Le développement en sept points de la bodhichitta, avec le Lam-rim pour base

Dharma allégé contre Dharma authentique

Je suis très heureux d’être de retour ici, à Seattle, une fois de plus, et d’avoir l’opportunité de vous entretenir des méditations concernant le développement de la bodhichitta.

Je suppose qu’il serait approprié de donner une introduction.

La bodhichitta est un sujet d’un niveau des plus avancés. Il est même très difficile d’imaginer ce dont il s’agit. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’elle a pour objectif, si l’on s’en tient à la bodhichitta relative ou conventionnelle, nos propres futures illuminations que nous n’avons pas encore atteintes mais qu’il nous est possible d’atteindre sur la base de nos natures-de-bouddhas. De toute évidence, cela signifie que nous devons avoir une certaine compréhension de ce qu’est l’illumination, or il s’agit d’une chose qui ne s’est pas produite pour l’instant. Comment donc se concentrer sur une chose qui n’arrive pas maintenant, une chose non encore advenue ?

Nous devons aussi avoir une certaine compréhension de la nature-de-bouddha et de la manière dont l’illumination est possible sur la base de cette nature-de-bouddha. Et nous devons non seulement comprendre comment c’est théoriquement possible, mais nous devons également être convaincus que nous sommes capables de réaliser nous-mêmes l’illumination ; sans quoi notre souhait de l’atteindre ne peut réellement être sincère.

Nous devons également avoir l’intention de réaliser cette illumination. Que visons-nous et pourquoi ? Autrement dit, comment saisissons-nous – c’est-à-dire, notre esprit – cette illumination non encore advenue, notre propre illumination individuelle qui ne s’est pas encore produite, pour objet de l’esprit ? Nous le prenons comme une chose que nous voulons atteindre – « Je veux y parvenir » – avec l’intention de « vouloir être bénéfique à tous les êtres par ce moyen ». De toute évidence, cela implique de prendre une certaine responsabilité pour faire cela.

Avoir cette intention implique aussi que nous possédions déjà, en tant que base, de l’ « amour » et de la « compassion », le souhait que les autres soient heureux et ne soient pas malheureux et qu’ils aient les causes du bonheur et soient libres des causes de la souffrance. Nous formons ce souhait de façon égale pour tout le monde. « Tout le monde », cela concerne un très grand nombre d’êtres. Il inclue tous ceux qui actuellement ont pris renaissance sous forme de fourmis, de cafards, etc. Nous voulons qu’ils soient heureux également. Nous n’avons pas de préférences, ce qui veut dire que nous nous soucions autant du cafard ou de la fourmi que de notre meilleur(e) ami(e).

Nous ne parlons certainement pas de quelque chose de très facile à atteindre. Pas plus que nous ne parlons simplement d’aider les autres afin d’être débarrassés de la faim et de la misère, ces sortes de choses, bien que nous voulions qu’ils en soient délivrés également bien entendu. Nous cherchons plutôt à les libérer de quelque chose de beaucoup plus profond.

Ce dont nous voulons les libérer, c’est de la renaissance récurrente incontrôlable, ce qui bien sûr veut dire que nous devons comprendre ce que la renaissance récurrente incontrôlable veut dire, ou ce qu’est le samsara. Cela signifie également que nous devons croire qu’il existe une chose telle que la renaissance ; sinon, comment pourrions-nous avoir le moindre souhait sincère d’en libérer les autres ? Et, bien entendu, afin de délivrer autrui de la renaissance récurrente incontrôlable, nous devons nous-mêmes nous en libérer tout autant.

En somme, ce dont nous parlons ici n’est pas seulement « d’aimer tout le monde » et « puisse tout le monde être heureux ». Ce genre d’amour et de compassion est merveilleux et très, très utile, mais nous n’avons pas besoin d’être bouddhistes pour développer cela. Nous pouvons le développer dans bien d’autres religions. Nous pouvons développer cela grâce à maintes philosophies séculières, comme l’humanisme, etc. Si nous nous tournons vers le bouddhisme afin d’apprendre des méthodes pour développer l’amour et la compassion humanistes, ou l’amour et la compassion des chrétiens, c’est très bien. Parfait. Aucun problème à cela. Le bouddhisme recèle quantités de méthodes très utiles qui peuvent être empruntées et utilisées dans de nombreux autres contextes. Toutefois, ce type d’approche du bouddhisme, je le qualifie de « Dharma allégé », tel le Coca-Cola sans sucre. Si nous voulons le « Dharma authentique », tel que le Coca-Cola pur sucre, alors nous devons prendre en considération tous les points que je viens juste de mentionner, à commencer par la renaissance.

Dans la mesure où il s’agit d’une tâche plutôt impressionnante de prendre en compte tout ce que cela implique, travail qui requiert une prodigieuse somme de préparation, je n’ai pas pensé qu’il serait si utile que ça d’enseigner juste sur l’amour, la compassion, ces sortes de choses, à la manière du Dharma allégé. Dans tous les cas, je ne suis pas terriblement enclin à enseigner ce que j’appelle parfois le « Dharma-pour-se-sentir-bien ». En revanche, j’ai pensé qu’il serait beaucoup plus utile de parler de façon plus approfondie des questions fondamentales pour développer la bodhichitta à la véritable manière bouddhique.

Une fois que nous aurons examiné certaines de ces questions, nous pourrons alors parler du développement en sept points de la bodhichitta grâce à la cause et l’effet (la causalité). Nous pourrions parler de la causalité en sept points dans le cadre de cette seule vie – être gentil avec tout le monde, aider tout le monde, etc. – ce qui serait une bonne chose, mais je suis sûr que vous en avez entendu parlé de la part de bien d’autres personnes. Utilisons donc cette occasion pour examiner plus en profondeur ce qui est réellement impliqué dans le développement de la bodhichitta.

Niveaux progressifs des cheminements d’esprit, des seuils

Maintenant, par où commencer ? C’est une bonne question : par où commencer ? On a ce qu’on appelle les « étapes progressives du chemin ». Je suis traducteur, j’émets donc de grandes réserves quant à la plupart des traductions courantes. On ne parle pas des étapes d’un chemin physique. « Chemin », ici, fait référence à un esprit – à un « cheminement d’esprit, à un seuil » – comme je l’appelle. C’est un état d’esprit, un niveau d’esprit – un niveau de compréhension et d’appréhension du monde – lequel agit comme un chemin pour atteindre l’illumination. Nous passons par les étapes de ce cheminement à mesure que nous développons notre esprit, nos attitudes, nos compréhensions, nos motivations, etc. Nous parlons donc des niveaux progressifs d’un esprit, d’un cheminement de l’esprit.

La portée initiale

Le niveau initial de motivation est, pour la majorité d’entre nous, un niveau avec lequel il est très difficile de se relier et d’éprouver un sentiment sincère. Il s’agit du niveau de motivation où l’on souhaite être bénéfique et améliorer nos renaissances futures et continuer d’obtenir de précieuses renaissances humaines. Ce niveau initial n’est pas particulièrement bouddhique, toutefois. De nombreuses autres religions parlent de détourner notre souci de cette vie pour une meilleure qui viendrait ensuite, une naissance supérieure au ciel, par exemple. Ce n’est pas du bouddhisme.

Ce qui rend cette motivation bouddhique, c’est le degré supplémentaire de vouloir de précieuses renaissances humaines vie après vie. Nous voulons continuer d’avoir de précieuses renaissances humaines car nous savons que les choses pourraient aller beaucoup plus mal et que nous n’aurions pas les opportunités que nous avons maintenant. Pourquoi voulons-nous ces opportunités ? Ce n’est pas pour être avec nos amis et nos maîtres, etc. C’est parce que nous voulons poursuivre le chemin vers la libération et l’illumination, parce que nous avons pris refuge.

Prendre refuge n’est pas un acte passif, ce que le mot français pour « refuge » laisserait sous-entendre. Il s’agit d’un acte très actif, je traduis donc le terme par « direction sûre ». Prendre une direction sûre veut dire donner une direction sûre à nos vies, la direction indiquée par le Bouddha, le Dharma et le Sangha. En donnant activement cette direction à nos vies, nous nous protégeons. C’est véritablement de là que vient l’idée de protection : on se protège de la souffrance. Nous pouvons tirer de l’inspiration des autres, mais personne ne peut nous sauver ; fondamentalement, nous devons nous sauver nous-mêmes. Personne ne peut comprendre la réalité à notre place ; nous devons la comprendre par nous-mêmes.

Quelle est cette direction ? C’est un point très, très important pour comprendre ce qu’implique le développement de la bodhichitta. Cette direction est celle indiquée par les Joyaux du Bouddha, du Dharma, et du Sangha, en particulier le Joyau du Dharma. Le Bouddha est celui qui l’enseigne, mais ce nous visons en réalité, c’est le Joyau du Dharma, les troisième et quatrième nobles vérités. Quelles sont-elles ?

La troisième noble vérité concerne un véritable arrêt de la souffrance et de ses causes. On traduit habituellement cela par véritable « cessation », mais, à mon avis, « arrêt » est un mot plus facile. La quatrième noble vérité est un authentique cheminement de l’esprit qui conduit et a pour résultat cet arrêt. Tel est l’objectif que nous visons. Telle est la direction. Elle est indiquée par l’état d’esprit qui est libre de la souffrance et des causes de la souffrance et qui possède la compréhension qui élimine toute la souffrance et ses causes. À la fin, cette compréhension est là également. Elle ne s’en va pas ; nous continuons de l’avoir. Les bouddhas sont celles et ceux qui, sur leurs continuums mentaux, l’ont pleinement réalisée. L’Arya Sangha sont celles et ceux qui l’ont réalisée partiellement ; ils se sont donc débarrassés d’une partie seulement de cette misère mais pas encore de sa totalité.

Telle est la direction et, si on en parle dans le contexte de la bodhichitta, on parle alors de vouloir réellement réaliser nous-mêmes ces arrêts et ces cheminements d’esprit afin d’être capables d’en faire bénéficier tout le monde et de les mener à cet état également. Cela montre l’importance de comprendre qu’il est vraiment possible de réaliser cet arrêt de la souffrance et de ses causes et qu’il existe un antidote qui peut véritablement nous en débarrasser.

