Le développement en sept points de la bodhichitta : conscience de nos mères, bonté et gratitude

Révision

Ce matin, nous avons discuté du niveau inférieur, du « rez-de-chaussée », ou de la base de la méditation en sept points sur la cause et l’effet afin de générer un objectif de bodhichitta. Nous avons vu qu’il s’agissait de l’équanimité, cette équanimité grâce à laquelle nous sommes libres d’attachement ou d’attirance pour certains, d’aversion et de répulsion pour d’autres et d’indifférence pour d’autres encore. Comme il est dit dans les quatre incommensurables, il s’agit de l’équanimité dénuée de « parti pris, d’attachement, et de colère ». En vérité, c’est un peu plus élaboré que cela : c’est une équanimité dépourvue d’attachement, de colère, et de naïveté – le fait d’ignorer les autres.

Nous avons vu que la base pour cette équanimité est le renoncement au samsara, renoncement dans le sens d’abandonner ces émotions perturbatrices que nous avons envers les divers êtres. Nous devons vouloir abandonner celles-ci afin de chercher au moins la libération. Le renoncement est la fondation sur laquelle nous développons la bodhichitta. Ici, dans ce verset d’une offrande interne de mandala, il est dit exactement cela :

Les objets d’attachement, d’aversion et d’ignorance, les amis, les ennemis et les étrangers, mon corps, ma richesse et mes plaisirs, je les offre sans aucun sentiment de perte.

C’est de cela dont nous parlons ce matin, offrir ces choses sans sentiment de perte, dans le sens de : « oh, je ne veux pas abandonner le samsara, je ne veux pas laisser tomber le fait d’être proche des amis ou d’éviter les gens que je n’aime pas », etc.

De grâce, acceptez-les avec plaisir.

De quoi est-il question ? Renoncer à ces choses devrait procurer un sentiment de joie, un sentiment de liberté.

Et inspirez-moi et les autres pour que nous soyons délivrés des trois attitudes empoisonnées.

Il ne s’agit pas de donner tous nos amis aux bouddhas, ils n’en ont pas besoin comme tels. Nous ne les donnons pas non plus aux gens qui nous agacent tels que nos voisins bruyants ou les gens qui nous causent des problèmes à notre travail. Nous les offrons plutôt à la libération. Nous les offrons aux Trois Joyaux de Refuge. C’est ce dont nous avons parlé hier : les véritables cessations des problèmes et le vrais cheminements d’esprit qui conduisent à cette cessation. Nous les offrons dans cette « direction sûre ». « Puissent-ils être capables d’aller dans cette direction. » Et de même que nous affirmons donc non seulement notre propre renoncement et volonté de réaliser ces cessations et vrais chemins nous-mêmes, de même nous affirmons notre souhait d’amener les autres à cet état.

Par parenthèse, j’ai pensé mentionner une chose à propos de l’offrande du mandala en général, dans la mesure où j’ignore si c’est évident pour vous. Il est dit :

Ce sol, oint de parfums, jonché de fleurs, le Mont Mérou, les quatre continents, le soleil et la lune, imaginés comme un champ-de-bouddha à vous offerts, puissent tous les êtres jouir de cette terre pure.

Savez-vous à quoi cela se réfère ? Cela fait référence au Sambhogakaya. Le Sambhogakaya enseigne à tous les arya bodhisattvas dans une terre pure, et il leur enseigne le Mahayana jusqu’à la fin du samsara. Qu’offrons-nous donc aux autres ? Nous leur offrons cet état d’une terre pure où tout est propice. Autrement dit, nous faisons la requête : « Instruisez-moi » – après tout, il s’agit d’une offrande de mandala pour recevoir des enseignements – « d’une façon qui sera parfaitement propice, comme dans une terre pure, pour recevoir des enseignements du Sambhogakaya. » Nous imaginons que tout notre environnement est ainsi. Nous sommes donc désormais dans un royaume parfait, propice pour recevoir des enseignements et nous pensons : « Puisse tout le monde jouir de cette situation », et « c’est cela que j’offre ». Puis, avec ce deuxième verset, nous pensons : « Je l’offre à tout le monde, sans exclure des gens de cette terre pure en incluant seulement mes amis. » Ces versets d’offrande du mandala sont réellement riches de sens. 

La méditation de l’équanimité

Il pourrait s’avérer utile de faire un peu de méditation à ce stade, en particulier dans la mesure où l’on m’a demandé d’inclure quelques exercices. Dans tous les cas, c’est très utile de le faire. Comme je l’ai dit, il est bon de faire juste un peu de méditation sur l’équanimité, mais ce n’est pas quelque chose que l’on peut se contenter de faire cinq minutes puis de passer aux étapes suivantes. Il serait incroyablement remarquable si nous pouvions vraiment réaliser la véritable équanimité. En tout cas, essayons. Nous ne disposons pas de beaucoup de temps, je ne veux donc pas le faire trop longtemps. Nous pouvons essayer pour cinq ou dix minutes. Nous pourrions parcourir toutes les étapes que j’ai expliquées, en visualisant, individuellement, chacune des trois personnes que nous avons choisies, celle que nous aimons vraiment beaucoup, celle que nous ne pouvons vraiment pas supporter, et celle que nous ignorons et ne considérons réellement jamais comme une personne. 

