Le développement en sept points de la bodhichitta : l’équanimité

Révision

Aujourd’hui a lieu notre deuxième session sur la méditation en sept points afin de générer la bodhichitta en utilisant la causalité. Hier, en guise d’introduction, nous avons examiné certains des facteurs impliqués dans la génération de l’objectif de la bodhichitta. Nous nous sommes concentrés principalement sur la bodhichitta conventionnelle ou bodhichitta relative, laquelle vise nos propres illuminations individuelles qui ne se sont pas encore produites mais qui le peuvent sur la base des facteurs de nos natures-de-bouddhas.

Nous avons considéré certains des aspects qui rendent la bodhichitta si profonde et si importante et qui font d’elle une chose tellement louée par les grands maîtres comme étant le joyau le plus rare. Nul besoin de répéter tout ce que j’ai dit hier, mais il est très important d’avoir une bonne compréhension de ce qu’est la bodhichitta, de la respecter et de ne pas la banaliser. Il est aussi très important de comprendre que si nous voulons réellement la développer profondément et sincèrement, nous devons accomplir une prodigieuse somme de travail. C’est la raison pour laquelle elle se situe au niveau avancé de motivation. Ce n’est pas une chose par laquelle on commence.

La bodhichitta ne fait pas partie du niveau initial de motivation, même si on pourrait avoir cette impression d’après l’organisation de nombreux lam-rims où le refuge et la bodhichitta se trouvent placés au tout début comme faisant partie des pratiques préliminaires ou préparatoires. Les trouver au début assume avec évidence le fait que nous les possédons déjà. Nous devons comprendre le contexte dans lequel ces enseignements du lam-rim qu’on trouve dans les grands textes sont donnés. Ces enseignements sont destinés à des gens qui ont déjà passé par toutes ces pratiques et ne font que les réviser pour se préparer à recevoir une forme d’initiation tantrique. Tel est le contexte véritable de la présentation de Pabongka du Lam-rim chen-mo, etc.

Pour soulever un autre point concernant l’organisation du lam-rim – c’est-à-dire celle de présenter tôt dans le texte la relation avec le maître spirituel, en s’appuyant sur le maître spirituel comme étant la racine du chemin – je mets toujours l’accent quand j’enseigne sur la relation avec le maître spirituel sur le fait que la racine n’est pas la graine du chemin. La racine est présente quand une plante est déjà poussée ; c’est ce à travers quoi on tire la subsistance. Le maître spirituel est celui qui nous donne de l’inspiration, mais ce n’est pas là que nous commençons vraiment.

J’ai trouvé intéressant de consulter une ancienne présentation Kadampa des étapes progressives du chemin, composée par un maître Kadampa appelé Sangwejin, version qui était un traité précurseur du lam-rim de Tsongkhapa, et sur lequel en vérité ce dernier a composé son Lam-rim chen-mo. Dans cette version, il clarifie un peu plus ce point, ce que j’ai été très heureux de constater. Il dit que la fondation – là où le chemin commence – est d’avoir une croyance confiante en les Trois Joyaux, confiance dans la valeur de la pratique, ce genre de choses. C’est par là que nous commençons : avant tout, avoir le souhait de s’améliorer, puis d’avoir une certaine connaissance du Dharma et enfin que le chemin sera un chemin utile et valide. C’est par là que nous commençons. C’est la base du chemin. Ensuite la racine, par laquelle nous tirons subsistance, c’est le maître spirituel. 

Dans tous les cas, les enseignements sur la bodhichitta sont introduits à un niveau très avancé du lam-rim. Si nous voulons donc pratiquer les diverses méthodes – or il existe deux méthodes indiquées pour développer l’objectif de bodhichitta, à savoir la méditation en sept points grâce à la causalité et celle d’égaliser et d’échanger nos attitudes à propos de soi et d’autrui – nous devons apprécier le fait que nous sommes tenus d’acquérir de la stabilité dans les enseignements et les entraînements des niveaux initial et intermédiaire.

L’équanimité

La méditation en sept points de la cause et de l’effet est arrangée de façon intéressante. La manière dont les étages d’un immeuble sont numérotés aux États-Unis est de commencer par l’étage numéro un au niveau du sol. Ce n’est pas ainsi qu’on fait ici à Seattle. On applique le système européen où il y a un rez-de-chaussée et ensuite, au-dessus, se trouvent les étages numérotés – étage numéro un, deux, trois, etc. Les enseignements sur la causalité en sept points sont organisés de cette façon : il y a un niveau de base qui précède l’étape numéro un. Ce rez-de-chaussée est l’équanimité.

L’équanimité dont on parle ici est l’équanimité développée en commun avec les soi-disant pratiquants du Hinayana, ce qui veut dire qu’il s’agit d’une équanimité commune aux niveaux initial et intermédiaire de motivation. Ce point doit être compris et pris au sérieux. Quel est le but de cette pratique de l’équanimité ? C’est de surmonter l’attirance pour certaines personnes, la répulsion et l’aversion pour d’autres, ainsi que l’indifférence pour d’autres encore. « Les autres », tout d’abord, ne signifie pas exclusivement les gens : on parle de tous les êtres sensibles.

Je ne sais pas dans quelle mesure « être sensible » est le bon terme. Je préfère le terme « êtres limités » qui malheureusement résonne comme « êtres handicapés » quand il est traduit dans d’autres langues. Ce n’est pas un terme facile à traduire. On dispose de deux termes ici. L’un est « semchen » (sems-can) et l’autre « luchen » (lus-can). « Semchen » est quelqu’un qui possède un « sem » (sems), c’est-à-dire un esprit limité. Un bouddha n’a pas de « sem », un esprit limité. Souvent les gens pansent aux bouddhas comme à des êtres sensibles, mais les bouddhas ne sont pas inclus dans ce groupe. Les êtres avec des esprits limités sont ceux qui veulent aider en obtenant l’illumination ou la libération. « Luchen » est un être avec un corps limité. Un bouddha n’a pas ce genre de « lu » (lus), ou corps. Il existe un mot différent pour désigner le corps d’un bouddha.

Fondamentalement, ce que nous cherchons à surmonter, c’est le favoritisme, le fait de se sentir attirés par certains, révulsés par d’autres, et indifférents aux autres. Cela comprend tous les êtres limités sous toutes les formes de vie différentes. Ce point, bien entendu, soulève le problème de savoir si oui ou non les autres royaumes existent vraiment. Ce n’est pas une question facile. Je devrais peut-être mentionner quelque chose à ce sujet. Mais pour conclure et finir le raisonnement que je voulais exposer, le cadre principal au sein duquel nous obtenons l’équanimité est celui qui consiste à surmonter les émotions perturbatrices envers les autres. Tel est le contexte principal pour ce type d’équanimité. Il existe une autre sorte d’équanimité qui implique d’égaliser nos attitudes envers autrui. Telle est la manière du Mahayana de développer l’équanimité. Elle a à voir avec le fait de n’avoir aucun favoritisme alors même que nous dirigeons véritablement notre amour et notre compassion vers les autres, le fait de ne pas se sentir proches de certains et distants avec d’autres.

Ici, toutefois, le point central est de surmonter d’avoir des émotions perturbatrices envers les autres. Cela signifie que nous devons réellement mettre l’accent sur le niveau intermédiaire de motivation : le souhait de nous débarrasser nous-mêmes du samsara.

Nous voulons donc nous débarrasser de ces émotions perturbatrices, mais j’y reviendrai.

L’acceptation des autres royaumes d’existence

Laissez-moi dire juste quelques mots sur ces différents royaumes parce que je pense qu’un grand nombre de gens ont des difficultés à croire que ces royaumes existent. La façon dont j’y pense – et je ne l’ai pas entendu dire de la bouche de mes maîtres ou d’autres ; il s’agit juste de ma propre analyse – se traduit en termes de bonheur et de malheur. C’est ce dont nous parlons quand on parle du mûrissement du karma. Parmi d’autres effets, le karma mûrit en bonheur et en malheur. Il s’agit de la règle la plus générale. Quand on parle de bonheur, on parle de notre bonheur mondain qui ne dure pas, etc. Cela pourrait être un sentiment physique de bonheur ou un sentiment mental, et il peut accompagner toutes sortes de sensations différentes.

Quand on considère le spectre des perceptions sensorielles, par exemple, on découvre que nous autres, les êtres humains, à cause de notre équipement limité, de notre équipement corporel, sommes capables d’en expérimenter seulement une bande limitée. Prenez le spectre visuel : nous ne pouvons pas voir l’ultraviolet ni l’infrarouge, nous ne pouvons pas voir dans le noir. Certains animaux peuvent voir beaucoup mieux dans le noir que nous. Les chiens peuvent entendre des sons de fréquence plus élevée que nous, et ils peuvent certainement détecter les odeurs bien mieux que nous. En s’appuyant sur ce raisonnement, on peut conclure que simplement parce que certaines portions du spectre sensoriel ne peuvent être expérimentées par l’appareil humain, cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent en aucun cas être connues par l’activité mentale.