Comprendre cela veut dire, si l’on se reporte aux deux premières nobles vérités, que nous devons comprendre quelle est la souffrance dont nous voulons nous débarrasser. Quelle est la « vraie souffrance » ? « Vraie souffrance » est exactement la manière dont est formulée la première noble vérité. Quelle est la vérité de la souffrance que les aryas voient comme vraie, ce que l’on entend par « noble vérité ». Nobles sont les aryas, celles et ceux qui ont eu une cognition non conceptuelle de ces quatre choses, qui fondamentalement ont vu que cette souffrance est vraie. Les gens ordinaires ne considèrent pas la souffrance à laquelle il est fait référence ici comme de la véritable souffrance, mais les aryas la voient comme telle. Ils voient que cette souffrance est la véritable souffrance et ils en voient les causes (la deuxième noble vérité).

Ce que nous voulons dans cette portée initiale n’est pas juste d’améliorer notre vie ordinaire de tous les jours, bien que cela soit bien aussi et un but légitime. Je ressens très fortement qu’en tant que pratiquants du Dharma, nous devons être très honnêtes avec nous-mêmes. Que visons-nous vraiment ? Est-ce que réellement, réellement, du fond de nos cœurs, nous cherchons à obtenir de meilleures renaissances, ou est-ce que nous visons juste à rendre cette vie un petit peu meilleure et être capables de mieux gérer les problèmes quotidiens de la vie ? Pratiquer le Dharma afin d’améliorer nos vies maintenant est ce que j’appelle du Dharma allégé. Si nous aimons boire du Coca-Cola sans sucre, merveilleux, c’est une boisson géniale. Mais soyez bien clairs sur le fait que c’est du Dharma allégé et non du Dharma authentique. Ayez du respect pour le Dharma authentique. Nous pouvons, peut-être, aspirer finalement à être en mesure de suivre le Dharma authentique, mais auparavant nous devons comprendre beaucoup de choses avant que cette aspiration puisse être sincère.

Telle est la motivation de la portée initiale. Avant de la ressentir sincèrement, cela peut prendre des décennies. De toute évidence, cela requiert plus qu’une simple compréhension intellectuelle. Si nous devions affronter notre mort sur-le-champ, que ressentirions-nous vraiment, au niveau des tripes, à propos des vies futures ? Croirions-nous réellement, réellement, avec une confiance totale que notre vie va continuer ? Bien entendu, afin de comprendre comment cela peut se produire, nous devons comprendre les enseignements bouddhiques sur le soi, le « moi », la personne qui va de vie en vie. Nous ne parlons assurément pas d’une « âme », qu’elle soit hindoue ou chrétienne, allant d’une vie à l’autre.

Bien que nous n’ayons pas réellement besoin d’une compréhension bouddhique du vide de la personne afin de réaliser de meilleures renaissances (dans tous les cas, à ce stade des enseignements du lam-rim, il n’en est pas fait mention), j’ai le sentiment, d’après ma propre expérience, que croire en la renaissance devient certainement plus bouddhique, en un sens, quand on n’y réfléchit pas sous la forme d’un « moi » solide, permanent qui va aller dans un corps suivant.

Les trois types de souffrance

Quelle est la souffrance, la « vraie souffrance », celle dont nous voulons nous débarrasser ? Il existe trois sortes de souffrance.

Nous avons ce qu’on appelle (1) « la souffrance de la souffrance ». Il s’agit, fondamentalement, du mal-être, du sentiment d’être malheureux, qui est un facteur mental qui peut accompagner n’importe lequel des sens physiques, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût, de même que l’activité mentale de penser.

Je pense qu’il est important, ici, de faire une différence ente le malheur et la douleur. Nous ne parlons pas de douleur physique. Nous ne parlons pas d’une sensation physique. Les sensations physiques peuvent être expérimentées accompagnées de sentiments heureux ou malheureux. Prenez la faim : certaines personnes pourraient être très heureuses d’avoir faim. Si elles suivent un régime, avoir faim pourrait les rendre heureuses car elles pensent. : « Ah, je suis en train de perdre du poids. » D’autres, quand elles ont faim, se sentent assez malheureuses. C’est donc le niveau de bonheur ou de malheur qui accompagne ces choses qui est significatif. Et ici, dans le contexte de la souffrance de la souffrance, ce dont nous parlons c’est du malheur qui lui est associé. C’est de cela dont nous voulons être débarrassés en premier. Nous voulons être débarrassé de ce malheur qui peut, bien sûr, avoir de nombreux niveaux d’intensité. Telle est la souffrance de la souffrance, une chose qui nous est familière à toutes et à tous.

Le malheur se définit comme l’état d’esprit, une fois que nous en sommes la proie, dont nous aimerions être séparés, définition assez simple. Vouloir en être séparé ne veut pas dire qu’il s’agisse d’une volonté désespérée. Il s’agit plutôt que nous voudrions juste naturellement en être séparés. Pour la plupart d’entre nous, cependant, un certain désespoir lui est associé. Cela rentre dans la catégorie de l’attachement, nous nous accrochons au fait d’en être libérés. Il s’agit, toutefois, d’un autre facteur mental.

En tant que personne dotée d’une motivation de portée initiale, ce sur quoi nous nous focalisons réellement d’abord c’est de nous débarrasser de cette première sorte de souffrance, la souffrance d’être malheureux, la souffrance de la souffrance, dont, bien sûr, nous ne pouvons pas nous débarrasser complètement à ce stade. Une autre façon de définir le malheur est la manière avec laquelle nous expérimentons le mûrissement du karma négatif ou destructeur, le fait qu’en tant que résultat d’actions destructrices commises précédemment, nous fassions l’expérience d’une chose avec un sentiment de malheur. Il est dur de se débarrasser complètement du malheur sans la compréhension du vide, mais s’abstenir d’agir de façon destructrice et agir de manière constructive élimineront temporairement une certaine quantité de malheur, du moins le malheur grossier.

Nous avons ensuite (2) « la souffrance du changement », laquelle est la souffrance de notre bonheur ordinaire. Qu’y a-t-il de mal à notre bonheur ordinaire ? Le problème avec lui est qu’il ne dure pas, qu’il ne satisfait jamais, et nous ne savons jamais ce qui viendra après. Si notre bonheur ordinaire était vrai, plus nous en aurions et plus nous serions heureux. Un exemple simple : manger notre nourriture favorite, disons de la crème glacée. Plus nous en aurions mangé en une fois et plus nous deviendrions heureux. Mais, de toute évidence, après en avoir manger des litres, nous ne sommes plus heureux. Notre bonheur s’est changé en mal-être. Il ne s’agit donc nullement, en aucune façon, d’un type de bonheur fiable. Par conséquent, nous aimerions également nous débarrasser de ce genre d’inconfort.

Se contenter de se débarrasser de ce type de désagrément n’est pas particulier au bouddhisme. Dans les systèmes hindous également, il y a des pratiques de transes très profondes dans lesquelles on fait l’expérience d’un sentiment neutre, ni heureux ni malheureux, simplement. Ce n’est pas du bouddhisme. Il s’agit d’un genre de méditation plus générique, appartenant certainement aux systèmes indiens de méditation. Ce n’est pas ce que nous recherchons, mais nous voulons nous en débarrasser également.

Cela nous amène au royaume de la motivation de portée intermédiaire. Elle aussi est dure et difficile. Même si nous en arrivons au point où nous pensons sérieusement à nos prochaines renaissances ou faisons activement des choses pour leur être bénéfique et que nous considérons les causes pour obtenir une renaissance heureuse, nous voyons qu’il y a bien des choses que nous pouvons faire en plus de nous contenter de prières : nous pouvons agir de manière constructive, nous abstenir d’avoir un comportement destructeur, pratiquer les autres attitudes de grande envergure comme la patience, la persévérance, la générosité, etc. Je pense qu’il est important que nous fassions aussi quelque chose pour préparer vraiment nos prochaines renaissances. Par exemple, nous pouvons aider à entraîner la jeunesse, nous dépendrons d’eux dans des vies futures. Si nous revenons dans les parages, en supposant que nous ayons de précieuses renaissances humaines, nous aurons besoin de professeurs, par exemple. Nous voulons également rendre disponibles les matériaux bouddhiques pour les futures générations, pas juste pour les enfants des autres, ni pour les miens, mais aussi pour moi, pour ma prochaine renaissance. Penser de la sorte, pour nombre d’entre nous, crée un plus fort sentiment d’urgence. « Je me prépare réellement car j’aimerais vraiment qu’il y ait des centres du Dharma et diverses institutions disponibles quand je reviendrai la prochaine fois. » C’est ce que je pense personnellement : nous devons faire véritablement quelque chose pour préparer les renaissances futures, en plus des prières, des méditations, etc.

Le difficile quand on est au niveau de portée initiale est que, ordinairement, nous avons de l’attachement envers la précieuse renaissance humaine : « J’aimerais réellement avoir une précieuse renaissance humaine, et j’aimerais vraiment que tous mes amis du Dharma et mes maîtres soient avec moi également. » Nous voulons toutes les choses que nous aimons : de bons amis, une situation confortable, etc. Il y a donc là de l’attachement. Il s’agit du bonheur mondain dans lequel nous sommes impliqués. Pour nombre d’entre nous, sans doute, le but n’est pas de connaître une sorte de transe supérieure où l’on expérimente un sentiment neutre. Nous sommes juste là à vouloir un samsara meilleur. Nous ne le voulons peut-être même pas pour cette vie, mais nous le voulons pour la vie suivante : un bon samsara.

On passe alors au troisième type de souffrance, (3) la souffrance omniprésente qui affecte tout, qui est celle que le bouddhisme considère comme la principale dont nous devons nous débarrasser. Je ne dirais pas que se débarrasser de ce type de souffrance est spécifique au bouddhisme dans la mesure où les Hindous et les Jaïns cherchent aussi à atteindre la libération du samsara, selon leur propre définition du samsara. Ce qui est distinctif dans le bouddhisme, c’est ce qui est vu comme la cause du samsara.

Donc, ici, de quoi voulons-nous nous débarrasser ? Quelle est la sorte de souffrance qui est omniprésente ? Autrement dit, quelle est la chose omniprésente qui affecte les deux premières sortes de souffrance. C’est la renaissance samsarique, la renaissance dirigée par l’inconscience ou ignorance, l’inconscience de notre mode d’existence et de la manière dont tout le reste existe, ce qui implique le fait d’avoir ces genres de corps et d’esprits empreints de cette confusion, de cette inconscience, et comme tels, de fournir la base pour faire l’expérience des deux premiers types de souffrance.