Comment choisissons-nous les gens ? Nous pourrions choisir des personnes faisant partie de nos vies. Il est très intéressant de noter comment, quand nous sommes dans des endroits où il y a foule et que nous regardons les gens, que ce soit dans un aéroport, un supermarché, peu importe, nous regardons les gens que nous trouvons beaux. Quand on en vient à des gens que nous trouvons un peu repoussants, nous nous assurons de ne pas les regarder, tandis que nous ignorons totalement les autres. C’est significatif de la manière dont nos esprits sont affectés par ces trois attitudes empoisonnées, ces trois attitudes perturbatrices.

Dans nos vies, nous pouvons choisir des exemples plus spectaculaires, mais également certains qui le sont moins, par exemple, choisir des gens qui attirent juste notre regard. Pourquoi ? « Eh bien, cela me donne un peu de plaisir de voir cette personne au physique agréable. » Il n’est pas besoin nécessairement qu’il y ait une dimension sexuelle à cela. Certaines personnes aiment regarder les jeunes enfants. Elles les trouvent si mignons. Ce que nous aimons n’a pas vraiment d’importance, c’est égal. Essayez, au cours de la méditation, d’en arriver au point qui présente le plus grand défi, c’est-à-dire, comme je l’ai dit, de considérer les trois personnes simultanément.

Je recommanderais que nous essayions de faire cette méditation à la lumière de l’explication que j’ai donnée des continuums mentaux, le fait que la base pour étiqueter une personne, un individu, est une totalité, la totalité du continuum mental. Cela ne repose pas juste sur là où elles en sont maintenant de leurs continuums mentaux, ou juste sur leurs bonnes ou mauvaises qualités ou sur ce que nous pourrions voir comme un manque de qualités. C’est réellement ce qui se passe quand nous sommes attirés par certains, révulsés par d’autres et indifférents à d’autres encore : nous limitons la base de désignation de la personne. Voyez si en ayant un peu de compréhension du fait que le continuum mental est sans commencement ni fin – parce que c’est un fait ; c’est du moins vrai selon les affirmations bouddhiques concernant les continuums mentaux – voyez si cela aide à gérer le défi émotionnel de cette méditation. 

[Méditation]

Dans quel état d’esprit nous retrouvons-nous si nous réussissons cette pratique ? Si nous faisons la méditation de l’équanimité d’égalisation de nos attitudes envers tout le monde, qui est la manière de faire du Mahayana, nous nous sentons investis d’une volonté d’aider tout le monde de façon égale. Nous ne voulons donc pas aider celui-ci en premier ou celui-là d’abord parce que nous les aimons plus qu’un autre. Quand on fait la méditation d’équanimité de se débarrasser de nos émotions perturbatrices, qui est l’équanimité que nous pratiquons ici, on se retrouve avec quelque chose d’encore plus fondamental que ça. Non pas que nous ne ressentions rien, il ne s’agit pas de ça, bien qu’on puisse imaginer que c’est tout ce qui nous reste à la fin. On se retrouve plutôt dans un état de paix. C’est ce qu’on associe habituellement avec la voie du Hinayana, laquelle inclue le Thréravada et beaucoup d’autres formes des dix-huit écoles Nikaya du bouddhisme primitif (« nikaya » est le terme pali), le Théravada étant l’une d’elles que le Mahayana appelle le Hinayana. On se retrouve dans un état de paix, mais la paix dans le sens positif d’être ouvert à tout le monde ; il ne s’agit pas d’indifférence à tout le monde.

Je pense qu’une des choses que nous pouvons considérer pour jauger l’état de nos esprits est notre énergie. Quand on imagine la personne que nous aimons tellement et avec qui nous voulons être, et celle que nous détestons vraiment et avec qui nous ne voulons pas passer du temps, et celle que nous ignorons totalement car elle ne signifie rien pour nous, il se pourrait que nous ne ressentions pas une forte quantité d’énergie du genre « je vais me précipiter vers celle-ci », ou « je vais m’éloigner en courant de celle-là ». Toutefois, il se pourrait que nous remarquions, si nous sommes dans un état assez calme, qu’il y a là une tension. Il y a une forme de tension dans notre énergie quand nous considérons ces trois personnes. Nos états d’esprit ne sont pas tout à fait apaisés. Cela indique que nous avons encore du travail à faire.

Un état de paix – « le nirvana est paix » – résulterait dans la capacité à être confronté à ces gens sans aucune tension. Nous serions simplement détendus et ouverts. Il n’y aurait pas de tension, aucun conflit de sentiments ou d’émotions. C’est vers ce but que nous tendons. C’est ce que nous visons. C’est une chose difficile à atteindre. En tout cas, nous pouvons mesurer notre succès dans cette pratique en examinant notre énergie. Je pense que la jauge utile ici, c’est la tension.

