Le développement en sept points de la bodhichitta : amour, compassion et résolution exceptionnelle

Révision

Ce matin est la quatrième session de notre discussion au sujet de la méditation en sept points sur la cause et l’effet pour développer l’objectif de la bodhichitta. Nous avons abordé le rez-de-chaussée, ou l’étape numéro zéro de ce processus, lequel consiste à développer l’équanimité. Cette équanimité est un état d’esprit dénué d’émotions perturbatrices envers les autres, à savoir l’attachement et l’attirance pour celles et ceux que nous aimons, la répulsion et l’aversion pour celles et ceux que nous n’aimons pas, et l’indifférence envers celles et ceux que nous considérons comme des étrangers, indifférence fondée sur la naïveté en étant inconscients de la possibilité qu’ils ou elles pourraient devenir des amis, etc.

Les émotions perturbatrices dont nous sommes dénués ici – l’attachement ou la saisie, l’aversion ou la répulsion, et la naïveté – concernent les personnes. La raison en est que nous traitons d’une équanimité partagée en commun avec les enseignements du Hinayana. Le but des enseignements du Hinayana est d’obtenir la libération, et du point de vue de ces enseignements, tout ce dont nous avons besoin pour obtenir la libération est d’avoir une compréhension du manque d’un soi impossible, ou âme, des personnes. Selon leurs systèmes philosophiques – nous parlons donc ici des systèmes Madhyamaka non-Prasangika selon les Guélougpas – ce manque, ou absence, ou vide des personnes est défini différemment du vide de tous les phénomènes. Donc, afin que cette équanimité soit commune à la fois au Hinayana et au Mahayana, ainsi qu’au Prasangika guéloug, etc., il est nécessaire qu’elle traite des émotions perturbatrices qui visent spécifiquement les personnes. Nous ne parlons donc pas ici de nous mettre en colère après nos ordinateurs ou d’avoir du dégoût pour certaines nourritures ou de l’attachement pour certains programmes télévisés.

Afin d’acquérir l’équanimité, nous devons débarrasser notre esprit, jusqu’à un certain point du moins, de ces diverses émotions perturbatrices dirigées vers les autres. Nous avons vu que cet état d’équanimité n’est pas un état où rien ne se passe, un état sans émotion. C’est plutôt, selon la terminologie nyingma, une « ouverture ». C’est comme un terrain ouvert qui peut fonctionner comme fondation sur laquelle bâtir les émotions positives qui conduisent au développement de l’objectif de bodhichitta.

Nous avons vu également qu’une fois que nous avons cette base d’équanimité, la première chose que nous faisons dans cette séquence particulière de méditation par étapes, c’est d’essayer d’en avoir conscience puis de maintenir cette conscience avec vigilance – cette pleine conscience agissant comme colle mentale – comme quoi tous les êtres ont été nos mères dans une vie antérieure. Nous avons vu que la possibilité que tous les êtres aient été nos mères à un moment donné peut être établie grâce à la logique. C’est une chose raisonnable étant donné les hypothèses bouddhiques d’un temps sans commencement, d’un nombre fini d’êtres et de l’égalité de tout le monde dans le sens où dans toute vie autre qu’une naissance à partir de chaleur et d’humidité ou à partir d’un lotus, tout être à une mère et que tout le monde accumule les causes pour avoir des renaissances en tant que mâle ou femelle. Cela mène à toute une discussion sur les causes de renaître selon l’un ou l’autre genre. De toute évidence, on doit être de sexe féminin pour être mère.

Dans les textes, les causes pour renaître en tant que mâle ou femelle ne sont pas très claires. Au sein d’une précieuse renaissance humaine, les enseignements du lam-rim établissent une liste de huit circonstances favorables qui permettent à quelqu’un d’avoir une plus grande influence sur les autres sans laquelle il n’en aurait pas. Parmi ces huit, l’une est de renaître en tant qu’homme. Que cette vision soit culturellement ou temporellement spécifique peut de toute évidence être discutée. 

Ce que j’ai trouvé assez intéressant, c’est une chose qu’a dite Sa Sainteté le Dalaï-Lama à la conférence bikshuni sur les nonnes, qui s’est tenue à Hambourg cet été, bien que ses réflexions fussent de nature plus générale et non spécifiquement connectées à l’enseignement du lam-rim sur les renaissances mâles et femelles. Il a dit que quand on considère l’évolution de la société humaine sur cette planète, on trouve que dans les périodes reculées quand il y avait des animaux sauvages et d’autres dangers physiques à affronter, la force, la force brute était ce qui était nécessaire pour soutenir la société. Dans ce genre de circonstance, la renaissance mâle était plus favorable. Dans les périodes suivantes, quand l’intellect était ce qui était nécessaire pour soutenir la société, dans ce genre de situation, ni la renaissance mâle ni la renaissance femelle n’étaient plus favorables. À l’époque actuelle, alors qu’il y a tellement de haine et de terrorisme et que les choses sont de plus en plus hors de contrôle, il pensait que la compassion était ce qui était le plus nécessaire pour soutenir la société. Dans cette situation, il pensait que, à cause des instincts innés qu’ont les femmes, la renaissance femelle était la plus favorable.

Il a dit que tout ceci était fondé purement sur la biologie. Pour ce qui est de la force physique, les hommes ont l’avantage. Pour ce qui est de l’intelligence, ni les hommes ni les femmes n’ont l’avantage ; intellectuellement ils sont égaux. Pour ce qui est de la compassion, les femmes ont l’avantage, ne serait-ce que biologiquement, car les femmes portent les enfants dans leurs ventres, elle les allaitent, du moins dans les sociétés plus traditionnelles, elles ont donc naturellement des sentiments nourriciers, chaleureux et un sentiment de connexion à l’humanité des autres. Cette qualité compatissante, disait-il, était ce qui était le plus nécessaire pour résoudre les problèmes du monde ainsi que les problèmes environnementaux de l’époque actuelle.

Ce que cela implique ici, bien que ce ne soit pas un sujet de discussion dans le Dharma, est que le genre de renaissance qui serait le plus favorable pour influencer les autres de façon positive pourrait dépendre de l’âge d’un monde et du stade de développement de la société. Cela aurait certainement du sens en termes de coproduction conditionnée, le fait qu’il n’y ait rien qui soit meilleur ou pire de façon inhérente à propos d’un genre particulier.

En tout cas, les enseignements concernant les causes pour une renaissance mâle disent fondamentalement que le fait d’admirer la forme masculine et de dénigrer la forme féminine est une cause pour avoir une renaissance mâle. On pourrait se demander, toutefois, si cela pourrait être aussi une cause pour une renaissance gay. Mais mettons cela de côté, il semblerait que du désir pour un corps féminin est ce qui conduit à une renaissance femelle. Dès lors, si, en tant que femme on a éprouvé du désir pour un corps masculin, on aurait une renaissance mâle. Si tel est le cas, on pourrait alors argumenter du fait que tout le monde, à un moment donné, a eu une base femelle.

Que tout le monde ait ou n’ait pas, à un moment donné, pris renaissance en tant que femme est un point important à établir car l’objection à ce que tout le monde ait été notre mère pourrait être, et elle a été soulevée : « Pourriez-vous toujours renaître en tant qu’homme, auquel cas vous n’avez jamais été ma mère ? » Donc, on doit analyser et considérer qu’il y a une certaine exigence pour être notre mère qui est celle d’avoir une renaissance femelle. Donc, si la cause principale pour des renaissances mâle et femelle est le désir sexuel pour un certain type de corps, ce désir a probablement alterné jusque dans les facteurs biologiques mêmes également, si on les prend en considération. Tous ces points sont très importants, en vérité, pour se convaincre qu’il s’agit là d’une méthode raisonnable à utiliser, qu’il ne s’agit pas juste de lavage de cerveau.