Le plaisir et la douleur ne sont pas les mêmes choses que le bonheur et le malheur ; ce sont des sensations physiques. Le bonheur et le malheur sont des facteurs mentaux qui peuvent accompagner ces sensations. D’habitude, quand on parle de ces différents royaumes, on parle du plaisir et de la douleur qu’on y expérimente, bien qu’en fait le bonheur et le malheur expérimentés dans ces royaumes soient les résultats principaux du karma. Néanmoins, si on considère le plaisir et la douleur, on peut voir que l’appareil humain, le corps physique, ne peut faire l’expérience que d’une certaine quantité seulement de plaisir et de douleur. Quand la douleur devient trop forte, nous nous évanouissons ; nous devenons inconscients. Peut-être qu’avant cela nous sommes en état de choc, puis le corps s’éteint. 

C’est la même chose avec le plaisir. Si le plaisir est trop intense, un mécanisme automatique, quasi involontaire, s’enclenche pour détruire ce bonheur et y mettre fin. Ceci peut être illustré par le plaisir sexuel : nous nous précipitons pour avoir un orgasme, lequel fait retomber le niveau d’intensité du plaisir, jusqu’à la phase réfractaire dans le cas des hommes. Puis, il y a le cas – j’aime cet exemple – d’une démangeaison. Avez-vous jamais réfléchi à ce qu’est une démangeaison ? Une démangeaison est un plaisir intense. C’est ce que c’est. Ce n’est pas douloureux : c’est agréable. Cependant, si ça l’est trop, nous sommes alors poussés à nous gratter pour y mettre fin. 

Soit dit en passant, c’est la clé pour gérer les éruptions cutanées chroniques ainsi que les démangeaisons. J’en ai eu une il y a quelques années qui a duré quatre ou cinq ans. Elle me démangeait intensément dans le cou et le cuir chevelu. Elle me démange encore parfois. La seule façon de la traiter – car aucun docteur n’a été capable de dire ce que c’était et de prescrire un traitement – était de me détendre et de profiter du plaisir de la démangeaison. C’était la seule façon, laquelle n’était pas très facile à mettre en œuvre. Cependant, telle est la nature essentielle d’une démangeaison : le plaisir.

Étant donné que notre équipement est limité, nous ne pouvons faire l’expérience que d’une certaine bande du spectre de la douleur et du plaisir, partant du bonheur et du malheur. Si nous devenons trop malheureux, nous nous tuons. Dans bien des cas, nous nous tuons également quand nous sommes trop heureux car tout devient terriblement ennuyeux. En tout cas, il n’y a pas de raison logique à ce qu’il ne puisse pas y avoir une base physique qui fasse l’expérience d’une portion plus grande de ces bandes. L’activité mentale de quiconque a la possibilité – on parle de l’activité mentale en général – de faire l’expérience de la totalité du spectre de sensations auxquelles tous les différents types d’équipements sensoriels répondent et, donc, du spectre complet de douleur et de plaisir et du bonheur et malheur qui lui est associé. Penser de cette façon m’aide à me sentir un petit peu plus à l’aise avec l’idée que ces autres formes de vie existent.

Nous parlons de nos propres continuums mentaux et de ce dont ils sont capables d’expérimenter. On aurait besoin d’un équipement approprié, d’un corps approprié avec des capteurs sensoriels appropriés pour être en mesure d’expérimenter un côté plus qu’un autre des divers spectres associés aux différents sens. Penser de la sorte, donc, peut s’avérer utile pour se sentir un peu plus à l’aise avec ces différentes formes de vie.

Je pense qu’il est totalement malhonnête vis-à-vis de la tradition de réduire ces différentes formes de vie à des états psychologiques au sein du royaume humain. C’est totalement injuste envers la tradition. D’après les enseignements sur le karma, nous pouvons dire qu’il y a quelques restes des vies antérieures que nous avons eues dans chacun des différents royaumes et donc nous en voyons les traces dans cette vie. Mais cela n’équivaut pas à la totalité des enseignements sur ces autres royaumes. 

Je pense que ce point est particulièrement pertinent dans notre discussion sur l’équanimité, sur la compassion, sur notre volonté d’aider tout le monde à réaliser l’illumination, et le reste. Nous ne voulons pas que notre vision de tous les êtres soit une forme de vision exclusive. Nous pensons à des continuums mentaux, fondamentalement des continuums mentaux individuels – lesquels sont en nombre fini, mais en quantité immense – et qui n’ont ni commencement ni fin. Ils sont indénombrables en nombre, mais ils sont finis. Ce n’est pas comme si de nouveaux étaient créés. Si nous devions le penser, nous tomberions alors dans toute la question de savoir qui les crée, d’où ils viennent, etc. Ce dernier point, le concept d’un créateur, n’est pas accepté par le bouddhisme.

Développer le renoncement

Nous pensons donc à tous les êtres individuels, les êtres limités aux esprits limités, aux activités mentales limitées ainsi qu’aux corps limités qui soutiennent cette activité, et nous voulons développer l’équanimité à leur égard. Pour ce faire, il existe une méthode standard. Je ne veux pas en venir juste à la méthode standard tout de suite, car alors nous en aurions terminé en cinq minutes. Pour que cette méthode marche – ce qui veut dire ne pas avoir d’attachement, d’aversion ou d’indifférence à l’égard de n’importe quel individu – elle doit, comme je l’ai dit, être comprise dans le cadre du niveau intermédiaire d’entraînement. Le niveau intermédiaire d’entraînement insiste sur le renoncement. Qu’est donc le renoncement ? 

La traduction littérale du mot pour « renoncement » est « détermination ». Il s’agit du mot « nge-jung » (nges-’byung), devenir « certain » (nges), donc déterminé. À propos de quoi sommes-nous déterminés ? Nous sommes déterminés à nous débarrasser du samsara. Nous sommes déterminés à obtenir la libération, et à sortir du samsara. Il y a donc deux directions ici. L’une est d’atteindre quelque chose : la libération, et l’autre est d’éliminer quelque chose d’autre : le samsara.

Cela veut dire, pour le dire rudement, abandonner certaines choses. On ne parle pas de donner des objets, des choses. On parle davantage d’abandonner la manière dont nous expérimentons les choses. Après tout, c’est de cela dont il s’agit dans le bouddhisme, le fait qu’il y ait la souffrance due à la façon dont nous faisons l’expérience des choses et qu’il existe des causes pour cela. Nous voulons donc être capables d’expérimenter les choses sans souffrir, ce qui signifie sans créer les causes de la souffrance. Au lieu de cela, nous voulons faire l’expérience des choses avec compréhension, ce qui conduit à la compassion, etc.

Maintenant, cela ne veut pas dire que les choses dont nous faisons l’expérience existent objectivement là devant nous, de manière totalement indépendante. Mais alors, de nouveau, comme je l’ai peut-être dit avant, nous parlons de la façon dont nous établissons qu’une chose existe, et non de la façon dont elle existe en général. Mais n’entrons pas dans ce sujet pour le moment. Comment faisons-nous l’expérience des choses ? C’est ce que nous voulons abandonner : expérimenter les choses avec attachement, aversion, et naïveté. Telles sont les trois attitudes ou émotions empoisonnées.

Quand nous éprouvons de l’attachement, par exemple, nous ne voulons pas lâcher ce que nous avons. Quand nous éprouvons du désir, lequel est un autre aspect de cette émotion perturbatrice – il est défini différemment dans divers textes indiens à partir de ce point de vue – nous voulons obtenir ce que nous n’avons pas. Ce qui est pertinent ici c’est que ces émotions empoisonnées ou attitudes font que nous éprouvons les choses avec souffrance, elles génèrent des problèmes.

Avec le renoncement, comme avec n’importe quelle motivation, il y a à la fois un but et une composante émotionnelle. Le but est la libération et la composante émotionnelle est le dégoût. Nous sommes totalement lassés de cette situation de souffrance qui continue de se produire toujours et encore. On ne parle pas d’être ennuyé ou en colère après cela : « Comme je suis stupide d’être comme ça. » Ce n’est pas un état d’esprit propice pour se sortir de la souffrance car c’est toujours un état d’esprit perturbé : le fait d’être ennuyé pour soi-même d’être aussi stupide. Nous sommes plutôt simplement dégoûtés.

« Dégoût », à mon avis, est un bon mot. Mais je pense qu’il y a aussi une autre connotation ici qui est celle que nous sommes fatigués à son sujet. Nous sommes tellement lassés et dégoûtés par cette situation – « C’est pathétique ! » – que nous décidons finalement de faire quelque chose à ce propos. Vu ma propre expérience d’avoir surmonté certaines choses dans lesquelles j’étais très impliqué au cours de ma jeunesse, je pense que c’est la façon dont nous sommes véritablement capables d’arrêter de boire ou de fumer, peu importe quoi. « C’est ridicule ! C’est pathétique ! » Il ne s’agit pas de vouloir être un super-gendarme et d’être encolère après soi. Cela ne marche pas. C’est tout simplement que ce n’est plus intéressant. Quand c’est ennuyeux et sans intérêt, nous sommes dégoûtés. Nous en avons eu assez, nous voulons donc arrêter, et nous avons une meilleure chance d’être en mesure de le faire.

