L’autodiscipline éthique est une partie fondamentale de la voie bouddhique. Mais l’éthique est une chose qu’on trouve dans toutes les traditions spirituelles ; et pas seulement dans les traditions spirituelles, on la trouve également dans tous les systèmes sociaux. Pour déterminer ce qui rend l’éthique bouddhique « bouddhiste », nous devons l’examiner dans le contexte des Quatre Nobles Vérités, l’enseignement de base que le Bouddha a donné.
Le comportement éthique dans le cadre des Quatre Nobles Vérités
La première noble vérité : nous sommes tous confrontés à la souffrance
Dans la vie, la première vérité est que nous avons tous à faire face à la vraie souffrance. En premier, il y a la souffrance ordinaire de la douleur et du malheur. Puis, il y a les problèmes associés à notre genre de bonheur ordinaire, comme le fait que ce dernier ne dure pas et n’est jamais satisfaisant. Nous ne savons jamais ce qui viendra ensuite, et quand nous atteignons vraiment le bonheur, il se change habituellement en malheur. Par exemple, manger trop de crème glacée résultera en un mal de ventre. Pour finir, il y a la souffrance omniprésente, qui sert de base aux deux premiers types de souffrance. Toute la souffrance omniprésente consiste en notre renaissance récurrente incontrôlable (skt. samsara), laquelle a été causée par nos actions karmiques compulsives, lesquelles à leur tour ont été motivées par les émotions et attitudes perturbatrices. Ces émotions et attitudes perturbatrices sont survenues à cause de l’inconscience, ou ignorance, de la causalité comportementale et du mode d’existence des choses. Cette inconscience nous pousse à continuer à prendre le type de renaissance qui servira de base pour faire l’expérience des deux premières sortes de souffrance. L’inconscience, donc, nous pousse à avoir des émotions et des attitudes perturbatrices, lesquelles en retour nous poussent à agir compulsivement, ce qui crée des potentiels karmiques qui occasionnent que nous reprenions une renaissante récurrente incontrôlable. La renaissance incontrôlable est la base pour faire l’expérience des hauts et des bas des deux premières sortes de souffrance : notre malheur ou notre bonheur ordinaire qui ne dure jamais et n’est jamais satisfaisant.
La deuxième noble vérité : les causes de la souffrance
La deuxième noble vérité concerne les vraies causes de la souffrance. Les vraies causes de la souffrance sont notre inconscience (inconscience de la causalité comportementale, et inconscience de la réalité), les émotions perturbatrices dues à cette inconscience (avidité, concupiscence, colère, naïveté), et les actions karmiques compulsives motivées par cette inconscience.
La troisième noble vérité : il est possible de mettre un terme à la souffrance
La troisième noble vérité est qu’il est possible de réaliser une véritable cessation de cette inconscience, de telle sorte qu’aucune des trois sortes de souffrances ne revienne jamais.
La quatrième noble vérité : le chemin qui mène à la cessation de la souffrance
La quatrième noble vérité est le véritable cheminement d’esprit ou façon de comprendre qui fera advenir la cessation de la souffrance. Le vrai chemin est une compréhension correcte de la causalité comportementale et de la réalité. Si nous développons cette compréhension correcte, avec la forte détermination à nous libérer de cette renaissance récurrente incontrôlable, alors nous sommes délivrés des deux premières nobles vérités (la véritable souffrance et sa cause), et nous atteignons ce qu’on appelle la libération. Mais dans l’optique d’être de la meilleure aide possible pour autrui, nous devons aller plus profondément ; nous devons surmonter les obstructions qui empêchent notre esprit de comprendre l’interdépendance de toute chose.
Si nous comprenons comment toutes choses sont connectées, nous comprendrons complètement la causalité comportementale, ce qui signifie que nous saurons la meilleure façon d’aider les autres ; nous connaîtrons quel sera l’effet des choses que nous leur enseignons. En nous appuyant sur l’amour (le souhait que les autres soient heureux et aient les causes du bonheur) et la compassion (le souhait que les autres soient libérés de la souffrance et de ses causes), nous développons la résolution exceptionnelle grâce à laquelle nous prenons la responsabilité de conduire tout le monde tout au long du chemin vers la libération et l’illumination. Mais, en réalisant que dans notre état actuel nous sommes incapables de faire cela, nous développons la bodhichitta. Avec la bodhichitta, nous établissons notre objectif d’atteindre l’illumination nous-mêmes afin d’être capables d’accomplir véritablement le but de conduire tous les autres à un état similaire. Si nous combinons notre compréhension de la réalité avec cette motivation de bodhichitta, nous réalisons alors l’illumination, nous devenons un bouddha.
Ainsi, en quelques phrases, telle est la voie bouddhique. Avec l’autodiscipline éthique, nous nous abstenons d’agir de manière destructrice en sorte que nous évitons les pires états de renaissance, et atteignons à la place des états de renaissance plus heureux. De nombreuses autres traditions spirituelles, toutefois, enseignent la discipline éthique afin de réaliser une renaissance supérieure au ciel ; l’objectif d’atteindre une renaissance plus élevée n’est pas exclusivement bouddhique. Dans le bouddhisme, ce niveau de pratique éthique (s’abstenir de tout comportement négatif destructeur afin d’obtenir une meilleure renaissance) servirait de marchepied sur le chemin pour réaliser la libération et l’illumination. Il nous faut avoir un grand nombre de renaissances supérieures afin d’accomplir le travail nécessaire à la réalisation de l’illumination, il y a donc une raison très positive au fait de pratiquer un comportement éthique. Dès lors, ce qui fait de ce niveau de pratique une pratique « bouddhique », c’est que nous pratiquons la discipline éthique avec une motivation de bodhichitta dans le but ultime d’atteindre la libération et l’illumination.