Les deux premiers types de souffrance ont à voir avec nos hauts et nos bas de tous les jours. Nous ne savons jamais ce qui va se passer ensuite. Actuellement nous sommes de bonne humeur et puis, soudain, nous sommes de mauvaise humeur. Maintenant nous sommes heureux, ce qui habituellement n’a rien de spectaculaire ; c’est juste que les choses vont bien, tout est OK, et la minute suivante, nous sommes malheureux. Un souci nous est venu en tête, et une certaine nervosité a surgi, ou bien une douleur s’est manifestée ici ou là. Donc, de quoi voulons-nous nous débarrasser ? Nous voulons nous débarrasser de ce qui sert de base à ces hauts et ces bas. Qu’il s’agisse du cas où nous sommes en proie aux bonheurs mondains, ou abattus par un revers, c’est soûlant et lassant, pour le dire familièrement. C’est assommant, ce n’est pas drôle. Et cela va durer toujours si nous n’y faisons rien. Nous voulons donc nous débarrasser de la base, c’est-à-dire de la renaissance récurrente incontrôlable. Évidemment, nous devons croire qu’une telle chose existe.

La façon dont nous visons à nous en débarrasser, c’est en nous débarrassant de sa cause. Comme je l’ai dit, les autres systèmes indiens croient également en la renaissance, mais ce que le bouddhisme identifie comme la cause pour de telles renaissances est ce qui le rend unique. Et qu’est-ce que le bouddhisme identifie comme étant la cause ? Il existe de nombreux systèmes philosophiques bouddhiques différents, mais pour le dire de manière très générique, c’est ce qu’on traduit par « ignorance ».

Je n’aime pas le mot « ignorance » car cela implique une forme de stupidité, or nous ne sommes pas stupides. Littéralement, le mot veut dire « être inconscient » : nous ne savons tout simplement pas. Le préfixe négatif peut être compris comme « connaître de manière incorrecte », ne pas connaître correctement la causalité comportementale et, plus spécifiquement, connaître incorrectement la réalité, ne pas savoir comment j’existe, comment vous existez et, plus généralement, comment tout existe. Donc, soit nous ne connaissons tout simplement pas une chose, nous sommes juste naïfs, soit nous la connaissons de manière incorrecte.

L’inconscience : la racine du samsara

Pourquoi cette inconscience cause la renaissance récurrente incontrôlable ? Il est important de comprendre cela. De quoi donc disposons-nous ici ?

Nous avons le fait d’être malheureux, le premier type de souffrance, qui est le sentiment que, quand nous le ressentons, nous aimerions en être débarrassé. Plus spécifiquement, se sentir malheureux est la façon dont nous expérimentons le mûrissement des potentiels négatifs accumulés pour nous être engagés dans un comportement destructeur.

La souffrance du changement, notre bonheur ordinaire, est la manière dont nous expérimentons le mûrissement du potentiel positif, la force positive accumulée pour s’être engagé dans un comportement constructif. Je n’utilise pas les mots « mérite » ni « péché ». Dans un contexte bouddhique, ils sont absurdes. Ce sont des termes chrétiens. J’utilise « force positive », « force négative », comportement « constructif », et comportement « destructeur ». Il n’y a aucun jugement de valeur ici. Le bonheur se définit comme ce sentiment, quand nous l’éprouvons, dont nous n’aimerions pas être séparés.

Sur la base de cette inconscience de notre mode d’existence, nous développons toutes sortes d’émotions perturbatrices. « Je veux être heureux, et je veux avoir plus de bonheur ». Nous agissons donc à partir de l’attachement, du désir ou de l’avidité. « Je veux être délivré du malheur ». Tout ce que nous pensons ou imaginons, envers quoi nous avons de l’aversion, de la colère ou de la haine causera notre malheur. Et, en général, nous sommes naïfs ; nous ne savons pas ce qui se passe.

Tout ceci nous pousse à avoir un comportement compulsif, à avoir des pulsions pour agir de certaines façons. Comment ces choses provoquent-elles des pulsions ? Les pulsions sont ce dont parle le karma. Le karma est une pulsion, une envie mentale pressante de faire, dire ou penser une chose. Il est déclenché par un sentiment d’aimer faire quelque chose. Par exemple : « J’ai envie de crier après vous. » Dès lors, ce sentiment conduit à la pulsion qui nous pousse à agir. Cette pulsion, c’est le karma.

Comment cela survient-il ? Cela devient compliqué. Fondamentalement, ce qui se passe, c’est que quand nous éprouvons des sentiments de bonheur ou de malheur, nous éprouvons également de l’attachement. Ceci nous ramène aux enseignements sur les douze liens [interdépendants]. Quand nous éprouvons un sentiment de bonheur, c’est-à-dire un sentiment dont nous ne voulons pas être séparés, nous brûlons du désir de ne pas en être séparés ; nous nous y accrochons. Quand nous avons le sentiment d’être malheureux, à savoir un sentiment dont nous voulons être délivrés, nous brûlons du désir d’en être débarrassés. Le mot « attachement » utilisé dans les douze liens est en vérité le mot sanskrit qui veut dire « soif ». Nous sommes littéralement assoiffés. « Je dois me débarrasser de ça », ou « je veux avoir ceci ». D’une certaine façon, il y a là quelque chose de désespéré.

Ce désir ardent, cette soif, active la force karmique que nous avons accumulée, accompagnée d’une configuration d’autres attitudes, en particulier, l’ « attitude d’obtention », qu’on traduit souvent pauvrement par « saisie ». Cette traduction est source de confusion car il existe d’autres occasions où le mot « saisie » est employé, par exemple, dans l’expression « la saisie de l’existence véritable ». Ce n’est pas le même mot que celui que nous utilisons ici. Il s’agit d’une « attitude d’obtention », une attitude qui obtiendra pour nous une force karmique activée, laquelle produira son résultat.

Il existe donc de tout un amas de choses en jeu, mais elles ont fondamentalement à voir avec cette inconscience. Nous nous identifions avec ce qui se passe – « Oh, c’est horrible ! » – puis nous désirons ardemment être séparés de ce malheur : « Je dois me débarrasser de ça. » Ça n’a pas besoin d’être à ce point dramatique, mais vous en avez le goût général. Cela pourrait aussi être : « Oh, je suis tellement heureux ! Est-ce que nous ne passons pas du bon temps ! » ou « Ne me quitte jamais, je ne peux pas vivre sans toi », ou « Je dois n’en faire qu’à ma tête », ou « Je dois être le premier de la queue ». Ces choses activent la force karmique. Nous éprouvons alors plus de bonheur et de malheur. Sur la base de faire l’expérience de plus de bonheur et de malheur, nous avons de l’avidité, de l’attachement et de la colère, lesquels provoquent plus de pulsions karmiques à répéter ce que nous avons fait avant. Cela ne fait que continuer et se répéter encore et encore. 

C’est donc cette inconscience qui est à la racine du fait d’avoir une base continue pour faire l’expérience des hauts et des bas du samsara, du bonheur et du malheur. Et c’est également la racine qui nous procure ce bonheur et ce malheur, lesquels sont samsariques.

La portée intermédiaire

Ce que je viens juste d’expliquer est plutôt complexe et requiert une grande somme de réflexions, mais cela explique ce pour quoi nous avons de la compassion pour les autres, ce dont nous voulons qu’ils soient délivrés. Il ne s’agit pas de vouloir simplement éliminer leur faim et leur servir un repas. C’est beaucoup, beaucoup plus profond. C’est le Mahayana, c’est magnifique, c’est vaste, et très profond.

C’est pourquoi, à ce niveau intermédiaire de motivation, nous voulons réaliser pour nous-mêmes la libération de la renaissance récurrente incontrôlable. C’est un point difficile, un point très délicat, car alors, la question qui se pose c’est : « On obtient la libération, et puis quoi ? » La plupart d’entre nous pense : « Bon, mais j’aimerais toujours être avec mes ami(e)s. J’aimerais toujours être avec mes maîtres », ce genre de choses. Et si nous avons entendu des enseignements sur le fait d’avoir un corps de lumière et de vivre dans un champ-de-bouddha, nous pourrions viser ce genre de réalisation. Cependant, cela dégénère très vite en une volonté d’aller dans un paradis, ce qui n’est pas très bouddhique non plus par ailleurs.

Nous devons comprendre que le continuum mental individuel est une chose qui perdure pour toujours, à tout jamais. La question est : qu’est-ce qui va le piloter ? Sera-t-il conduit par l’inconscience, la confusion, le karma, les émotions perturbatrices et le reste à l’avenant, entraîné et tiré par un comportement impulsif de telle sorte que, de manière compulsive, nous tombions dans des difficultés ? Ou bien sera-t-il motivé par quelque chose de bien plus profond, comme la bodhichitta, voulant atteindre l’illumination pour être bénéfiques aux autres ? Lui suffira-t-il d’être animé par la compassion et l’amour ? Dans le Theravada, on médite sur l’amour et la compassion. Est-ce assez ? Est-ce par cela que nous voudrions que nos continuums mentaux soient menés ?

Être convaincus qu’il existe une chose telle que la libération n’est pas une chose très facile, à savoir qu’il est possible de se débarrasser de l’inconscience, des émotions perturbatrices et des pulsions karmiques. Nous devons nous convaincre que ces choses ne font pas partie de la nature essentielle de l’esprit, du continuum mental. Pour être convaincu de cela, nous devons d’abord comprendre ce qu’est l’esprit.

Qu’est-ce que l’esprit ? L’esprit, d’un point de vue bouddhique, n’est pas une chose. On ne parle pas d’une espèce d’outil dans notre tête ou notre cœur qu’un « moi » séparé utiliserait afin de comprendre les choses. Ce genre d’explication existe dans certains systèmes philosophiques indiens non bouddhiques, mais telle n’est pas l’explication bouddhique. L’esprit est une activité mentale. C’est une activité. Ce n’est pas une chose qui fait de l’activité. Personne ne nierait qu’il y a une base physique, mais ce n’est pas ce dont nous parlons. Ce n’est pas non plus une chose non corporelle ou immatérielle.

