Les traditions du bouddhisme tibétain et du bön

Le bön en tant que cinquième tradition du Tibet

La plupart des gens parlent du Tibet comme ayant quatre traditions : Nyingma, Kagyu, Sakya, et Guéloug (Gelug), la tradition Guéloug étant le prolongement de l’ancienne tradition Kadam réformée. Lors de la conférence non sectaire des « tulkous » (tulku, lama réincarné) et des abbés que Sa Sainteté le Dalaï-Lama a organisée à Sarnath, en Inde, en décembre 1988, Sa Sainteté a insisté sur l’importance d’ajouter la tradition tibétaine prébouddhique aux quatre autres et a toujours parlé des cinq traditions tibétaines, expliquant que l’essentiel n’est pas de savoir s’il faut considérer la tradition du bön comme une tradition bouddhique ou non. La forme prise par le bön au cours de son développement depuis le onzième siècle de l'ère commune a suffisamment en commun avec les quatre traditions du bouddhisme tibétain pour que les cinq soient considérées comme formant une unité.

Hiérarchie et décentralisation

Avant de discuter des similarités et des différences entre les cinq traditions tibétaines, il est nécessaire de nous rappeler qu’aucun des systèmes tibétains ne forme une Église organisée comme l’Église catholique. Aucun d’entre eux n’est organisé de cette façon centralisée. Les chefs des traditions, les abbés, etc. ont pour principale responsabilité de conférer l’ordination monastique et de procéder aux transmissions orales des lignées et aux initiations tantriques. Leur préoccupation principale n’est pas l’administration. La hiérarchie a surtout une incidence sur l’ordre de placement lors des grandes cérémonies rituelles, les poujas, (pujas) : sur combien de coussins les participants sont assis, l’ordre dans lequel on leur sert du thé et ainsi de suite. Pour des raisons géographiques et culturelles variées, les Tibétains tendent à être extrêmement indépendants et chaque monastère tend à faire les choses à sa façon. L’isolement des monastères, les immenses distances entre eux et les conditions difficiles de voyage et de communication ont renforcé la tendance à la décentralisation.

Les traits en commun

Les cinq traditions tibétaines ont beaucoup de traits en commun, peut-être quatre-vingts pour cent ou davantage. Leur histoire révèle que les lignées n’existent pas comme des monolithes qui seraient séparés et isolés les uns des autres, sans aucun contact entre eux et entourés de barrières solides. Les traditions se sont cristallisées en cinq traditions à partir de leurs maîtres fondateurs qui ont réuni et combiné, en leurs propres personnes, différentes lignes de transmission, pour la plupart originaires de l’Inde. Leurs adeptes, par convention, ont désigné chacune de ces synthèses par « la lignée », mais on retrouve beaucoup d’éléments d’une même ligne de transmission mêlés aux autres traditions.

Les traditions laïques et monastiques

Ce que les cinq se partagent en premier lieu, c’est d’avoir à la fois une tradition laïque et une tradition monastique. Leur tradition laïque comprend des yogis et yoginis mariés qui se livrent à une intensive pratique de la méditation tantrique, et des personnes ordinaires dont la pratique du Dharma comporte essentiellement la récitation de mantras, le don d’offrandes au temple et à la maison, et la circonvolution autour de monuments sacrés. La pleine ordination et l’ordination novice des moines, ainsi que l’ordination novice des moniales, existent dans les cinq traditions monastiques, mais pour les moniales, la pleine ordination n’est jamais arrivée au Tibet. Normalement, l’entrée au monastère se fait à l’âge d’environ huit ans. L’architecture des monastères et leur décoration intérieure sont pratiquement identiques dans toutes les traditions.

Les quatre écoles bouddhiques ont en commun le même ensemble de vœux monastiques, le Mulasarvastivada, qui a été transmis à partir de l’Inde. Dans le bön, l’ensemble des vœux diffère légèrement – la différence la plus marquée est que les moines et moniales de cette tradition prononcent le vœu d’être végétariens – sinon la plupart des vœux sont les mêmes que dans les traditions bouddhiques. Dans toutes les traditions, les religieux ont la tête rasée, restent célibataires et revêtent le même habit sans manches de couleur bordeaux, avec une jupe et un châle. Dans la tradition du bön, la partie centrale de la veste est tout simplement bleue, au lieu d’être jaune comme dans les autres traditions.

L’étude des soutras

Toutes les traditions tibétaines suivent une voie qui combine l’étude des soutras (sutras) et des tantras, et des pratiques de méditation et de rites. Dès leur enfance, les religieux mémorisent quantité de textes académiques et rituels et étudient au moyen de débats animés. Les sujets des soutras qui font l’objet d’études sont les mêmes pour les bouddhistes et les bönpos. Ils comprennent : le Prajnaparamita Sutra (vaste discrimination à grande portée, la perfection de la sagesse) concernant les étapes de la voie, le madhyamaka (voie médiane) concernant la vue correcte de la réalité (vacuité), les pramanas (chemins valides de la connaissance) concernant la perception et la logique, et l’abhidharma (thèmes particuliers de la connaissance) concernant la métaphysique. Dans chacune de ces matières, les livres de textes tibétains diffèrent légèrement dans leurs interprétations, non seulement au sein des cinq traditions, mais aussi dans les monastères de la même tradition. De telles différences ne rendent les débats que plus intéressants. Au terme d’un long cursus, les cinq traditions décernent un diplôme, soit de guéshé (Geshe), soit de khenpo.

Les quatre écoles bouddhiques tibétaines étudient les quatre traditions des écoles de pensée philosophique du bouddhisme indien – Vaibashika, Sautrantika, Chittamatra et Madhyamaka. Quoiqu’elles les expliquent de façon légèrement différente, chacune d’elles accepte le Madhyamaka comme étant le système qui présente le point de vue le plus sophistiqué et le plus précis. Toutes les quatre étudient aussi les mêmes textes indiens classiques de Maitreya, Asanga, Nagarjuna, Chandrakirti, Shantidéva et ainsi de suite. Là encore, chaque école a son propre éventail de commentaires tibétains qui diffèrent tous légèrement les uns des autres.