Le renoncement est donc un état d’esprit qui n’est pas perturbant. Ce n’est pas si facile. Nous associons souvent le renoncement avec un sentiment de culpabilité et le fait de devoir se priver. On pense : « Je dois me gendarmer », etc. Ce n’est pas le renoncement. C’est un effort névrotique d’arrêter quelque chose, qui doit être abandonné. Nous devons être fatigués de jouer au gendarme. Nous devons développer un sentiment de lassitude par rapport au fait d’éprouver des sentiments d’attirance envers certains, d’aversion pour d’autres et d’indifférence avec d’autres encore, et ressentir du dégoût pour tous les problèmes qui en découlent. Nous devons reconnaître les problèmes que cela entraîne ainsi que la souffrance. Sans quoi, pourquoi voudrions-nous laisser tomber cela ? Pourquoi voudrions-nous nous en sortir et développer de l’équanimité envers tout le monde ?

Nous n’avons pas à entrer dans tous les problèmes qui surgissent quand on est tellement attaché à quelqu’un ou tellement contrarié par quelqu’un, ou totalement indifférent envers tel autre… lequel vous en veut, et toutes les sortes de choses qui s’ensuivent. Je suis sûr que nous avons toutes et tous fait l’expérience des problèmes qui surgissent de chacune de ces trois attitudes envers les autres.

Les trois entraînements supérieurs

S’entraîner au niveau intermédiaire de pratique indique la manière de surmonter les trois attitudes empoisonnées. Donc, avant d’aborder le niveau avancé avec bodhichitta, nous devons nous entraîner un peu au niveau intermédiaire. Cela implique les trois entraînements supérieurs : la discipline éthique, la concentration, et ce que j’appelle la « conscience discriminante ».

Je n’aime pas le terme « sagesse ». Il est utilisé par plusieurs traducteurs pour traduire de nombreux termes différents du bouddhisme, et tous ces termes différents ne signifient pas la même chose. « Sagesse » donc, en tant que traduction, ne fait que mélanger le tout et rendre le terme banal. Dans ce cas, il s’agit de « conscience discriminante », qui est la conscience ou la compréhension qui discrimine ou distingue entre ce qui est correct et ce qui est incorrect, entre ce qui est réel et ce qui est fantasmé, entre ce qui est utile et ce qui est dommageable. Il existe un grand nombre de domaines différents sur lesquels elle peut se concentrer.

Si on examine sa définition, la conscience discriminante est le facteur mental qui ajoute de la certitude au fait de distinguer. « Distinction » est la façon dont je préfère traduire le facteur mental appelé « récognition » (reconnaissance). Il ne s’agit pas du tout de récognition. La récognition implique d’avoir connu auparavant un objet dont nous nous rappelons maintenant et de lui appliquer le nom ou le concept que nous lui avions appliqué. Ce n’est pas le facteur dont nous parlons ici. Il s’agit de distinction. Nous distinguons un trait caractéristique d’une chose. Fondamentalement nous le distinguons de son arrière-plan. 

Si je regarde la forme colorée du visage d’une personne – ce qui, en vérité, est tout ce que je vois : une forme colorée – je dois être capable de la distinguer des formes colorées du mur et des gens tout autour afin d’être en mesure de traiter d’une façon ou d’une autre l’information entrante. C’est de cela que parle le fait de distinguer. Nous distinguons un objet de son arrière-plan. C’est alors que la conscience discriminante ajoute de la certitude au fait : « C’est ceci et non cela. » Nous discriminons donc entre ce qui est utile et ce qui est dommageable, ce qui est correct et ce qui est incorrect, etc. 

Il est toujours important de revenir aux définitions ; sans quoi, on ne comprend pas réellement ce à quoi ces termes font véritablement référence. On a alors toutes sortes d’idées erronées fondées simplement sur les mots utilisés pour traduire ces termes. Les Tibétains ont le même problème. S’ils ne connaissent pas la définition, ils peuvent eux aussi être confus sur la signification d’un terme.

L’importance des trois entraînements supérieurs, la discipline éthique, la concentration, et la conscience discriminante, est généralement expliquée de manière métaphorique : pour trancher la racine d’une chose, nous avons besoin d’une hache aiguisée, telle est la conscience discriminante ; pour être capable de la couper vraiment, nous devons toujours frapper dans la coupe, telle est la concentration ; et pour lever haut la hache, nous avons besoin de force, telle est la discipline. Nous avons besoin des trois, au complet. C’est la métaphore employée et elle est bonne. 

Nous avons besoin de discipline afin de ne pas succomber à l’empire de l’attirance, de la répulsion, et de l’indifférence. Par exemple, quand nous sommes dans un groupe de gens et que notre meilleur(e) ami(e) ou un être cher entre dans la pièce, nous devons avoir la discipline de ne pas juste nous précipiter vers cette personne et ignorer toutes les autres. J’ai eu un très bon exemple de cette situation. Je traduisais pour le précédent Serkong Rimpotché quelque part à l’Ouest, et une de mes cousines, qui vivait dans la ville où nous étions et que je n’avais pas vue depuis de très nombreuses années, entra en retard. J’étais là en train de traduire. Je ne pouvais en aucune façon me lever et aller vers elle pour la saluer, rien de cette sorte, même si elle était un petit peu contrariée que je ne me sois pas précipité vers elle. Dans ce genre de situation donc, nous avons besoin de discipline pour ne pas nous lever, puis de concentration pour rester concentré sur ce que nous faisons. Je devais me concentrer sur la traduction et ne pas permettre à mon esprit de vagabonder vers cette cousine que je n’avais pas vue depuis de nombreuses années.

Cette discipline est très nécessaire pour l’équanimité. Nous devons avoir au moins la maîtrise de soi pour ne pas ignorer les autres. C’est quelque chose qui se produit tout le temps, n’est-ce pas ? Voici mon expérience : les gens viennent et posent des questions or je dois aller aux toilettes, ou je dois me rendre à un prochain rendez-vous, ou je dois parler à d’autres gens, peu importe. Ce qui surgit alors, c’est la tendance à ignorer la personne, à couper court. Il se peut même qu’on soit un petit peu agacé par elle, surtout si elle tourne autour du pot et n’en vient pas au point principal. Nous avons donc besoin de patience, bien entendu. Mais plus approprié encore à notre discussion ici, il y a la discipline de ne pas ignorer cette personne et de ne pas regarder notre montre et de dire : « s’il vous plaît, partez », voire d’utiliser des mots plus rudes, mots que nous pourrions prononcer dans notre for intérieur .   

Nous devons donc avoir de la discipline et de la concentration et nous devons accorder une attention égale à tout le monde, que nous soyons intéressés ou non par ce qu’ils disent. Après tout, ils posent une question. Pour eux, c’est important. Sinon, pourquoi la poseraient-ils ? Peut-être la posent-ils pour frimer, mais c’est un autre problème. Dans tous les cas, nous devons prendre tout le monde au sérieux. C’est, à mon avis, ce que l’équanimité cherche à faire : avant même de penser avoir de l’amour et de la compassion pour tout le monde, nous devons les prendre au sérieux.

Il s’agit là d’une attitude sur laquelle j’insiste beaucoup dans le programme d’entraînement à la sensibilité que j’ai développé, intitulé Développer une sensibilité équilibrée. « Vous êtes un être humain » – je parle ici des êtres humains, mais on pourrait y inclure les chiens tout aussi bien – « Et tout comme vous avez des sentiments, j’ai des sentiments. De même que la façon dont vous me traitez et me parlez affecte mes sentiments, de même la façon dont je vous traite et vous parle affecte vos sentiments. »  C’est pourquoi : « Tout comme je voudrais que vous me respectiez en tant qu’être humain, que vous respectiez mes sentiments et me preniez au sérieux, de mon côté je voudrais vous respecter, vous et vos sentiments, prendre soin de vous et ne pas vous blesser », etc. Nous développons ce que j’appelle « l’attitude bienveillante ».

Telle est la base ici : prendre tout le monde de manière égale et au sérieux. Nous pouvons alors développer l’amour et la compassion, et toutes ces autres choses. Pour ce faire, il est nécessaire qu’il y ait un sentiment d’équanimité envers tout un chacun.

Surmonter l’attirance, la répulsion et l’indifférence

Avec cette équanimité, que cherchons-nous à surmonter ? Nous voulons surmonter l’attirance, la répulsion, et l’indifférence. Ces attitudes se fondent sur le désir ardent et l’attachement, ou sur la colère et l’hostilité, ou sur la naïveté. C’est à cause de la naïveté que nous ignorons les autres.