Les trois entraînements supérieurs
Dans le bouddhisme, on parle des trois entraînements supérieurs, lesquels peuvent être pratiqués soit avec la motivation de réaliser la libération individuelle, soit avec la motivation d’atteindre l’illumination. L’entraînement le plus élevé est l’entraînement à la conscience discriminante [la sagesse]. Il s’agit de la faculté de dire la différence entre ce qui est la réalité et ce qui est fantasme ou illusion. Ainsi la conscience discriminante est comme une hache aiguisée pour trancher la confusion ou l’ignorance.
On appelle concentration supérieure ou concentration d’absorption supérieure la base pour être en mesure de mettre en pratique cette conscience discriminante supérieure. Concentration veut dire être capable de se focaliser sur un objet, en particulier, la réalité des phénomènes, sans que notre attention s’éparpille vers quelque chose d’autre ou devienne terne, et de pouvoir rester concentré dans cet état aussi longtemps qu’on le souhaite. Cette capacité à se concentrer est analogue à avoir un bon point d’attaque avec la hache ; nous devons être capables de frapper toujours la marque avec la hache, de vraiment frapper le point d’entaille où nous voulons trancher la confusion.
La base pour la concentration supérieure est l’autodiscipline éthique supérieure, et c’est ici qu’intervient notre sujet sur l’éthique et la discipline. Afin d’être capables de se concentrer, nous devons avoir la discipline de corriger notre attention quand elle se disperse et de corriger notre attention quand nous devenons très brumeux et somnolents. Pour cela, nous avons besoin de discipline, laquelle est analogue à avoir la force et la capacité de se servir de la hache. L’autodiscipline éthique, donc, est la base ou le préalable à la concentration, laquelle à son tour est le fondement de la conscience discriminante supérieure.
La concentration ne s’applique pas uniquement quand nous méditons sur le vide ou sur un autre objet. Cela veut dire se concentrer de façon productive dans toutes les situations. Par exemple, si vous essayez d’aider quelqu’un, vous devez vous concentrer sur ce que dit l’autre personne. Vous devez écouter ; votre esprit ne doit pas errer vers quelque chose d’autre comme : à quelle heure déjeune-t-on ? Et vous devez faire attention afin de rester vigilant et de ne pas vous mettre à planer. Vous devez être capables de vous concentrer afin de discerner (c’est un des autres sens de la conscience discriminante) entre ce qu’il conviendrait de dire, ce qui serait utile de dire et de faire, et ce qui serait inapproprié et inutile. Donc, à nouveau, vous avez besoin de discipline pour arrêter de penser à ce que vous voulez faire (qui serait peut-être d’aller déjeuner), et au lieu de cela de penser à ce qui serait le mieux pour l’autre personne.
Il y a donc un grand besoin d’autodiscipline éthique ; or, dans le contexte bouddhique, cela veut dire être capable d’avoir de la concentration pour se focaliser avec une conscience discriminante sur la réalité, et sur l’aide aux autres.
Maintenant si on parle de concentration, on parle d’une activité mentale et on a besoin de discipline, principalement de discipline de l’esprit. Évidemment nous avons besoin de la discipline d’être capables de nous asseoir en méditation, de surmonter paresse et distractions. Toutefois, discipliner notre esprit est beaucoup plus difficile que de discipliner le comportement de notre corps ou de notre parole. Donc, comment obtenons-nous la force d’être capables de discipliner le comportement de notre esprit ? Nous acquérons cela en ayant d’abord discipliné notre corps et notre parole.
L’éthique dans un contexte occidental
Il est important de comprendre la différence entre l’approche bouddhique de l’éthique et les autres approches. La majorité d’entre nous a grandi dans une culture occidentale ou moyen-orientale, et dans ces cultures l’éthique est fondamentalement une affaire de lois. Il y a des lois divines données par Dieu ou par Allah, et dans la sphère civile il y a des lois édictées soit par un roi, soit par un gouvernement législatif. Dans la culture occidentale, toute l’idée de l’éthique est véritablement fondée sur l’obéissance, obéir soit à des lois divines, soit à des lois civiles, ou aux deux. Si nous obéissons, alors on nous considère comme une bonne personne ou un bon citoyen ; si nous désobéissons, alors nous sommes considérés comme une mauvaise personne ou un mauvais citoyen. Dans la sphère religieuse, la personne est désignée comme un pécheur, et dans la sphère civile comme quelqu’un de criminel.
Dans le contexte occidental ou moyen-oriental donc, les gens qui transgressent la loi sont considérés comme moralement mauvais, et la culture met l’accent sur le phénomène de culpabilité. Nous sommes jugés coupables, coupables dans un sens légal et dans un sens psychologique. En Occident la plus grande partie de notre éthique repose sur cette idée d’obéissance à la loi. Certains membres de la société peuvent éviter d’être punis. S’ils sont très malins et ont beaucoup d’argent, ils font appel à un avocat afin de trouver des failles dans la loi en sorte de la contourner.
L’éthique dans un contexte bouddhique
L’attitude occidentale ou moyen-orientale envers l’éthique est très différente de la vision bouddhique. Dans le bouddhisme, l’éthique n’est pas fondée sur l’obéissance ; elle repose plutôt sur ce qu’on appelle la « conscience discriminante » (shes-rab). Nous avons rencontré ce terme auparavant, quand il s’agissait de discerner entre réalité et fantasme. Mais ici, il s’agit principalement de faire la différence ou de discerner entre ce qui est utile et ce qui est nuisible. C’est assez différent du fait de discerner entre ce qui est légal et illégal dans un contexte judiciaire. Souvenez-vous, tout le contexte bouddhique est que nous voulons nous extraire, ou nous débarrasser de la souffrance. Et la façon de le faire consiste à éliminer la cause de la souffrance. Cela signifie que nous devons discerner correctement quelle est la cause de la souffrance. Ensuite, nous avons besoin d’une motivation pour nous débarrasser de cette cause ou pour la surmonter. Bien sûr, tout le monde veut être heureux ; c’est une pulsion naturelle associée à l’instinct de survie, et c’est un instinct très basique. Mais la plupart du temps nous ne comprenons pas réellement ce qui nous aidera à faire advenir une absence de souffrance ou à nous apporter le bonheur.