Puis, ayant reconnu que tout le monde a été notre mère, nous nous souvenons et restons conscients – la pleine conscience jouant le rôle de colle mentale qui adhère à la pensée – de la bonté qu’elles nous ont témoignée quand elles étaient nos mères. La bonté minimale dont elles ont fait montre était de ne pas nous avorter. Nous avons eu besoin de tous les autres types de renaissances que nous avons eues dans le passé pour en arriver là où nous sommes maintenant. Nous pouvons apprécier cela, même quand nous avons eu une renaissance animale ou dans un royaume inférieur, les mères que nous avons eues dans ces renaissances ont été très bonnes car elles nous ont donné l’opportunité de brûler la karma négatif que nous avions, lequel a alors permis au karma positif que nous avions de mûrir sous la forme des précieuses renaissances humaines que nous avons maintenant. Donc cette mère tortue et cette mère araignée ont été très bonnes envers nous.

Bien sûr, il y a eu des fois où nous avons été avortés. Quand nous n’avons pas été avortés, il se pourrait que nous ayons été mangés par nos mères, comme les araignées par exemple qui parfois mangent leurs petits. Ce sont le genre d’objections qui ont été soulevées dans les discussions que nous avons eues après le cours sur le fait de reconnaître tout le monde comme une mère. « Qu’en est-il de la mère qui nous a mangé quand nous sommes nés ? » Mais, d’une certaine façon, nous en sommes arrivés là, à cette précieuse renaissance humaine. C’est le produit de toutes les renaissances précédentes qui ont eu lieu. Juste à ce simple niveau, tout le monde a été très bon envers nous en tant que mère. Celles-ci nous ont donné l’opportunité d’être là où nous sommes maintenant et de traiter les diverses choses karmiques que nous avons accumulées depuis des temps sans commencement. Il est très bon d’en passer par la méditation analytique, de réfléchir à tout ça et de trouver une solution aux objections que nous avons.

Quand nous méditons sur la bonté de la mère, nous commençons par la mère de cette vie. Nous pouvons utiliser la méthode qui consiste à considérer nos vies par tranches de cinq ans, réfléchissant à la bonté qu’on nous a témoignée au cours de chacune de ces périodes. Si nous voulons élargir la méditation et inclure d’autre méthodes pour développer la bodhichitta, nous pouvons aussi réfléchir à la bonté que nous avons reçue de diverses autres personnes au cours de ces périodes de cinq ans. Faire cela nous conduit à l’étape suivante qui consiste à apprécier la bonté que nous avons reçue, et à se sentir très, très reconnaissants.

Nous en étions arrivés là hier.

Dégager les sentiments bloqués

Par ailleurs, une question très importante a été posée hier que je peux peut-être développer un peu. La question était : « Qu’en est-il de celles et ceux d’entre nous qui ont des sentiments bloqués et qui en vérité ne ressentent rien en faisant ces types de méditations ? » J’introduirais ici un des exercices pour débloquer les sentiments, exercice qui se trouve dans l’entraînement à la sensibilité que j’ai développé dans le livre intitulé Développer une sensibilité équilibrée

Ce qui me semble nécessaire pour débloquer les sentiments c’est, comme suggéré par les enseignements eux-mêmes, d’acquérir d’abord une certaine sérénité et un certain calme préalablement à cette équanimité. Autrement dit, si nous apaisons nos esprits de manière à ce qu’ils ne se dispersent pas dans diverses directions et les débarrassons au moins d’un certain niveau de monotonie en sorte de ne pas rêvasser (ce qui est une autre manière de ne pas faire attention aux autres et constitue également un blocage), nous parviendrons à un état où tant l’esprit que le cœur sont ouverts. Ensuite, avec ces méditations sur l’équanimité, si, du moins jusqu’à un certain point, nous nous débarrassons des émotions perturbatrices que nous avons envers les autres et de la nervosité associée à ces émotions et si, alors, nous faisons intervenir un peu de compréhension issue du niveau de motivation intermédiaire – à savoir la compréhension du vide du « moi », de la personne (le fait qu’elle n’existe pas selon des modes impossibles) – de telle sorte que nous ne soyons pas, en un sens, tellement conscients de nous-mêmes et cernés par les hauts murs de l’existence solide imaginée autour de nous, nous disposerons alors, je pense, d’une bonne base pour que les sentiments émotionnels s’écoulent.

Même si nous nous contentons d’imaginer cet état d’ouverture, cela aide. En travaillant avec des gens, j’ai trouvé que c’était utile pour débloquer les sentiments. En vérité, c’est la seule façon de les débloquer ; nous devons être en mesure de nous détendre pour que les sentiments s’écoulent sans rencontrer d’obstacles. Et nous ne parlons pas ici de sentiments perturbants et névrotiques.  Nous utilisons le mots « sentiments » dans le sens occidental d’ « émotions ».

Nous cherchons donc à nous débarrasser de toutes les distractions, soucis, peurs, vagabondage mental, morosité, attachement, hostilité, naïveté et sentiments de conscience de soi : le fait d’être enfermé dans ces murs imaginaires autour de nous. Ne serait-ce que le simple fait d’imaginer être en mesure de lâcher prise étape par étape peut nous aider à nous apaiser suffisamment pour que nous soyons capables de ressentir quelque chose.

Une autre chose que je fais dans cet entraînement, c’est d’utiliser les sensations physiques comme outil pour aider les gens à entrer en relation avec leurs sentiments. Quelquefois les gens ont peur d’éprouver de l’amour et de la compassion parce que « c’est trop ». Il ont l’impression qu’ils seront submergés. Je pense à l’exemple d’une de mes tantes. Elle était très, très proche de sa mère, ma grand-mère. Mais quand ma grand-mère est allée dans une maison de retraire – elle était à ce stade en phase terminale d’un cancer et n’était pas du tout en bon état – ma tante n’est jamais allée la voir ; la raison qu’elle a donnée pour ne pas rendre visite à sa mère était que c’était trop, que cela la dévasterait émotionnellement de voir sa mère dans cette situation. Elle était tellement autocentrée qu’elle n’est jamais allée à la maison de retraite pour la revoir. Je ne sais pas si c’était jamais mais d’après ce que j’ai compris elle n’y est pas allée. Ce qui est intéressant, c’est que quand je l’ai vue il y a deux ans de cela – ma grand-mère était morte bien des années avant – elle a dit qu’elle pensait à sa mère tous les jours. Ce n’était donc pas par ce qu’elle n’avait pas d’amour pour sa mère. C’était juste qu’elle avait peur des émotions, peur qu’elles ne la submergent.

Le type d’entraînement que j’ai utilisé pour les gens de cette sorte est en premier de les faire se chatouiller la paume de leurs mains, puis de les griffer ou pincer très, très fort pour ensuite les tendre simplement. Je leur demande alors : « Quelle est la différence ? » C’est juste une sensation physique. Ce n’est rien de plus que cela. C’est un peu plus difficile quand quelqu’un d’autre chatouille, griffe et pince nos mains. Cela représente un plus grand défi. Mais si nous le faisons nous-mêmes, à la fin, nous en restons avec un : « Et alors ? C’est juste une sensation physique, rien de plus. » Ensuite, par déduction, nous pouvons conclure qu’il s’agit de la même chose avec un sentiment émotionnel. Un sentiment est juste un sentiment. Qu’il soit triste, heureux chaleureux, qu’importe, il n’y a rien là d’effrayant. C’est juste un sentiment. Ce n’est pas une montagne, rien de spécial. Cela aide à débloquer les sentiments, en particulier la crainte d’être submergés par eux.

Si nous avons des sentiments bloqués, il est important d’essayer de dissoudre les blocages, de les identifier d’abord puis d’utiliser une forme de méthode pour les dissoudre.