Une fois encore, nous devons examiner les définitions.

Qu’est-ce que l’attachement ou le désir ? Avec le désir, rappelez-vous, nous voulons ce que nous n’avons pas. Avec l’attachement, nous ne voulons pas lâcher prise de ce que nous avons. Avec l’avidité, nous en voulons plus. Ce sont tous des aspects de cette émotion perturbatrice. L’attachement se fonde sur la surestimation des bonnes qualités d’une chose. Ici, dans le cas d’une personne, nous en surestimons les bonnes qualités et identifions alors la personne exclusivement avec ces bonnes qualités. Ces qualités peuvent ou ne peuvent pas être présentes, mais dans tous les cas nous exagérons les bonnes qualités ou peut-être en ajoutons-nous d’autres qu’elle n’a pas en réalité, et nous ignorons totalement les qualités négatives. Alors, avec un sentiment puissant du « moi », nous pensons : « Je veux l’avoir », et : « Je ne veux pas la perdre. »

La colère ou la répulsion insiste sur les qualités négatives et les exagère. On pense alors : « Je veux m’en débarrasser », ou : « Je ne veux pas l’avoir. » Donc ici encore, il y a un « moi » puissant.

Avec la naïveté et l’indifférence, laquelle dérive de la naïveté, fondamentalement nous ne considérons pas les qualités de l’autre personne pour une raison ou pour une autre, soit que nous sommes trop occupés, soit que nous ne nous en soucions pas ou que nous ne sommes pas intéressés. Ou bien nous pourrions avoir peur. C’est une autre raison pour ignorer les autres. Nous pourrions être effrayés de commettre une faute ou avoir peur que la personne nous fasse du mal ou qu’elle nous laisse tomber. Il existe de nombreuses variantes de la peur. Et nous sommes naïfs quant au fait qu’il s’agit « d’un être humain ; qu’il a des sentiments tout comme moi ainsi que de bonnes et mauvaises qualités », etc., ce qui conduit à l’indifférence.

Nous avons donc l’attirance, la répulsion, et l’indifférence. Afin de les surmonter, nous devons consulter les enseignements de la portée intermédiaire sur la conscience discriminante, imaginer un ami, un ennemi, et un étranger, et réfléchir au fait que dans une vie antérieure, l’ami nous a blessé, et que, toujours dans une vie antérieure, l’ennemi nous a aidé ainsi que l’étranger. Le simple fait de faire cet exercice d’équanimité est une très bonne chose, mais cela n’a pas beaucoup d’effet si nous n’avons pas un niveau plus profond de compréhension de ce que cela signifie réellement et ne sommes pas convaincus de la logique selon laquelle cela nous conduirait à un état d’équanimité.

S’il vous plaît, ne banalisez pas l’équanimité. Il est incroyablement difficile de l’avoir. Il est beaucoup plus facile de l’esquiver et de se contenter de développer l’amour et la compassion pour les gens que nous aimons ou pour une certaine catégorie amorphe « d’être pauvres et souffrants » et de penser : « Je les aiderai. »  Mais sommes-nous réellement désireux de laver les plaies d’un lépreux, par exemple ? Voulons-nous vraiment nous salir les mains en aidant quelqu’un ? « Je donnerai un peu d’argent », « je paierai quelqu’un d’autre pour faire cela », mais « est-ce que je veux réellement le faire ? »

Ce n’est pas si facile, n’est-ce pas ? Si vous visitez jamais une de ces organisations de Mère Teresa et voyez ce qu’ils font véritablement ainsi que les gens dont ils s’occupent, vous commencerez à réévaluer votre propre niveau de compassion, d’amour et d’engagement et votre volonté d’aider réellement quelqu’un.

Les continuums mentaux

Dans tous les cas, pour revenir en arrière, la clé, c’est le continuum mental. Le continuum mental est sans commencement ni fin. Il n’est pas si facile de comprendre cela et d’avoir confiance dans le fait que tel est le cas. Toutefois, il existe de nombreuses raisons pour cela étant donné la manière dont la cause et l’effet fonctionnent. Peut-il vraisemblablement y avoir une cause issue de rien, une cause qui tout à coup commence quelque chose, ou doit-il toujours y avoir une cause antérieure ? Autrement dit, est-ce que quelque chose peut venir de rien ? Et est-ce qu’une chose peut aller dans le rien absolu, le néant, sans avoir un certain effet ? D’un point de vue bouddhique, c’est impossible.

Nous avons donc ces continuums mentaux sans commencement de moments d’expérience qui se produisent l’un après l’autre sans discontinuer. Nous pouvons alors considérer la personne. On parle d’une personne, d’un individu. S’élevant sur le continuum mental de ce dernier, on a les divers types d’impulsions qui surgissent sur la base des émotions perturbatrices, qui elles-mêmes se manifestent à partir de l’inconscience, ou ignorance, de la confusion, etc. Ces diverses pulsions conduisent alors à divers types de comportements impulsifs. Mais il se peut qu’elles ne le fassent pas. Nous pouvons ne pas agir en fonction de toutes les pulsions qui surgissent. Par exemple, il se peut que nous ayons la pulsion de crier après quelqu’un, mais que nous ne passions pas à l’acte. Mais, cette impulsion qui surgit, c’est elle qui est le karma, et dans la plupart des cas, nous agissons selon ces impulsions.

Agir selon ces impulsions mène à certaines conséquences. Certaines habitudes et certaines tendances s’accumulent de même que certains potentiels positifs et négatifs (ou force karmique). On traduit généralement les potentiels positif et négatif par « mérite » et « faute », termes qui, comme je l’ai mentionné hier, introduisent des concepts plutôt inappropriés et erronés, empruntés au christianisme. C’est la force positive et la force négative qui, dans des conditions propices, font advenir l’expérience de quelque chose d’autre sur ce continuum mental.

Élargir la base de désignation

Nous avons des continuums mentaux. Qu’en est-il du « moi », de la personne impliquée ici ? Sur chacun de ces continuums mentaux individuels il y a un « moi » imputé. Le « moi » est une imputation sur le continuum mental. Nous pouvons nous servir d’un exemple vraiment très simple : celui d’un film. Un film est composé de moments qui se succèdent les uns après les autres. Nous ne voyons pas tout Star Wars (La Guerre des étoiles) en un instant. Il s’agit d’une désignation appliquée à tout un film, à toute une séquence d’images. Ou bien prenons une année : une année est une désignation appliquée à des jours et des moments. Une année ne se produit pas d’un seul coup. De même, le « moi » est une imputation appliquée non sur juste un instant mais sur toute une continuité d’instants. C’est un peu comme le nom du film individuel.

Qu’est donc, alors, ce « moi » ? Nous devons comprendre que ce « moi » n’est pas quelque chose de statique, « statique » voulant dire qu’il ne change pas et que rien ne l’affecte. Ce n’est pas quelque chose dénué de parties ; ce n’est pas un monolithe dépourvu de différents aspects. Ce n’est également pas une chose séparée du continuum mental, une chose qui pourrait s’envoler et aller se loger dans un autre continuum mental, ou quelque chose de ce genre. Cette sorte ou ce niveau de « moi » est impossible.

Pas plus que ce « moi », ou personne – si on regarde le niveau suivant, plus subtil – n’est une chose connaissable de manière auto-suffisante. Autrement dit, on ne peut pas connaître une personne séparément du fait de connaître quelque chose de la base de désignation de la personne qui apparaît. Nous disons des choses comme : « Je veux me connaître moi-même. » Que connaissons-nous ? En vérité, c’est plus facile de le comprendre en ce qui concerne les autres : « Je connais Barbara. » Que connaissons-nous ? « Je vois Barbara. » Que voyons-nous ? Nous ne pouvons pas voir Barbara sans voir une forme physique. C’est sur la base d’une forme physique que nous voyons Barbara : nous ne voyons pas juste « Barbara ». « Je connais Barbara. » Que connaissons-nous ? « Je connais le nom de Barbara. Dans ce cas, alors, nous connaissons Barbara en association avec un nom. « Je connais la personnalité », « je sais à quoi elle ressemble ». Nous ne pouvons pas penser à elle de cette seule façon, c’est-à-dire sans connaître quelque chose de la base sur laquelle elle est imputée. Une personne ne peut pas être connue de manière auto-suffisante, de par soi-même.

Nous nous créons une grande quantité de souffrance en pensant en termes d’un « moi » connaissable de manière auto-suffisante. L’exemple dont j’aime me servir est : « Je veux que quelqu’un m’aime pour moi, non pour mon apparence, mon corps, ma richesse, mes connaissances, ni pour aucune de ces sortes de choses. Je veux juste qu’on m’aime pour moi-même. » Que diable cela veut-il dire ? Comment quelqu’un pourrait nous aimer indépendamment de la base d’imputation du « moi » ? 