Donc, la conscience discriminante va de pair avec l’autodiscipline éthique. Nous discernons correctement que « si j’agis de cette façon, cela va causer des problèmes, sans doute pour les autres, mais principalement pour moi ; et que si j’agis de manière constructive, cela me sera utile et peut-être pour les autres également ». Dès lors, que nous évitions ou non d’avoir un comportement destructeur dépend réellement de notre propre choix ; cela dépend de l’intensité de la façon dont nous nous prenons au sérieux, et jusqu’à quel point nous nous préoccupons de la souffrance dont nous pourrions faire l’expérience dans le futur. Le cas pourrait se présenter où quelqu’un ne saurait tout simplement pas ce qui serait utile, donc, si nous croisons quelqu’un qui agit de manière destructive simplement parce qu’il ne sait rien faire de mieux, nous pouvons essayer de l’aider à comprendre.
L’exemple le plus commun est celui des jeunes enfants. Par exemple, les jeunes enfants ne savent pas qu’on ne casse pas les jouets des autres enfants ou qu’on les leur prenne ; nous devons leur apprendre. Notre endoctrinement occidental pourrait nous pousser à désigner l’enfant comme un « méchant garçon » ou une « méchante fille », mais en vérité ils ne savent rien faire de mieux. Il n’y a donc aucun besoin de faire que l’enfant se sente coupable, il ne s’agit pas du tout de culpabilité, c’est juste une question d’éducation. Si nous enseignons aux enfants qu’ils souffriront en conséquence de leur comportement, et si nous pouvons les aider à comprendre que quand ils se comportent mal, les autres enfants ne les aimeront pas, alors ils apprendront.
Si nous voyons quelqu’un qui agit de façon destructive car il est confus, cette personne est un objet approprié de compassion et non un objet approprié de colère ou de sanction. La forme que pourrait prendre cette compassion pourrait inclure de mettre la personne en prison, si elle blesse d’autres gens. Mais cette action devrait être prise par compassion : on met la personne en prison pour l’empêcher de blesser ou tuer d’autres personnes, et l’empêcher de se causer plus de tort. L’approche bouddhique affiche une attitude très différente envers le désordre civil, si on la compare à un contexte judiciaire de culpabilité et de sanction.
Ne projetez pas l’éthique occidentale sur le bouddhisme
Il est très important, quand on pratique le bouddhisme, de ne pas projeter nos idées occidentales de l’éthique sur le bouddhisme. De nombreux problèmes surgissent dans notre pratique du bouddhisme parce que, en tant qu’Occidentaux, nous projetons de manière inappropriée notre idée occidentale de l’éthique sur notre pratique bouddhique. Il se peut que certains ressentent qu’ils doivent faire leur pratique de méditation afin d’être de « bons » bouddhistes. Certains Occidentaux peuvent avoir le sentiment qu’ils devraient obéir à leur maître, ce qui est plutôt un concept étrange d’un point de vue bouddhique. En vérité, nous devrions suivre le conseil du maître, mais nous devrions aussi faire usage de notre conscience discriminante. Quelquefois, le maître nous dira des choses absolument scandaleuses afin de nous encourager à nous servir de notre propre intelligence.
Il y a un récit d’une vie antérieure du Bouddha, quand il était un étudiant parmi beaucoup d’autres, et étudiait avec un maître particulier. Le maître dit à tous les étudiants de se rendre dans le village voisin et de voler des choses pour lui. Tous les étudiants allèrent voler quelque chose et le rapportèrent au maître, excepté l’incarnation antérieure du Bouddha qui se contenta de rester dans sa chambre. Le maître alla le voir et lui demanda : « Pourquoi n’es-tu pas sorti voler pour moi ? Ne veux-tu pas m’être agréable et me rendre heureux ? » Et l’incarnation antérieure du Bouddha dit : « Comment voler peut-il rendre quiconque heureux ? » Donc, la leçon de cette histoire c’est que d’obéir aveuglement au maître, comme si le maître était un policier ou un officier de l’armée, n’est pas la façon de faire bouddhique. Le maître donne plutôt des conseils et des directives. Le maître nous aide à apprendre à nous servir de notre propre conscience discriminante, afin que nous devenions des bouddhas nous-mêmes. Nous ne visons pas à devenir un serviteur d’un bouddha ; nous visons à devenir bouddha nous-mêmes.
Le concept occidental comme quoi les lois sont immuables
Une autre différence entre l’éthique occidentale et l’éthique bouddhique est la croyance, à l’Ouest, que les lois sont sacrées, qu’elles ont presque une vie autonome. Les gens ont l’impression qu’une loi divine, qui a été donnée par Dieu, ne peut être changée. Et les lois civiles, quand elles sont en application, sont également considérées comme quasi sacrées, bien qu’elles puissent être modifiées par le processus législatif. Ce que nous devons reconnaître ici est pareil à ce que nous faisons avec la méditation sur le vide. Le vide parle d’une absence de modes d’existence impossibles. En comprenant le vide, nous devons identifier des modes d’existence impossibles et réaliser qu’ils ne se réfèrent à rien de réel. Et l’un des modes d’existence les plus impossibles est qu’il y ait quelque chose à l’intérieur d’un objet (dans ce cas, une loi) qui l’établisse ou le fasse exister de par son propre pouvoir, indépendamment de toute autre chose. Dans le contexte des lois civiles, la pensée impossible est : « C’est la loi. Peu importe quelles sont les circonstances, peu importe la situation spécifique, ou quel est le contexte. La loi est établie par elle-même et se tient d’elle-même. »
Récemment, il y a eu un cas en Suisse où le réalisateur Roman Polanski a été arrêté à la demande du gouvernement des États-Unis, afin qu’il soit extradé aux États-Unis pour un crime d’agression sexuelle qu’il aurait prétendument commis trente ans auparavant. C’est un bon exemple de la mentalité selon laquelle : « Peu importe que les allégations aient été faites il y a trente ans. Peu importe que la femme impliquée veuille laisser tomber les charges légales contre lui. La loi est la loi. Personne n’est au-dessus de la loi. Il doit être puni. » Ceci est un très bon exemple de l’idée que le loi possède une vie propre, qu’indépendamment de tout autre facteur, la loi est la loi et doit être obéie. Du point de vue bouddhique, il s’agit là d’une croyance erronée.