L’étude et la pratique des tantras

L’étude et la pratique des tantras englobent les quatre ou six classes de tantras, selon le schéma de classification employé. Dans les quatre traditions bouddhiques, on pratique les mêmes figures de bouddha (déités, yidams) comme Avalokiteshvara, Tara, Manjushri, Chakrasamvara (Hérouka) et Vajrayogini (Vajradakini). Il n’existe pratiquement pas de figure de bouddha qui soit l’apanage d’une tradition. Les Guélougpas pratiquent aussi Hévajra, la principale figure de bouddha de l’école Sakya et les Shangpa Kagyupas pratiquent Vajrabhairava (Yamantaka), la principale figure de bouddha des Guélougpas. Dans le bön, les figures de bouddha ont des attributs semblables à ceux que l’on trouve dans le bouddhisme – par exemple, des figures qui personnifient la compassion ou la sagesse – il n’y a que les noms qui diffèrent.

La méditation

Dans les cinq traditions tibétaines, la méditation comprend de longues retraites, souvent d’une durée de trois ans et trois phases lunaires. Les retraites sont précédées de pratiques préliminaires intensives qui consistent en quelques centaines de milliers de prosternations, de répétitions de mantras, etc. Le nombre de préliminaires, la manière de s’en acquitter et la structure de la retraite de trois ans diffèrent légèrement d’une école à une autre. Néanmoins, fondamentalement, c’est la même pratique pour tout le monde.

Les rites

Dans les cinq traditions, la pratique rituelle aussi est très similaire. On fait des offrandes de bols d’eau, de lampes à beurre et d’encens ; on s’assoit de la même façon avec les jambes croisées ; on utilise des vajras, des cloches et des tambours à main ou damaru ; on joue du même genre de cornes, cymbales et tambours ; on psalmodie à voix haute ; lors de cérémonies particulières (tsog), on offre et sert de la viande et de l’alcool consacrés ; et l’on sert du thé au beurre lors de toutes les assemblées rituelles. Dans toutes les traditions, en accord avec les coutumes originaires du bön, on fait des offrandes de tormas (cônes sculptés faits de farine d’orge mélangée à du beurre) ; on s’assure la protection des esprits locaux ; on chasse les mauvais esprits par le biais de rites élaborés ; on fait des sculptures de beurre à certaines occasions ; et l’on accroche des drapeaux de prière. Dans les cinq traditions, les reliques des grands maîtres sont abritées dans des monuments appelés stoupas (stupas) et l’on décrit des circonvolutions autour d’eux – les bouddhistes dans le sens des aiguilles d’une montre et les Bönpos dans le sens inverse. Même leurs styles artistiques religieux sont extrêmement proches. Les proportions des figures peintes ou sculptées suivent toujours le même ensemble de lignes directrices.

Le système de tulkous et de lamas réincarnés

On retrouve aussi le système de tulkou (tulku) dans chacune des cinq traditions tibétaines. Les tulkous sont des lignes de lamas réincarnés, de grands pratiquants qui dirigent leur renaissance. Lorsqu’ils s’éteignent, en général lors d’un type particulier de méditation à la jonction de la mort, leurs disciples, après un certain temps, utilisent des moyens spéciaux pour trouver et localiser leurs réincarnations parmi de jeunes enfants. Les disciples ramènent alors les jeunes réincarnations à leur environnement d’origine et leur assurent une formation auprès des meilleurs professeurs. Les religieux et les laïques traitent les tulkous des cinq traditions avec le plus grand respect. Ils consultent souvent les tulkous et autres grands maîtres pour un mo (pronostic) concernant un sujet important de leur vie, au cours duquel on lance habituellement trois dés tout en invoquant l’une ou l’autre figure de bouddha.

Quoique toutes les traditions tibétaines comprennent la formation à l’étude des textes, au débat et aux rites, l’insistance sur l’une ou l’autre de ces disciplines varie d’un monastère à l’autre, même au sein de la même école tibétaine, et d’un individu à l’autre, même au sein du même monastère. De surcroît, à part pour les hauts lamas, les vieillards ou les malades, il incombe aux moines et nonnes d’effectuer par roulement les tâches subalternes nécessaires au maintien des monastères et des couvents, telles que nettoyer les halls d’assemblée, disposer les offrandes, aller chercher de l’eau et du combustible, faire la cuisine et servir le thé. Même si certains moines et moniales se consacrent en premier lieu à l’étude, au débat, à l’enseignement ou à la méditation, il n’en reste pas moins que l’engagement dans les activités communautaires de prier, psalmodier et effectuer des rites prend un temps considérable sur les jours et les nuits de chacun et chacune. Dire que les traditions Guéloug et Sakya soulignent l’importance de l’étude et que les traditions Kagyu et Nyingma insistent sur la méditation relève d’une généralisation superficielle.

Les lignées mixtes

De nombreuses lignées d’enseignement des cinq traditions tibétaines se sont mélangées et croisées entre elles. La lignée du Tantra de Guhyasamaja, par exemple, est passée du traducteur Marpa à l’école Kagyu et à l’école Sakya. Alors que les enseignements de mahamudra (le grand sceau) concernant la nature de l’esprit sont habituellement associés aux lignes Kagyu, les écoles Sakya et Guéloug en transmettent aussi certaines lignées. Le dzogchen (la grande complétude) est un autre système de méditation sur la nature de l’esprit. Bien qu’il soit habituellement associé à la tradition Nyingma, il est aussi au premier plan dans l’école Karma Kagyu depuis l’époque du Troisième Karmapa et dans les traditions Drugpa Kagyu et Bön. Le Cinquième Dalaï-Lama, qui était un grand maître – pas seulement Guéloug, mais aussi dzogchen et Sakya – a écrit de nombreux textes dans chacun de ces domaines. Il faut une ouverture d’esprit pour voir que ces écoles tibétaines ne s’excluent pas mutuellement. Beaucoup de monastères Kagyu font des poujas à Gourou Rinpoché, par exemple, alors qu’ils ne sont pas Nyingma.