Il s’agit là du soi subtil impossible d’une personne. Cela nous mène à une compréhension de type plus Prasangika-Madhyamaka, à savoir qu’il existe une relation intime entre le « moi » et la base d’imputation. La base d’imputation est le continuum mental d’activité mentale instant après instant, sans commencement ni fin. Ce qui est pertinent ici, car c’est l’obstacle à l’équanimité, c’est que nous identifions chaque personne juste avec ce que nous en voyons maintenant, à ce moment ou à ce stade, ça n’a pas besoin d’être juste un moment. Nous la voyons comme un ami, un ennemi, ou un étranger, ou, si on dépasse ces étiquettes, un être humain ou un moustique. Ce sont juste des phases de la personne, du continuum mental.

Ce qui se passe ici, c’est que nous limitons la base de désignation de la personne. Nous ne prenons pas en considération toute la base d’imputation. Et même à l’intérieur de cette phase limitée du continuum mental, en ne considérant qu’une courte période, nous limitons encore davantage la base en ne voyant que les bonnes qualités, les exagérant et en ajoutant certaines qui ne sont même pas là, ou bien en ne considérant que les mauvaises qualités, les exagérant et en ajoutant peut-être d’autres qui ne sont pas là non plus, ou encore en ignorant toutes les qualités présentes et étiquetant alors la personne sur ces bases encore plus limitées.

La clé de l’équanimité, c’est la compréhension. Il ne s’agit pas de renforcer en nous une forme de discipline : « Bon, je vais juste rester assis là. Je ne vais pas aller au-devant de ma cousine pour la saluer et, de ce fait, ignorer tous les autres. » De même, il ne suffit pas de se contenter de penser : « Bon, je ne vais pas faire ça car ce sont tous des êtres humains ; ils veulent être heureux et ne pas être malheureux. » Cela ne va pas assez en profondeur, en vérité. Il se peut que ça marche, mais nous avons besoin de quelque chose d’un peu plus profond pour véritablement comprendre ce qui se passe et de faire de cette équanimité un travail méditatif. Pourquoi ? Parce que cela implique d’invoquer les vies passées et donc des bases différentes sur lesquelles imputer la personne, par exemple : « Cet ami doit m’avoir blessé dans une vie passée. » Telle est la manière d’élargir la base de désignation.

Si nous comprenons le fait d’élargir la base de cette façon en termes d’étiquetage ainsi que la base d’étiquetage ou base d’imputation et le vide de la personne – le fait que la personne n’existe pas séparément de la base et n’est pas connue indépendamment de la base – il devient un peu plus facile de travailler vraiment avec cette équanimité et de voir qu’il s’agit d’une chose raisonnable à développer. Il ne s’agit pas d’un chose bouddhique surhumaine. En vérité, c’est correct malgré le fait que nous devions respecter la vérité conventionnelle. 

Respecter la vérité conventionnelle

Une fois qu’on a obtenu cette compréhension du vide, il est très important de ne pas perdre de vue le niveau conventionnel. « Bien, je vais étiqueter chaque personne sur l’entièreté de leurs continuums mentaux plutôt que sur quelques petits morceaux seulement. Je vais voir tout le monde en fonction de tous ces continuums mentaux qui sont sans commencement ni fin. Il se trouve que cet individu est maintenant mon bébé, et je dois prêter plus d’attention à mon bébé qu’aux fourmis qui se trouvent dans ma cuisine. » Ne perdez pas de vue la vérité conventionnelle de la situation actuelle des individus, en respectant nos relations avec eux. 

L’équanimité peut, si on ignore la vérité conventionnelle, conduire à blesser les gens qui sont très proches de nous. En vérité, c’est quelque chose que nous devons surveiller. Je connais des gens qui ont des enfants et qui socialement sont très engagés et passent leur temps à aider les pauvres, peu importe leur centre d’intérêt, mais qui ignorent leurs enfants. Leurs enfants se sentent délaissés ; ils disent : « Mon père, ou ma mère, est sorti pour aider ces gens là-bas, mais qu’en est-il de moi ? » 

Il est important de ne pas ignorer ou de rejeter la vérité conventionnelle. C’est pourquoi, dans les enseignements, il est dit que, bien entendu, nous développons l’équanimité envers tout le monde ainsi que la volonté d’aider tout le monde de manière égale, et l’équanimité dont nous parlons ici concerne le fait de ne pas être émotionnellement bouleversés et attirés par certains, comme par un aimant, et révulsés par d’autres (l’aimant ne fonctionne pas avec des rochers ou des plantes ; il n’y a donc là ni attirance ni répulsion, ni émotion perturbatrice). Mais, malgré tout, nous aidons celles et ceux que nous sommes le plus capables d’aider et avec qui nous avons de plus fortes connexion.

Si quelqu’un est tout à fait proche de nous et s’il n’est pas réceptif, il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire. Ce fut le cas pour le Bouddha lui-même. Qu’espérons-nous donc pouvoir faire ? Il est toujours très sensé de réfléchir à l’exemple du Bouddha. « Tout le monde n’aimait pas Bouddha, pourquoi m’attendrais-je à ce que tout le monde m’aime ? » C’est un bon exemple. Cela nous donne vraiment à réfléchir quand les gens ne nous aiment pas. Nous essayons si fort d’être des bodhisattvas et eux pensent que nous sommes des idiots et nous critiquent. 

L’équanimité fondée sur la raison

Dès lors, la clé pour développer cette équanimité est d’obtenir une forme de compréhension. Dans les textes, on trouve deux méthodes pour développer l’équanimité. La première concerne la méthode. Avec elle, nous développons d’abord la compassion. Puis, en s’appuyant dessus, nous développons le souhait : « Je veux devenir un bouddha afin d’aider tout le monde », ce qui conduit à : « J’ai besoin de comprendre le vide pour être en mesure de le faire, j’ai besoin de devenir un bouddha. » Il s’agit là d’une des méthodes. Avec l’autre méthode, destinée à ceux qui sont plus enclins à l’intellectualité, la compréhension du vide vient en premier. Alors, fort de cette compréhension, il devient évident qu’on aurait de la compassion et de l’amour pour tout le monde.

Sa Sainteté dit toujours que cette seconde manière de développer l’équanimité est plus stable. Bien que nous puissions procéder à un niveau émotionnel et réussir en ce domaine, c’est quelque peu instable. Nous pourrions être déstabilisés émotionnellement. Quand on possède pour le moins une certaine compréhension de base, cela nous aide énormément en nous servant de fondation. Et, comme je l’ai dit, la clé ce sont les continuums mentaux, ne pas perdre de vue la totalité du continuum mental.

Cela se raccorde très bien avec le renoncement. Quand on pense en termes de continuums mentaux sans commencements ni fins, on pense à nous. Comme il est ennuyeux et lassant que nos continuums mentaux passent continuellement par des hauts et des bas avec le malheur et le bonheur mondain, lequel ne satisfait jamais, montant et descendant sans cesse. Nous voulons nous débarrasser de la souffrance omniprésente qui perpétue la base de cette renaissance samsarique fluctuante.

Si on pense à nos propres continuums mentaux de cette façon et sommes déterminés à nous délivrer de ce film réellement affreux qui ne fait que se répéter encore et encore, nous pensons alors aux autres également. D’où l’amour et la compassion, etc., que nous développons pour les autres. Et le souhait de leur apporter la libération doit être fondé sur la vision des autres en tant que continuums mentaux entiers et individuels. Avec l’équanimité donc, nous commençons déjà à penser aux autres en tant que continuums mentaux plutôt qu’à les identifier seulement avec ce que nous voyons d’eux maintenant.

Questions

Vous avez peut-être quelques questions à ce propos avant d’aborder la véritable méthode que beaucoup d’entre vous, sans doute, connaissent déjà. On la trouve aisément disponible dans de très nombreux livres.

Pourriez-vous revenir en arrière et décrire très brièvement la méthode la moins stable ?

La méthode la moins stable pour développer l’amour et la compassion est une méthode fondée juste sur l’émotion. Elle implique de parcourir toute la séquence « tout le monde a été ma mère ; elles ont été si bonnes », etc., ce qui ne fait pas advenir vraiment cette équanimité de façon puissante. Il est assez difficile, en vérité, sur un plan émotionnel de se dire : « Bon, je ne vais pas être attiré par certaines personnes et rebutés par d’autres, pas plus que je ne vais ignorer les autres », et de se résoudre à ne pas se comporter ainsi. Faire cela purement sur une base émotionnelle est très délicat et difficile. Sans compréhension, je ne vois aucun autre moyen de le faire que de se transformer en gendarme et d’user de discipline. 

C’est pour cette raison, je pense, que la base est instable pour développer ce qu’on appelle le grand amour et la grande compassion, ce qui signifie qu’ils sont dirigés vers tous les êtres, indépendamment de ce qu’ils nous font maintenant. Si on pense en termes de continuum mental, nous comprenons qu’ils nous ont tout fait. Donc, ce qu’ils viennent de faire juste récemment, quelle importance cela a-t-il ?