L’éthique bouddhique comme directives
Le Bouddha a donné diverses directives concernant les actions qui soit causeront naturellement de la souffrance, soit seront préjudiciables au progrès spirituel. Par exemple, il est interdit aux moines et aux nonnes de manger après midi, car cela rend leur esprit lourd et terne pour méditer dans la soirée. Alors que le Bouddha a enseigné de nombreuses directives de comportement, le précepte bouddhique ou la directive éthique (par exemple le précepte d’éviter de tuer) n’est pas une loi pareille à un commandement gravé dans la pierre. Ce n’est pas comme si la directive était sacrée et complètement indépendante de la situation, du contexte ou de tout facteur atténuateur. Au lieu de cela, les directives bouddhiques éthiques sont des phénomènes « produits en dépendance ». Elles ont surgi, ou sont advenues, en dépendance de causes et de conditions, et dans le cadre de situations et de circonstances.
Nous pouvons voir cela très clairement à partir de l’évolution des vœux monastiques. Dans les premiers temps de la communauté bouddhique, il n’y avait pas de vœux. Mais diverses situations sont apparues dans la communauté bouddhique qui causèrent des problèmes, soit des problèmes entre les membres de la communauté monastique, soit des problèmes entre les religieux et la communauté laïque qui soutenait les religieux. Le Bouddha a donc dit : « Pour éviter ce problème, ne commettez pas cette action », et c’est de là que vinrent les vœux. Quand vous étudiez le Vinaya (les vœux et les règles de discipline), vous découvrez que pour chaque règle le texte donne habituellement le récit de la manière dont le vœu est apparu, quelle a été la situation qui a poussé le Bouddha à déclarer ce vœu. Cependant, avec tous ces vœux, il y a toujours la réserve comme quoi, quand d’autres facteurs outrepassent la directive, il se peut qu’on ait besoin de la violer.
À titre d’exemple, le Vinaya dit qu’un moine ne devrait pas toucher une femme, afin d’éviter d’éprouver du désir. Mais si une femme est en train de se noyer, le moine ne se contente pas de rester là debout à regarder, le moine doit la secourir. Il est très clair que parfois la nécessité dépasse l’interdiction, et cela est spécifiquement autorisé dans le Vinaya. Dans le bouddhisme, l’éthique et les directives sont relatives, elles sont relatives à une situation spécifique. S’il est nécessaire d’agir de manière destructrice, et que cette action entraîne de la souffrance, nous procédons alors très consciemment. Nous sommes conscients du fait que : « Je prendrai sur moi la souffrance causée par cette action, afin d’être bénéfique aux autres. »
Une autre histoire tirée d’une vie antérieure du Bouddha illustre ce point. L’incarnation antérieure du Bouddha Shakyamouni était le capitaine d’un bateau, et le bateau transportait 500 marchands. Il y avait un des rameurs qui s’apprêtait à tuer tous les marchands afin de les voler ; le Bouddha put voir cela grâce à sa clairvoyance. Et le Bouddha savait qu’il n’y avait aucun moyen d’arrêter ce massacre sauf à tuer lui-même le rameur. Il prit donc volontairement et consciemment les conséquences karmiques du meurtre du rameur, afin d’épargner 500 vies, et aussi pour empêcher le rameur d’avoir à encourir les conséquences d’un tel comportement.
L’éthique et les vœux de bodhisattva
Les vœux de bodhisattva comportent des vœux racines et des vœux auxiliaires (secondaires). La plupart des vœux secondaires sont organisés en accord avec les catégories des six attitudes de longue portée, connues également sous le nom de six perfections (skt. paramitas). (Les six perfections sont : la générosité, l’autodiscipline éthique, la patience, la persévérance joyeuse, la stabilité mentale, et la conscience discriminante.) Les vœux de bodhisattva sont des engagements à s’abstenir d’une action fautive qui serait préjudiciable au développement de la bodhichitta. Deux parmi ces vœux sont pertinents en matière de développement de l’autodiscipline éthique. D’abord, nous éviterons d’être mesquin et étroit d’esprit en ce qui concerne le bien-être des autres. Une attitude mesquine nous pousserait à penser : « Cette personne ne vaut pas la peine que je l’aide. Elle a tellement de défauts, pourquoi même m’embêter à essayer de l’aider ? » Ou bien : « C’est l’heure de ma méditation, donc je ne peux pas vous aider. Selon mon emploi du temps, je devrais être en train de méditer et je ne peux pas faire d’exception pour vous, peut-être une autre fois. » C’est cela être mesquin.