Nous parlons d’activité mentale, d’une activité momentanée, d’instant en instant. Il n’y a qu’un seul moment à la fois. Il y a un moment, puis le moment suivant, puis le moment suivant, puis le moment suivant, il s’agit donc d’un continuum de moments. Et chaque continuum est individuel. C’est le cas pour la majorité d’entre nous que nos continuums mentaux soient conduits par la série de cause et d’effet de notre comportement. Nous sommes nos propres films, produits et dirigés par l’ignorance et intitulés « Moi ». « Moi » est sur l’écran maintenant. Bon, ce n'est pas tout à fait comme ça, mais ça vous donne une idée, un seul moment du film est projeté à la fois. C’est en vérité une excellente métaphore pour comprendre la nature du « moi », du soi.

Dans tous les cas, nous avons des moments d’activité mentale. Est-il essentiel à la nature des moments d’activité mentale que la confusion, l’inconscience soient présents ? Telle est réellement la question ? Est-ce que ces émotions perturbatrices – la colère, etc., ce qu’on appelle « les souillures passagères » – font partie de la nature essentielle de l’activité mentale ? Sont-elles toujours là ? À vrai dire, nous ne sommes pas en colère tout le temps. Nous ne sommes pas en colère quand nous dormons, par exemple. Malgré tout, la colère revient, n’est-ce pas ? Donc, bien que les émotions perturbatrices ne soient pas toujours présentes, nous pouvons temporairement nous libérer de certaines d’entre elles, et, de fait, nous en sommes temporairement délivrés, est-ce que cela ne démontre pas qu’elles ne font pas partie de la nature essentielle de l’esprit, pas vrai ?

Où va la colère quand nous ne sommes pas en colère ? Est-ce dans une petite boîte à l’intérieur de notre tête, attendant de surgir ? Non, ce n’est pas le cas. Est-elle non manifeste ? On peut entrer dans de grandes discussions philosophiques sur ce qui se passe quand on ne fait pas véritablement l’expérience de la colère. Quoi qu’il se passe, elle revient d’une manière ou d’une autre. En vérité, l’explication de la manière dont elle revient est très compliquée. De toute façon, le fait que la colère ne soit pas toujours présente ne prouve pas que nous pouvons nous en débarrasser. Ce que nous voulons avec une véritable cessation (ou arrêt), qui est l’objet de la troisième noble vérité, c’est de nous débarrasser pour toujours de choses comme la colère ; nous voulons qu’elles ne reviennent jamais.  Est-ce possible ? Comment pouvons-nous devenir convaincus que c’est possible ?

Pourquoi l’inconscience est-elle une souillure passagère et non la compassion ?

C’est une question très intéressante, n’est-ce pas ? Comment en deviendrions-nous convaincus ? Cela devient complexe, très complexe. Pourquoi ? Parce qu’il y a certaines choses, telles que les souillures passagères, dont nous pouvons nous débarrasser, et puis il y a d’autres facteurs mentaux, tels que la compassion, dont on ne se débarrasse pas. Ils font partie de la nature essentielle de l’esprit, en un sens. Cela dépend du système qu’on utilise pour expliquer la nature de l’activité mentale.

Le fait est que, quand on a une cognition non conceptuelle du vide (et nous devrons expliquer un petit peu ce que cela veut dire), il n’y a pas d’inconscience. L’inconscience s’en est allée. Au début, il en revient une certaine quantité. S’en débarrasser complètement implique un long processus de concentration non conceptuelle sur le vide. C’est seulement au troisième des cinq stades, les cinq voies ou chemins de l’esprit, appelé le chemin ou voie de la vision, que nous commençons à obtenir de véritables cessations. À ce stade, certaines formes d’inconscience s’en vont à tout jamais. On doit alors travailler à se débarrasser des autres de plus en plus.

L’inconscience repose sur ce qu’on appelle « la saisie de l’existence véritable ». Je ne veux pas entrer dans un débat sur ce que cela veut dire littéralement car chacun des systèmes philosophiques en donne une définition différente et cela devient très compliqué. Contentons-nous de dire qu’il s’agit de « s’accrocher à des modes d’existence impossibles ». L’existence véritable, inhérente (de son propre côté) est un mode d’existence impossible. Quand on parle de vide…tout d’abord, je préfère le mot « vide » au mot « vacuité ». J’ai des objections à propos du mot « vacuité ». Je pense qu’il est trompeur. La vacuité implique que quelque chose qui se trouve là est vide de quelque chose d’autre. Et c’est faux. Ce n’est pas ce que le terme signifie, et cela nous induit en erreur quand on en vient à connaître la manière de méditer sur le vide.

Le vide est une absence totale. Il n’y a tout simplement pas de chose telle que ce mode d’existence impossible, un point c’est tout. Quand on médite sur le vide, nous tranchons net toute croyance à ce bric-à-brac impossible. En un sens, il s’agit d’un vacuum (d’un espace vide). Bien évidemment le vide fait référence au mode impossible d’existence d’une chose, mais ce n’est pas que quelque chose apparaisse en quelque sorte pendant qu’on médite sur le vide. Pareille chose n’existe pas. Point.

Quand on se concentre non conceptuellement sur le vide, on ne se concentre pas dessus au moyen d’une catégorie, à savoir la catégorie du vide. Ce point, bien entendu est très difficile à comprendre. Diable ! Qu’est-ce qui est non conceptuel ? Cela veut dire « pas au moyen d’une catégorie ». Ça n’a pas besoin d’être verbalisé dans notre tête. Il s’agit juste d’une catégorie générale. Par exemple, quand je regarde cet objet, je vois une table. « Table » est la catégorie à travers laquelle j’observe cet objet. Je n’ai pas besoin de dire « table » quand je regarde cet objet afin de le voir comme une table ; néanmoins, je le vois conceptuellement comme une table. C’est ça une catégorie. Donc, la cognition conceptuelle du vide se fait au moyen de la catégorie du vide. La cognition non conceptuelle, elle, se fait sans la catégorie.

La chose est que nous, nos esprits, produisons des apparences de modes d’existence impossibles, et qu’ensuite nous croyons que ces apparences sont vraies. Donc, s’accrocher à l’existence véritable, à ce mode d’existence impossible, comporte deux phases. Deux choses sont incluses dans le terme « s’accrocher à, se saisir de ». C’est pourquoi la « saisie, l’accroche » est un terme très difficile à traduire. Il ne signifie pas ce que nous pensons qu’il signifie ordinairement. En vérité, il signifie « prendre de manière cognitive une chose comme objet ». Il y a donc deux composantes ici. L’une consiste à juste percevoir un mode d’existence impossible, parce que l’esprit produit cette apparence ; l’autre, c’est d’y croire, croire que cela correspond à la réalité.

Ce dont nous devons nous débarrasser, c’est de croire que cela correspond à la réalité. Telle est notre inconscience : nous pensons que ce qui apparaît correspond vraiment à la réalité, que les choses existent selon ce mode impossible. Quand on se concentre sur « rien de tel », alors non seulement on cesse de croire à ce cirque que notre esprit produit, mais à ce moment-là notre esprit ne le produit même pas. Il n’y a rien de tel. Il n’y a donc aucune apparence de ce mode d’existence impossible, et certainement aucune croyance en celui-ci. Nous comprenons que ce sont des bêtises. Cela n’a jamais été, et n’aurait jamais pu l’être. Plus on se concentre sur ce point, et plus nous restons dans cet état, et plus la dynamique est brisée. Vous devez en faire l’expérience. Se concentrer sur le vide brise l’élan de l’esprit qui produit ce cirque ainsi que la dynamique d’y croire. 

Cette manière de rompre l’élan n’est pas le même que celle d’être en colère puis d’interrompre la dynamique d’être en colère en allant dormir. Il se pourrait que nous ne soyons pas si en colère ou bouleversé quand nous nous levons le lendemain matin. Mais la colère revient très vite. Ici, l’interruption de l’élan est différent. Pourquoi est-ce différent ? C’est différent parce que nous avons bloqué l’apparence et la croyance en cette existence impossible par la compréhension et pas seulement en allant dormir. Cette compréhension est quelque chose qui reste.

Bien qu’il soit possible que nous n’éprouvions pas de compassion manifeste quand nous sommes non conceptuellement concentrés sur le vide – et bien qu’il y ait une différence d’opinion d’après différents textes au sein des écoles bouddhiques, tout le monde s’accorderait du moins sur le fait que nous n’éprouvons pas de compassion manifeste à ce moment-là – la compréhension que nous avons alors n’élimine pas la compassion. Nous n’éliminons donc pas la compassion en nous concentrant sur le vide, mais nous nous débarrassons de l’inconscience ou ignorance. Plus nous collons à cette compréhension, plus faibles deviennent la fabrication d’apparences et la croyance en elles. Finalement, elles s’en vont ensemble. Cela démontre que l’inconscience ne fait pas partie de la nature essentielle de l’esprit. Telle est l’explication du point de vue du soutra.

Du point de vue de l’anouttarayoga tantra, on peut dire également que l’esprit de claire lumière dont nous faisons l’expérience au moment de la mort ne fabrique pas cette apparence impossible ; il ne possède pas cette inconscience. Cela démontre aussi que ce n’est pas une partie essentielle de l’esprit. Pour la majorité d’entre nous, il n’est pas si facile de faire l’expérience sans aucune sorte d’inconscience de ce qui se passe au moment de la mort. Dans tous les cas, cela démontre également que ce cirque ne fait pas partie de la nature essentielle de l’esprit tandis que la compassion, elle, le peut. Ce sont là des choses auxquelles nous devons réfléchir.

Parce que l’inconscience n’est pas une partie de la nature essentielle de l’esprit, nous pouvons véritablement nous en débarrasser. Nous pouvons réaliser les troisième et quatrième nobles vérités ainsi que la compréhension du vide. C’est là que se trouve notre refuge. Telle est la direction sûre, la directions vers laquelle nous voulons aller. Il ne s’agit pas de ne plus jamais avoir faim. Si nous nous sommes débarrassés de cette apparence, alors les apparences du genre « oh, mon cher bonheur mondain ! Ma télévision, ma musique, c’est tellement génial », tout en croyant que ces choses peuvent procurer le bonheur ultime en nous y accrochant, etc., tout cela n’apparaîtra plus. Nous ne voudrons plus de ces choses, elles sont impossibles. 