Les différences

L’usage des termes techniques

Mais quelles sont donc les différences principales entre les cinq traditions tibétaines ? L’une des principales différences porte sur l’usage des termes techniques. La plupart du temps, le bön discute des mêmes choses que le bouddhisme mais, dans de nombreux cas, utilise différents mots ou noms. Même au sein des quatre traditions bouddhiques, différentes écoles utilisent les mêmes termes techniques mais avec des définitions différentes. À vrai dire, c’est un grand problème pour essayer de comprendre le bouddhisme tibétain en général. Même au sein d’une même tradition, différents auteurs définissent différemment les mêmes termes et même le même auteur définit parfois différemment les mêmes termes dans ses différents ouvrages. On peut s’embrouiller complètement, à moins de connaître les définitions exactes que les auteurs utilisent pour leurs termes techniques. Laissez-moi vous citer quelques exemples.

Les Guélougpas disent que l’esprit signifiant la conscience des objets est impermanent, alors que les Kagyupas et les Nyingmapas affirment qu’il est permanent. Les deux positions semblent être contradictoires et s’exclure mutuellement, mais en fait il n’en est rien. Par « impermanent » les Guélougpas signifient que la conscience des objets change d’un instant à l’autre dans le sens où les objets dont on est conscient changent à chaque instant. Par « permanent » les Kagyupas et Nyingmapas signifient que la conscience des objets continue pour toujours ; la nature fondamentale de la conscience demeure inaffectée par toute chose et, donc, ne change jamais. Chaque partie serait d’accord avec l’autre mais à cause d’un usage différent des termes, elles ont l’air de se heurter complètement. Les Kagyupas et les Nyingmapas diraient certainement que la conscience individuelle des objets perçoit ou connaît différents objets à chaque instant ; alors que les Guéloupas seraient sans aucun doute d’accord pour dire que l’esprit individuel est un continuum de conscience des objets sans commencement ni fin.

Un autre exemple est le mot signifiant « production interdépendante ». Les Guélougpas disent que tout existe en termes de production interdépendante, signifiant que les choses existent en tant que « ceci » ou « cela » dans la dépendance de mots et de concepts qui sont aptes à les étiqueter validement en tant que « ceci » ou « cela ». Les phénomènes connaissables sont ce à quoi les mots et les concepts se réfèrent. Du côté des phénomènes connaissables, rien n’existe qui, du fait de son propre pouvoir, leur confère existence et identité. Donc, pour les Guélougpas, l’existence en termes de production interdépendante est équivalente à la vacuité : l’absence totale de façons impossibles d’exister.

De leur côté, les Kagyupas disent que l’ultime se trouve au-delà de la production interdépendante. Il semble qu’ils soutiennent que l’ultime a une existence indépendante, établie du fait de son propre pouvoir – pas seulement une existence produite en interdépendance. Or, il n’en est rien. Les Kagyupas, ici, utilisent l’expression de « production interdépendante » en termes des douze liens de la production interdépendante. Le véritable phénomène, l’ultime ou le plus profond, se trouve au-delà de la production interdépendante dans le sens où il ne se produit pas dans la dépendance de l’inconnaissance de la réalité (l’ignorance). Les Guélougpas accepteraient aussi cette assertion. Ils donnent simplement une définition différente au terme de « production interdépendante ». De nombreuses divergences dans les assertions faites par les écoles tibétaines proviennent de telles différences dans les définitions de termes cruciaux. C’est l’une des sources principales de confusion et de malentendus.

Le point de vue de l’explication

Une autre différence entre les traditions tibétaines est le point de vue à partir duquel elles expliquent les phénomènes. D’après Katog Kyentsé Jamyang Chokyi Lodro, le maître du mouvement Rimé (mouvement non sectaire), les Guélougpas se placent du point de vue de la base, c’est-à-dire du point de vue des êtres ordinaires, les non-Bouddhas. Les Sakyapas se placent du point de vue de la voie, c’est-à-dire du point de vue de ceux qui sont extrêmement avancés sur la voie vers l’illumination. Les Kagyupas et les Nyingmapas se placent du point de vue du résultat, c’est-à-dire du point de vue d’un Bouddha. Cette différence étant très profonde et complexe à comprendre, je vais indiquer ici un point de départ pour explorer ce sujet.

À partir du point de vue de la base, on ne peut se concentrer que sur la vacuité ou que sur l’apparence, une à la fois. Donc, les Guélougpas expliquent même de ce point de vue la méditation d’un arya sur la vacuité. Un arya est un être hautement accompli qui a une perception directe et non conceptuelle de la vacuité. Les Kagyupas et les Nyingmapas mettent l’accent sur l’inséparabilité des deux vérités, la vacuité et l’apparence. À partir du point de vue d’un bouddha, il n’est pas possible de parler uniquement de la vacuité ou uniquement de l’apparence. Donc, on parle du point de vue où tout est déjà accompli et parfait. La présentation Bön du dzogchen est en concordance avec cette sorte d’explication. Un exemple de la présentation Sakya à partir du point de vue de la voie est l’assertion selon laquelle l’esprit de claire-lumière (la conscience la plus subtile de chaque être individuel) est félicité. Si cela était vrai du point de vue de la base, alors l’esprit de claire-lumière qui se manifeste à la mort serait félicité, ce qui n’est pas le cas. Par contre, sur la voie, on fait de l’esprit de claire-lumière un esprit de félicité. Donc, quand les Sakyapas parlent de l’esprit de claire-lumière en tant que félicité, c’est à partir du point de vue de la voie.