Autre exemple d’attitude d’esprit étroit : il y a peut-être un moine dans votre centre du Dharma qui a besoin d’aide pour transporter quelque chose de lourd, mais il ne porte pas ses robes correctement. L’attitude mesquine consiste à se dire : je ne l’aiderai pas avant qu’il ne réajuste sa robe exactement et de manière correcte. C’est être mesquin à propos de choses sans importance, plutôt que de faire attention à ce qui est le plus important, dans ce cas : aider le moine à transporter l’objet. Un autre exemple : disons qu’un volontaire est en train de traduire ma conférence d’anglais en allemand. Ce serait très mesquin de ma part de commencer à corriger sa grammaire ou sa prononciation. Ce genre de critique n’aide pas à réaliser le but réel qui est d’aider le public à comprendre ce que je dis.
Le second vœu de bodhisattva pertinent est de ne pas s’abstenir de commettre une action destructrice quand l’amour et la compassion demandent que l’action soit commise. Si mon enfant est malade et souffre de parasites intestinaux, je pourrais décider que je ne donnerai pas à l’enfant le médicament pour tuer les parasites, parce qu’une des dix actions destructrices dans le bouddhisme est de prendre la vie des autres ; il se pourrait que je croie qu’il est important de suivre les règles sans exception. Mais clairement, je devrais faire preuve d’amour et de compassion envers l’enfant ; je devrais emmener l’enfant chez le médecin ; et je devrais lui donner le médicament pour tuer les parasites. Bien entendu, il est vrai que le ver a été ma mère dans des vies antérieures, et il est vrai que je devrais traiter les vers avec équanimité. Mais prendre la décision extrême de ne pas traiter la maladie de l’enfant, c’est se conduire comme un idiot par rapport au Dharma, c’est être fanatique. Il est assez évident que dans sa vie actuelle l’enfant peut être d’un beaucoup plus grand bénéfice pour les autres que ne peut l’être le ver dans son estomac. Nous ne tuons donc pas le ver avec haine et colère (« Toi, vilain ver ! ») ; nous avons de la compassion pour le ver, nous lui souhaitons bonne chance, et ne tirons pas de joie à le tuer. Mais malgré tout, il nous faut parfois accomplir une action destructrice par amour et compassion.
L’inconvénient d’être inflexible
C’est le genre de problème auquel nous avons à faire si nous avons l’idée que les lois sont les lois, que l’éthique bouddhique est fondée sur les lois, et que, si elles sont écrites, c’est sacré et rigide. On nous a toujours enseigné d’analyser la situation et de déterminer le vrai problème. Si nous analysons cette situation, le fait de nous accrocher férocement à la lettre de la loi, quel est le problème réel ou la cause racine de la croyance fanatique dans la loi ? Le problème c’est de s’accrocher à un faux « moi ». Nous avons une vue dualiste de nous-mêmes. Il y a un « moi » solide, qui est méchant et doit être discipliné, et il y a un autre « moi » qui est le gendarme. Nous pensons : « Je dois cesser de faire ça », comme s’il y avait un « moi », d’un côté, qui va arrêter un « moi », d’un autre côté, de faire quelque chose de stupide. Quand nous avons cette mentalité, nous avons une forte croyance en deux « moi » solides, le criminel potentiel et le policier. Et la vigilance que nous plaçons à regarder ce « moi », c’est comme d’avoir un agent du KGB véritablement existant dans notre esprit, lequel épie notre propre comportement. Et quel est le résultat de cette croyance dans l’existence d’un « moi » existant solidement comme un espion ? Le résultat est que nous sommes très, très rigides et inflexibles.
Cette compréhension incorrecte de la discipline pourrait être renforcée par une mauvaise compréhension de certains vers dans le texte de Shantideva, S’engager dans la conduite d’un bodhisattava. Si vous êtes sur le point de faire quelque chose de stupide, ou que vous êtes sur le point de dire quelque chose de destructeur (il y a une longue liste de comportements négatifs dans le texte), le texte dit : « Demeurez comme un bloc de bois ». Nous pourrions mal comprendre cela comme voulant dire : soyez rigide comme un morceau de bois, soyez comme un robot. Si nous adoptons cette posture de rigidité, il se peut que nous pensions : « Je ne vais pas agir ; je ne vais pas réagir ; je ne vais rien faire. » Il ne s’agit pas de l’interprétation correcte du conseil. Être comme un bloc de bois veut dire : « Soyez fermes dans votre volonté de vous abstenir de cet acte négatif » ; cela ne veut pas dire : « Soyez rigides comme un morceau de bois. » Quand nous pensons à ce faux « moi » nous devenons rigides comme un robot ; nous pensons : « Je dois discipliner ce méchant ‘moi’, sinon je suis mauvais. »
La manière habile d’aborder l’éthique bouddhique
Nous devons donc nous détendre. Et il est important de se détendre tout en maintenant une discipline éthique correcte. Comment fait-on cela ? Tout d’abord, nous devons comprendre que nous ne parlons pas de lois, nous parlons de lignes directrices. Une ligne directrice dit que si nous voulons éviter ou minimiser la souffrance, il est recommandé d’éviter tel train d’action, si possible. Ce n’est pas une loi que nous nous sentons obligés de suivre, même si nous n’avons aucune idée du propos de la loi, et même si nous pensons que c’est une loi stupide. Il n’en est pas ainsi. L’éthique bouddhique n’est pas faite de lois stupides. Le Bouddha a pointé du doigt certaines questions, par compassion, afin de nous aider à éviter de nous charger de problèmes. Les directives se sont manifestées à partir de la compassion, en dépendance d’une compréhension de ce qui cause des problèmes et de ce qui les évitera. Toute situation que nous rencontrons est différente ; nous devons utiliser notre conscience discriminante pour décider, dans chaque cas, quelle est la façon bénéfique d’agir ou, inversement, de quelle action nous devons nous abstenir. Cette compréhension (savoir quoi faire ou ne pas faire) doit venir naturellement, spontanément, et non à la manière du gendarme dualiste disciplinant le criminel potentiel.
