqu’au temple pour suivre les classes. Là, nous lisions dans un livre pour enfants l’histoire des Juifs et de leurs jours saints. J’aurais aimé avoir appris tout sur les croyances religieuses juives, mais Rabbi Kaufman n’en parlait jamais. Quant à l’étude de l’hébreu, nous nous contentions de lire la Genèse, en mémorisant simplement l’équivalent anglais de chaque mot. En classe, Rabbi Kaufman nous appelait à son bureau, un par un, et chacun de nous récitait ces équivalents pour le passage du jour. Hélas, il ne nous enseigna jamais la grammaire, que je mourais d’envie d’apprendre. Je devais l’imaginer par moi-même autant que je le pouvais.
On nous enseignait à psalmodier les rituels en hébreu, mais jamais leur sens. Lors de ma bar mitzvah, j’ai chanté et conduit tout le service du matin, non par dévotion religieuse mais principalement pour montrer à tous que j’en étais capable. Rabbi Kaufman était assis à mes côtés, dans l’espoir que je suivrais ses traces. Mais, ayant rendu mon père fier de moi, en particulier en compagnie de ses riches cousins, je n’y suis jamais revenu. Bien que j’aie pris du plaisir à chanter jusqu’à un certain degré, j’avais trouvé cela non gratifiant. Sans le sens, c’était un rituel vide et je recherchais quelque chose de plus profond. Plus tard, lorsque j’ai rencontré le rituel bouddhique tibétain, au début, j’ai éprouvé la même attitude à son égard. Heureusement, j’ai eu la maturité et la patience de ne pas le rejeter d’emblée mais d’attendre jusqu’à ce j’aie pu en comprendre le sens.
Vers l’âge de douze ans, sans doute inspiré par l’ouvrage « Les Livres de la connaissance », j’ai développé l’aspiration d’acquérir la connaissance de la pensée spirituelle et des réalisations littéraires de toutes les civilisations à travers leurs histoires entières et d’être capable de les assembler et d’en être conscient dans leur totalité sur-le-champ. Avec ce but élevé en tête, j’ai commencé à lire encore plus qu’avant, en me focalisant sur les classiques de la littérature occidentale. Je lisais vite, et quand les livres n’étaient pas trop longs, j’en dévorais un par jour. Ma mère s’en inquiéta quelque peu. Pour me sortir de mes livres, mes parents m’envoyèrent d’abord en vacances de jour puis en colonies chaque été où je devais être physiquement actif et socialement engagé avec d’autres jeunes de mon âge. C’était quelque chose dont j’avais grandement besoin.
Le collège où j’allais comprenait ce qu’on appelle des classes « alpha » pour les élèves les plus avancés. J’ai participé à toutes, et là j’ai rencontré d’autres élèves qui apprenaient vite. À cette époque, j’avais développé un bon sens de l’humour, et cela rendit plus facile le fait de me faire des amis avec quelques-uns d’entre eux. Je me joignis au club de théâtre, jouai dans quelques pièces et eus même une petite amie, Sharon Gordon, en année terminale. Mais mon principal intérêt était d’apprendre le plus que je pouvais.
Au collège, j’ai étudié le latin et l’allemand, que j’aimais beaucoup. La croyance à cette époque était que vous aviez besoin du latin pour aller au collège et de l’allemand pour étudier les sciences. Nos livres allemands étaient toujours imprimés en caractère gothiques. Mon amour pour les écritures non romaines commençait à grandir.
L’éveil de mon intérêt pour le bouddhisme
Bien que personne dans ma famille ne partageât mes intérêts, depuis ma jeune adolescence j’étais naturellement attiré par la culture asiatique. C’était l’époque des beatniks, et comme j’étais intéressé par les choses spirituelles, j’ai lu ce qui était disponible alors, à savoir les livres de Alan Watts et de D.T. Suzuki et, bien sûr, Siddhartha et d’autres ouvrages de Hermann Hesse. J’étais très intrigué et ai commencé à pratiquer une forme simple de hatha yoga avec quelques amis à l’âge de treize ans.