Le genre de pratiquant

Une autre différence provient du fait qu’il y a deux genres de pratiquants : ceux qui progressent graduellement pas à pas et ceux à qui tout arrive d’un seul coup. Les Guélougpas et les Sakyapas parlent la plupart du temps du point de vue de ceux qui se développent par étapes ; les Kagyupas, les Nyingmapas et les Bönpos, surtout dans leurs présentations de la plus haute classe du tantra, parlent souvent du point de vue de ceux à qui tout arrive d’un seul coup. Bien que les explications qui en résultent puissent donner l’impression que chaque côté fait valoir un seul mode de progression sur la voie, ce n’est en fait qu’une question d’insistance sur l’un ou l’autre aspect dans les explications qui sont données.

L’approche de la méditation sur la vacuité dans le plus haut tantra

Comme je l’ai déjà mentionné, toutes les écoles tibétaines acceptent le madhyamaka comme étant l’enseignement le plus approfondi, mais leurs façons de comprendre et d’expliquer les différents systèmes de pensée philosophique du bouddhisme indien diffèrent légèrement les unes des autres. La différence la plus manifeste est dans la façon dont elles comprennent et pratiquent le madhyamaka dans le plus haut tantra. Comme il s’agit aussi d’un point très complexe et très profond, essayons ici d’en obtenir juste un début de compréhension.

La pratique du plus haut tantra conduit à l’obtention de la perception directe et non conceptuelle de la vacuité par l’esprit de claire-lumière le plus subtil. Ainsi, deux composants sont nécessaires : la conscience de claire-lumière, et la perception correcte de la vacuité. Sur lequel insiste la méditation ? Avec l’approche de l’ « autovacuité », l’emphase, dans la méditation, est mise sur la vacuité en tant qu’objet perçu par la conscience de claire-lumière. L’autovacuité signifie l’absence totale de la nature auto-existante qui donne des identités à un phénomène. Tous les phénomènes sont vides d’exister de cette façon impossible. Les Guélougpas, et surtout les Sakyapas et les Drigung (Drikung) Kagyupas, soulignent cette approche, bien que leurs explications portant sur les façons impossibles d’exister dont les phénomènes sont dénués, diffèrent légèrement entre elles.

La seconde approche consiste à mettre l’insistance sur la méditation sur l’esprit de claire-lumière lui-même, lequel est dénué de tous les niveaux grossiers de l’esprit ou de la conscience. Dans ce contexte, la conscience de claire-lumière reçoit le nom de « autre-vacuité » ; elle est dénuée de tous les autres niveaux grossiers de l’esprit. L’autre-vacuité est l’approche principale des Karma, Drukpa et Shangpa Kagyupas, des Nyingmapas et d’une partie des Sakyapas. Chacun, bien sûr, a une façon légèrement différente d’expliquer et de méditer. Ensuite, l’un des principaux domaines de différence entre les écoles tibétaines est la façon dont elles définissent la vacuité de soi et la vacuité de l'autre ; si elles acceptent l’une, l’autre, ou les deux ; et ce sur quoi elles mettent l’accent dans la méditation pour obtenir la conscience de claire-lumière de la vacuité.

Indépendamment de cette différence concernant la vacuité de soi et la vacuité de l'autre, toutes les écoles tibétaines enseignent des méthodes pour accéder à la conscience de claire-lumière ou, dans les systèmes de dzogchen, l’équivalent : rigpa, la conscience pure. Ici apparaît une autre différence majeure : les Kagyupas non dzogchen, les Sakyapas et les Guélougpas enseignent la dissolution par étapes des niveaux grossiers de l’esprit ou de la conscience afin d’accéder à l’esprit de claire-lumière. La dissolution est accomplie, soit en travaillant sur les canaux d’énergie et les vents subtils, sur les chakras et ainsi de suite, soit en générant progressivement au sein du système énergétique subtil du corps, des états de conscience empreints d’une félicité croissante. Les Nyingmapas, les Bönpos et les pratiquants des lignées Kagyupas de dzogchen essaient de reconnaître et d’accéder par ce biais au rigpa qui sous-tend les niveaux grossiers de la conscience, sans qu’il soit nécessaire pour autant de les dissoudre. Cependant, parce qu’au cours de leur entraînement antérieur, ils se sont livrés à des pratiques avec les canaux d’énergie, les vents et les chakras, lorsqu’ils reconnaissent et accèdent enfin au rigpa, ils font l’expérience de la dissolution automatique des niveaux grossiers de leur conscience sans plus d’effort conscient.

Si la vacuité peut être exprimée par des mots

Mais il y a encore une autre différence : la vacuité, peut-elle être exprimée par des mots et des concepts ou est-elle au-delà des deux ? Cette question est à mettre en parallèle avec existant dans la théorie de la cognition. Les Guélougpas argumentent qu’avec la cognition sensorielle non conceptuelle, par exemple : la vue, nous percevons non seulement des formes et des couleurs, mais aussi des objets, comme un vase. Les Sakyapas, Kagyupas et Nyingmapas soutiennent que la cognition visuelle non conceptuelle ne perçoit que des formes et des couleurs. La perception des formes et des couleurs en tant qu’objets, comme un vase, survient avec la cognition conceptuelle une nanoseconde après.

En accord avec cette différence concernant la cognition non conceptuelle et conceptuelle, les Guélougpas disent que la vacuité peut être exprimée par des mots et concepts : la vacuité est ce à quoi le mot « vacuité » se réfère. Les Sakyapas, Kagyupas et Nyingmapas soutiennent que la vacuité – que ce soit la vacuité de soi ou la vacuité de l'autre – est au-delà des mots et concepts. Leur position s’accorde avec l’explication du Chittamatra selon laquelle les mots et concepts désignant les choses sont des constructions mentales artificielles. Quand on pense « mère », le mot ou concept n’est pas réellement notre mère. Le mot est seulement un signe utilisé pour représenter notre « mère ». On ne peut pas réellement mettre sa mère dans un mot.