Première étape : la conscience de nos mères

Nous passons dès lors à la première étape de la méditation en sept points sur la cause et l’effet. Cette étape n’est pas une étape facile. Elle est extrêmement difficile à accomplir si on ne pense pas en termes de vies passées, de vies sans commencement, de continuums mentaux sans commencement ni fin. On traduit généralement cette étape comme le fait de « reconnaître que tout le monde a été notre mère. » Littéralement, il s’agit de « conscience de nos mères ». Cette étape implique de distinguer cet aspect, cette caractéristique que chacun ait eu, au sein des continuums mentaux de tout le monde, cette relation particulière avec moi.

Il est utile de prouver logiquement que tout le monde a été notre mère à un moment ou à un autre. Nous avons posé le défi à quelques personnes dans ma classe à Berlin et nous en sommes arrivés à la preuve logique que tout le monde a été notre mère dans une vie antérieure. Nous avons vérifié le fait auprès d’un Guéshé reconnu. Le Guéshé a dit que ce n’était pas quelque chose que l’on essayait de prouver, mais que, en fait, la preuve était convaincante. Avant de vous donner la preuve, j’aimerais demander si l’un d’entre vous a la moindre idée de la façon dont nous prouverions que tout le monde a été notre mère dans une vie antérieure ? Il est un peu absurde d’essayer de considérer tout le monde comme ayant été notre mère s’il n’y a pas de base logique à cela. Comment vous y prendriez-vous pour le prouver ?

Peut-être est-ce parce que tout le monde a eu un nombre infini de vies et qu’il y a une infinité d’êtres. Si c’est le cas, comment se pourrait-il que tout le monde n’ait pas été notre mère ?

Non, les paramètres sont incorrects, les paramètres du système sont faux. On doit se servir de paramètres corrects. Les paramètres sont : un temps infini, et un nombre fini d’êtres. Il n’y a pas un nombre infini d’êtres, sinon on ne pourrait jamais atteindre la limite de « tout le monde », et tout le monde est égal. Étant donné ces trois paramètres du système, abordés mathématiquement, prouvez que tout le monde a été notre mère.

Que veut dire « égal » dans ce contexte ?

Bonne question. Tout le monde est égal dans le sens où nous avons tous erré dans le samsara et interagi les uns avec les autres. Ce n’est comme si certains avaient été isolés dans un coin et avaient interagi seulement entre eux. Nous pourrions aussi envisager le scénario « d’une personne qui a tété ma mère dans quasiment toute vie », bien que nous devrions probablement prendre en compte un petit nombre de mères car nous pourrions mourir alors que cette mère était encore vivante, et renaître d’une autre mère. Il serait cependant concevable que nous puissions renaître de la même mère si celle-ci n’est pas trop vieille. Nous devrions donc postuler plus d’une mère pour le moins. Mais pourquoi n’est-ce pas le cas que nous ayons eu une ou seulement quelques mères ?

C’est fou, n’est-ce pas, que tout le monde ait été ma mère ? C’est plutôt bizarre.

Il vous faudrait penser que nous avons une mère dans chacune de ces vies.

Bon, étant donné l’infinité du temps, nous pourrions être né de la chaleur et de l’humidité certaines des fois. Nous pourrions avoir surgi d’un lotus certaines fois également.

Je pense que vous devez également ajouter le fait que la durée de vie est indéfinie, car si elle ne l’est pas, alors vous avez le problème qu’une mère ait toujours été notre mère.

La durées de vie est indéfinie ? Ce n’est pas nécessairement le cas. Je pense que nous devrions dire qu’il est impossible qu’une durée de vie soit infinie. Dans le Continent du Nord, par exemple, il est défini que la durée de vie sera d’un millier d’années. En conséquence, ne sont permises qu’une durée de vie définie ou moins qu’infinie.

Il est possible que tout le monde ait été votre mère, mais ce n’est pas nécessairement vrai.

Oh ! Il est possible que tout le monde ait été notre mère, mais ce n’est pas nécessairement vrai. Est-ce satisfaisant pour développer la bodhichitta ? Cela nous donne un grand « peut-être ».

Serait-il possible que cela ne se soit pas encore produit, mais que cela puisse arriver ?

Je pense que le temps sans commencement s’en occupe, nous n’aurions donc pas à le postuler. Le temps est sans commencement, c’est une durée plutôt longue. Il y a eu donc assez de temps pour que tout le monde ait été notre mère.

Même si vous deviez avancer comme prémisse que tout le monde a possiblement, mais pas nécessairement, été votre mère, vous seriez toujours en mesure de développer la bodhichitta parce que vous ne sauriez pas qui a ou n’a pas été votre mère, et vous ne prendriez pas le risque de laisser quelqu’un de côté, quelqu’un qui a peut-être été votre mère.