C’est donc sur cette fondation chancelante de l’équanimité qu’on procède émotionnellement avec « tout le monde a été ma mère », etc. Il est difficile, en vérité, d’y croire si on ne pense pas en termes de continuum mental et à son absence de commencement. 

En pensant aux autres au cours de cette seule vie, nous pouvons cependant pratiquer une version allégée de l’équanimité : « Tout le monde pourrait me ramener chez lui et me servir un repas et prendre soin de moi comme une mère. » Mais c’est très difficile à appliquer au moustique ou à la fourmi. Avec cette version, on a tendance à limiter notre intérêt aux gens seulement. C’est donc très limité. « Je veux que tout le monde soit heureux et ne soit pas malheureux », et ainsi on a tendance à se focaliser juste sur celles et ceux qu’on aime. Sans doute sommes-nous capables d’élargir cela un peu, mais, malgré tout, ce n’est toujours pas stable. Ce n’est pas si stable parce que pour réellement avoir le grand amour et la grande compassion – on ne parle même pas encore de bodhichitta – on doit les diriger vers tout le monde, ce qui veut dire sans attirance, répulsion, ou indifférence. 

Ceci, bien sûr, conduit à tout le matériel du lojong, l’entraînement de l’attitude, où l’on n’attend rien en retour, pas même un merci. Si quelqu’un comme mon enfant bien-aimé que j’ai tellement aidé m’ignore et me traite de manière terrible, je vais considérer cette personne comme un maître. On trouve toutes ces sortes de choses, le matériel pour l’entraînement de nos attitudes, dans les Trente-Sept Pratiques d’un bodhisattva et dans le lojong. Il s’agit de questions sérieuses. Ce genre de chose arrive dans la vie réelle : nous aidons les gens, et ils n’apprécient pas qu’on les aide. Ils nous ignorent en retour. Nous attendons pour le moins une forme de merci, de reconnaissance… « soyez gentils avec moi en retour ». Or, derrière cela se tient une émotion perturbatrice. 

Ce genre de chose sape notre compassion, notre souhait d’aider les autres, et le reste à l’avenant. Nous commençons alors à les aider afin de nous sentir bien et d’avoir le sentiment d’être utile et que nos vies aient un sens. Nous devenons presque – excusez l’exemple extrême – comme des vampires envers les autres, tirant le sentiment de notre valeur de l’aide que nous leur apportons. Il s’agit de vampirisation, d’exploitation au sens subtil. De nouveau, on en vient à la compréhension du vide. « Qu’est-ce qui établit mon existence ? » « Est-ce que j’existe parce que j’ai de l’importance pour quelqu’un d’autre ? Est-ce que cela me fait exister ? Est-ce que cela établit mon existence ? Je peux aider les autres ; en conséquence, est-ce que j’existe ? » Réfléchissez-y. 

Beaucoup de gens âgés meurent par manque de raison d’être. Ce point a été documenté. Si leurs vies manquent de pertinence et que personne ne leur rend visite dans la maison de retraite – il s’agit juste d’un grand néant, et tout ce qui leur reste c’est de regarder la télévision toute la journée – ils meurent d’inutilité. Rien ne se passe. C’est ici que se trouve l’erreur : « Ce qui me fait exister c’est que je sois utile pour les autres, que je sois important pour eux et que les autres prennent soin de moi. » Bien sûr, biologiquement c’est nécessaire, mais, pardonnez-moi, la biologie c’est du samsara. Il est vrai que d’un point de vue samsarique nous avons besoin d’attention, en particulier les bébés et les personnes âgées, et d’interaction avec les autres. Nous dépendons entièrement de cela. Toutefois cela n’établit pas notre existence.

Ce sont des points très profonds auxquels réfléchir, vraiment profonds. C’est pourquoi, pour en revenir à ce à quoi je faisais allusion plus haut, il est incorrect de parler de modes d’existence impossibles en faisant référence à des façons de vivre. Ce n’est pas une traduction correcte du terme. Cela fait référence à des manières d’établir ou de prouver l’exsitence.

Qu’est-ce qui établit qu’il existe une chose telle que l’amour ? Il y a toute une palette d’émotions qui s’élèvent non seulement sur mon continuum mental mais également sur les continuums mentaux de tout le monde. Dans ce grand océan d’émotions, y a-t-il une boîte emballée dans du plastic qui serait l’amour. Je ressens cette « chose », et vous de même, et je dois la générer, peu importe comment ? Non. Qu’est-ce qui établit qu’il y a de l’amour ? Il y a le mot ou le concept « amour ». Quelqu’un a fabriqué le mot à partir de sons sans signification et en a donné une définition. Cela établit que l’amour existe. Il n’y a rien d’autre qui l’établisse ; c’est juste une convention. Cela ne veut pas dire qu’une telle chose n’existe pas ; cette convention fait référence à quelque chose. Cependant, il n’y a rien du côté du spectre émotionnel qui corresponde à ce mot. S’il y avait là quelque chose auquel le mot corresponde, ce serait une boîte. Or rien n’existe de cette façon. La boîte « amour » n’établit pas que l’amour existe car il n’existe rien de tel. C’est impossible.

Il s’agit d’étiquetage mental, de la vue Prasangika. Qu’est-ce qui établit que les choses existent ? C’est simplement ce à quoi les mots font référence sur la base d’une certaine base de désignation. Il n’y a pas de « chose » référente, pas de chose dans une boîte qui correspondrait, du côté de l’objet, au mot. En résumé, c’est cela le Prasangika, le Prasangika Guéloug. Les autres traditions tibétaines définissent le Prasangika différemment. Nous devons en être conscients. Tsongkhapa a été un réformateur très radical. Il a changé et modifié la compréhension de pratiquement tout ce qu’il y avait auparavant. Il était très révolutionnaire.

Plus je m’efforce d’avoir une plus grande équanimité et plus je trouve que je deviens paresseux. J’essaie de penser à tout le monde en termes d’égalité et je me dis : « D’accord, je ne dois pas m’efforcer de faire partie de leurs vies car je peux les voir sous n’importe quelle possibilité future dans leurs propres vies. » Où cela me place-t-il sur l’échelle de la responsabilité sociale et en relation avec des groupes comme l’Association bouddhique pour la paix qui fait des choses concrètes pour aider les autres mais qui ne pensent pas nécessairement à leur entourage en termes d’équanimité ?

Ma réponse revient à ce que je disais auparavant : nous ne devons pas perdre de vue la vérité conventionnelle de la situation actuelle de chacun et ce que nous sommes capables de faire maintenant. Il y a une différence entre avoir la volonté d’aider tout le monde de manière égale en s’appuyant sur l’équanimité qui nous permet de considérer tout les autres de la même façon – telle est l’équanimité mahayaniste – et ce sur quoi nous nous focalisons ici, à savoir l’équanimité de ne pas être perturbé émotionnellement à cause de l’attirance, de la répulsion, et de l’indifférence aux autres. Tel est ici le point de focalisation. Malgré tout, nous respectons la vérité conventionnelle. Nous nous demandons : « Que puis-je faire ? » « Avec qui ai-je des connexions ? » « Qui est réceptif ? » « Qui est ouvert à moi ? » « Où puis-je apporter la meilleure contribution ? » Et alors nous le faisons.

Je tiens ce conseil personnel de Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Quand je lui ai demandé : « Je suis impliqué dans tant de projets différents et tant de choses différentes. Que faire ? » Il a répondu : « Regardez ce que vous êtes capable de faire que presque personne d’autre ne fait, ce pour quoi vous êtes vraiment bon, et là où il y a un besoin pour cela, et faites-le. Pour les autres choses, faites-en un peu. Mettez l’accent là où vous pouvez apporter une contribution rare et sur ce pour quoi vous êtes doué. » C’est respecter la vérité conventionnelle. On voit qui est réceptif à ce que nous faisons, etc.

Si nous sommes en position d’aider les autres, il se peut que beaucoup de gens viennent solliciter notre aide. Comment choisissons-nous sur la base de l’équanimité ? Tel est le défi de l’équanimité. L’équanimité est libre d’émotions perturbatrices. Cela signifie que nous ne nous énervons pas quand nous recevons trente messages nous demandant « s’il te plaît, explique-moi ceci ou cela », ce qui prendrait cinq pages d’explication pour le faire. Toutefois, quand notre ami le plus proche nous envoie un message, nous voulons rester assis là pour bavarder et lui écrire abondamment. C’est là que cette équanimité entre en jeu.

Nous voyons où nous pouvons apporter l’aide la plus grande, quand une personne est réceptive, ce que nous sommes en mesure de faire, et nous donnons un commencement de réponse. C’est ce que Sa Sainteté le Dalaï-Lama a dit. Nous pouvons lui donner un début de réponse et la diriger vers d’autres sources. S’il n’y a pas d’autres sources, alors nous apportons plus d’attention à la réponse. En même temps, nous n’ignorons pas nos amis les plus proches qui réclament aussi notre attention. Cela devient une performance d’équilibriste. Il n’est pas facile d’être un aspirant bodhisattva et de vouloir aider tout le monde. Nous avons des limites, des limites à notre énergie. C’est la raison pour laquelle nous voulons devenir des bouddhas.