L’emploi de la terminologie du Chittamatra

En fait, les Sakyapas, Kagyupas et Nyingmapas emploient beaucoup de vocabulaire du Chittamatra, même dans leurs explications du Madhyamaka – en particulier en termes du plus haut tantra. Quant aux Guélougpas, ils ne le font presque jamais. Cependant, lorsque les non-Guélougpas utilisent des termes techniques du Chittamatra, ils les définissent différemment dans les explications Madhyamaka des plus hauts tantras et dans un contexte strictement Chittamatra des soutras. Par exemple, alayavijnana (conscience fondamentale) dans le système des soutras du Chittamatra est l’une des huit sortes de consciences limitées. Dans un contexte Madhyamaka des plus hauts tantras, la conscience fondamentale est synonyme de l’esprit de claire-lumière qui continue même dans la bouddhéité.

Résumé

Voilà pour les principaux domaines de différence portant sur des points profonds de la philosophie et de la méditation. Nous pourrions entrer dans des détails gigantesques sur ces points mais je pense qu’il est très important de ne jamais perdre de vue qu’environ au moins quatre-vingts pour cent des traits caractérisant les écoles tibétaines sont identiques. Les différences entre elles sont principalement dues à la façon dont elles définissent les termes techniques, au point de vue à partir duquel elles argumentent et à l’approche méditative qu’elles utilisent pour obtenir la conscience de claire-lumière de la vacuité.

Les pratiques préliminaires

De plus, les pratiquants de toutes les traditions reçoivent le même entraînement général. Seul le style de certaines de ces pratiques est différent. Par exemple, la plupart des Kagyupas, Nyingmapas et Sakyapas terminent l’ensemble complet des préliminaires de la pratique du tantra (les cent mille répétitions de prosternations et ainsi de suite) en tant que grand événement au début de leur entraînement, souvent sous la forme d’une retraite séparée. Pour les Guélougpas, il est typique d’introduire les pratiques préliminaires une à une dans leur emploi du temps, en général après avoir terminé leurs études de base. Mais il est à noter que les pratiquants de toutes les traditions répètent l’ensemble complet des préliminaires au début d’une retraite de trois ans.

Les retraites de trois ans

Au cours d’une retraite de trois ans, il est typique pour les Kagyupas, Nyingmapas et Sakyapas, de s’exercer à un certain nombre de pratiques méditatives de soutras et de passer ensuite aux pratiques rituelles de base des principales figures de bouddha de leurs lignées, consacrant ainsi plusieurs mois d’affilée à chaque pratique. Ils apprennent aussi à jouer des instruments de musique de cérémonie et à faire des offrandes de tormas sculptées. Les Guélougpas obtiennent le même entraînement de base en méditation et en conduite de rites en introduisant chaque pratique une à une dans leur emploi du temps, comme ils le font pour les préliminaires. La retraite Guéloug de trois ans se concentre sur la pratique intensive d’une seule figure de bouddha. Les non-Guélougpas consacrent normalement trois années de retraite ou plus à une seule pratique de tantra, seulement lors de leur deuxième ou troisième retraite de trois ans, pas lors de la retraite initiale.

Pour participer à une pratique rituelle monastique complète de toute figure de bouddha, il faut avoir passé plusieurs mois de retraite et répété plusieurs mantras des centaines de milliers de fois. On ne peut pas procéder à une auto-initiation sans avoir achevé cette pratique. Que cette exigence soit remplie en effectuant une retraite spéciale de plusieurs mois, comme chez les Guélougpas, ou en tant que partie d’une retraite de trois ans, la plupart des moines et moniales de toutes les traditions effectuent de telles retraites ; cependant, seuls les pratiquants les plus avancés de chaque tradition font des retraites de trois ans centrées sur une seule figure de bouddha.

Conclusion

Il est très important de maintenir un point de vue non sectaire vis-à-vis des cinq traditions tibétaines du bouddhisme et du bön. Comme sa Sainteté le Dalaï-Lama le souligne toujours, ces différentes traditions partagent le même but ultime qui est d’enseigner des méthodes pour atteindre l’illumination afin d’être bénéfique à tous les êtres autant que possible. Chaque tradition est la même dans son efficacité à aider ses adeptes à atteindre ce but et elles s’harmonisent toutes entre elles, même si ce n’est pas d’une manière simple. En procédant juste à une introduction à l’étude comparative des cinq traditions, nous apprenons à apprécier les points forts uniques à notre propre tradition et à voir que chaque tradition a des traits remarquables qui lui sont propres. Si nous souhaitons devenir un bouddha pour être bénéfique à tous, nous aurons besoin tôt ou tard d’étudier dans son ensemble l’éventail des traditions bouddhiques et la manière dont elles s’agencent entre elles afin de pouvoir enseigner à des personnes aux dispositions et aptitudes différentes. Sinon, nous courons le danger d’« abandonner le Dharma », ce qui signifie discréditer un enseignement authentique du Bouddha, invalidant ainsi notre capacité à œuvrer pour le bénéfice de ceux pour qui le Bouddha a vu que les enseignements sont adaptés.

Il est très important également de voir que pour tout ce que nous faisons – que ce soit dans la sphère spirituelle ou matérielle – il y a peut-être dix, vingt ou trente manières différentes de faire exactement la même chose. Cela nous aide à éviter de nous attacher à la manière dont nous nous y prenons. Nous sommes capables de voir plus clairement l’essence des choses plutôt que de rester coincés dans « C’est comme ça qu’il faut faire, parce que c’est comme ça que je fais ! ».

Questions

Quelle tradition suivez-vous ?