L’autodiscipline éthique comme facteur mental
Qu’entendons-nous vraiment par autodiscipline éthique dans le bouddhisme ? Dans le contexte bouddhique, tous les moments de notre expérience sont composés de beaucoup, beaucoup de parties différentes. Ces parties peuvent êtres organisées en cinq groupes qu’on appelle les cinq agrégats. Nous faisons l’expérience d’un moment, à cet instant même. En ce moment, à cet instant, qu’est-ce qui compose mon expérience ? Elle est faite de très nombreuses parties. De toute évidence mon corps est une partie de mon expérience ; les divers systèmes sensoriels sont présents, tels que les cellules de mes yeux. Je suis conscient d’objets qui sont présents en me servant de plusieurs types différents de conscience, tels que la vue et l’ouïe. Différentes émotions sont impliquées, différents types de facteurs mentaux tels que la concentration, l’attention et l’intérêt. Donc, tous ces phénomènes qui composent chaque moment de notre expérience peuvent être organisés en cinq groupes appelés les « cinq agrégats ». Répartis parmi eux se trouvent ce qu’on appelle les « facteurs mentaux ». L’autodiscipline éthique est un facteur mental.
Tout d’abord, qu’est-ce qu’un facteur mental ? Nous différencions un facteur mental de ce qu’on appelle une « conscience primaire ». À chaque instant nous recevons des informations et les traitons. Cette information va au cerveau sous forme d’influx électriques et chimiques. La conscience primaire est ce qui est capable de connaître quel type d’information arrive au cerveau. Une conscience primaire peut être consciente qu’un morceau particulier d’information est une information visuelle, par exemple, ou une information auditive, ou une sensation physique telle que le chaud ou le froid. Nous sommes tous familiers avec ce phénomène « connaissant » qui se produit. Si nous n’avions pas de conscience primaire, il n’y aurait que des impulsions électriques brutes sans aucun décodage, sans aucune interprétation.
Les facteurs mentaux accompagnent la conscience primaire. Ils aident cette conscience à traiter l’information entrante. Les facteurs mentaux pourraient inclure le fait d’être attentif, d’être intéressé, ou de se sentir heureux ou malheureux à propos de l’information. Les facteurs mentaux pourraient être une émotion, soit positive, soit négative. Il y a de nombreux facteurs mentaux. Et une variété d’entre eux accompagnent chaque moment de notre expérience. L’autodiscipline éthique est l’un de ces facteurs mentaux.
L’autodiscipline éthique est une sous-catégorie d’un facteur mental appelé « pulsion mentale ». Une pulsion mentale est ce qui cause notre activité mentale à aller dans la direction d’une chose spécifique ; c’est ce qui nous pousse à faire quelque chose. La pulsion mentale pourrait être l’impulsion de se gratter la tête ; ce pourrait être le besoin de dire quelque chose ; ou, ce pourrait être le besoin de ne pas dire quelque chose, de s’en abstenir ; ce pourrait être encore l’envie d’aller voir dans le réfrigérateur.
L’envie d’aller au réfrigérateur est une pulsion mentale qui pourrait s’accompagner de l’envie de regarder la télévision. Tandis que nous regardons la télévision, il y a beaucoup d’images atteignant notre cerveau par le biais du corps (les cellules photosensibles des yeux) et de la conscience visuelle (la vue), mais il y a aussi l’envie d’aller au réfrigérateur. Cette pulsion de se lever accompagne l’expérience de regarder la télévision. Nous pourrions donc agir sur cette pulsion ou choisir de ne pas le faire. Quand le désir d’aller au réfrigérateur s’élève, nous pourrions avoir l’autodiscipline éthique de ne pas passer à l’acte, fondée sur la décision : « Non, je n’irai pas au réfrigérateur, quand bien même j’en aurais envie. Je veux aller au réfrigérateur prendre un morceau de gâteau, mais je m’en abstiendrai car je suis au régime. »
Nous pouvons maintenant examiner la définition de l’autodiscipline éthique. L’autodiscipline éthique est la pulsion mentale de sauvegarder les actes de notre corps, de notre parole et de notre esprit. « Sauvegarder » veut dire se garder de faire une chose ; le besoin de sauvegarde vient du fait d’avoir détourner son esprit de tout souhait de faire du mal à autrui. Donc, parce que je ne veux pas blesser les autres, je « préserverai », je sauvegarderai mes actes ; je m’abstiendrai d’agir de façon destructrice. C’est le genre de pulsion qui nous fait dire : « Non, je ne vais pas faire ça. Je ne vais pas frapper ma fille pour avoir renversé son jus de fruit. Je ne vais pas crier après elle pour avoir commis cette faute. » Cette pulsion peut aussi avoir surgi du fait d’avoir détourné notre esprit des facteurs mentaux perturbateurs et destructeurs qui nous ont motivé à faire du mal aux autres dans le passé. Nous pourrions alors avoir la pulsion de nous abstenir d’agir sous l’emprise de la colère. En m’appuyant sur la tentative de surmonter ma colère, j’ai la pulsion de l’autodiscipline, laquelle m’aidera à m’abstenir d’être en colère, et à agir sur cette colère.
La discipline éthique n’est pas seulement une pulsion qui se produit sur l’instant (par exemple, au moment où je veux crier après ma fille, je m’abstiens), mais c’est une forme générale de ce principe qui est présent sur notre continuum mental en tant que ligne directrice générale : « Je vais m’abstenir d’un certain type de comportement. Je vais utiliser ma présence d’esprit, qui est pareille à une colle mentale, pour me retenir de crier, et je vais utiliser la vigilance pour m’observer au cas où je m’écarterais du droit chemin. »
En plus de s’abstenir d’avoir un comportement destructeur qui ferait du mal aux autres, il existe de nombreuses sous-catégories d’autodiscipline éthique. Donc, plus généralement, discipline veut dire s’abstenir de comportements destructeurs qui seraient dommageable pour moi, pas juste pour les autres, et s’abstenir d’éviter les actions positives. Autrement dit, j’ai la discipline d’accomplir des choses positives comme de méditer, d’étudier, et de faire diverses pratiques spirituelles. Et il y a également la discipline éthique d’aider les autres.