C’est comme de chercher le Prince Charmant sur son cheval blanc ou la Princesse, mon exemple favori. Nous pensons que le (ou la) partenaire parfait(e) viendra et que nous vivrons heureux pour toujours. Allons ! c’est un conte de fée. Cela n’arrivera pas. Personne n’existe de cette façon en tant que prince ou princesse sur un cheval blanc. C’est comme de penser : « Oh, tout va se passer si merveilleusement », et ensuite de s’y accrocher.

Ce genre d’accroche et de saisie ne se produira pas au moment de la mort si nous sommes devenus très familiers avec la méditation sur le vide. L’esprit ne fera pas apparaître ces choses comme étant « « la plus merveilleuse chose du monde ». Et nous ne le croirons certainement pas. Dans ce cas, nous n’activerons pas le « karma de projection », le karma qui fait advenir une autre renaissance, ce qui signifie que nous obtenons la libération.

La portée avancée

Il existe deux types d’obscurcissements dont nous devons nous débarrasser afin d’atteindre la libération et/ou l’illumination : ce sont les obscurcissements émotionnels et les obscurcissements cognitifs.

Un obscurcissement n’est pas un obscurcissement à l’activité mentale ; il se produit plutôt sur la base d’une activité mentale qui obscurcit la manière dont les choses existent véritablement. Même si nous sommes confus, l’activité mentale se poursuit. Un obscurcissement existe sur la base du continuum mental. Il rend obscure la manière dont les choses existent. Il obscurcit à la fois l’apparence des choses et leur compréhension.

Les obscurcissements émotionnels assombrissent notre compréhension. À cause de cela, nous avons toutes les émotions perturbatrices. Nous devons nous débarrasser de ce type d’obscurcissement pour obtenir la libération. Les obscurcissements cognitifs assombrissent l’apparence des choses. Ils font apparaître les choses comme existant séparément, comme dans de petites boîtes, boîtes qui correspondent aux mots du dictionnaire – « bon », « mauvais », « ceci », « cela » – alors qu’en fait tout est relié. Les choses n’existent pas dans des boîtes à la manière dont les mots et les catégories voudraient le faire croire. Néanmoins, notre esprit fait apparaître les choses ainsi, comme « ami », « ennemi », ces sortes de boîtes. Cette fabrication d’apparences trompeuses est un obscurcissement cognitif qui nous empêche de voir l’interconnexion de tout.

Devenir convaincus que nous pouvons nous débarrasser de croire dans les âneries que l’esprit produit et que nous pouvons être délivrés de la renaissance récurrente incontrôlable est ce que nous nous efforçons de faire au niveau intermédiaire. Au niveau avancé, là où entre en scène notre sujet sur la bodhichitta, nous devons être convaincus qu’il est possible de se débarrasser des obscurcissements cognitifs, qu’il est possible de devenir un bouddha omniscient. Maintenant, croyez-vous réellement que votre activité mentale est capable de non seulement connaître mais aussi de comprendre la totalité des phénomènes, pour parler en jargon, dans les dix directions et les trois temps (quel que soit le sens de cette expression) ?

Il s’agit d’un point délicat. Les autres sujets que nous avons abordés ne le sont pas autant. Il s’agit là d’un point réellement délicat. Pensons-nous vraiment que l’illumination est possible ? Cela n’a aucun sens de viser à réaliser l’illumination si nous ne pensons pas que c’est possible. Si nous ne pensons pas qu’elle existe, alors tout ceci n’est qu’un jeu. Que faisons-nous ? « Je souhaite devenir la Fée Clochette », ou quelque chose comme un Père Noël. Que visons-nous ? Que cherchons-nous à réaliser ? Pensons-nous vraiment que nous pouvons devenir des bouddhas ? Ou bien ce en quoi nous croyons, est-ce comme de croire en la Fée Clochette ? Je pense qu’il est très utile de donner des exemples ridicules car ils peuvent nous secouer et nous réveiller et faire que nous pensions : « Suis-je juste naïf à ce stade ou en train de me faire rouler par une forme de propagande bouddhique, ou est-ce que je pense que cet objectif que je vise à réaliser grâce à la bodhichitta est réaliste ? »

L’objectif de la bodhichitta n’est pas quelque chose de banal. En un sens, tous ces mots que nous répétons sont assez ridicules : « Puissé-je devenir un bouddha afin de libérer tous les êtres sensibles. » Allons ! Arrêtons ! Est-ce vraiment ce que nous ressentons : « Je veux libérer chaque moustique de l’univers » ? Je n’en suis certainement pas là, certainement pas. Je pense que nous devons être modestes quant à nos buts. Même simplement vouloir réaliser l’illumination afin d’être bénéfique à tous les êtres – ce qu’il m’est difficile d’imaginer : ne serait-ce que de vouloir atteindre le niveau où je pourrais sincèrement le souhaiter – implique de comprendre, conceptuellement, ce qu’est l’illumination, de même que d’être confiant dans le fait qu’une telle chose existe et que nous pouvons la réaliser.

Nous considérons donc l’omniscience. Voilà un point délicat. Est-ce que l’activité mentale est en mesure de tout comprendre ? Comment même nous y prendrions-nous pour analyser cela ? Nous l’analyserions en considérant ce qui l’obscurcit et l’empêche de comprendre les choses. Or, ce qui l’empêche, ce sont les obscurcissements cognitifs.

Que sont les obscurcissements cognitifs ? Selon le système Prasangika des Guélougpas, il s’agit de la fabrication d’apparences trompeuses de l’esprit, de l’activité mentale. Dans cette catégorie des obscurcissements, il y a un certain nombre d’autres choses telles que l’incapacité à voir apparaître les deux vérités simultanément, mais laissons cela de côté pour le moment. Pour notre discussion de ce week-end, examinons juste cette fausse fabrication d’apparences.

Que fait notre esprit quand ils fait s’élever ces apparences trompeuses ? Comme je l’ai déjà mentionné brièvement, notre esprit fait apparaître les choses comme si elles existaient dans des catégories, comme si elles existaient vraiment dans des boîtes, là, et par leur propre pouvoir.  

L’exemple que j’utilise toujours, puisque je pense qu’il est facile à comprendre, est celui des couleurs rouge et orange. Nous avons les mots « rouge » et orange », et ils font référence à quelque chose. Nous nous sommes mis d’accord sur une convention pour attribuer un sens à des sons sans signification et arbitraires, « rr-ouge » et « or-enge ». Ce sont juste des sons sans signification. Des gens du temps des cavernes, peu importe qui, ont décidé : « Mettons ensemble ces sons sans signification et donnons-leur un sens qui fera consensus, nous attribuerons celui-ci à la boîte rouge et celui-là à la boîte orange. Bien entendu, des gens ne seront pas d’accord, mais ça ne fait rien. » Nous avons donc ces conventions. Elles sont utiles pour communiquer. Mais quand nous regardons le spectre lumineux lui-même nous ne voyons aucun mur séparant le rouge de l’orange. Il n’en est pas du tout ainsi. La lumière n’existe pas en tant que boîtes de telle ou telle couleur.

C’est la même chose avec les émotions. Il s’agit là d’un exemple qui frappe un peu plus. L’amour, la jalousie, que diable sont-ils ? Existent-ils dans des boîtes ? « Maintenant, je vais ressentir de l’amour, et l’amour que je ressens va être le même que celui que tu ressens », ou : « l’amour que je ressens pour mon chien est le même que celui que je ressens pour mon amoureux(se), ou pour mon pays ». Qu’est l’amour ? Il n’existe pas dans une boîte. Nous avons un mot, et il y a cette vaste palette d’émotions que tout le monde ressent. Les émotions n’existent pas dans des boîtes ni de leurs propres côtés, ce que les mots auraient tendance à faire croire. Telle est l’apparence trompeuse. Elle n’est pas due seulement aux conventions ou à l’étiquetage mental.

Le label mental « amour » ne crée pas l’amour. Peu importe que nous appelions une émotion « amour » ou quelque chose d’autre, que nous lui donnions un nom quel qu’il soit. Nous avons des émotions et nous pouvons communiquer grâce aux mots et aux concepts. Ces mots et concepts se réfèrent à quelque chose, mais ce à quoi ils font référence n’existe pas dans des boîtes. C’est cela qu’on ne peut pas trouver quand on analyse selon le Madhyamaka : on ne peut pas trouver de choses, existant par elles-mêmes dans des boîtes, dans ces catégories.

La question est, quand on se concentre sur : « rien de tel que ces boîtes » – autrement dit, quand notre esprit ne fait pas apparaître ces boîtes – comment se concentre-t-on sur ce point ? C’est un point important : comment se concentre-t-on sur « rien de tel qu’une telle chose » ? Je me sers d’un exemple très simple pour démontrer cela bien que cela ne soit pas tant en termes de « rien de tel qu’une chose telle » ; c’est en fait qu’il y a un « non » (une absence) de quelque chose. Que se passe-t-il quand nous avons perdu nos clefs ? Nous regardons partout mais nous ne pouvons pas les trouver. Elles ne sont nulle part, mais nous ne voulons pas le croire, nous regardons donc encore et encore. Finalement, nous en venons à réaliser : « Il n’y a pas de clefs. » Quand on se concentre sur « il n’y a pas de clefs », qu’est-ce qui apparaît à notre esprit ? Rien. Rien n’apparaît. Il se peut que nous regardions alors le mur – le mur apparaît – mais ce n’est pas en fait ce sur quoi notre esprit se concentre vraiment. Notre esprit se focalise sur ce « rien » : le rien de tel qu’une telle chose. Mais nous comprenons que ce n’est pas juste rien : c’est l’absence des clefs. 

De même, nous nous focalisons sur le fait qu’il n’y a « rien de tel que des choses existant dans des boîtes ». Au moment où nous concentrons sur cela, rien n’apparaît. L’esprit ne fabrique donc pas des apparences de boîtes. Il ne fait pas que les choses paraissent exister comme si elles étaient emballées dans du plastic ou quelque chose de ce genre.