Sa Sainteté le Dalaï-Lama et l’un de ses professeurs, Serkong Rinpotché, mon guide spirituel principal, m’ont toujours encouragé à suivre leur exemple qui est d’étudier et de pratiquer toutes les traditions tibétaines autant que possible tout en mettant l’accent principal sur la tradition Guéloug. Je m’applique à suivre cette directive au mieux de mes capacités.

Est-ce qu’on ne s’embrouille pas à faire des pratiques de méditations issues de plusieurs traditions différentes ? Et est-ce qu’on ne s’embrouille pas non plus à faire les pratiques de plusieurs figures de bouddha différentes au sein d’une seule et même tradition ?

Il y a différentes façons d’approcher la pratique du bouddhisme, en particulier du tantra. Il y a un dicton tibétain qui dit : « Les Indiens pratiquent avec une figure de bouddha et sont capables d’en réaliser cent et les Tibétains pratiquent cent figures de bouddha et ne sont pas capables d’en réaliser une seule ! » Ce qu’il faut retenir de cet adage, c’est que ce qui est important, c’est d’aller en profondeur dans une pratique si nous voulons arriver quelque part avec plusieurs autres. L’étendue de notre pratique dépend de notre capacité individuelle. Pour estimer nos capacités, nous avons besoin à la fois de nous regarder en toute honnêteté et de considérer les conseils de nos professeurs.

Si nous sommes capables de nous livrer à des pratiques de tantra provenant de plusieurs lignées tibétaines différentes, il est important, comme le dit Sa Sainteté, de ne pas en faire une potée. Il est nécessaire d’effectuer chaque pratique individuellement selon la tradition à laquelle elle appartient, de la manière qui lui appartient. Si nous nous sentons embrouillés du fait de plusieurs pratiques, Sa Sainteté nous recommande de ne pas leur accorder à toutes le même rang d’importance. Si nous avons reçu des initiations et des pratiques de plusieurs lignées, voire de plusieurs figures de bouddha au sein d’une même lignée et que, de ce fait, nous nous sentions déroutés, nous pouvons juste maintenir une relation karmique avec certaines d’entre elles en récitant leur mantra trois fois par jour. Ensuite, nous pouvons aller en profondeur simplement avec les pratiques pour lesquelles nous avons le plus de compréhension et avec lesquelles nous ressentons les liens les plus forts.

Je pense que la capacité à se livrer à de nombreuses pratiques dépend de la qualité de notre compréhension de la théorie générale du tantra. Si nous comprenons correctement la théorie, nous pouvons voir en quoi chaque pratique en soi s’accorde avec les autres. Autrement, notre pratique du tantra court le risque de devenir schizophrène.

Pouvez-vous s’il vous plaît en dire davantage sur le conseil de Sa Sainteté de ne pas mélanger les pratiques ?

L’une des raisons pour ne pas mélanger ou altérer les pratiques est le respect à témoigner envers la lignée ou la tradition. Faire un mélange reviendrait à entrer dans une église catholique et à faire trois prosternations devant l’autel pendant que tout le monde fait une génuflexion et un signe de croix. Le cinquième Dalaï-Lama est un bon exemple de quelqu’un qui maîtrisait plusieurs traditions sans jamais les mélanger. Quand il composait des textes Guéloug, il les écrivait complètement dans le style Guéloug ; quand il composait des textes Sakya, ils étaient Sakya du début jusqu’à la fin ; et quand il écrivait des textes Nyingma, le style était complètement Nyingma. Dans les textes Nyingma, on commence par faire l’éloge de Padmasambhava, pas de Tsongkhapa.

Une autre raison pour garder pure chaque pratique est que, au cours de la pratique de visualisation de la sadhana d’une tradition, par exemple, les parties constituantes de la pratique, le vocabulaire et les tournures d’expression forment un tout cohérent. Elles vont bien ensemble comme les parties constituantes d’une marque et d’un modèle particuliers d’automobile. Dans la pratique d’Hévajra de la tradition Sakya, par exemple, la prière à sept branches omet d’implorer le Bouddha de ne pas s’éteindre. C’est parce que les enseignements Sakya du lamdré (les voies et leurs résultats) mettent l’emphase sur les manifestations samboghakaya du Bouddha qui demeurent jusqu’à ce que tous les êtres soient libérés de toute souffrance, plutôt que sur les apparences nirmanakaya du Bouddha qui, du fait qu’elles s’éteignent, enseignent l’impermanence. L’emphase mise sur le sambogakhaya se reflète aussi dans la façon dont on stabilise la visualisation de soi-même en tant que figure de bouddha et dont on reçoit les initiations. Mélanger à une pratique Sakya du lamdré, une prière à sept branches du style Guéloug qui comprend l’imploration aux Bouddhas de ne pas s’éteindre, reviendrait à essayer d’introduire une pièce d’une Volkswagen dans le moteur d’une Ford. Tout simplement, ça ne marche pas.

N’y a-t-il pas des exemples où des pratiques de différentes lignées se sont combinées entre elles ?

Dans certains cas, lorsque les pratiques ont été introduites d’une lignée à une autre, elles ont été conservées dans leur forme pure d’origine. Par exemple, la pratique Guéloug de Hayagriva Yangsang provenant des textes-trésors révélés par le Cinquième Dalaï-Lama est dans le même style de pratique purement Nyingma que toute autre sadhana de la tradition Nyingma.

Quelquefois pourtant, une partie a été accommodée à la lignée dans laquelle elle a été introduite. Par exemple, la pratique de Vajra Yogini, qui est passée de la tradition Sakya à la tradition Guéloug, a beaucoup de traits en commun avec les sadhanas typiquement Guéloug. Elle substitue simplement la méditation sur la vacuité de style Guéloug à celle de style Sakya.