D’autre part, l’autre chose qu’on suggère également quand on médite sur la compassion, c’est, d’abord, de penser à notre propre souffrance (ici, également, il pourrait y avoir des blocages émotionnels), de ressentir son atrocité et notre réel désir de nous en débarrasser, et de développer du renoncement. Une fois que nous avons ce souhait de nous libérer nous-mêmes de la souffrance, nous le dirigeons alors vers les autres. Cela suppose que non seulement nous comprenons que nous sommes tous égaux – égaux dans le sens que tout le monde a le même souhait d’être heureux et non malheureux – mais encore que nous pouvons générer des sentiments émotionnels envers nous-mêmes plus facilement qu’envers les autres. Ce n’est pas nécessairement le cas. Nombre de gens ressentent plus d’empathie pour les autres et ont tendance à se négliger. Pour certaines personnes donc, cette méthode pourrait aider à débloquer les sentiments tandis que pour d’autres cela n’aiderait pas. 

Bien. Peut-être avez-vous une contribution à faire sur cette question des sentiments bloqués. Je pense que c’est une question très importante, question que l’on doit aborder afin de travailler sur ces méditations concernant l’amour, la compassion, la bodhichitta, etc., parce que, bien qu’on ait un côté sagesse associée avec cette méthode, ou compassion, cet aspect est d’une grande aide pour rendre les étapes plus stables, car sans la chaleur du côté émotionnel, nous ne serons pas en mesure de générer cette compassion, à savoir souhaiter que les autres soient libérés de la souffrance et de ses causes, de façon chaleureuse et bienveillante. 

Quelqu’un a-t-il une contribution à faire ou une chose à demander ?

Je me demande si des personnalités différentes ont des manières différentes de montrer leurs émotions ?

Cela introduit donc la variable du contrôle : contrôler les émotions par opposition au fait de les bloquer. Je pense que ce que vous dites soulève un point important qui est qu’il existe une différence entre ressentir une chose et l’exprimer. Quelqu’un pourrait éprouver une grande quantité d’émotion positive, mais la situation pourrait être telle qu’il ne la montrerait pas.

Par exemple, si nous rendons visite à des gens malades, alités, dans une maison de retraite, nous pourrions vouloir faire montre de notre sollicitude en leur tenant les mains. Certaines personnes apprécieraient réellement ce geste ; d’autres, au contraire, ne l’aimeraient pas. Certaines personnes ont une aversion pour le contact physique. Et, bien que nous puissions ressentir une égale chaleur envers toutes et tous, nous exercerions un contrôle et ne tiendrions pas la main de la personne qui ne veut pas être touchée car elle se sentirait mal à l’aise. Dans ce cas, un certain contrôle est exercé qui n’implique pas forcément le blocage des sentiments.

En d’autres occasions, le contrôle pourrait reposer sur ce que je disais auparavant, la crainte que les sentiments ne vous submergent. Un autre type de contrôle pourrait s’appuyer sur le respect des coutumes de la société. C’est un peu semblable à ce que je disais à propos de l’exemple de la personne dans la maison de retraite.

Un exemple qui me vient à l’esprit est celui d’une femme qui a été mon étudiante en Allemagne. Elle est originaire de Colombie, en Amérique du Sud, où les gens expriment fortement leurs émotions. Elle s’est mariée avec un Allemand dont les parents sont totalement sur la réserve émotionnellement. Elle doit réellement exercer un contrôle sur l’expression de ses émotions quand elle va leur rendre visite avec son mari. Il s’agit là de contrôle conscient, là encore reposant sur la considération d’un autre genre de culture.

Une fois encore, nous devons analyser : pourquoi contrôlerions-nous nos émotions ? Quelqu’un comme une infirmière devrait avoir à contrôler ses émotions quand elle s’occupe des autres. Elle doit garder la tête froide. Elle ne pourrait pas pleurer ni être réellement bouleversée à la vue des épouvantables blessures que les gens ont. Dans de telles situations, nous contrôlons les émotions. Est-ce que nous ne contrôlons que leur expression ou est-ce que nous contrôlons les sentiments eux-mêmes ? Par exemple, bien que ce ne soit pas un très bon exemple dharmique, si nous étions dans un combat à la guerre et que notre meilleur copain soit tué juste à côté de nous, nous ne pourrions pas juste nous mettre à pleurer et nous sentir bouleversé. Nous aurions à contrôler nos émotions, les mettre dans une autre case dans notre cœur, telles quelles, et continuer de gérer l’urgence de la situation.

Je pense donc qu’ici nous avons à faire avec de nombreuses situations différentes.

La société réclame de nous que nous contrôlions nos émotions, mais n’est-ce pas le but de cette méditation de leur lâcher la bride ?

C’est une très bonne question. La société, en particulier aux États-Unis, nous demande de restreindre l’expression de nos émotions parce que les autres pourraient nous attaquer en justice pensant que nous les avons maltraités ou avons fait des remarques sexistes, même quand tout ce que nous aurions fait aurait été de les complimenter en leur disant : « Vous portez une jolie robe. » Mais, de toute façon, est-ce que des méditations telles que celle-ci ne nous offrent pas un boulevard pour laisser nos émotions sortir ?

D’une certaine manière, c’est vrai. Toutefois, ce dont les autres et moi ont fait l’expérience, c’est que quand on se détend suffisamment au cours de la méditation, nous ouvrons la porte non seulement aux émotions positives mais à tout un tas d’émotions négatives également. Tel est le phénomène dont la plupart des gens font l’expérience quand ils font une longue retraite. Toutes sortes de déchets émotionnels refont surface, ce qui nous donne alors l’occasion d’essayer de les traiter. Mais quand nous ouvrons les portes émotionnelles, nous ne pouvons pas réellement prédire ce qui va surgir. C’est quelque chose dont nous devons être conscients, en particulier quand on envisage de faire une retraite, plus particulièrement encore s’il s’agit d’une longue retraite. Nous devons nous préparer à ce que toutes sortes d’émotions différentes s’élèvent. Si nous ne possédons pas la maturité émotionnelle pour les gérer, ce n’est pas une bonne idée de faire une retraite.

Selon mon expérience, il est beaucoup plus facile et naturel de cultiver la compassion pour tous les autres que pour moi-même.

De nouveau, j’ai une méthode qui, bien qu’elle ne soit pas propre au Dharma, est suggérée par le Dharma – et une fois encore, il s’agit d’une méthode que j’ai utilisée dans L’Entraînement à une sensibilité équilibrée – laquelle consiste à développer ce qu’on appelle « l’attitude de bienveillante sollicitude ». C’est la façon dont je traduis le terme tibétain concernant la première étape pour développer la discipline éthique. Shantideva y consacre tout un chapitre. Il a écrit deux chapitres sur la discipline éthique. Le premier traite de ce facteur mental particulier, l’attitude bienveillante.

Parfois les gens traduisent « attitude bienveillante » par « soin, prudence » ou « application, attention ». Je pense que c’est passer à côté. Fondamentalement, cela a à voir avec le fait de prendre la cause et l’effet au sérieux, reconnaissant que « si j’agis comme ça, ceci arrivera » et de se soucier des résultats, de se préoccuper de nous-mêmes C’est sur cette base que nous exerçons l’autodiscipline éthique. Si nous ne nous soucions pas, si nous n’avons rien à faire des effets de notre comportement, pourquoi nous entraînerions-nous jamais à l’autodiscipline ? Shantideva, donc, très sagement, consacre tout un chapitre sur le fait de cultiver l’attitude de bienveillante sollicitude.