C’est un point intéressant. Le point était que, même si nous ne traitons que le fait que tout le monde ait possiblement pu être notre mère, nous pourrions toujours développer la bodhichitta car nous ne saurions pas qui a ou n’a pas été notre mère – il n’y aurait pas d’étiquette accrochée à chacune de celles qui l’ont été – et nous ne voudrions pas prendre le risque de laisser quiconque de côté.

Est-ce que cela suppose que nous allons fonder la bodhichitta sur le fait que tout le monde a été notre mère ?

Oui.

Même s’il elles n’ont pas été nos mères, elles ont cependant été toutes ces autres choses, et elles ont toujours toutes été bonnes avec nous.

Ce que cette personne dit, c’est que pour développer la bodhicchitta il n’est pas nécessaire d’avoir cette récognition ou conscience que tout le monde a été notre mère – « récognition » implique que nous nous souvenons. Il s’agit donc de conscience, car nous avons d’autres méthodes. Dans les autres méthodes pour développer la bodhichitta, nous pensons à la bonté des autres, même quand ils n’ont pas été nos mères.

En fait, il s’agit ici d’un système de méditation – la méditation en sept points sur la cause et l’effet – qu’on proclame comme étant un système complet en soi et efficace pour développer la bodhichitta. Nous assumons que celui-ci fonctionne.

Comme je l’ai fait remarquer hier, il y a quelques dangers. Nous devons faire attention. Si nous pensons « ils ont été bons avec moi », cela tend à renforcer un peu le « moi ». Mis à part cela, toutefois, nous accordons à cette méthode le bénéfice du doute et la considérons comme une méthode efficace, une séquence efficace de développement.

« Bon comme une mère », c’est une traduction que j’ai entendue dire. C’est donc reconnaître la bonté comme une caractéristique dont la mère est le prototype et la source.

Je pense que cela va dans la direction du Dharma « allégé ». C’est une possibilité. Comme je l’ai dit, la véritable version du Dharma allégé, que j’ai également enseignée, consiste à penser : « N’importe qui pourrait nous ramener chez lui pour nous offrir un repas et être gentil avec nous. »

Remarque intéressante, certains de mes étudiants en Allemagne où je vis sont assez vieux pour avoir eu des parents qui étaient des officiers nazis SS et qui, comme tels, ont été impliqués dans d’horribles choses. Néanmoins, ces étudiants ont été nourris, habillés et choyés par ce genre de père. Donc, bien sûr, beaucoup parmi eux ont un tas de problèmes, mais nous laisserons ça de côté. 

Je pense que reconnaître tout le monde comme ayant été notre mère est à prendre au pied de la lettre. Nous avons tendance à faire des exceptions à la méthode préconisée quand on en vient à celles et ceux qui ont été négligés ou maltraités par leurs mères ou qui ont eu des relations particulièrement difficile avec elles et qui, à cause de cela, font des blocages émotionnels à l’égard de cette méditation. Cependant, comme je l’ai dit auparavant, ce n’est pas une méditation pour débutant(e)s. Assurément, à ce stade de notre entraînement dans le Dharma, nous avons été confrontés à toutes les questions que nous avons eues avec nos mères, quelles qu’elles soient. Si nous n’avons pas affronté ces questions jusqu’à présent… Eh, mais attendez… ! Ne sommes-nous pas en trains d’essayer de pratiquer le Dharma ? Il est vrai, néanmoins, que souvent la relation avec nos parents peut s’avérer l’une des plus difficiles.

Nous pouvons poursuivre avec « tout le monde a été mon meilleur ami », ou « tout le monde a été mon père », ou traiter avec n’importe qui d’autre. Ce n’est pas si pertinent, Toutefois, la mère est une image particulièrement signifiante car, au minimum, alors que j’étais un fœtus, « ma mère ne m’a pas avorté ». C’est le niveau minimum. Et c’est très bon de sa part. Bien entendu, cela nous fait penser à l’avortement et ce que cela implique, mais nous ne discuterons pas de cela.

N’est-ce pas un peu comme un outil, un bon moyen, le fait que cela n’a pas réellement d’importance que nous puissions le prouver ou non ? Si nous avons cru que toutes les personnes que nous avons vues, toutes les fourmis, tous les êtres, ont été notre mère, qu’arriverait-il ? Est-ce que cela nous changerait ? C’est un outil.

C’est une remarque excellente. Ne suffirait-il pas d’utiliser cette vue juste comme un outil, en lui accordant le bénéfice du doute et en voyant ce qui s’ensuivrait si nous devions penser que tout le monde a été notre mère ? 