D’autres fois encore, nous trouvons des hybrides. La pratique Karma Kagyu de Gourou Rinpoché, par exemple, comporte, pour la plupart, des éléments constitutifs d’une sadhana Nyingma, mais avec une terminologie et une approche méditative de la vacuité typiquement Karma Kagyu. Dans la pratique de la sadhana de Karma Pakshi (le Deuxième Karmapa), quoique Gourou Rinpoché se tienne assis dans le cœur de Karma Pakshi et que l’une des offrandes rappelle le style Nyingma, le reste de la pratique est principalement typiquement Karma Kagyu. Le trait hybride principal consiste en la visualisation de soi-même en tant que figure de bouddha ayant la forme d’un grand maître de lignée ; mais il faut être un très grand maître et avoir une sagesse considérablement étendue pour effectuer une synthèse. Ce n’est pas un tabou, mais cela exige une grande circonspection. Pour des êtres ordinaires comme nous, faire de nouvelles synthèses ne peut mener qu’à la confusion.

Si notre pratique est Guéloug mais que nous désirerions aussi pratiquer le dzogchen, quelle serait la meilleure façon de s’y prendre ?

La meilleure façon de pratiquer le dzogchen est de le faire dans une méditation séparée. C’est comme à l’école : quand on fait des maths, on fait des maths ; quand on fait une rédaction, on fait une rédaction. On assiste à un cours à la fois, séparément. Et enfin, tout ce que nous apprenons finit par trouver sa place dans notre propre développement.

Pour beaucoup de gens, pratiquer diverses méthodes, c’est trop ; alors ce n’est pas la peine. Il vaut mieux s’attacher à un style de pratique tout en appréciant toute la validité de la grande diversité des méthodes bouddhiques. Autrement, nous pourrions aller dans un autre centre de Dharma, rencontrer d’autres pratiquants et voir qu’ils font quelque chose de manière un peu différente de la nôtre. En tant qu’adeptes de la tradition tibétaine, par exemple, nous pourrions aller dans un centre de Zen et voir la façon dont les adeptes se prosternent. On dresse les oreilles comme un lapin devant les phares d’une automobile et on en a le souffle coupé. « C’est faux ! Ils mettent la paume des mains par terre tournée vers le haut, pas vers le bas. Ils vont tomber en enfer ! » Notre choc et notre sentiment d’horreur sont dus au fait que notre instruction dans le domaine du bouddhisme n’est pas assez étendue. Les adeptes du bouddhisme chinois se prosternent tous de cette manière. Même s’il y a des maîtres tibétains qui prennent une position fondamentaliste vis-à-vis de leur tradition, il n’est pas nécessaire de suivre leur exemple.

Comment savoir quelle tradition nous convient le mieux ?

Ce n’est pas facile. Au Tibet, les gens se rendaient dans le monastère ou prenaient le professeur qui se trouvait par hasard dans leur vallée ! Ceux qui trouvaient que ce n’était pas assez et qui souhaitaient continuer leurs études allaient voir ailleurs après avoir terminé leur instruction bouddhique de base. L’un de mes professeurs, Guéshé Ngawang Dhargey, par exemple, est entré dans un monastère Sakya lorsqu’il était enfant, mais quand il a été plus grand, il a poursuivi ses études principales dans des monastères Guéloug, d’abord dans sa région et ensuite à Lhassa, dans une ville éloignée.

Ici, en Occident, la situation est différente. Dans la plupart des villes il y a une grande variété d’options, alors il est possible de faire du lèche-vitrine dans les différents centres de Dharma. Mais il faut bien finir par choisir sa lignée, là où l’on va se concentrer sur ses études et sur une pratique principales. Il serait triste de passer son temps à faire du lèche-vitrine sans jamais rien acheter. Si l’on se sent automatiquement bien et à l’aise avec une lignée ou un professeur en particulier, c’est bon signe que nous avons une relation karmique. On se sent « en phase ».

Pour le choix d’une lignée ou d’un professeur, il est important de garder l’esprit ouvert et de ne pas avoir l’attitude de : « Je vais juste aller dans mon centre de Dharma. Je ne mettrai pas un pied dans un autre centre et n’écouterai aucun autre professeur ». Cela, je pense, nous prive de nombreuses occasions d’apprendre davantage. D’un autre côté, il n’est pas non plus nécessaire d’aller partout. Il vaut mieux exercer sa conscience discriminante et suivre une « voie médiane ».

Si nous habitons dans un endroit isolé avec très peu d’options pour l’étude du Dharma, alors il est bon de suivre le modèle tibétain traditionnel. Nous pouvons commencer par fréquenter le centre et le professeur qui, par hasard, sont les plus proches et les plus pratiques d’accès pour nous. S’ils nous conviennent, c’est merveilleux. Si nous les trouvons insatisfaisants, nous apprenons avec respect autant que nous pouvons et si l’occasion se présente, nous allons poursuivre nos études et notre pratique ailleurs.

Si c’est le modèle que nous suivons, il est important d’écarter tout sentiment de trahison ou de déloyauté que nous pourrions avoir vis-à-vis de notre centre ou professeur habituels du fait de fréquenter d’autres professeurs, d’autres centres, ou voire : d’autres lignées. Passer de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur n’est pas une trahison envers notre lycée ou ses professeurs. Il en va de même quand on passe d’une université à l’autre parce que l’on trouve que la première ne dispense pas le programme ou n’a pas le niveau d’étude que nous recherchons. Si nous gardons respect et reconnaissance envers les professeurs que nous avons eus et leur enseignement, il n’y a pas lieu d’avoir de sentiment de culpabilité ou de reprocher quoi que ce soit.

Quelle est la meilleure façon de considérer les réfutations des positions philosophiques des autres traditions que nous trouvons dans les textes de chacune des écoles tibétaines ?