Dans l’entraînement à la sensibilité, on trouve tout un raisonnement pour développer la sollicitude envers les autres, raisonnement que nous dirigeons vers nous quand nous travaillons sur nous : « Vous êtes un être humain. Vous avez des sentiments tout comme moi. La façon dont je vous traite et vous parle affectera vos sentiments, de même que la façon dont vous me traitez et me parlez affectera les miens. En conséquence, tout comme je veux que vous me preniez au sérieux, me respectiez et vous préoccupiez de mes sentiments, je vais vous prendre au sérieux, vous respecter et me soucier de vos sentiments. »

Quand nous travaillons sur nous-mêmes, nous commençons avec un miroir. Nous nous regardons dans le miroir et nous disons à nous-mêmes : « Je suis un être humain comme tous les autres. J’ai des sentiments tout comme les autres. La façon dont je me traite et me parle dans ma tête affecte mes sentiments » – nombre d’entre nous se maltraitent verbalement en pensée en se disant : « tu es un fieffé idiot ! », des choses de ce genre – « donc, de même que je voudrais que les autres me traitent avec respect et soient sensibles à mes sentiments, de même je vais me traiter avec respect et être sensible à mes sentiments. Je prends soin de moi. Je me préoccupe de mes sentiments. »

L’étape suivante se fait sans miroir. On ne se regarde pas dans le miroir si souvent, mais utiliser un miroir est utile pour avoir un sentiment plus fort de nous-mêmes. Alors, sans miroir, on pense : « Je suis un être humain. J’ai des sentiments », etc.

La partie la plus émouvante émotionnellement de tout l’exercice est d’avoir une série de photos de nous à différents stades de notre vie. Ce qui est particulièrement utile, c’est d’avoir une photo de nous – bien que nous puissions travailler de mémoire, une photo est un peu plus parlante – prise durant une période où nous traversions un bouleversement émotionnel, que ce soit un divorce ou autre chose. Nous regardons alors ce « moi » du passé et disons :

« J’étais un être humain alors. J’avais des sentiments alors. La façon dont les autres me traitaient et me parlaient affectait ces sentiments. Aussi, de même que je ne voudrais pas que le « moi » du futur me regarde maintenant et en ait honte, de même je ne vais pas regarder en arrière le « moi » du passé et en avoir honte parce que ce « moi » du passé n’aurait pas voulu que le « moi » du futur se sente honteux. J’étais un être humain alors. J’avais des sentiments alors, et je faisais de mon mieux », ce qui a pour effet de mettre tout le public en larmes ! Cela vous remue le cœur.

C’est donc ce avec quoi nous travaillons pour débloquer les sentiments que nous avons envers nous-mêmes.

Vous avez mentionné au début qu’il y avait un terme tibétain pour cela. Quel était-il ?

Le terme tibétain que je traduis par « attitude bienveillante de sollicitude » est « bag-yo » (bag-yod). Sa forme négative est « bag-mey » (bag-med), qui veut dire « ne pas prendre soin », ce qui est un état d’esprit très malheureux, n’est-ce pas ? Nous ne nous soucions tout simplement pas de ce qui arrive.

Pourquoi ne prendrions-nous pas un moment pour que tout cela décante ?

[Méditation]

Je suggérerais que nous ajoutions également à la méditation standard sur l’équanimité la partie concernant l’apaisement de l’agitation mentale, le fait de se débarrasser de la morosité, etc. – ce qui fait partie de toute méditation dans tous les cas, mais parfois nous oublions ce point – et d’ajouter, tout autant, un peu de la compréhension de l’absence de « moi » solide de telle sorte qu’il n’y ait pas de murs pour nous empêcher de ressentir quelque chose. Dès lors, sur la base de l’équanimité, nous pensons à la manière dont tous les êtres ont été notre mère. Nous songeons à la bonté qu’ils nous ont montrée quand ils étaient nos mères, en reconnaissant d’abord la bonté que nos propres mères nous ont témoignée, puis en reconnaissant la bonté que tous les êtres nous ont montrée. Alors, tout naturellement, nous développons des sentiments de gratitude ; nous éprouvons de la reconnaissance pour toutes les choses qu’ils ont faites et les occasions qu’ils nous ont fournies.

Les instructions disent que nous n’avons rien à faire de spécial pour développer ce sentiment de gratitude et de reconnaissance. Et l’idée qu’il y ait derrière un aspect de vouloir payer en retour cette bonté, dans le sens de rembourser un prêt, est, comme je l’ai dit, douteuse à mes yeux. Je ne pense pas qu’il faille insister sur ce point. Il est important, en particulier pour celles et ceux d’entre nous qui ont grandi dans une culture de la culpabilité, de ne pas laisser la méditation dériver dans ce sens, car comme je l’ai dit hier cela conduit à jouer le rôle du martyr.

Troisième partie et demie : l’amour chaleureux

La manière dont les bouddhistes numérotent les choses a quelque chose de merveilleux qui n’a rien à voir avec le système de numérotation ! Tout d’abord nous avons eu un zéro et maintenant nous avons un nombre et demi, l’étape numéro trois et demie. Mais peu importe, cette étape s’intitule « l’amour chaleureux ». C’est ce qu’on développe avant d’en passer à la véritable méditation sur l’amour. L’amour chaleureux concerne le fait de chérir. Nous chérissons quelqu’un et nous sentons concernés par son bien-être. Nous nous sentirions tristes si quoi que ce soit de mauvais lui arrivait. Quand nous rencontrons cette personne, nous sommes très joyeux et heureux et automatiquement nous éprouvons un sentiment de proximité. Telles sont les descriptions de cet était de l’esprit et du cœur, quelle que soit la façon dont vous voulez vous y référer. 

Une fois encore, il est dit que nous n’avons rien de spécial à faire pour développer cet amour chaleureux ; il surgit automatiquement de l’étape précédente. C’est la raison pour laquelle je pense que l’accent mis sur cette précédente étape n’est pas de vouloir rembourser la bonté ; il s’agit plutôt de se sentir tellement plein de gratitude et de reconnaissance vis-à-vis de la bonté de cette personne qu’automatiquement nous éprouvons un amour chaleureux. Nous nous sentons concernés par le bien-être de cette personne, et nous sommes tristes si quelque chose de mal lui arrivait. Nous sommes heureux de rencontrer cette personne et nous sentons spontanément proche d’elle. Pour moi, il est clair que telle est la façon dont cet amour chaleureux se développe. Et nous pouvons voir – pour en revenir à cette question de ressentir quelque chose – que la façon dont cette séquence est présentée suggère que si nous n’avons encore rien ressenti, nous allons certainement ressentir quelque chose à ce moment-là. 

On a donc cet amour chaleureux. Le terme littéral est l’amour « grâce auquel on a un sentiment de proximité et de chaleur envers quelqu’un d’autre. » La personne nous est proche par l’esprit et le cœur.

Étape quatre : l’amour

Puis nous entrons dans la méditation sur l’amour. L’amour est défini comme « le souhait que les autres soient heureux et possèdent les causes du bonheur ». Bien entendu, dès le début de cette méditation, nous dirigeons cet amour vers tout le monde. Toutefois, dans la méthode Théravada pour développer l’amour, il est suggéré de commencer par nous-mêmes, de développer de l’amour pour nous-mêmes. Nous étendons ensuite cet amour à celles et ceux qui sont proches de nous, puis aux gens de notre ville, etc., puis aux voisins, l’élargissant petit à petit de plus en plus loin. Il y a aussi des méditations, comme dans la méditation sur Chenrézig, dans lesquelles nous étendons cet amour aux différents royaumes [d’existence] et à tous les êtres sensibles. 

Tous les êtres sensibles

Il s’agit d’un sujet délicat, je dois dire, non pas cet amour, mais la question de tous les êtres sensibles. J’avais toujours pensé que nous pouvions utiliser les relations personnelles comme exemples dans nos méditations pour nous aider à développer ce que nous essayons de fortifier dans notre pratique du Dharma – par exemple : « Si je peux être chaleureux, aimant, compatissant et généreux envers une personne particulière » (la personne dont nous sommes amoureux, notre partenaire, nos enfants, peu importe) – « alors je peux apprendre à élargir ces sentiments aux autres. »  Le fait de ne pas commencer par « tous les êtres sensibles » me semblait plutôt raisonnable. C’est un peu trop vague.