Dès lors, pour en revenir à notre volonté de devenir convaincus que l’omniscience est possible, une autre question se pose. Si, pour le dire simplement, notre esprit ne trace pas de lignes solides autour des choses comme si elles existaient dans des boîtes, qu’est-ce qui apparaîtrait ? Nous comprenons qu’il n’y a « rien de tel ». Si donc maintenant nous pouvons garder cette concentration… telle est le sens de l’autre obscurcissement cognitif qui est que nous avons des problèmes à garder ce « rien de tel » en même temps que le fait de tout voir. Mais, si nous pouvions nous débarrasser de cet obscurcissement – or l’esprit de claire lumière est capable de faire cela, c’est la raison pour laquelle nous avons besoin du tantra – et que nous pouvions nous concentrer sans tracer de lignes autour des choses, qu’est-ce qui apparaîtrait ? Tout.

Est-ce que toutes les choses apparaîtraient, cependant ? Nous commençons donc maintenant à penser : « Bon, je ne peux seulement voir les choses qu’à partir de ces trous sur le devant de mon crâne. Donc, même si je ne vois pas les choses avec des lignes autour d’elles, est-ce que je saurais ce qu’il y a derrière moi ? Est-ce que je connaîtrais ce qui ne s’est pas encore produit et ce qui n’arrive plus, ce qu’on appelle le passé et le futur ? » C’est une question intéressante. Cela a à voir avec la raison pour laquelle, une fois obtenues la libération et l’illumination, nous n’avons plus ces corps qui ont ce genre de limites. Pour l’instant, nous avons un matériel limité. Nous pouvons seulement voir à travers les deux trous à l’avant de nos têtes. Nous devons aussi dormir. Ce n’est évidemment pas très désirable si nous voulons être omniscient tout le temps. Nous parlons donc d’un type de corps différent, lequel existerait à partir d’énergie pure, ce genre de chose. Nous aurions alors des corps-de-bouddhas.

Si nos corps existaient sous forme d’énergie pure et n’étaient pas limités par les déficiences d’équipement qu’un corps samsarique possède, et si nos esprits ne traçaient pas de lignes autour de tout, nous serions capables de voir les interconnexions de tout ce qui apparaîtrait. Et l’interconnexion ne se limiterait pas à ce qui existe présentement et en termes spatiaux ; il y aurait aussi l’interconnexion de tout en termes de cause et d’effet ce qui mettrait alors en jeu le passé et le futur.

Le sujet de ce qu’un bouddha connaît quand un bouddha connaît le passé et le futur est un sujet très difficile. C’est en réalité ce sur quoi je suis en train d’écrire en ce moment. Mais croyez-moi, la compréhension bouddhique de ce point est très complexe. Cela a à voir avec les tendances karmiques, ce genre de choses.

Ce qui n’est pas encore arrivé est le futur, par exemple l’année 2008. Est-ce qu’un bouddha connaît l’année 2008 ? Un bouddha connaît l’année 2008, même si elle n’arrive pas maintenant. Quelque chose peut donc exister même s’il ne se produit pas maintenant. Existe-t-il une chose telle que l’année 2008 ? Oui. Est-ce qu’elle existe ? Oui. Pouvons-nous faire des plans pour elle ? Oui. Est-ce qu’elle se produit maintenant ? Non. Est-ce que l’année 2006 se produit actuellement ? Non. Pouvez-vous la connaître ? Oui, je me souviens, je sais ce qui s’est passé durant l’année 2006, mais cela ne se produit pas maintenant.

Afin de commencer à comprendre l’enseignement bouddhique sur la manière dont un bouddha connaît le passé et le futur, nous devons réfléchir à des choses qui arrivent maintenant et à des choses qui n’arrivent pas maintenant. Le simple fait qu’une chose ne se produise pas maintenant ne veut pas dire que nous ne pouvons pas la connaître : je sais que demain sera un demain ; je sais qu’il y a un hier.

Mon propos est que quand nous visons nos illuminations futures – lesquelles ne se produisent pas encore ; elles n’arrivent pas maintenant mais elles le pourraient – ce n’est pas comme si nous nous focalisions sur quelque chose d’impossible. Nous ne nous focalisons pas sur quelque chose qui n’existe pas, mais nous devons comprendre que cela ne se produit pas maintenant. Comment le saurions-nous alors ? On le saurait sur la base des causes pour l’illumination, causes qui existent maintenant, à savoir les facteurs de la nature-de-bouddha.

Cela nous mène à la discussion sur la nature-de-bouddha, laquelle mène à la nature de l’esprit. C’est la raison pour laquelle ce sujet est pertinent. Est-ce que l’esprit possède une pureté naturelle et la capacité de comprendre ? C’est de ça dont nous parlons. Nous parlons de la nature essentielle de l’esprit comme étant pure de toute souillure, non seulement des souillures passagères mais aussi des souillures des modes d’existence impossibles. On l’appelle le Corps de Nature, Svabhavakaya, qui est le type de corps qu’on a quand on devient un bouddha. Il est directement relié à la troisième noble vérité.

L’esprit a la capacité de fabriquer des apparences de choses et de les comprendre sans des lignes tout autour. Cela veut dire qu’il embrasse tout, passé et futur inclus, si nous entendons et comprenons le passé et le futur comme l’interconnexion de tout ainsi que comme la relation de causalité de tout. Cette aptitude fait partie de la nature-de-bouddha, de la nature essentielle de l’esprit. L’activité mentale est naturellement capable de cela. Mais ne pensez pas à l’esprit comme à une chose. L’activité mentale en est donc capable. Il s’agit là d’un autre aspect de la nature-de-bouddha. De quoi parlons-nous ?  Nous parlons de la quatrième noble vérité, le Dharmakaya, c’est-à-dire de l’esprit omniscient d’un bouddha, et du fait de fabriquer des apparences, le Rupakaya, c’est-à-dire le Corps de Forme d’un bouddha.

Nous devons réfléchir à toutes ces choses qui sont très profondes et passablement complexes. Mais avec un peu plus de compréhension ferme du sujet, nous pouvons alors, sincèrement développer la bodhichitta. « Je sais ce sur quoi je me concentre et je sais que ce point de focalisation existe et qu’il est possible de le réaliser. Et je veux aider tous les autres à atteindre cet état car j’ai confiance que cela est possible pour tous les autres également. » Forts de cela, nous pouvons alors, sincèrement, développer la bodhichitta. Sans cela, nous ne faisons que jouer.

Comme je l’ai dit, au début, nous pouvons travailler avec ces enseignements sur la bodhichitta à un niveau de Dharma qui vous fait vous sentir bien du genre « j’aime tout le monde », et « tous les êtres ont été si bons avec moi », et « puissent-ils être heureux et être délivrés de la souffrance », niveau que je ne rabaisse pas ; il est très bénéfique. Mais ce niveau d’amour et de compassion n’est pas le niveau profond d’amour et de compassion dont parle le bouddhisme.

Le niveau avancé est un niveau très profond. « Il est terrible que vous en passiez par ces hauts et ces bas du samsara et que vous continuiez à les perpétuer pour vous-mêmes ; puissiez-vous être libérés du mécanisme qui perpétue les hauts et les bas de votre existence récurrente incontrôlable. » C’est réellement ce dont nous voulons que les autres soient délivrés. Et le bonheur que nous souhaitons qu’ils aient n’est pas juste le bonheur qu’ils obtiendraient en ayant l’estomac bien rempli. Ce dernier ne durera pas. Pour sûr, ils ont besoin d’avoir l’estomac plein, mais c’est temporaire. Ce n’est pas que nous ignorions le fait d’accorder une aide temporaire aux autres ; il est bien entendu que nous aidons les autres. Mais leur donner une aide temporaire n’est pas notre but le plus profond. Ce que nous visons à réaliser, c’est qu’ils aient un genre de bonheur délivré de toutes ces bêtises et qui soit un bonheur durable, un véritable bonheur.

Et nous avons pour objectif que tout le monde jouisse de ce bonheur. Nous ne pensons pas aux autres en tenant compte des situations samsariques où ils se trouvent maintenant. Pour des raisons karmiques diverses, le continuum mental de celui-ci a manifesté le corps d’un cafard, celui-là le corps de ma mère, et cet autre le corps d’Adolf Hitler. Nous pensons en termes beaucoup plus grands et vastes. Nous pensons à la nature-de-bouddha de tout le monde. C’est ainsi que, dans le tantra, nous voyons tout le monde comme des bouddhas : sur la base de leurs natures-de-bouddhas.

Quand nous réfléchissons en termes de bodhichitta, nous devons en arriver à ceci : « Tout le monde a été ma mère. » Nous aborderons ce point au cours du week-end. Ce n’est pas un sujet facile. Ce n’est pas juste : « Tout le monde a été ma mère, et toutes ont été bonnes », car nous pourrions également méditer sur : « Tout le monde a été mon meurtrier ». En se servant de la même logique, nous pourrions dire que si tout le monde a été ma mère un jour ou l’autre, tout le monde a aussi été mon meurtrier à un moment ou à un autre. C’est une pensée sombre qui donne à réfléchir, et nous explorerons les bienfaits et les inconvénients de chacune d’elles. Mais quand on utilise l’autre méthode, celle de développer la bodhichitta qui consiste à voir l’égalité de tout le monde, on ne le fait pas sur le présupposé que tout le monde a été ma mère et mon meurtrier ; au lieu de cela, on le fait sur la base de penser que tout le monde veut être heureux et que personne ne veut être malheureux. Le « moi » est donc moins impliqué. 

Sa Sainteté le Dalaï-Lama dit toujours que la méthode d’égalisation et d’échange de soi avec les autres – en pensant à l’égalité de tous les êtres dans leur même volonté d’être heureux et de ne pas être malheureux – est moins risquée que celle de reconnaître tous les êtres comme ayant été notre mère et bons avec nous, car elle tend à mettre un peu plus l’accent sur le moi.  On doit donc faire attention à cet aspect dans ce type de méditation. Mais cela ne diminue en rien ses bienfaits. C’est juste qu’on doit faire un peu plus attention et la compléter avec ces autres méditations.

Ceci constitue une sorte de toile de fond pour notre discussion sur la bodhichitta. Je suppose qu’il ne s’agit pas réellement d’une introduction. Une introduction est censée être simple et claire, et l’exposé principal plus difficile. Ce que j’ai expliqué n’était pas franchement facile. Toutefois, je ressens très fortement qu’il est important de ne pas banaliser ces enseignements. Ils sont très précieux et très profonds. Pourquoi sont-ils précieux et profonds ? Parce que ce sur quoi ils se fondent est très, très profond. On peut les utiliser et les appliquer à la façon du Dharma allégé et, ce faisant, en tirer des bienfaits, mais l’intention réelle qui les sous-tend est de nous aider à réaliser l’illumination. 