Bien qu’il n’y ait eu aucun problème dans notre vaste et nombreuse famille, c’est à cet âge que j’ai développé une aversion pour le mariage, le fait d’avoir une famille, d’acheter une maison et une voiture et d’avoir à travailler toute ma vie dans un métier insatisfaisant afin de rembourser un emprunt ou des prêts. Je considérais le fait de mener une vie prétendument « normale » comme un piège, un obstacle m’empêchant d’utiliser mon plein potentiel. Sans doute étais-je influencé par les livres de Hesse, en particulier Demian et Narcisse et Goldmund, mais j’ai conservé ce sentiment toute ma vie.
Quand j’eus quatorze ans, mon père eut une attaque débilitante qui le rendit à demi paralysé et incapable de parler ou de reconnaître quiconque. À ce moment-là, il était âgé de seulement quarante-sept ans. Fondamentalement, il pleurait et criait la majorité du temps. Bien que les docteurs nous dissent qu’il n’était pas conscient de sa situation, je n’étais pas convaincu. J’évitais d’y penser. Après un essai de ma mère de le soigner à la maison, qui s’avéra être un échec complet, on dut le placer dans un établissement d’État pour les malades incurables. Il était trop agité et bruyant pour être mis ailleurs.
La première fois que je lui rendis visite avec ma mère, un aide-soignant charriait une civière avec un cadavre dessus dans l’ascenseur où nous nous trouvions. Quand nous sortîmes de l’ascenseur et entrâmes dans la salle où l’on gardait mon père, je fus confronté à une pièce pleine de patients dont la plupart, comme mon père, pleuraient et criaient. Mon père ne me reconnut pas et en réponse je me fermai émotionnellement. En voyant l’effet traumatisant sur moi d’être confronté à une telle souffrance, ma mère ne m’emmena plus jamais lui rendre visite.
Depuis lors, ma mère dut sortir et travailler à plein-temps. Il me fallut grandir très vite et prendre plus de responsabilité vis-à-vis de moi-même. Fort heureusement, la famille de mon meilleur ami, Jonathan Landaw, me prit sous son aile et je passai beaucoup de temps chez eux. Le père de Jon, un médecin bon et aimable, s’intéressa spécialement à moi et engageait avec moi de vives discussions intellectuelles. Comme je n’avais jamais connu cela avec mon propre père, même avant qu’il ne tombe malade, j’aimais beaucoup passer du temps avec lui. Il devint mon modèle.
Bientôt, Jon et moi devînmes comme des frères. Je me souviens d’une fois, où nous travaillions ensemble sur un projet scolaire, avoir éprouvé soudainement le sentiment que, d’une façon ou d’une autre, nous jouerions un rôle dans quelque chose d’historique et de significatif. Bien entendu, je n’avais aucune idée que, aussi bien Jon que moi, deviendrions des enseignants bouddhistes une fois que nous aurions grandi et que nous contribuerions à apporter le bouddhisme tibétain au monde non tibétain.
L’éducation à Rutgers
La fin des années 1950 était aussi l’époque Spoutnik en Amérique et, au collège, on nous encourageait tous à étudier les sciences. Je m’intéressais à la manière dont les Russes étaient tellement en avance sur l’Amérique, et donc à l’âge de quinze ans je décidai de mener une recherche sur ce sujet auprès de notre bibliothèque locale. Le résultat fut un article d’une cinquantaine de pages sur le système éducatif en URSS, lequel était beaucoup plus intensif que celui dont nous faisions l’expérience aux États-Unis. J’ignorais que, dans le futur je passerai beaucoup de temps en URSS afin d’y mener des projets pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama.
À seize ans, après avoir passé mes examens au collège, je suis allé à l’université Rutgers de New Brunswick, dans le New Jersey, pour y étudier la chimie, ce que je fis pendant deux ans. Étudier la chimie fut un grand entraînement pour affiner mes compétences analytiques : j’aimais trouver des solutions à des problèmes mathématiques, chimiques et physiques complexes. J’ai transféré plus tard cet amour pour analyser des textes et faire de la méditation analytique sur les sujets ardus des enseignements bouddhiques. Je n’ai jamais été attiré par la méditation de concentration. J’avais le sentiment d’être suffisamment concentré, en particulier dans mes études, et voulais développer d’autres compétences.