Mais j’ai ensuite entendu une explication par Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Il disait que, en vérité, il était important de se focaliser sur tous les êtres sensibles. Pourquoi ? Eh bien, voyez-vous, en utilisant des exemples personnels, j’avais oublié le fait que tout cela repose sur l’équanimité, le fait d’être ouvert à tout le monde, méditation qui vient bien des étapes avant celle sur l’amour. Si donc, tout à coup, nous en revenons à « cette personne est celle dont je me sens vraiment proche » – un sentiment ordinairement associé à un fort d’attachement – nous violons le principe établi au tout début d’être ouvert à tout le monde.

Je dois dire qu’il n’est pas si facile de combiner les vérités émotionnelles de ces deux approches car, souvent, quand on fait la méditation en pensant à tous les êtres sensibles, c’est si flou que cela ne correspond à rien. Nous ne tenons pas compte réellement de « tous les êtres sensibles » sérieusement. Ce qui me vient à l’esprit comme mode éventuel de résoudre ce dilemme ici, ou de dialectique, si on préfère une terminologie exotique, est de se servir d’une instruction que donne Tsongkhapa dans Une lettre de conseils pratiques sur le soutra et le tantra, texte que j’ai traduit il y a de nombreuses années et que je commencerai à enseigner quand je serai de retour à Berlin.

Dans ce texte, merveilleux de conseils pratiques, Tsongkhapa parle de la manière de visualiser au cours de la pratique tantrique. Il dit que la méthode pour se visualiser en tant que figure-de-bouddha est, tout d’abord, d’obtenir une image générale de la visualisation dans son entier, donc de la figure-de-bouddha. Il dit d’obtenir en premier une vision générale, vague, car de toute évidence, au début, nous ne visualiserons pas avec une netteté parfaite. Puis, une fois que nous avons une image générale, nous commençons par remplir les détails un par un, en commençant par les yeux car nous avons tendance à identifier [les êtres] très précisément à partir des yeux. De la sorte, nous ne perdons pas le sentiment de la chose tout entière, sentiment que nous ne devons jamais perdre, dit-il. C’est donc dans le cadre de la chose en son entier que nous remplissons les détails. Si nous procédons ainsi, nous serons alors capables de faire correctement la visualisation.

Sans doute, est-ce une instruction que nous pourrions également appliquer ici. D’abord, nous nous ouvrons à tous les êtres sensibles. Puis, sans perdre de vue le contexte de tous les êtres, nous faisons la mise au point sur des gens particuliers, à commencer, comme suggéré, par nous. Même dans le Lojong en sept points, l’entraînement de l’attitude, on dit de commencer par soi quand on fait la pratique de tonglen, prendre et donner. Donc, dans le contexte de plus large envergure de tous les êtres, nous développons de l’amour envers des individus, tout d’abord envers nous-mêmes, puis envers les proches, puis envers les étrangers, puis envers les gens que nous n’aimons pas, etc. Peut-être est-ce une façon de résoudre cette dialectique entre aimer tout le monde de manière égale et aimer celles et ceux qui émeuvent nos cœurs.

Quelqu’un a-t-il un commentaire à faire à ce propos ? En faisant ce type de méditation, pouvez-vous parler à partir de votre propre expérience ? Comment faites-vous pour travailler avec « tous les êtres sensibles » ?

Questions

En travaillant avec des formes de vie particulièrement troublantes – les cafards par exemple – cela m’aide de me dire : « C’est juste le résultat du karma de ce continuum mental, c’est seulement dans cette vie que ce continuum mental se manifeste en tant que cafard. »

Oui, c’est très utile. Cela fait retour à la méditation sur l’équanimité consistant à voir tout le monde en termes de continuums sans commencement ni fin. C’est certainement comme cela qu’il faut procéder : voir que c’est juste sous cette forme de vie particulière que cet être, à cause de son karma, se manifeste sous cette forme.

Je me rappelle que quand je suis allé en Inde pour la première fois, je n’étais pas très à l’aise avec tous les insectes qu’on y trouvait. Il y avait ces grandes araignées-loups, qui sont à peu près de la taille d’une main. J’étais quelque peu effrayé par elles. J’ai mentionné la chose à mon maître de l’époque, en commentant leur laideur et leur aspect effrayant. Il a dit : « Bah, de leur point de vue vous êtes celui qui est laid, celui qui fait peur. » Cela a été utile et m’a aidé.

Il y a aussi une autre technique dont je me suis servi. Je parle maintenant d’une époque lointaine quand je n’avais pas une telle familiarité avec le Dharma. J’ai toujours été un « trekky » (un fan de Star Trek) et avant cela un fan de science-fiction, j’imaginais donc que j’étais sur une planète différente. Et sur cette planète la forme de vie ressemblait à ces araignées-loups. Qu’en serait-il alors d’avoir pour seule réaction à la forme de vie de cette planète celle de vouloir l’écraser ? Ça ne serait pas très diplomatique. Cela m’a aidé à développer du respect pour cette forme de vie.

Merci, merci ! C’est la saison des araignées en ce moment autour de notre maison. Je ne les ai pas tuées cette année.

Très bien. Vous avez donc aussi un problème avec les araignées.

Il n’est pas facile de faire les méditations sur l’amour et la compassion pour tous les êtes des autres royaumes, tant inférieurs que supérieurs, car ils nous demeurent invisibles. Comment donc se relier à eux ?

Je discutais de cela l’autre jour, à savoir que nous pouvons penser à eux en termes de spectres de données sensorielles différentes, comme les sensations physiques, les sentiments de bonheur et de malheur, etc.

Quand je médite sur les types de renaissance infernale, par exemple, cela m’aide de regarder des images telles que les dessins faits par des survivants du bombardement nucléaire d’Hiroshima. Elles montrent des choses plutôt horribles qui rappellent les renaissances infernales.

Comme je l’ai mentionné, il peut y avoir des reliquats de renaissances antérieures qui se manifestent sous forme d’une expérience humaine. Assurément, ces survivants pourraient avoir fait l’expérience de reliquats de renaissances infernales.

Un de mes amis, qui est un maître bouddhiste occidental, aide ses étudiants à obtenir une forme d’appréciation pour la souffrance des royaumes infernaux, en leur suggérant de méditer sur la chose qu’ils craignent le plus et d’imaginer que celle-ci leur arrive. Il fait cela car, d’ordinaire, cette résistance est générée par la peur. Se confronter donc à nos peurs est une manière de s’engager dans les méditations sur les royaumes infernaux.

La peur – peur d’affronter la souffrance des autres – constitue un blocage mental et émotionnel très significatif que nous devons surmonter. « C’est juste trop terrible. Je ne peux pas le supporter. » Nous ne voulons donc même pas la voir, encore moins avoir à traiter physiquement avec elle.

Donc, oui, il existe de nombreuses méthodes pour nous aider à imaginer le souffrances des renaissances infernales et à les prendre au sérieux.

L’amour (suite)

L’amour est le souhait que les autres soient heureux et aient les causes du bonheur. Cela veut dire que nous devons reconnaître le genre de bonheur dont nous parlons. Quel est ce bonheur que, grâce à l’amour, nous souhaitons que tout le monde possède ? Quel est le malheur dont, grâce à la compassion, nous souhaitons que tout le monde soit délivré ? Et quel est le bonheur que, avec la résolution exceptionnelle, nous souhaitons que tout le monde ait, la résolution exceptionnelle étant l’une des étapes qui vient juste ensuite dans le développement de la séquence ? Chaque étape de la séquence ne parle pas du même type de bonheur. Pour moi, cela n’aurait pas vraiment beaucoup de sens.