Au début, j’ai certainement eu recours à ce genre d’outil quand j’abordais la question de la renaissance. J’ignorais tout de la renaissance. Comme je l’ai dit, je pense que nous devons comprendre les enseignements bouddhiques sur le soi qui prend renaissance avant de pouvoir réellement avoir confiance dans les enseignements bouddhiques sur la renaissance. Néanmoins, nous leur accordons le bénéfice du doute et voyons ce qui en découle. J’ai certainement suivi cette stratégie. Nous faisons de même quand on en vient à réfléchir au fait que tout le monde a été notre mère. Mais nous sommes alors confrontés à la critique, qu’elle vienne de nous ou des autres, que nous sommes simplement en train de nous laver le cerveau avec de la propagande. Il se pourrait que ce soit une propagande bénéfique, beaucoup de gens pensent alors que leur propagande et leur lavage de cerveau est bénéfique, et ils se pourrait que ce ne le soit pas. Je pense donc que d’avoir une certaine preuve logique serait utile. 

Il y a un nombre considérable de choses pour lesquelles je ne prétends pas avoir de preuve logique. Il existe toutes sortes de choses énigmatiques dans le bouddhisme, des choses réellement vraiment difficiles à avaler comme, à titre d’exemple, le lignage. D’où viennent ces enseignements du Mahayana ? Nagarjuna s’est rendu au fond de l’océan pour retrouver et rapporter les enseignements sur la Prajnaparamita détenus par les nagas qui les gardaient sous l’océan. Vraiment ? Et Asanga est allé dans le ciel de Tushita où il a obtenu certains enseignements de la part de Maitreya. Il les a appris par cœur et les a rapportés sur terre. Il avait passé seulement une matinée au ciel de Tushita alors que sur terre cinquante ans s’étaient écoulés. Il semblerait qu’il ait voyagé dans un vaisseau spatial à la vitesse de la lumière. Comment réagissons-nous à des choses de ce genre ? Comment les acceptons-nous et critiquons ensuite les gens comme madame Blavatsky qui prétendent avoir reçu par lettres des enseignements de Mahatmas dans les Himalayas ? Comment gérons-nous cela ? « Ce sont des enseignements légitimes. » Ce n’est pas du tout une chose facile à accepter.

Lors d’une conférence de nonnes à laquelle j’ai assisté cet été à Hambourg, un des savants occidentaux fit remarquer le fait que les gens font grand cas du lignage, le fait que la lignée soit correcte et ininterrompue, etc. Il disait : « Si on examine le nombre de noms de gens dans la lignée d’ordination depuis l’époque du Bouddha jusqu’au moment où le bouddhisme a été introduit au Tibet, on voit que chaque personne devrait avoir vécu, en moyenne, deux cent vingt ans pour que la lignée n’ait pas été brisée. Vous vous dites alors : « Eh, attendez une minute, c’est quoi la lignage ? »

Il y a donc un grand nombre de choses, quand on commence à les creuser, qui nous font nous demander : « Suis-je réellement en train de fonder toute ma pratique spirituelle sur des croyances irrationnelles ? Que suis-je en train de faire ? » Il serait donc bon d’avoir une preuve rationnelle pour au moins quelques-unes des chose que nous faisons, pour savoir que nous ne sommes pas fous. Se dire juste : « Bien, mais c’est efficace, peu importe si c’est un conte de fées ou non », je pense que c’est bien. Toutefois, je me sens un peu plus à l’aise quand une partie au moins repose sur un terrain prétendument solide. Au début, cependant, nous procédons sur la base d’accorder aux choses le bénéfice du doute.

En tout cas, laissez-moi vous donner la preuve à laquelle nous sommes parvenus : temps infini, nombre fini d’êtres, tout le monde est égal. « Si un être a été ma mère, alors tout le monde a été ma mère puisque tous sont égaux. Et si un être n’a pas été ma mère, alors personne n’a jamais été ma mère parce que tous sont égaux. » Pour le moins, le Guéshé tibétain qui était l’un des maîtres de l’École de Débats à Dharamsala, a été d’accord pour dire que c’était une preuve valable. C’était l’un de mes brillants étudiants qui avait trouvé cette preuve.

Il semble que la condition pour considérer tous les êtres comme égaux est un peu vague.

Sans doute, je ne suis certainement pas quelqu’un de porté sur les mathématiques, donc je ne sais pas. Si nous devions agiter un récipient contenant des particules pendant une durée infinie, est-ce que chacune d’entre elles, au cours de cette durée infinie, n’entrerait pas en collision ? Je pense que c’est ce que nous entendons ici par « égal ».

Il existe une autre façon de le dire. Je me souviens qu’il y a un nombre fini de molécules d’oxygène. Donc la probabilité que vous ayez juste respiré la même molécule d’oxygène que Platon est élevée.