Rutgers requérait de chaque élève de recevoir une éducation complète et équilibrée. On demandait aux étudiants en sciences de passer un examen en humanités et aux étudiants en humanités de passer un examen en sciences. J’ai trouvé cette politique merveilleuse, et ainsi, en plus de mes cours de sciences, j’ai choisi quelques cours optionnels en humanités tels que l’Histoire de l’art. J’ai apprécié grandement l’équilibre que cela procurait à tous mes cours de sciences.
À cette époque, Rutgers était un établissement pour garçons uniquement, mais nous pouvions également suivre des cours de notre choix au collège Douglass, un collège uniquement pour filles de l’autre côté de la ville. Tirant parti de cette situation durant ma deuxième année, je pris une option intitulée Tradition et Transition en Asie. Une des conférences traitait de la manière dont le bouddhisme s’était répandu dans toute l’Asie et avait été adopté par chaque culture qu’il rencontra. Entendre cela a changé ma vie. J’avais seulement dix-sept ans, mais après avoir étudié cela, je sus ce que je devais faire de ma vie. Je voulais apprendre comment les maîtres bouddhistes apportèrent et adaptèrent les enseignements aux autres cultures et faire ça moi-même. Je voulais devenir un pont entre les cultures et je n’ai jamais changé de but tout au long de ma vie. Cela s’accordait parfaitement avec l’aspiration de mon enfance de connaître et d’embrasser le savoir de toutes les civilisations.
Le professeur Ardath Burks, un des trois professeurs qui enseignaient les cours au collège Douglass, nous a parlé du programme coopératif de premier cycle en langues importantes qui devait commencer l’année suivante à l’université de Princeton, laquelle se trouvait en bas de la route qui menait à Rutgers. Princeton possédait tous les équipements pour apprendre les langues d’Asie et du Moyen Orient et ne disposait pratiquement d’aucun étudiant pour les étudier. Après avoir réalisé que je ne voulais pas passer le reste de ma vie dans un laboratoire de chimie, et excité par cette opportunité en or d’aller à Princeton et de poursuivre cette voie de devenir un pont entre les cultures, j’ai postulé pour étudier le chinois et fus parmi les six personnes acceptées dans ce programme. Comme Rutgers, Princeton, à l’époque, était une école pour garçons uniquement. Parmi les six personnes choisies se trouvait une femme qui deviendrait la première étudiante féminine à étudier dans l’établissement.
Mon père mourut juste au moment où je pris connaissance de ce programme à Princeton. Je n’étais pas retourné le voir depuis cette première visite traumatisante dans l’institution d’État. Depuis lors, je n’avais même pas voulu chercher à savoir si ses larmes et ses cris signifiaient qu’il était conscient de sa situation. Même à son enterrement, je ressentis très peu de choses. Aussi, ayant appris que le bouddhisme parlait longuement de la vérité de la souffrance, j’étais mûr pour approfondir ce point et en apprendre plus. Le programme de Princeton était pleinement sponsorisé par la fondation Carnegie, il n’y avait donc aucun obstacle pour s’inscrire. De fait, avec mes très bons résultats et mon milieu familial modeste, tout au long de mon cursus universitaire j’ai bénéficié de bourses généreuses du baccalauréat au doctorat. Mon éducation ne m’a pas coûté un sou et j’ai terminé sans avoir de dette pour avoir étudié. Bien que les dettes des étudiants soient très courantes de nos jours aux États-Unis et ordinairement très élevées, elles étaient peu fréquentes à cette époque et beaucoup moins élevées.
Quand j’étais à Rutgers, j’avais une petite amie, Bernice Berzof. Quand je lui ai dit que j’irais à Princeton, qui se trouvait à peu de distance en bus de New Brunswick, elle suggéra que nous nous fiancions, et, qu’une fois diplômés d’ici deux ans, nous nous marions. Étant donné mon aversion pour les liens du mariage, j’ai mis un terme à la relation et ai déménagé. Néanmoins, nous sommes restés en contact après son mariage. Sous le nom de Bernice Koplin, elle devait devenir une brillante avocate fiscale à Philadelphie.