Je dois dire que je n’ai reçu aucune instruction particulière à ce propos, pas plus que je n’ai lu sur ce sujet, mais ce qui m’apparaît raisonnable – il s’agit juste de ma propre idée, ne le prenez donc pas comme autorité scripturale – c’est qu’avec l’amour, le souhait que les autres soient heureux, on pense en termes de bonheur mondain ordinaire. Dans la pratique de tonglen, prendre et donner, nous voulons tout d’abord ôter leur souffrance afin qu’ils soient en mesure de jouir du bonheur, mais ici l’ordre est inverse. Pourquoi est-il inversé ? Il me semble logique que, en premier, nous voulions qu’ils soient heureux, autrement dit que nous ne voulions pas qu’ils endurent la souffrance de la souffrance. Ce n’est donc pas juste de la souffrance de la souffrance dont nous voulons qu’ils soient délivrés ; nous voulons qu’ils soient délivrés même du bonheur mondain que, grâce à l’amour, nous souhaitons qu’ils aient. Puis, grâce à la résolution exceptionnelle, nous voulons les aider à dépasser la souffrance omniprésente du samsara. Ainsi, cela fait sens, du moins pour moi, le fait que ces trois étapes forment une séquence.

Peut-être est-ce vrai. En vérité, je n’ai jamais véritablement vérifié auprès d’aucun de mes maîtres pour voir si c’est correct. Toutefois, je pense que si nous avons eu une expérience assez longue du Dharma, nous devons placer ensemble les différentes pièces de différentes façons et essayer de voir ce qui a du sens dans le présentation des enseignements du Dharma sans sortir du cadre du Dharma. C’est ma propre opinion.

Nous pensons donc, d’abord, « Puisse tout le monde être heureux », ce qui reviendrait au bonheur que l’on vise au niveau de la portée initiale, le bonheur de meilleures renaissances, etc., et ensuite « avoir les causes du bonheur », qui seraient la discipline éthique, le fait de s’abstenir de comportement destructeur, ce genre de chose. En d’autres termes, ne faites pas de votre méditation quelque chose de vague. 

En ce qui concerne les « quatre incommensurables », que l’équanimité vienne ou non en premier, le bonheur vient avant la souffrance. Êtes-vous en train de dire que le bonheur, dans les quatre incommensurables également, est le bonheur de la vie samsarique ?

Eh bien, dans le cas où l’on considère la présentation Mahayana des « quatre », et non la présentation Théravada, d’une certaine façon cela aurait du sens. Dans la présentation Mahayana, la joie est le souhait que les autres jouissent de la félicité de l’illumination. Dans le Théravada, la joie est le fait de se réjouir, de se réjouir des choses positives que les autres ont faites. C’est l’antidote de la jalousie. Dans la présentation Théravada des quatre incommensurables, la joie signifie donc quelque chose de différent.

Mais, dans tous les cas, je pense que cela aurait du sens d’appliquer ce que je disais de la présentation Mahayana des quatre incommensurables car l’amour est le souhait que les autres jouissent du bonheur ordinaire, la compassion qu’ils soient délivrés de ce type de souffrance, et la joie, le souhait qu’ils accèdent à la libération complète et à l’illumination. Ici aussi, donc, nous avons une séquence. S’ils ne faisaient pas partie d’une séquence, la joie, au sens Mahayana, serait déjà incluse dans l’amour. Pourquoi la joie ne serait-elle pas incluse dans l’amour, cela m’a toujours étonné ? Si nous voulons qu’ils aient le bonheur, nous voulons également qu’ils aient la joie. Donc, le fait qu’ils soient développés consécutivement a du sens.

Quand l’équanimité vient au début de la séquence, elle est expliquée comme le souhait que nous soyons libres d’attachement, d’aversion et de naïveté (indifférence). Elle est donc le socle pour l’amour, la compassion et la joie qui viennent ensuite. Quand l’équanimité vient à la fin, elle est habituellement expliquée comme le souhait que les autres la possèdent : « Puissent-ils être libres d’attachement, d’aversion », etc. Ici, donc, on réfléchit à la raison pour laquelle ils n’ont pas encore atteint l’illumination, à savoir pourquoi ils ont ces problèmes. On souhaite donc : « Puissent-ils en être libérés. » Mais on pourrait aussi y penser d’une autre façon qui serait : « Je souhaite à tous les êtres qu’ils soient sans attachement ni aversion », etc., ou bien : « Puissent-ils répandre le bonheur de l’illumination à tout le monde. »

Il y a différentes manières d’interpréter et de pratiquer ces quatre attitudes incommensurables. Mais je pense que le fait qu’on les fasse dans un certain ordre veut dire que l’ordre choisi n’est pas arbitraire, bien qu’on puisse le juger comme tel. De nombreuses traditions différentes les arrangent dans une ordre différent et les formulent différemment. Sur mon site Internet, j’ai un article sur ce sujet, dans lequel je passe en revue les différentes présentations des quatre incommensurables.

Il existe une très bonne instruction que l’on pourrait appliquer ici pour méditer sur l’attitude incommensurable de l’amour. C’est un processus en quatre parties qu’on applique à chacune des quatre attitudes incommensurables. Pour l’amour, il s’agit de penser :

  1. « Comme ce serait merveilleux si tout le monde possédait le bonheur et les causes du bonheur. »
  2. « Puissent-ils avoir le bonheur et les causes du bonheur. »
  3. « Puissé-je être en mesure de leur apporter le bonheur et les causes du bonheur. »

    C’est la raison pour laquelle Sa Sainteté ajoute toujours ici le fait d’avoir déjà un sentiment de responsabilité, en même temps que d’amour et de compassion. La responsabilité ne se limite pas exclusivement à la résolution exceptionnelle, qui est l’étape qui suit la compassion.
  4. Enfin, « Ô gourous, inspirez-moi pour que j’en sois capable. »

C’est une des raisons pour lesquelles j’ai indiqué, je pense que c’était hier, que si nous ne ressentons rien, nous pouvons nous tourner vers le gourou pour trouver l’inspiration : « Gourous, inspirez-moi pour être capable de faire cela. » Cela ne fait que démontrer combien importante est l’inspiration qu’on tire du gourou.

C’est ce que je disais justement à l’instant sur le fait d’avoir été suffisamment exposé à toutes les méthodes du Dharma. Le Dharma nous est présenté comme les pièces d’un puzzle que nous devons ensuite assembler. Elles forment un réseau de pratiques du Dharma, « réseau » dans le sens où tout est interconnecté. Donc, en dessinant de nombreux aspects différents et complémentaires et en les assemblant de différentes façons, nous pouvons rendre notre pratique plus complète.

Nous avons donc l’amour : « Puisse tout le monde être heureux. » Au minimum, nous commençons par leur souhaiter d’avoir le bonheur d’être délivrés de fortes douleurs, de souffrances grossières. Bien évidemment, nous pouvons également leur souhaiter d’autres niveaux de bonheur. Par exemple, il y a le bonheur qu’on obtient avec shamatha, un état d’esprit calme et posé, lequel, fondamentalement, est le bonheur d’être dénué de monotonie, d’agitation, de nervosité, et le reste à l’avenant. Il y a le bonheur dû au « bonheur sans souillure ». On traduit parfois cela comme « non contaminé », ce qui sonne affreusement. Bonheur « contaminé », et bonheur « non contaminé », cela nous ramène à Hiroshima. C’est « entaché » ou « non entaché ». C’est souillé de confusion et non souillé de confusion, fondamentalement. Quand nous sommes véritablement libérés de la confusion et de la saisie de modes d’existence impossibles, nous faisons l’expérience d’un énorme soulagement. C’est comme le bonheur d’enlever des chaussures trop serrées, si on peut se servir d’un exemple simpliste. Tel est donc ce genre de bonheur.

Nous pourrions souhaiter que tout le monde jouisse de ces genres de bonheur, mais comme je l’ai dit, agir de la sorte me paraît enfreindre les frontières des autres attitudes que nous développons ensuite dans la séquence en sept points et dans la séquence des quatre incommensurables également.