Il y a donc trois sortes d’autodiscipline éthique : s’abstenir de tout comportement destructeur, s’engager dans des comportements constructifs, et aider les autres. La discipline éthique est le facteur mental qui tire l’esprit dans une certaine direction, laquelle est de préserver notre comportement en n’agissant pas de manière destructrice, en agissant positivement, et en aidant les autres. La discipline éthique consiste à sauvegarder notre comportement, à le protéger avec soin.
Le facteur mental appelé « attitude bienveillante »
Un autre facteur mental, un facteur qui va de pair avec l’autodiscipline, s’appelle l’ « attitude bienveillante ». L’attitude bienveillante est définie comme un facteur mental qui prend les situations des autres et de soi-même au sérieux, et dû à cette situation, l’attitude bienveillante fait qu’on accumule une habitude d’attitudes constructives et de comportement utile : elle nous protège de l’inclination vers les attitudes destructrices et les comportements nocifs. L’attitude bienveillante peut parfois être traduite comme « le fait de faire attention ». Par exemple, je prends au sérieux que si je crie après vous, cela vous fera vous sentir mal ; en plus du fait que vous vous sentirez mal, si je crie après vous, je serai perturbé. Après quoi, je serai sans doute incapable d’aller dormir et je souffrirai. Prenons-nous cela au sérieux ? Cette attitude bienveillante m’aide à considérer les conséquences de mon comportement sur les autres et sur moi. Elle m’aide à accumuler certains comportements constructifs et à éviter les comportements destructeurs.
L’attitude bienveillante est nécessaire afin d’avoir une autodiscipline éthique. Cela nous aide à prendre au sérieux le fait que si j’agis de manière destructrice, cela causera un problème, ou bien, le fait que si je ne viens pas en aide, cela causera également des problèmes. Par exemple, imaginons que je voie une femme avec une poussette qui a des difficultés à faire gravir les escaliers à la poussette. L’attitude bienveillante m’incline à penser : « Si je n’aide pas à transporter l’enfant et la poussette en haut des escaliers, c’est égoïste de ma part. Si c’était moi qui avais le bébé, j’aimerais certainement que quelqu’un m’aide. »
Avec la discipline éthique, je veux toujours aller dans le sens d’être utile. Je garde donc tout le temps la discipline, car j’ai cette attitude bienveillante ; j’utilise la présence d’esprit pour rester collé à la discipline ; j’utilise la vigilance pour être conscient qu’il n’y a pas de déviations ; et je me sers de la conscience discriminante pour déterminer ce qui est approprié, ce qui est inapproprié, et ce qui convient à la situation, sans suivre aveuglément une loi. Nous faisons cela sans être rigide, parce que nous n’avons pas un sentiment dualiste d’un « moi » criminel potentiel d’une part, et d’un gendarme d’autre part, lequel doit toujours surveiller le criminel potentiel.
Quand on parle du « moi » d’un point de vue bouddhique, il y a ce qui est connu comme le « moi conventionnel ». Nous pouvons donc nous référer à chaque instant comme étant « moi » : je fais ceci, je fais cela. Et « moi » n’est pas juste un mot ou un concept ; il fait référence à quelque chose. Il ne s’agit pas d’une entité indépendante assise quelque part en nous. Si vous déconstruisez le corps et le cerveau, vous ne pouvez pas trouver le « moi ». Nous disposons de toute cette gamme de fonctions – le corps, l’esprit, et les émotions – qui fonctionnent, nous pouvons donc faire la différence entre « moi » et « quelqu’un d’autre ». Avec une attitude bienveillante, nous prenons soin de l’effet de notre comportement sur le « moi » conventionnel. Si nous n’avions aucun sens d’un « moi » conventionnel, ou aucune conscience d’un « moi » conventionnel, alors nous n’aurions aucun souci de rien. Je ne me soucierai pas de devenir éveillé ; je ne me soucierai pas de sortir du lit le matin. Donc, ce « moi » conventionnel ne doit pas être nié. Cependant, quand nous nous voyons comme un « moi » solide, alors nous tombons dans le dualisme du prisonnier potentiel et du policier qui doit surveiller le prisonnier, nous devenons très rigides, très inflexibles, et cela crée des problèmes.
Donc, pour faire la différence entre le « moi » conventionnel, qui existe réellement, et le faux « moi » impossible qui n’existe pas du tout, c’est assez difficile. Cela demande une grande somme d’investigation et d’introspection. Mais, quand on est une personne éthique et que nous avons une discipline éthique, si dans le processus d’être ainsi nous sommes très rigides, inflexibles, et mal à l’aise, autrement dit inconfortables, alors c’est que nous pratiquons probablement la discipline sur la base de la pensée d’un « moi » impossible, d’un « moi » solide. Si nous sommes plus détendus, nous pratiquons probablement la discipline éthique d’une manière plus saine. « Détendu » ne veut pas dire négligent ; cela signifie être plus flexible et donc plus confortable en matière de discipline éthique. Si nous sommes capables d’agir d’une manière qui convient à chaque situation, prenant en considération ce qui est bénéfique pour les autres et ce qui est bénéfique ou dommageable pour soi, alors il y a de grandes chances que nous pratiquions l’autodiscipline éthique telle qu’elle est voulue dans les enseignements bouddhiques sur les attitudes de longue portée.