Tout le premier chapitre du texte de Shantideva S’engager dans la conduite du bodhisattva (Bodhicharyavatara) est dévolu au fait d’illustrer combien il est tout à fait incroyable de développer véritablement la bodhichitta. Soit dit en passant, la bodhichitta à laquelle il fait référence est la bodhichitta « non élaborée ». « Élaborée » veut dire que nous devons en passer par la méditation en sept points de la cause et de l’effet et construire nos raisonnements dessus pour y parvenir. Elle est alors élaborée. Nous devons faire des efforts pour obtenir vraiment cet état d’esprit. Nous devenons seulement des bodhisattvas quand nous sommes capables d’avoir cette bodhichitta de manière non élaborée. Autrement dit, nous n’avons pas à la construire ; nous l’avons tout simplement. À ce stade, nous avons vraiment la bodhichitta et sommes des bodhisattvas. Shantideva loue ce fait comme incroyablement extraordinaire.

La bodhichitta ne se situe pas à un niveau trivial de récitation de simples mots d’une façon dépourvue de signification : « puissé-je réaliser l’illumination pour le bien de tous les êtres sensibles », et : « désormais j’ai la bodhichitta et maintenant je suis un bodhisattva ». Cela implique de comprendre tous les points que j’ai abordés ce soir. Si notre bodhichitta est fondée sur la compréhension de tous ces points, que nous y accordons notre confiance et avons sincèrement tous les êtres comme spectre, c’est incroyable. C’est vraiment incroyable. C’est pourquoi Shantideva en fait une louange si puissante. Sans quoi, ce premier chapitre est un peu étrange – « C’est quoi, la grande affaire ? Je peux réciter les versets simplement comme n’importe qui d’autre. »

La bodhichitta ne consiste pas juste à réciter des versets. Ce n’est pas juste réciter et penser : « j’aimerais être une gentille personne et aider tout le monde ». C’est beaucoup plus profond que ça, beaucoup, beaucoup plus profond. En tant que marchepied, oui, j’aimerais être une bonne personne. Oui, j’aimerais être plus gentil. Oui, j’aimerais être plus attentionné et serviable et être moins névrotique. Bien sûr que je le voudrais. Mais ce sont juste des marchepieds. La bodhichitta est la véritable chose. Et la chose réelle est, pour le dire en langage familier actuel, géniale.

Arrêtons-nous ici pour ce soir. Peut-être avez-vous quelques questions ?

Questions

Serait-il un petit plus facile pour moi d’être convaincu de choses comme la libération ou même la cognition non conceptuelle du vide, si je savais que quelqu’un avait accompli cela, en particulier quelqu’un de vivant aujourd’hui ? D’un autre côté, je sais qu’il n’est pas considéré comme correct de parler aux gens de ses propres accomplissements. La possibilité d’être trompé par des charlatans existe aussi. Je me demandais si vous pouviez dire un mot à ce sujet, d’après votre propre expérience peut-être ?

C’est une très bonne question, une question très sérieuse. Assurément, la tradition est que, même si on l’a (la bodhichitta), on ne le dit pas. Comment donc reconnaîtrions-nous qui possède la bodhichitta, par exemple, si nous-mêmes ne l’avons pas ? Comment saurions-nous qu’elle existe ? Eh bien, il en existe des démonstrations. C’est une façon de savoir. Mais il serait certainement utile de savoir que quelqu’un d’autre a atteint ces choses.

Cette question de la confiance dans le maître devient très délicate car elle veut dire que nous devons, avec précaution, aborder la question de la relation avec le maître spirituel et avec le fait de voir le maître comme un bouddha. C’est un terrain très dangereux car le sujet est de ceux qui peuvent être très facilement mal compris.

L’enseignement sur le fait de voir le gourou comme un bouddha n’a jamais été énoncé pour être pris à la lettre. Si c’était littéralement vrai, votre maître connaîtrait le numéro de téléphone de tout le monde dans l’univers. Si les maîtres étaient réellement de bouddhas, ils seraient omniscients et connaîtraient donc le numéro de téléphone de tout le monde. Voilà un point intéressant.

Ce que nous cherchons à faire c’est de nous concentrer sur les bonnes qualités du maître, sans nier ses défauts. Nous nous concentrons juste sur les qualités positives du maître et les voyons comme les qualités d’un bouddha. Ce que cela a pour effet, c’est de nous aider dans notre entraînement à la bodhichitta. Comment ? Parce que ce sur quoi nous nous concentrons avec notre bodhichitta, ce sont toutes les bonnes qualités d’un bouddha, qualités du bouddha que nous deviendrons. C’est la même chose avec la bodhichitta : « Je réalise que je ne suis pas un bouddha. Je ne nie pas mes défauts, mais je me concentre sur ces choses positives. » Si nous pouvons faire ça avec le maître, or, de toute évidence, nous allons choisir un maître qui a plus de bonnes qualités que nous, alors nous pouvons en tirer de l’inspiration pour réaliser l’état d’un bouddha. C’est là l’un des bienfaits de voir le maître comme un bouddha. Se concentrer sur quelque chose de positif s’intègre très bien avec la méditation sur la bodhichitta. 

Le maître doit-il avoir une bodhichitta réelle ainsi qu’une véritable cognition non conceptuelle du vide pour être en mesure de faire cela ? Comme vous l’avez dit, il ne va pas prétendre qu’il les possède. Même s’il les a, il ne va pas le dire. Sa Sainteté le Dalaï-Lama dit qu’il ne les a pas bien qu’il dise : « J’en ai eu un petit aperçu. » Il le reconnaîtra parfois. Mais si lui ne les a pas, qui les a ?

Nous avons beaucoup de chance d’avoir l’exemple de Sa Sainteté, qu’il reconnaisse ou non avoir la bodhichitta et une cognition non conceptuelle du vide. Je parle maintenant de ma propre expérience. Si je pouvais devenir ainsi, je serais très heureux. Ce serait suffisant. On peut constater son incroyable dévouement et son incroyable équanimité. Pourriez-vous imaginer être l’ennemi public numéro un de toute la Chine et que tout le monde pense que vous êtes le diable, et ne pas être découragé par cela ? C’est incroyable, tout à fait incroyable. Pourriez-vous imaginer prendre sur vous la responsabilité de six millions de gens qui vous considèrent comme celui qui les soutient, eux et leurs espoirs, et devoir porter cela sur vos épaules depuis l’âge de seize ans ou peu importe le moment où cela est arrivé ? C’est extraordinaire. À considérer les qualités qu’il possède, je dirais que ce qu’il a obtenu est bien assez pour moi. J’ai eu la bonne fortune d’avoir des contacts étroits avec les défunts maîtres de Sa Sainteté, eux aussi étaient extraordinaires.

Pour moi, il n’est vraiment important de mesurer la quantité de bodhichitta de quelqu’un et de savoir si sa compréhension est réellement non conceptuelle ou non. Une question plus pertinente, à mon avis, est de savoir s’il est logiquement possible de réaliser ces choses ? Bon, c’est logiquement possible, et il y a des gens ici-même qui sont allés loin dans cette direction. Cela ne me soucie donc pas. La question est de savoir ce que nous devons réellement prendre pour refuge. Notre direction sûre (mais ici, peut-être le mot « refuge » convient), c’est le Dharma lui-même. Ne vous en remettez pas aux gens car les gens peuvent vous laisser tomber.

Certaines personnes ont de maîtres et, un beau jour, découvrent une forme de scandale, une forme de maltraitance dans laquelle le maître a été impliqué. C’est arrivé à tellement de gens. Alors ils se découragent vraiment et pensent que le Dharma ne vaut rien : « Comment peut-il produire des gens ce cette sorte ? » La faute ne revient pas au Dharma. Il est très important d’examiner ce point : quelle est la faute ? C’étaient des êtres humains ; il n’étaient pas des bouddhas. Si je considère leurs bonnes qualités comme des qualités de bouddha, je peux voir qu’ils ont enseigné certaines méthodes qui étaient utiles. Mais les gens commettent des fautes.

Sa Sainteté le Dalaï-Lama en donne un très bon exemple. Il fait référence à l’un des maîtres qu’il a eu dans sa jeunesse, Reting Rimpotché, et qui a été impliqué dans toutes sortes de mauvais coups et est tombé en grande disgrâce. Sa Sainteté dit : « Bon, quand je repense à l’époque où il était sur le trône et aux enseignements qu’il donnait, je pense à lui comme à un bouddha. En matière de conduite mondaine, il ne l’est pas. » Il fait donc une différence entre les deux et dit que cela ne lui pose aucun problème. Je pense qu’il s’agit là d’un très bon exemple. Ce n’est pas un exemple facile, bien sûr, mais je pense que nous devons faire la différence entre notre relation au maître comme maître, et à notre relation à cette personne en tant qu’être humain ordinaire.

La question est comment devenons-nous convaincu d’une chose ? C’est la vraie question, n’est-ce pas ? Comment surmontons-nous l’hésitation, l’indécision, le doute ? Est-ce ainsi, n’est-ce pas ainsi ? La vérité d’une chose peut se trouver juste devant nos yeux et nous pourrions toujours être incapables de l’accepter. Que faut-il pour être convaincu ? C’est une question très, très importante. Quelle quantité d’égo se tient derrière ? C’est aussi une question intéressante. « Je veux que quelqu’un me prouve qu’il en est ainsi. » Je tombe fréquemment sur cette remarque : « Je ne vais pas pratiquer ça jusqu’à ce que je comprenne ce que je fais. » On ne se contente pas de se taire et de simplement faire la chose. 