Nous avons donc l’amour. Nous dirigeons cet amour vers tous les êtres. Puis, dans le contexte de tous ces êtres, nous nous concentrons sur des individus, en commençant par nous-mêmes, puis par les êtres chers, etc., procédant étape par étape. De cette façon, nous complétons la méditation. C’est, à mon avis, ce que Sa Sainteté pointait du doigt, à savoir que la méditation pour la personne que nous aimons et que nous aimerions voir heureuse ne repose pas sur un fort attachement. La fondation n’est pas stable si elle est fondée sur ça. Elle est tendancieuse et biaisée. 

Cinquième étape : la compassion

Ensuite, nous avons la compassion qui est le souhait que les autres soient délivrés de la souffrance et des causes de la souffrance. La compassion dont il s’agit ici est la grande compassion, ce qui veut dire qu’elle est dirigée de manière égale vers tout le monde. Si nous faisons cette étape comme faisant partie de la séquence de développement – donc en suivant l’étape de l’amour ici – nous pouvons penser que la souffrance dont nous voulons qu’ils soient libérés n’est pas juste la souffrance de la souffrance mais la souffrance du changement également, c’est-à-dire la souffrance de ce bonheur mondain insatisfaisant qui ne dure jamais et ne procure aucune sécurité.

Il existe un grand nombre de sortes différentes de compassion. La grande compassion vise tous les êtres puis la complète par des individus spécifiques. Dans sa présentation, Chandrakirti, le maître indien, dit que nous pouvons réfléchir à la façon dont les causes de leur souffrance est qu’ils ne comprennent pas la causalité, la loi de cause et effet, ce qui entraînerait pour eux la souffrance de la souffrance, et qu’ils ne comprennent pas le vide (la vacuité), ce qui entraînerait pour eux tant la souffrance de la souffrance que la souffrance du changement, y compris la souffrance omniprésente qu’on pourrait inclure ici également.

Puis il y a la compassion sans objet. « Sans objet » veut dire qu’elle ne vise aucun être en particulier comme possédant une existence concrète dûment établie. La compassion sans objet est pareille au soleil. Grâce à elle, nous nous contentons d’irradier de l’amour et de la compassion. En fait, c’est ainsi qu’un bouddha fonctionne. Il s’agit de l’influence illuminante d’un bouddha. « L’influence illuminante » correspond au terme « trinlay » (’phrin-las), qu’on traduit par « activité-de-bouddha ». Un bouddha n’a rien à faire. L’influence illuminante se contente d’irradier d’un bouddha, et quiconque s’expose à son rayonnement lumineux est affecté par lui s’il y est réceptif. Tels sont l’amour et la compassion sans objet.

Une autre approche pour développer la compassion qu’on trouve aussi dans la présentation de Chandrakirti est de reconnaître que tous les êtres souffrent parce qu’ils ne comprennent pas la cause et l’effet, l’impermanence, ces sortes de choses. En vérité, ce n’est pas tant qu’ils ne les comprennent pas mais que nous, en réfléchissant à l’impermanence et à la causalité, nous développons de la compassion à leur égard. Cela cadrerait très bien avec votre exemple du cafard. Comprendre qu’il ne s’agit pas d’un cafard permanent, que tel continuum mental manifeste une renaissance sous forme de cafard en conséquence d’une certaine force karmique négative, nous aide à développer de la compassion pour le cafard.

Pareillement, comprendre le vide du cafard nous aide à développer de la compassion pour lui. Nous voyons, qu’il n’est pas, de manière inhérente, de son propre côté, un cafard, que ce n’est pas sa véritable identité. Au lieu de cela, nous voyons qu’il a surgi en dépendance de très nombreux facteurs. Certes, il n’est aucune forme de vie qui possède une identité inhérente. Il n’y a rien dans un continuum mental qui fasse qu’il soit toujours humain, animal, mâle, femelle ou quoi que ce soit d’autre.

Nous pouvons donc nous servir de différents aspects et différentes approches de la compassion. Et, assurément, la compassion doit reposer sur le respect. Nous ne parlons pas de nous apitoyer sur les autres ou de les regarder de haut : « Je suis tellement mieux », « Pauvre de vous », etc. Ce genre d’attitudes ne fait pas, de toute évidence, partie du développement de notre compassion. Et, si nous en avions la moindre part, nous aurions dû déjà y remédier au niveau de la pratique intermédiaire du lam-rim, quand nous travaillions à surmonter les émotions perturbatrices telles que l’orgueil.

Une autre chose concernant les émotions perturbatrices me vient à l’esprit, il s’agit de la jalousie, une question traitée par Shantideva dans le Bodhicharyavatra, S’engager dans la conduite d’un bodhisattva.

Quand nous pratiquons la compassion, nous devons nous assurer de ne pas éprouver de jalousie. Il s’agit d’un point intéressant. Il l’expose dans sa discussion sur le fait de se réjouir. Si nous voyons que quelqu’un d’autre peut prendre soin de la personne qui souffre, nous devons nous en réjouir et ne pas nous sentir jaloux, pensant que c’est à moi [à nous] d’être le sauveur, ou d’être l’enseignant.

C’est souvent le cas avec les enseignants du Dharma. Ils deviennent jaloux et contrariés si leurs étudiants vont voir un autre maître. Ce peut être également le cas avec les parents : « Je veux être celui ou celle qui prend toujours soin des enfants. » Ils n’apprécient pas que leur partenaire de mariage s’en occupe. Ce genre d’émotion perturbatrice peut représenter un certain frein, voire un obstacle, au développement de la compassion. Il ne s’agit pas que je sois le sauveur du monde. Il s’agit d’une question intéressante à prendre en compte, en particulier en ce qui concerne l’étape suivante : la résolution exceptionnelle.

Sixième étape : la résolution exceptionnelle

La résolution exceptionnelle ne consiste pas simplement à se sentir responsable parce que cela faisait partie de l’amour et de la compassion, et à avoir un certain courage en se disant : « Je vais faire quelque chose pour vous aider à surmonter la souffrance grossière ainsi que la souffrance du changement », ce genre de chose. La résolution exceptionnelle consiste à se dire : « Je vais vous aider à atteindre la libération et l’illumination. » C’est donc beaucoup plus. C’est ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce cas, de quasi exceptionnel. « Exceptionnel » est la première syllabe du mot tibétain lhag-bsam utilisé ici. En fait, cela signifie que je vais prendre la responsabilité d’accompagner tout le monde tout au long du chemin qui mène à la libération et l’illumination.

Maintenant, c’est là que le danger peut survenir, à savoir : « Moi, je suis le sauveur du monde. Je dois être celui qui sauve réellement tout le monde. » Bien que Shantideva mentionne dans son chapitre sur la persévérance joyeuse que l’un des facteurs qui doit être présent ici est l’attitude suivante : « Moi seul, je le ferai. Peu m’importe si personne d’autre ne le fait. Même si personne ne le fait, moi je vais le faire. » Cela ne peut pas être un délire de l’égo. Et si quelqu’un d’autre le fait également, on se réjouit.

Shantideva nous donne des conseils prodigieusement utiles à propos de tant d’aspects différents de notre pratique du Dharma. Il s’agit d’un texte avec lequel nous devons réellement, réellement nous familiariser comme faisant partie de notre méditation quotidienne. Ce que la plupart des gens font comme pratique quotidienne ce sont ces diverses figures-de-bouddha ou pratiques de déités, des récitations de mantras et de sadhanas, ce genre de choses. Bien entendu, ces dernières peuvent aider, mais ce que je trouve très, très utile, beaucoup plus utile de bien des façons, c’est de lire, de faire de la lecture une part de notre pratique de tous les jours. Je pense que si nous sommes sincères et honnêtes avec nous-mêmes à propos de ce dont nous avons vraiment besoin, nous trouverons cela plus bénéfique. Les Tibétains ont coutume de mémoriser ces choses, bien sûr, mais nous pouvons lire Les Trente-Sept Pratiques d’un bodhisattva, ou L’Entraînement de l’attitude, ou L’Entraînement de l’attitude en sept points ou le Bodhicharyavatara. Nous pouvons lire en parcourant soit la totalité, soit certains points, prendre quelques versets, y réfléchir et en faire une partie de notre pratique quotidienne. C’est excellent. Vraiment très, très bénéfique. Personnellement je trouve cela plus utile que de juste marmonner des mantras.