Très bien. Pourquoi pas ? Cependant, cela nous entraîne dans une discussion très compliquée sur le temps. Je ne veux pas me distraire en parlant de ça maintenant car c’est un sujet compliqué, mais une des choses que le Prasangika réfute est l’existence d’un objet commun qui traverse les trois temps. « Objet commun » veut dire le même objet, un chose commune qui était présente dans le passé, continue d’être présente maintenant, et continuera de l’être dans le futur. Ce que vous dites, c’est qu’il existe une molécule d’oxygène objectivement existante qui, en un sens, est permanente et se déplace dans le temps. Platon l’a respirée, et maintenant je respire la même. Ce type d’objet commun est affirmé par une sous-branche du Vaibhashika. Le Prasangika réfute cela. Nous devons donc faire attention quand on se sert de cette analogie car cela voudrait dire que la même personne substantiellement existante qui a rempli la fonction de mère pour moi dans le passé fonctionne actuellement comme quelqu’un qui n’est pas ma mère. Cela ne prend pas en compte le facteur d’impermanence, à savoir que les choses changent continuellement.

Bon, c’est suffisant pour ce qui est de notre preuve logique. Mais pour moi du moins, je me sens un peu plus à l’aise d’avoir une forme de base raisonnable pour considérer tout le monde comme ayant été notre mère et pour développer cette conscience-là.

Voir les autres comme ayant été nos mères découle du fait de voir tout le monde comme des continuums mentaux sans commencement ni fin et de voir que là où ils en sont maintenant ne représente qu’une toute petite partie de ces continuums. Pendant que nous faisions cette méditation, je jouais avec des images, et celle qui me vint à l’esprit était celle d’une courbe sinusoïdale, une petite courbe à l’instar des montagnes russes avec une alternance de hauts et de bas. Nous pouvons nous figurer le continuum mental sous cet aspect graphique, pareil à une longue ligne infinie qui passe par des hauts et des bas. Disons qu’un « haut » est quelqu’un que nous aimons, un « bas » quelqu’un que nous n’aimons pas, et le point situé entre les deux quelqu’un que nous ignorons. Chaque personne, chaque continuum mental est une courbe sinusoïdale, or il se trouve justement que ce que nous voyons maintenant, c’est soit une portion supérieure de la courbe, soit une portion inférieure de la courbe. Cela pourrait constituer une image utile, du moins pour celles et ceux qui sont plus orientés vers les représentations imagées. Cela dit, à un moment de cette longue courbe infinie, ils ont tous été nos mères.

Je viens de dire qu’il ne faudrait pas introduire des enseignements d’autres méthodes, mais une chose que nous pouvons ajouter comme pertinente, c’est que ce n’est qu’une question de temps pour que quelqu’un ait été notre mère, que ce soit maintenant ou autrefois. L’enseignement qui lui est associé est : « Si je n’ai pas vu ma mère pendant dix ans, est-elle toujours ma mère ? Oui, elle l’est toujours. Si je ne l’ai pas vue pendant une dizaine de vies, est-elle toujours ma mère ? Oui, elle l’est toujours. » C’est juste une question de temps. Le simple fait que nous ne l’ayons pas vue pendant un certain temps ne signifie pas qu’elle est moins notre mère. Néanmoins, cela ne veut pas dire que cette personne possède une identité solide, permanente, en tant que « notre mère », cette personne n’est pas notre mère maintenant, pour le moment. Ici, n’oublions pas les enseignements sur le vide. Tout ce que nous faisons, c’est de considérer une caractéristique particulière.

C’est, une fois encore, approprié pour développer une certaine façon de considérer les choses utiles dans le but de cultiver la bodhichitta. Rappelez-vous notre discussion d’hier sur la manière dont la bodhichitta a pour objectif notre propre illumination individuelle, laquelle ne s’est pas encore produite mais qui peut advenir sur la base de notre nature-de-bouddha. Nous nous focalisons donc sur quelque chose de très positif. Rappelez-vous aussi que j’ai mentionné que, dans ce cas, voir le gourou comme un bouddha est d’une grande aide car nous nous concentrons sur les bonnes qualités du maître sans, pour autant, nier les défauts que la personne pourrait avoir. Mais en se concentrant sur les bonnes qualités, qui sont authentiques, et en considérant le résultat sur la base de la cause, etc., nous voyons que le gourou est un bouddha. 

De même, le point que vous avez soulevé est pertinent ici : est-ce une vision irréaliste mais néanmoins utile, ou est-ce une vision raisonnable ? Il y a différents niveaux. Le premier est que le gourou est pareil à un bouddha. C’est ce qu’on appelle le niveau du Hinayana, on reconnaît que la personne a les qualités d’un bouddha. Le deuxième niveau est que la personne est représentative d’un bouddha. C’est le niveau du Mahayana. Enfin, il y a le niveau du tantra où le gourou est un bouddha.

En aparté, la seule explication satisfaisante que j’aie trouvée, satisfaisante pour moi du moins, pour voir que le gourou est un bouddha, vient des enseignements Sakya sur l’inséparabilité du samsara et du nirvana. C’est pareil aux différents niveaux quantiques d’une chose. Selon la physique quantique, les particules se trouvent en plusieurs lieux ou états simultanément. C’est uniquement quand on les observe qu’on peut spécifier si une particule est dans cet état-ci ou lieu-ci, ou dans cet état-là ou lieu-là.