Tel est le frein le plus puissant, le fait qu’actuellement je sois limité. Je dispose d’un équipement limité. Je suis fatigué, je vieillis, ma mémoire s’en va, mon énergie aussi, et ma santé. C’est plus qu’ennuyeux ! Sans parler du fait que cela a pris tant de temps pour en arriver au stade d’être capable d’aider au niveau où j’en suis maintenant. Je ne veux pas avoir à revenir en arrière et à tout recommencer à nouveau. Et c’est reparti pour un tour, depuis le début. Quand nous atteignons le point où nous disposons de tous les outils nécessaires pour apporter un forme de contribution efficace, nous devons tout recommencer depuis le début. C’est prodigieusement ennuyeux, non ?

C’est de cela dont nous voulons nous débarrasser. Ce ne sont pas seulement les manifestations qui l’accompagnent : nous voulons nous débarrasser de leur base. Et ce n’est pas facile, c’est ce que j’essayais de dire plus haut, car nous sommes attachés à nos amis, à notre confort, ce qui veut dire que nous rejetons les gens avec des requêtes ennuyeuses, ce genre de choses. Et nous sommes contrariés quand nous sommes occupés ; nous stressons. C’est horrible. Voilà ce que nous devons développer : le sentiment que « c’est horrible », avant même de pouvoir développer l’équanimité.

C’est ce que je dis. Si nous sautons immédiatement à « je ne pense pas juste à moi », et à « voici les enseignements avancés, or je suis avancé », et à « asseyons-nous tous et méditons sur l’amour et la compassion » (parce que cela nous fait nous sentir bien), notre équanimité ne va pas être stable. Cela peut aider un peu, mais cela ne va pas être stable. Nous voulons quelque chose de stable à moins que nous ne nous intéressions qu’à boire du Dharma-allégé. Si telle est notre boisson, c’est parfait, mais ne soyez pas dupes du fait qu’il s’agit de Dharma-allégé.

La véritable méditation de l’équanimité

La véritable méditation consiste à penser à trois sortes de gens. Nous nous occuperons juste des humains. Nous n’introduirons pas les cafards. Ça serait pratiquer la méditation de l’équanimité à un niveau franchement beaucoup plus radical. 

Tout d’abord, nous pensons à une personne que nous aimons vraiment beaucoup. Si elle devait entrer dans la pièce, nous voudrions courir vers elle, la serrer dans nos bras, l’embrasser, lui donner toute notre attention et ignorer tous les autres. Nous voudrions juste leur dire « Désolé ! » et partir avec cette personne. 

Ensuite nous pensons à quelqu’un d’autre qui, s’il devait entrer dans la pièce, nous donnerait envie de dire « Oh, non ! », quelqu’un que nous voudrions réellement éviter pour une raison ou une autre, ou que nous trouvons réellement ennuyeux.

Puis nous pensons à une personne totalement étrangère. Ordinairement, nous prenons, les photos de gens dans un magazine, cependant pas un « modèle » qui affiche un « look ». Nous prenons simplement quelqu’un. Ce pourrait être quelqu’un dans la rue, une ouvreuse qui récolte les tickets dans un cinéma, autrement dit quelqu’un que nous ne considérons même pas comme une personne. Ici, dans ce pays, toutefois, la majorité des gens sont amicaux et discutent volontiers entre eux, même s’ils sont de parfaits étrangers. En Allemagne, où je vis, les gens n’agissent pas ainsi. Dans tous les cas, on pourrait même imaginer quelqu’un que nous ignorerions totalement en tant qu’être humain.

Deux situations se présentent. L’une est quand nous pensons à des gens. L’autre est quand nous sommes vraiment confrontés à eux, par exemple, quand quelqu’un de réellement ennuyeux comme un démarcheur téléphonique nous appelle au téléphone. Quelle est la différence dans notre attitude envers le démarcheur téléphonique qui appelle et notre attitude envers notre meilleur(e) ami(e) qui appelle ? C’est un bon exemple. Est-ce que le démarcheur téléphonique est quelqu’un qui a été notre mère dans une vie antérieure et qui veut être heureux et ne pas être malheureux, et ne veut pas que lui répondions par un juron et lui raccrochions au nez ? Comment se sent-il ?

Nous pensons à chacune de ces personnes individuellement, une par une, après les avoir choisies. Nous pouvons regardez une photo si c’est plus facile. Sinon, nous pouvons nous contenter de penser à elles, de les visualiser, peu importe.

Quand on se concentre sur la personne qu’on aime et vers laquelle on est tellement attiré, on laisse ce sentiment d’attraction s’élever. « Tu es vraiment une personne fantastique et j’aimerais réellement être avec toi. » Nous voulons aller vers cette personne et être avec elle, nous ne voulons pas la perdre. Puis nous nous arrêtons un moment et nous nous demandons : « Pourquoi est-ce que je ressens ça ? Est-ce que je ressens cela parce qu’elle a été gentille avec moi ? » ou « Cela me fait me sentir bien d’être avec elle », ou « Elle fait attention à moi », « J’ai obtenu telle ou telle chose d’elle ». Quelles sont les raisons ?

C’est ce que je disais avant à propos de la base d’étiquetage : nous étiquetons la personne sur ce genre de choses. Nous pourrions évaluer si ces choses sont correctes ou non. Il s’agit, ici, bien sûr d’une variante, voir si nous exagérons les qualités ou si nous fabriquons quelque chose. « C’est la plus merveilleuse personne au monde ! » Ce n’est probablement pas la personne la plus merveilleuse du monde. C’est réellement intéressant, on pense : « Je veux que cette personne m’aime. Quelqu’un d’autre ? Personne d’autre ne compte. Je veux que celle-ci m’aime et fasse attention à moi. »

Avez-vous vu jamais le documentaire, j’ai oublié son nom, sur les pingouins en Antarctique ? Il y a cette vaste étendue avec cent mille pingouins, tous pareils. On pense alors : « Je veux que ce pingouin particulier m’aime, ce pingouin-là et pas un autre. » Cela met en quelque sorte notre sélectivité en perspective et nous aide à voir que, fondamentalement, ils sont tous les mêmes. C’est une image utile, à mon avis du moins. 

Pour utiliser la terminologie dont nous nous sommes servi avant, ce que nous faisons alors c’est d’élargir la base de désignation. Si nous voulons le faire en fonction des vies passées qui est la manière dont la méditation est présentée, nous y pensons en fonction d’une vie antérieure. « Dans une vie passée, ils m’ont fait beaucoup de mal. Ils ont bu mon sang. » On pense donc à toutes sortes d’images plaisantes (les moustiques boivent notre sang, pas seulement les vampires), « et dans des vies futures, ils peuvent également être terribles avec moi ».

Si nous voulons pratiquer une version allégée du Dharma, nous pouvons penser : « Avant de les connaître ils étaient des étrangers », et « ils pourraient me faire beaucoup de mal ». En fait, celles et ceux à qui nous sommes le plus attachés et dont nous sommes le plus amoureux sont celles et ceux qui peuvent nous faire le plus de mal. S’ils nous ignorent ou nous rejettent, cela nous blesse bien plus que si c’était un étranger qui nous ignorait ou nous rejetait. C’est pourquoi cette personne est, en vérité, une source potentielle de malheur incroyable. Nous n’y pensons pas quand nous tombons amoureux de quelqu’un. Être amoureux cause un déséquilibre sévère. C’est bon, c’est agréable – c’est la partie trompeuse de l’affaire – mais si cette personne nous ignore ou nous quitte, ne répond pas à nos attentes ou ne fait pas assez attention à nous, se sentir bien peut très facilement conduire à se sentir très, très mal.

Nous réfléchissons donc à une base de désignation plus large. « Si je me jette sur cette personne et mets tous mes espoirs en elle, je pourrais être gravement abandonné et être terriblement blessé. Je ne fais que courir après la sirène proverbiale, l’esprit cannibal qui me mangera quand je le l’atteindrai. » Nous utilisons ces sortes d’images. Dès lors nous prenons la résolution d’avoir de l’équanimité envers cette personne, pas de l’attirance. Ceci est très, très difficile si notre équanimité repose juste sur l’émotion. Il est très difficile quand on visualise cette personne ou qu’on regarde sa photo de ressentir vraiment : « Je vais considérer cette personne sans attachement. »

Quand on y réfléchit, il existe des antidotes pour surmonter les émotions perturbatrices. Ici, nous travaillons spécifiquement avec l’émotion perturbatrice de l’attachement, du désir et de l’avidité : nous voulons de la part de cette personne plus de temps qu’elle n’est capable ou qu’elle ne veut nous donner. Nous sommes très avides des gens dont nous nous sommes entichés. Simplement se dire : « Très bien, désormais je vais considérer cette personne sans cela [cette émotion perturbatrice] », ce n’est pas facile, n’est-ce pas ? Intérieurement, nous éprouvons une très forte résistance à le faire, une résistance très puissante. C’est la raison pour laquelle un peu de compréhension du vide, le fait de penser en termes d’étiquetage mental, de continuum mental, toutes ces sortes de choses nous aident ici. « À qui est-ce que je me suis attaché ? À quoi ? » C’est de cette façon que nous essayons de considérer cette personne sans attachement, sans désir ni avidité.