Questions

Êtes-vous en train de suggérer que l’on peut faire ça au cours d’une session de méditation ?

Durant une session de méditation, absolument, même s’il s’agit juste d’un verset. C’est excellent. Nous pouvons l’intercaler entre la prière en sept branches et l’offrande de mandala au début et avant la dédicace à la fin. C’est ce que je recommande à mes étudiants pour leur méditation quand ils mettent en place une pratique quotidienne.

Beaucoup de gens pensent que la pratique signifie simplement la pratique des déités tantriques. Je pense que c’est une erreur de limiter la pratique à cela. Le pratique d’une déité n’a aucun sens sans cette fondation. Sans elle, vous pourriez aussi bien vous visualiser en tant que Mickey Mouse ou Minnie Mouse conduisant tout le monde à Disneyland.

Est-ce que la compassion « sans objet » est pareille à la compassion « qui ne vise rien » ? 

Oui, la compassion « sans objet » est pareille à la compassion « qui ne vise rien ». Ce sont deux traductions du même terme. Littéralement, le mot signifie « sans point focal ». Nous pourrions évoquer la théorie de la cognition et demander : « Pouvez-vous avoir une cognition sans un objet de focalisation ? » Nous ne voulons pas entrer dans un débat sur les différences d’opinion entre le Chittamatra et le Madhyamaka. Mais cela signifie un objet focal ayant un mode d’existence impossible, autrement dit une existence dûment établie.

C’est la raison pour laquelle j’aime introduire dans l’expression le terme « établie ». Il est très déroutant d’utiliser l’expression « existence véritable » et d’avoir ensuite à clarifier que la véritable existence est en fait une fausse existence, qu’en réalité elle n’existe pas du tout. Mais « existence dûment établie », une chose véritablement établie, c’est de cela qu’il s’agit, c’est la grande affaire.

Avec cette résolution exceptionnelle, ne sommes-nous pas un peu paternalistes ou présomptueux ? Nous disons : « Je sais ce qui est bon pour vous, je sais ce qu’il y a de mieux pour vous, je vais donc vous aider à accomplir cela. C’est cela que je me propose de vous donner. »

Elle [la personne qui a posé la question] met sur la table un point merveilleux qui mène très joliment à l’étape suivante de la méditation, en vérité. C’est à cause de notre compréhension limitée que nous passons de la résolution exceptionnelle à la bodhichitta. Nous réalisons que la seule manière de pouvoir réellement savoir ce qui est le mieux pour quelqu’un est de devenir des bouddhas omniscients. Sinon, nous ne faisons que deviner, supposer. Pourquoi ? Parce que nous ignorons tout l’arrière-plan, toutes les causes des problèmes particuliers d’une personne. Nous ne voyons pas pleinement le présent, nous ne voyons donc pas l’envergure totale des choses qui font que les difficultés surgissent. Nous ignorons également quels effets auront ce que nous suggérons qu’une personne fasse non seulement sur elle mais sur toutes les personnes avec lesquelles elle interagira par la suite également. C’est la raison pour laquelle nous devons devenir des bouddhas omniscients. Toutefois – nous avons maintenant un « toutefois » – cela ne veut pas dire que nous devons attendre d’être devenus des bouddhas pour essayer d’aider quiconque. Nous essayons de notre mieux, c’est tout ce que nous pouvons faire, sans prétendre être omniscients.

Maintenant je dois dire que le problème devient réellement très difficile. Nous pouvons considérer l’exemple d’un docteur. Si un médecin dit au patient : « En fait, je ne sais pas réellement ce qui ne va pas chez vous. J’ignore vraiment si ce médicament vous aidera ou non. Mais pourquoi ne l’essayez-vous pas ? » Ce n’est pas d’une grande aide pour une personne malade. Un facteur important dans l’efficacité d’un médecin est sa capacité à instiller de la confiance dans le patient. C’est ainsi que fonctionne un placebo : cela repose sur la confiance qu’une chose sera efficace. L’esprit, donc l’attitude, est très impliquée dans le processus de guérison.

La question est de savoir, quand nous essayons d’aider les autres, non pas en tant que médecin mais juste en général, quelle est la meilleure approche à utiliser ? C’est un point difficile, n’est-ce pas ? Dire : « En fait, je ne sais pas vraiment, mais pourquoi n’essayez-vous pas cela ? », ce n’est probablement pas la chose la plus utile à dire. Je pense que notre façon d’aborder la chose dépend de la personne avec qui nous traitons. Un enfant ou une personne jeune a besoin d’une forme de confiance dans le fait que le parent ou le professeur – peu importe la personne plus âgée – sait de quoi il parle. Dans le cas d’une telle personne, je ne pense pas que cela aide de faire montre d’incertitude. Si la personne est notre égale ou notre aînée, sans doute que la dynamique se doit d’être un peu différente. Plutôt que de dire : « Je ne sais pas, mais pourquoi n’essayez-vous pas ça », nous pourrions dire : « Je suggère ceci. Peut-être que cela aidera, mais sans rien promettre. » Donc, cela dépend. Nous ne dirions pas cela à un enfant, mais nous le dirions à une personne plus âgée.

Dans une situation où nous ne savons pas réellement ce qui est le mieux, est-ce que la motivation correcte de vouloir être bénéfique ne serait pas la meilleure directive ?

Je me souviens du dicton : « Le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions. » Je pense qu’on doit ici surveiller le vues fausses, les visions distordues. Je suis sûr que les motivations des gens qui ont dirigé l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, etc., étaient d’aider les gens qui s’y trouvaient. Ils étaient sincères en pensant que ce qu’ils faisaient allait être bénéfique. Ainsi que les missionnaires, etc. Leur intervention part d’une bonne motivation, de bonnes intentions.

Comment savons-nous qu’agir d’un point de vue bouddhique en suivant les instructions du Bouddha avec la motivation d’être bénéfique à autrui nous rendra capables de l’être réellement ? Comment savons-nous que, bien que notre motivation soit bonne, les instructions que nous suivons ne font pas juste partie d’un quelconque plan machiavélique et qu’elles ne seront pas vraiment en mesure de nous aider à être bénéfiques aux autres ? Nous devons réellement examiner les enseignements du Bouddha et essayer de faire en sorte que, quel que soit le conseil que nous donnons, celui-ci repose sur une grande somme d’expérience et sur une vaste connaissance des enseignements. Une bonne motivation est donc très importante quand on en vient à décider de la meilleure façon de conseiller autrui, mais une vision correcte et une information suffisante sont aussi très importantes.

Nous en arrivons maintenant à toute la question de ce que nous pouvons faire en tant que bouddhas. Peut-être réserverons-nous cela pour cet après-midi. Mais en ce qui concerne cette question, je pense qu’il est essentiel que nous réalisions que nous ne sommes pas Dieu. Être un bouddha n’est pas comme d’être un Dieu tout-puissant. Même un bouddha ne peut pas d’un claquement de doigt faire que tout aille bien. Cela fait intervenir la compréhension de la cause et de l’effet et du vide de la causalité. Pour être en mesure d’aider les autres d’une façon lucide, nous devons comprendre la vacuité (le vide) de la causalité. Toutefois, nous laisserons tout cela pour cet après-midi quand nous parlerons de la bodhichitta elle-même.

Finissons par une dédicace. « Quelles que soient la force positive et la compréhension issues de ceci, puissent-elles s’approfondir de plus en plus et agir comme cause pour que tout le monde atteigne l’illumination (là réside le sens de la chose : que tout le monde atteigne l’illumination, pas juste moi) pour le bien de tous. »

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