Souvent ce qui nous empêche d’être convaincu – outre le fait de ne pas comprendre, bien sûr, la raison principale de ne pas être convaincu – ce sont certaines émotions perturbatrices, certains blocages. Cela aussi peut nous empêcher de nous convaincre d’une chose, de nous forger une conviction. On nous a laissé tomber si couvent : « C’est pourquoi je ne veux faire confiance à rien dans le but d’y croire vraiment » – pour utiliser une exemple commun – dans ce cas, rien de ce que quelqu’un dirait ne pourrait jamais nous convaincre. Dans tous les cas, je pense qu’obtenir une conviction est un processus très long et lent. Ce n’est pas : « Alléluia, maintenant je crois. »

Sa Sainteté dit toujours que la conviction devrait être fondée sur la raison plutôt que sur la compassion car la compassion, si elle se fonde sur l’émotion, est instable. Si elle l’est sur la raison, elle est stable. « J’ai de la compassion pour tout le monde parce que, tout comme je veux être heureux et ne pas être malheureux, tout le monde veut être heureux et ne pas être malheureux. Nous sommes donc tous égaux. » C’est plus stable que de dire simplement : « Oh, vous pauvre petite chose ! »

Se pose alors la question de l’émotion. On pense : « La compassion n’est pas réelle à moins que je ne sois réellement ému. » Devons-nous être émotionnellement ému pour éprouver de l’amour et de la compassion ? C’est une question intéressante. Que veut dire être émotionnellement remué ? Je pense que cela à quelque chose à voir avec les énergies du corps, lesquelles se déplacent avec une plus grande excitation. C’est comme la différence entre tomber fortement amoureux de quelqu’un que nous ne connaissons pas depuis très longtemps et éprouver un amour plus stable fondé sur le fait d’être avec une personne depuis trente ans. Ce n’est plus excitant mais c’est très stable car nous comprenons réellement la personne.

Cette qualité d’excitation émotionnelle n’est pas nécessairement une chose qui aide. D’une manière encore plus significative, cela ne rend pas l’émotion plus réelle. C’est notre saisie de l’existence impossible. On pense : « si je ressens la chose vraiment fort, ça la rend plus réelle », « si mon cœur n’est pas remué et que je ne pleure pas, ce n’est pas réel ». Nous revenons maintenant au vide : « Qu’est-ce qui établit que j’ai vraiment de la compassion ? Est-ce dû au fait que je pleure chaque fois que je vois quelqu’un souffrir, et que mon cœur s’émeut, et que je me sens bouleversé ? Est-ce que cela prouve que j’ai vraiment de la compassion ? Qu’est-ce qui prouve que j’ai de la compassion ? » C’est une question intéressante à laquelle réfléchir. Je ne donnerai pas de réponse. Mais pensez-y.

Vous avez parlé de connaître le passé et le futur et aussi des boîtes, des boîtes rouges et des boîtes orange. Une chose à laquelle je pense fréquemment quand j’en viens à la question du vide, c’est à la mort. Je pense au fait que ce qui se trouve dans ces boîtes continue. J’ai des exemples spécifiques tels que des gens que je connais, ou comme de marcher où j’ai marché, ou comme quand je mourrai, les gens seront toujours là ; et donc ça continue. Mais pour moi il y a du vide. Tout ce que mon esprit peut voir, c’est du vide. Par exemple, vous dites que l’année 2008 existe, qu’il s’agit du futur. Mais existe-t-elle pour moi si je ne suis plus vivante à ce moment-là ? Dans mon esprit, je fais juste l’expérience d’un vide, et j’ignore comment m’en saisir. 

Bien, si je peux résumer ce que vous avez dit, à vrai dire ce n’est pas si clair dans ma tête, je dois dire, vous semblez dire que le vide signifie le rien. Donc, il se pourrait que l’année 2008 arrive pour d’autres gens, mais si vous n’êtes pas vivante à ce moment-là, cela n’arrivera pas pour vous.

Exact.

Bien, il s’agit d’une question très complexe si vous pensez à l’année 2008. J’ignore si c’est là le point central de votre question. Le temps est relatif. Si vous voyagiez dans un vaisseau spatial à une vitesse proche de celle de la lumière, et que vous ayez un calendrier que vous puissiez vérifier, vous verriez que l’année 2008 n’arrive pas pour vous au même moment où elle se produit sur terre. Il y a dons la question de la relativité du temps. Mais ceci mis à part, ce que vous semblez dire, c’est que quelque chose existe parce que vous en faites l’expérience et que c’est ce fait qui démontre que cela existe. Et que si vous n’en faites pas l’expérience, ça n’existe pas. Si c’est le cas, comment sauriez-vous que ça existe ?

En vérité, je pense que cela existera. Mais je ne serai pas là avec la chose, je ne sais donc pas de quelle façon m’y relier. C’est comme si cela existe pour vous, mais pas pour moi.

Cela existe pour moi et non pour vous ? Non. C’est une fausse conception. Désolé, mais vous êtes en train de discuter du temps. Ce n’est pas comme s’il y avait une grille spatio-temporelle fixe ou un axe et qu’il y avait un curseur dessus appelé « maintenant », comme si « maintenant » existait objectivement « là-bas ». Il n’en est pas ainsi. De même quand vous mourrez, ce n’est pas comme si d’une certaine façon vous étiez hors de la grille dans le bardo et que plus tard vous réintégriez la grille. Ça ne se passe pas comme ça.

Quand on parle du passé et du futur, on doit parler en fonction de nos propres continuums mentaux et en fonction de ce qui ne se produit plus et de ce qui n’est pas encore advenu. On n’utilise pas les mots « passé » et « futur ». Cela a à voir avec le karma, c’est-à-dire avec les diverses causes karmiques qui n’arrivent plus et les résultats non encore advenus. Ceux-ci sont présents même si vous êtes dans le bardo. Le « qui-ne-se-produit-plus » et le « non-encore-advenu » sont imputés sur les graines karmiques, les tendances. Ce sont des aspects de ces tendances.

Le fait qu’il y ait une tendance karmique, ou graine – littéralement le mot est « graine » ; toutefois, il ne s’agit pas d’une chose physique, je pense donc que « tendance » est un meilleur mot – indique qu’il y a un passage, une antériorité, un qui ne se produit plus, de la cause. Cela indique donc le passé. Une tendance karmique doit être venue de quelque part, donc le « qui ne se produit plus » de la cause est indiqué par la présence de la tendance. Et le facteur, ou l’aspect, ou la partie de cette tendance qui ne donne pas encore lieu à un résultat sur la base de sa capacité à manifester son résultat quand toutes les conditions seront complètes est le futur, le non-encore-advenu. Cela n’arrive pas encore parce que la tendance ne manifeste pas encore son résultat, mais elle a la capacité à donner lieu à un résultat.

Bien sûr, nous pouvons la purifier en sorte que les conditions ne soient jamais complètes. C’est ainsi qu’on se débarrasse du karma, en ne fournissant jamais les conditions. Si les conditions ne sont pas complètes, une tendance ne peut jamais mûrir. Nous avons besoin de l’ignorance, de l’inconscience comme condition pour que les choses mûrissent. C’est ainsi que nous purifions. C’est donc la compréhension du vide qui purifie le karma. Ce n’est pas se contenter de réciter un mantra. 

Donc, tout ces choses sont là comme faisant partie d’un continuum mental : le bardo, la mort, les tendances, les forces karmiques, etc.

Les catégories, comme « table », semblent être des catégories spatiales. Existe-t-il une chose qui soit une catégorie temporelle ?

Oui, assurément. « Table », en tant que catégorie, semble être une chose de l’ordre du spatial. Y a-t-il des catégories temporelles ? Bien sûr, un continuum tel qu’une année, par exemple.

Quand une année arrive-t-elle ? Est-ce qu’une année arrive aujourd’hui ? Arrive-t-elle juste maintenant ? Nous ne faisons pas l’expérience d’une année en un moment. C’est une catégorie. Nous pensons des choses comme : « Ce furent de bonnes années », « ce furent de mauvaises années », « ce furent des années du Moyen Âge ». Ce sont là des catégories. Nous avons donc des catégories d’intervalles de temps. « Demain » est une catégorie, et elle peut s’appliquer à de très nombreux jours différents ; il y a beaucoup d’exemples de « demain ».

Qu’en est-il quand on commence à parler du passé et du futur ?

Le « passé » et le « futur » sont des catégories, assurément. Qu’est-ce qu’une catégorie ?  Tout ce qui s’est passé avant maintenant peut être désigné comme « le passé ». Je peux utiliser cette catégorie, « le passé », pour me référer à l’époque où j’avais quatre ans et pour parler de tout ce qui s’est passé avant cette époque, et je peux m’en servir comme catégorie pour me référer à tout ce qui s’est passé avant maintenant, à l’époque de ma soixantaine.

Quand vous ou d’autres enseignants du Dharma parlent de la manière dont l’inconscience, ou l’ignorance, fonctionne – comment nous mettons des choses dans des boîtes, des catégories, etc. – il me semble toujours que ce genre d’inconscience dont on parle est une de celle qui est fondée sur la façon dont la cognition humaine fonctionne. J’ai quelques doutes sur le fait que cela s’applique à la façon dont un moucheron ou une fourmi est consciente des choses.

Vous soulevez une très bonne question. Vous ne l’avez pas dit, mais il était implicite dans ce que vous avez dit que j’aurais dû être plus précis dans ce que j’ai dit sur les catégories impliquant l’usage de mots. Est-ce qu’un moucheron ou une vache pensent en catégories ?

Ils le font certainement. Les catégories n’ont pas besoin d’être associées à des mots bien que nous puissions le faire. Un moucheron possède certainement la catégorie « nourriture ». Il peut faire la différence entre une chose qui est de la nourriture et une chose qui est un caillou, ou quelque chose de ce genre. Un chien a certainement la catégorie « mon maître », fondé sur l’odorat, la vue ou quelque chose d’autre. Ils ont des catégories.

Nous devons maintenant aborder un peu la catégorie « cognition », qui est très compliquée. Qu’est-ce qui représente une catégorie quand nous pensons en nous servant de l’une d’elles ? Elle pourrait être représentée par une image mentale. Elle pourrait être représentée par une odeur. Elle pourrait être représentée par un mot. Elle pourrait être représentée par une certaine sorte de sentiment. Elle pourrait être représentée par un grand nombre de choses.

Bien. Restons-en là pour ce soir et finissons par une dédicace. Pensons : « Quelle que soit la force positive qui découle de ceci, quelle que soit la compréhension, puissent-elles s’approfondir de plus en plus et agir comme cause pour atteindre l’illumination pour le bien de tous. 

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