Sa Sainteté le Dalaï-Lama et quelques-uns des plus grands maîtres du passé ont souligné que, bien que les écoles tibétaines – et même au sein d’une école, les différents livres de textes monastiques – défendent différentes opinions sur des points mineurs, leurs positions ne sont pas contradictoires lorsqu’il s’agit des sujets les plus importants. De plus, comme Sa Sainteté le fait remarquer, tous les grands maîtres du passé n’étaient pas forcément doués pour expliquer leurs expériences méditatives d’une manière logique et cohérente. Pourtant, si nous examinons impartialement leurs pratiques et accomplissements, force est de conclure qu’ils ont atteint des résultats authentiques.

De nombreux textes rapportent des débats animés entre différents érudits, pas seulement d’une école à une autre, mais même aussi au sein d’une même école. Quelquefois, les textes sont ponctués de remarques rudes et enflammées. Nous pouvons considérer ces débats comme des batailles que se livrent des parties hostiles, mais une telle attitude nous empêche de tirer bénéfice du contenu des débats. Si nous les considérons d’un point de vue plus détaché, nous sommes en mesure d’entendre des paroles qui impliquent par exemple que : « Si tu dis que l’esprit est permanent sans définir clairement ce que tu veux dire par permanent, alors il y en a qui vont comprendre le terme selon ma définition. À la suite de quoi, ils vont être plongés dans une confusion extrême parce que des conclusions absurdes et incohérentes s’ensuivent si tu définis le mot permanent comme moi je le fais et que tu l’attribues à l’esprit ». Je pense que c’est là une sorte de conclusion impartiale que l’on peut atteindre à partir de ces débats très expressifs.

Beaucoup de lamas bouddhistes tibétains ont parlé ou écrit très négativement au sujet de la tradition du bön. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

Les préjugés envers les Bönpos remontent à l’ancienne conquête du Zhang-Zhung, la contrée d’origine du bön dans le Tibet occidental, et à son incorporation dans le premier Empire tibétain, dans le Tibet central. À l’origine, le terme « Bönpo » faisait référence aux ministres et autres fonctionnaires qui venaient du Zhang-Zhung, pas à ceux qui exécutaient les rites à la cour impériale. À l’origine, les préjugés contre les Bönpos étaient motivés par la politique, pas par les croyances et pratiques religieuses. Sa Sainteté insiste sur le fait que c’est un préjugé qui sépare et qui est négatif. Il vaudrait mieux que les bouddhistes tibétains veillent à éliminer ces préjugés de leur mentalité.

Si nous adoptons le point de vue de la psychologie jungienne, je pense que nous pouvons obtenir un aperçu du développement historique qu’a connu le préjugé « anti-bön ». Au fil du temps, la pratique qui consiste à voir le professeur spirituel en tant que Bouddha a reçu une importance croissante. Au fur et à mesure que l’intensité de la soi-disant « dévotion au gourou » augmentait, de nombreux pratiquants, qui n’avaient pas encore atteint un niveau affectif équilibré et stable, n’étaient pas capables d’intérioriser la pratique d’une manière saine. Plus ils fixaient et projetaient le côté perfection sur leur professeur, plus ils laissaient le côté négatif prendre le pas – c’est ce que Jung appelle « l’ombre ». Ils projetaient cette ombre sur les soi-disant « ennemis du Dharma ». Une bonne partie de la projection est tombée sur la tête des Bönpos.

Mon cher ami, le docteur Martin Kalff, professeur de bouddhisme tibétain et psychologue jungien, a attiré mon attention sur ce qui est rapporté de Bouddha Shakyamuni qui, méditant sous l’arbre de la bodhi, est attaqué par Mara, la personnification de l’interférence et de la négativité ; c’est la démonstration de ce principe psychologique. La concentration de la conscience sur nos côtés positifs amène l’inconscient à se concentrer sur nos côtés négatifs pour contrebalancer. Ce n’est que lorsque Shakyamuni démontra que Mara ne pouvait plus le troubler qu’il atteignit l’illumination.

Il est significatif que les lignées bouddhiques dont la dévotion au gourou est la plus fanatique soient souvent celles qui rendent un culte aux protecteurs les plus féroces et les plus sanglants. Plus elles ont l’air d’adorer leur gourou, plus il semble qu’elles soient fixées sur la destruction des ennemis du Dharma. Cette polarisation est très malsaine. Il est très important, en tant que pratiquants occidentaux, que nous fassions attention à ne pas être en proie à cette tendance qui consiste à diviniser le gourou de notre lignée et à diaboliser les professeurs des autres lignées et religions.

Quelle est la plus grande lignée tibétaine?

Au Tibet et en Mongolie, la tradition Guéloug compte le plus grand nombre d’adeptes. Chez les Tibétains en exil aussi. Chez les Occidentaux et les Asiatiques du sud-est de l’Asie qui ne sont pas bouddhistes de tradition, les Karma Kagyu semblent constituer le groupe le plus grand. Mais dans le gouvernement tibétain en exil, chaque tradition tibétaine est représentée à parts égales.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama ne s’est-elle jamais exprimée sur l’utilité de préserver les cinq traditions tibétaines ou sur les avantages qu’il y aurait à les combiner en une seule tradition ?

Pas plus le Dalaï-Lama qu’aucun autre dirigeant spirituel tibétain n’a le pouvoir ou l’autorité de procéder à de tels changements. Sa Sainteté accueille toujours favorablement la diversité des traditions spirituelles comme pouvant convenir à différentes personnes. Cependant, à la conférence non sectaire dont j’ai déjà parlé, Sa Sainteté a recommandé d’établir un comité pour sélectionner un corpus de prières communes parmi les traductions des prières du bouddhisme indien – par exemple, la prière de Shantidéva – que toutes les traditions tibétaines pourraient accepter comme liturgie commune lors de leurs rencontres. La possibilité de prier ensemble n’éliminerait pas ces traditions, mais les rapprocherait plutôt. La suggestion de Sa Sainteté serait certainement très utile aussi pour les centres bouddhiques en Occident.

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