Ensuite nous considérons la personne que nous n’aimons pas. L’appeler notre ennemi est sans doute un peu exagéré pour beaucoup d’entre nous. Il se pourrait même que nous ne connaissions pas la personne que nous désignerions comme « ennemi », mais nous connaissons certainement des gens que nous n’aimons pas et avec qui nous ne voulons pas nous trouver, des gens que nous préférerions vraiment éviter. Nous avons donc de l’aversion pour cette personne. Le mot « répulsion » est également utile. Nous ne voulons vraiment pas être avec cette personne ; nous ne l’aimons pas. Et, une fois encore, nous faisons la même chose, nous laissons monter ce sentiment d’aversion ou de répulsion. Nous devons reconnaître que nous avons cette émotion perturbatrice envers cette personne. C’est la raison pour laquelle nous la laissons s’élever. Non pas que nous nous entraînions à ressentir cette émotion, mais que nous voulions la reconnaître et l’admettre.

Puis, sans laisser cette émotion devenir hors de contrôle, nous l’arrêtons. Nous appuyons sur le bouton pause et nous nous demandons : « Pourquoi est-ce que j’éprouve cela ? » De nouveau, c’est « parce qu’elle m’a fait quelque chose qui me déplaît », ou « qu’elle m’a blessé », ou « qu’elle fait les choses de façon différente de moi ». Ça peut être anodin. « Cette personne est réellement agaçante parce qu’elle pèle le pamplemousse et le mange comme une orange plutôt qu’avec une petite cuiller. » C’est stupide. Mais combien souvent ne sommes-nous pas agacés par des gens qui font les choses d’une façon différente de la nôtre ? « Elle laisse la vaisselle dans l’évier toute la nuit et ne la lave que le lendemain matin. Ce n’est pas bien. » Nous nous mettons en colère après la personne. « On doit la faire immédiatement ». En fait, avant même que le repas soit terminé, nous commençons à débarrasser la table et à faire la vaisselle. 

De nouveau nous prenons en compte les mêmes choses : nous exagérons certaines qualités négatives, et nous ignorons les bonnes qualités. De même, dans des vies passées, ils ont été bons envers nous, et dans le futur, ils le pourraient également. Quelqu’un que nous détestons, dans des circonstances données différentes, pourrait devenir un très bon ami et nous aider. Donc, une fois encore, nous le considérons sans aversion ni répulsion. Cela n’a pas besoin d’être une forte colère ; cela pourrait être juste un sentiment d’aversion ou de répulsion.

Nous faisons la même chose avec la personne que nous considérons comme étrangère, une personne qu’on pourrait rencontrer et dont on ne se rappellerait rien. Qui se souvient de la personne qui nous a vendu un ticket au cinéma ? Qui se souvient de son apparence, voire d’un détail à son propos ? De nouveau, nous nous demandons : « Pourquoi est-ce que j’ignore cette personne ? » « Bon, elle ne m’a rien fait qui soit particulièrement extraordinaire, rien de particulièrement gentil ou méchant. Fondamentalement, elle ne m’est rien. Ça aurait tout aussi bien pu être une machine qui aurait pu me donner le ticket. » Que sommes-nous en train de faire là ? Nous ignorons toutes les qualités de cette personne. Et donc on pense : « Dans le passé, elle pourrait avoir été très bonne envers nous. Dans le futur, il se pourrait qu’elle devienne notre meilleur(e) ami(e). Tous nos meilleurs amis ont commencé par être des étrangers, donc celle-ci, ou celui-là, pourrait être un précieux trésor. » Tel est le genre d’imagerie à laquelle nous recourons. Et, une fois encore, nous essayons de les voir sans indifférence, sans les ignorer.

La manière dont nous considérons chacune de ces trois personnes n’est pas la manière mahayaniste d’égaliser nos attitudes, à savoir « tous veulent être heureux et ne pas être malheureux ». Dans ce cas, nous ne considérons pas leurs aspects positifs afin d’égaliser nos attitudes avec équanimité, sans éprouver de sentiments de proximité ou de distance. Nous les considérons sans éprouver d’émotions perturbatrices. Nous faisons en sorte d’aplanir le terrain, telle est l’image utilisée. Ce sont deux types différents d’équanimité. L’un est dépourvu d’émotions perturbatrices. L’autre consiste à avoir une attitude égale envers tout le monde, en reconnaissant que tous sont égaux dans leur volonté d’être heureux et de ne pas être malheureux. Donc, pas de favoritisme. Telle est la méthode du Mahayana.

Après cela, nous imaginons les trois personnes ensemble. Je recommande souvent d’imaginer que nous les invitons toutes les trois à table pour dîner. Maintenant nous sommes en train de dîner avec ces trois personnes, celle dont nous sommes absolument amoureux et fou, celle que nous ne pouvons pas supporter et qui est vraiment odieuse et ennuyeuse, et l’éboueur, celui qui ramasse les ordures. Comment gérerions-nous cette situation ? Si vraiment nous sommes capables de l’imaginer, nous voyons combien conflictuelles sont nos émotions. Voici ces trois personnes réunies ensemble, comment gérons-nous cela ?

C’est un très, très grand défi, si on prend la chose au sérieux, de nous imaginer à table avec ces trois personnes. Nous pourrions, si l’on voulait pimenter un peu plus la chose, inclure un chien qui aboie… et un moustique. Si on se place au niveau du moustique et de notre meilleur ami, avoir de l’équanimité envers ces deux, est une pratique réellement avancée, hyper-avancée et au-delà de l’imagination de la plupart d’entre nous. Mais c’est réellement ce qu’on nous demande de développer ici. Ce n’est pas chose facile.

Alors nous imaginons donc ces trois personnes avec équanimité. Puis, nous appliquons le raisonnement suivant : « Voici quelqu’un qui m’a aidé aujourd’hui et blessé hier, et quelqu’un qui m’a blessé aujourd’hui et aidé hier, quelle est la différence ? » Or il n’y a pas de différence, c’est juste une question de temps, de quand ils nous ont aidés et de quand ils nous ont blessés. Mais tout le monde – étant donné le temps sans commencement et les continuums mentaux sans commencement – nous a blessés et aidés d’innombrables fois. Pour utiliser un proverbe, « c’est du pareil au même ». Néanmoins nous ne perdons pas de vue le niveau conventionnel, la vérité conventionnelle de ce qui se passe maintenant en ce qui concerne la manière dont nous dépensons notre temps en tenant compte de nos limites.

Telle est la méditation. La faire pendant quelques minutes, ce n’est pas réellement lui rendre justice. C’est quelque chose qui réclame une certaine somme de travail, de travail émotionnel. Émotionnellement, c’est un travail très difficile. C’est pourquoi je recommandais que nous essayions, si nous en sommes capables, d’avoir une certaine compréhension du vide et de l’étiquetage mental auparavant. Cela aidera à faire de cette méditation un défi qui ne soit pas aussi émotionnellement chargé.

Si nous faisons cette méditation sérieusement et que nous choisissons les personnes adéquates – quelqu’un dont nous sommes fous, quelqu’un que nous ne pouvons vraiment, vraiment pas supporter, et une personne qui ne nous est rien – des émotions très puissantes surgissent. Nous ne choisissons pas ici des exemples fades. Si nous voulons parvenir à quelque chose avec cette méditation, nous choisissons des exemples puissants. Et cela risque d’être un défi émotionnel, quelque chose qu’on pourrait très facilement laisser tomber. « Il ne m’est pas possible de développer de l’équanimité. J’aime cette personne, et je ne veux pas arrêter de l’aimer. Pourquoi est-ce que je voudrais cesser d’être amoureux de cette personne ? C’est si bon d’être avec elle. Cela me rend tellement heureux. Pourquoi devrais-je avoir la même attitude envers le moustique, ou la personne ennuyeuse à mon travail, ou le voisin bruyant, ou la personne qui essaie de me doubler dans mon amour pour cette personne ? »

Sans une certaine compréhension sous-jacente à cette méditation, je pense que, émotionnellement, il sera très, très difficile de développer l’équanimité. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’une méditation avancée. Elle se situe au niveau de la portée avancée, et non de la portée initiale. Il ne s’agit pas de prendre à la légère le fait qu’elle est construite sur la base d’un certain entraînement dans les niveaux initial et intermédiaire.

Cela nous amène à la fin de notre session. Restons-en là, et nous continuerons après le déjeuner.

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