Les six attitudes de longue portée
Les attitudes de longue portée, ou paramitas (perfections) de la discipline éthique, de la patience, de la générosité, de la persévérance joyeuse, de la stabilité mentale, et de la conscience discriminante prennent une grande envergure quand elles sont pratiquées avec une motivation de bodhichitta. (Il y a également des paramitas dans le Hinayana. Le Hinayana veut dire pratiquer avec la détermination de se libérer, pratiquer avec renoncement. Le Mahayana, c’est quand on pratique avec bodhichitta. Donc les paramitas, ou attitudes de grande envergure, existent tant dans le Hinayana que dans le Mahayana.) Mais dans tous les cas, si vous pratiquez les attitudes de longue portée, les six perfections, on conseille toujours qu’avec chacune des six vous pratiquiez les cinq autres en même temps. Donc, avec l’autodiscipline éthique, nous devons faire montre de conscience discriminante à propos du « moi » qui est impliqué, du « vous » qui est en jeu, à propos de la discipline elle-même ; être au courant de la manière dont tous ces facteurs existent est très, très important.
Résumé
Voici donc une présentation de base de l’autodiscipline éthique dans le bouddhisme. Il s’agit d’une pratique vraiment centrale. L’autodiscipline éthique est pratiquée et développée dans le but d’atteindre la libération et l’illumination, pas juste pour être un bon citoyen ou une bonne personne. Elle ne repose pas sur l’obéissance à des lois, qu’elles aient été décrétées par un pouvoir divin ou par un gouvernement. Il n’y a pas le concept d’être une bonne personne ou une mauvaise personne ; il n’y a pas de culpabilité, pas plus qu’il n’y a de récompense ou de sanction. La discipline éthique est un facteur mental qui implique l’une des trois activités suivantes : (1) éviter tout comportement destructeur (envers les autres ou envers soi), (2) s’engager dans un comportement positif et constructif (tel que la méditation), ou (3) aider les autres de toutes les manières possibles. Il s’agit d’une pulsion mentale qui tire notre comportement dans une direction particulière. On s’appuie sur l’autodiscipline éthique pour se préserver d’agir de façon destructrice, pour éviter de ne pas agir de manière constructive, et de ne pas venir en aide aux autres. Ce facteur mental de la discipline éthique s’accompagne d’une attitude bienveillante, de présence d’esprit, de vigilance et de conscience discriminante.
Questions
Si nous connaissons la méthode pour développer ces états, avons-nous besoin d’elle pour toujours, ou, parvenu à un certain point, serons-nous en mesure de maintenir ces états d’esprit sans effort, sans aucune méthode ?
Oui, au bout du compte, cela viendra naturellement. La véritable procédure, grâce à toutes les choses positives que nous essayons de développer dans notre pratique bouddhique, est (1) d’abord d’en entendre parler, et donc nous pratiquons uniquement sur la base de l’écoute. Mais ensuite nous devons (2) y réfléchir jusqu’à ce que nous la comprenions et soyons convaincus qu’elle est réellement vraie. Si vous entendez seulement parler d’autodiscipline éthique, il se pourrait que vous ne la pratiquiez pas. Mais après en avoir entendu parler et y avoir réfléchi, nous devons (3) la pratiquer sur la base de la méditation, ce qui signifie que nous générons véritablement la discipline éthique au moyen de causes, de procédures, et de méthodes. Donc, en utilisant la présence d’esprit, la vigilance et diverses autres méthodes, nous développons l’attitude bienveillante qui soutiendra la discipline éthique. Il y a de nombreuses méthodes pour nous aider à développer l’autodiscipline éthique. Ces méthodes incluent : rester proche du maître spirituel ou être toujours pleinement attentif au maître spirituel, demeurer dans une communauté appropriée qui soutient notre développement, et avoir autour de soi d’autres personnes qui agissent de même. On appelle cela le développement élaboré ; nous devons nous développer grâce à un dur labeur fait de travail et d’effort. Finalement, la pratique devient sans effort (non élaborée) ; non élaboré veut dire que vous n’avez pas besoin de vous appuyer sur le fait d’en passer par un processus pour vous rappeler votre but ; cela vient juste naturellement.
Inclus dans les vœux de bodhisattva (spécifiquement dans les vœux secondaires) se trouve une liste de neuf choses à éviter, à savoir des comportements qui seraient préjudiciables au développement de notre autodiscipline éthique. J’en ai mentionné quelques-uns ; par exemple, être mesquin en ce qui concerne le bien-être des autres. Nous devons nous en souvenir. Nous devons nous souvenir de mettre cela en pratique car nous voulons éviter un résultat négatif qui endommagerait notre développement. Quand notre autodiscipline éthique devient non élaborée, cela ne veut pas dire que nous ignorons les vœux de bodhisattva ; cela ne veut pas dire que nous n’en avons plus besoin. Cela veut juste dire que nous n’avons pas besoin de nous en souvenir constamment, car nous nous rappelons automatiquement le vœu : il est toujours présent. Et il ne s’agit pas juste d’un « je m’en souviens » comme dans « je me souviens des mots » ou « je peux les réciter par cœur » ; c’est plutôt que l’autodiscipline est véritablement intégrée dans notre comportement et qu’elle n’est pas forcée. Au début, nombre de ces pratiques paraîtront très artificielles. C’est seulement grâce à une familiarité répétée qu’elles deviennent naturelles et intégrées. En nous servant de façon très lâche de la terminologie, il s’agit de la différence entre compréhension conceptuelle et non conceptuelle. (Il ne s’agit pas d’un emploi techniquement correct des mots conceptuel et non conceptuel, mais à l’Ouest on a tendance à se servir de ces mots de cette façon plus relâchée.) Autrement dit, tout d’abord nous avons une compréhension conceptuelle de l’autodiscipline, mais en fin de compte nous atteignons une compréhension non conceptuelle de celle-ci, et l’autodiscipline s’intègre dans notre comportement d’une façon naturelle et spontanée.