Nous pourrions donc dire qu’en termes d’énergie, l’énergie la plus subtile et l’esprit le plus subtil, ces deux possibilités existent, inséparables (il s’agit de l’inséparabilité du samsara et du nirvana ; il y a tout un enseignement sur ce sujet) et que, selon ce que vous percevez – ce que vous étiqueter mentalement et ce que vous percevez – alors c’est ce que vous obtenez. Donc, si nous percevons et considérons un aspect samsarique non seulement du maître mais de tout, alors c’est là que nous nous situons, avec l’ignorance et le reste. Si, avec une compréhension correcte, nous percevons cette possibilité nirvanique ou aspect – nous ne pouvons pas vraiment parler de « possibilité » ici – alors nous entrons dans toute la discussion ontologique sur la manière dont ces deux aspects coexistent, mais en tout cas nous avons l’aspect nirvanique. De ce point de vue donc, le gourou est un bouddha. Et ce n’est pas comme si nous appelions un chien une table, ce qui serait tordu.

En tout cas, mon propos est de dire que, quand on se concentre sur la bodhichitta, on se focalise sur de bonnes qualités, sur la nature-de-bouddha. Cela ne veut pas dire que nous nions le fait que nous sommes également en proie à la colère, à l’inconscience, et à la confusion. De même que nous y avons été sujets depuis des temps sans commencement, de même nous possédions la nature-de-bouddha depuis des temps sans commencement. Du moins, nous possédions la plupart des aspects de la nature-de-bouddha depuis des temps sans commencement. Certains aspects, comme la bodhichitta, à un moment donné, nous l’acquérons pour la première fois. Il existe donc un premier moment où quelqu’un l’obtient et la développe. Les autres aspects, toutefois, tels que la nature de l’esprit, sont sans commencement.

Nous ne dénions donc pas les choses négatives sans commencement, mais nous nous concentrons sur les choses positives, sur la nature-de-bouddha. C’est sur cette base, la nature-de-bouddha, que nous nous concentrons sur notre illumination non encore advenue, illumination que nous visons à réaliser. Nous voulons penser à tous les autres dans les mêmes termes également. En passant par les étapes de reconnaître tous les êtres comme ayant été nos mères, en pensant à leur bonté, en leur en étant reconnaissants, et en voulant qu’ils soient heureux et libérés de la souffrance, cela nous procure un cadre mental grâce auquel on se focalise sur les autres de manière très positive, sans être de doux rêveurs naïfs. C’est un point important.

Comme je le suggérais hier, nous pourrions aussi démontrer que tout le monde a été notre meurtrier. Si tout le monde a été ma mère, tout le monde a été mon meurtrier, à un moment ou à un autre, eu égard aux mêmes paramètres d’un temps infini, d’un nombre fini d’êtres et de leur égalité, et étant donné que l’ignorance, la colère, etc., ont fait partie des continuums mentaux de tout le monde depuis des temps sans commencement. Cependant, les qualités positives ont également été là depuis des temps sans commencement. Ce dont on doit prendre soin, par exemple, c’est de l’aspect naturel de l’esprit, de l’activité mentale que l’on doit nourrir, qu’elle soit égoïstement tournée vers nous-mêmes, comme dans l’instinct d’auto-préservation, ou tournée vers notre descendance comme dans l’instinct de préservation de l’espèce. C’est sur ce genre de choses que nous nous focalisons ici. Avoir cette vision très positive de tout le monde en tant que cadre mental s’avère très utile pour être en mesure de se concentrer avec bodhichitta.

Tout le monde a donc été notre mère. On pourrait se servir de notre meilleur(e) ami(e), mais le point important c’est la mère parce que, comme je l’ai dit, en fait nous devons nos vies à notre mère. Elle est celle qui aurait pu nous avorter. En vérité, elle est celle qui nous a donné naissance, indépendamment de la manière dont elle pourrait nous avoir traités par la suite. Ou bien, elle est celle qui a pondu l’œuf dont nous sommes éclos. L’exemple favori de Sa Sainteté est celui de la tortue de mer qui pond une œuf et retourne ensuite dans l’océan sans plus s’occuper de l’enfant par la suite. Mais, au moins, elle a pondu l’œuf et s’est assurée qu’il était enfoui dans le sable à un endroit où il pourrait éclore. C’était faire preuve d’une grande bonté de sa part. Elle ne l’a pas pondu dans l’océan.

Voulez-vous faire l’essai de cette méditation pendant un moment ? Je pense que ce qui est très utile avec ce genre de méditation, comme avec toutes les méditations, c’est de ne pas se contenter de les faire en utilisant seulement des images de gens ou de les visualiser mais de se servir des personnes qui se trouvent présentement dans cette pièce. C’est ainsi que je fais dans mon cours d’entraînement à la sensibilité. Nous pouvons inclure des animaux également. Il est toujours bon d’avoir quelques animaux dans la pièce. Incluez-y aussi un couple de mouches. Voyez si vous pouvez développer l’équanimité une fois confrontés pour de vrai à ces différents êtres.

Souvent, je fais asseoir les gens en cercle afin qu’ils se regardent les uns les autres en se disant « chacun a été ma mère ». C’est une chose que nous pouvons faire quand nous utilisons les transports en commun ou quand nous faisons la queue au supermarché ou en conduisant dans les embouteillages. Essayez de distinguer activement cet aspect. Il s’agit du facteur mental de la « distinction », qu’on appelle « récognition ». Nous distinguons ce trait caractéristique de la personne, à savoir le fait qu’à un moment donné celle-ci a été notre mère.

[Méditation]

Une phrase a jeté le trouble dans mon esprit. Vous avez dit que même si nous n’avons pas vu notre mère depuis de nombreuses vies, elle est toujours notre mère. Je pense au courant de conscience comme ne transportant pas la mère conventionnelle en tant que cette personne-là ; il s’agit plus du fait que cette personne était notre mère, mais, quand elle l’était, il ne s’agissait pas de la personne conventionnelle. Prenons quelqu’un dans un bus par exemple. Si cette personne a été ma mère, ce n’est pas que cette personne a été ma mère, il s’agit de son courant de conscience dans le corps de quelqu’un d’autre, une tortue, peu importe. Donc le courant de conscience ne transporte par le côté conventionnel de la personne, n’est-ce pas ainsi ?

Votre question souligne l’importance de comprendre le passé et le futur. Nous devons maintenant aller voir du côté du vide de la personne. Ce n’est ni la même personne ni une personne totalement différente. C’est un continuum. Le passé, tel qu’il est compris d’un point de vue bouddhique, est le « qui-ne-se-produit-plus » d’une chose. Il y a donc un « ne-se-produisant-plus » de cette personne comme étant ma mère. Désormais, donc, nous pouvons considérer la chose d’une façon différente qui est : « la-mère-ne-se-produisant-plus ». La mère qui ne se produit plus est un phénomène existant. Il ne se produit pas maintenant mais cela ne veut pas dire que c’est inexistant, partant que nous ne pouvons pas le connaître. Un phénomène existant est quelque chose que nous pouvons connaître. Nous pouvons le connaître comme se produisant maintenant, ne se produisant plus maintenant ou ne se produisant pas encore. Il y a là une distinction très subtile, une distinction à côté de laquelle nous passons si nous ne connaissons pas les définitions. Les définitions sont d’une importance cruciale pour comprendre le passé et le futur. Ce n’est pas comme si les choses du passé n’existaient pas du tout ; c’est juste qu’elles ne se produisent pas maintenant.

Il y a aussi les suites, les répercussions de ce qui ne se produit plus. Il y a le « qui-ne-se-produit-plus » de mon enfance. Est-ce que mon enfance existe ? Puis-je connaître mon enfance ? Oui. Est-ce qu’elle se produit maintenant ? Non. Y a-t-il un effet de mon enfance sur ce que je suis maintenant ? À vrai dire, oui. Ma façon d’être actuelle, pour utiliser le jargon technique, est « indicative » de l’enfant que j’étais. C’est ainsi. Même si cette personne n’est pas notre mère maintenant, nous pouvons connaître le « qui-ne-se-produit-plus » de cette personne comme étant notre mère, et nous pouvons même connaître la mère « qui-ne-se-produit-plus ». Nous le saurions par déduction, par inférence, en utilisant la logique dont nous venons juste de nous servir.

Et, en vérité, qu’est-ce qui apparaîtrait à l’esprit… il nous faut maintenant aller voir du côté de la théorie de la cognition. Que se passe-t-il vraiment dans cette cognition ? Ce qui se passe dans cette cognition, c’est l’objet apparent, autrement dit ce qui se présente à l’esprit, c’est-à-dire la catégorie « mère ». La catégorie « mère » n’a ni forme ni corps. Ce qui représente cette apparence est – si vous consultez l’abhidharma et les différents types de forme – ce qu’on appelle « une forme totalement imaginaire ». Il y a donc une forme totalement imaginaire qui représente la catégorie « mère ».

Un bouddha connaîtrait cette forme totalement imaginaire non conceptuellement – donc, sans passer par la catégorie « mère » – et ce qu’il saurait serait exact et précis. Pour nous, ça ne l’est pas. Pour un bodhisattva de la première terre, le fait d’avoir été votre mère serait exact et précis jusqu’à une centaines d’éons. Pour la terre suivante, cela irait jusqu’à un million d’éons.

Pour un bouddha, cela n’aurait pas de commencement.

On doit opérer ici une distinction. Un bouddha voit-il vraiment la mère à ce moment-là, ou voit-il une forme totalement imaginaire ? Il voit une forme totalement imaginaire. Il ne s’agit pas de la véritable forme externe du passé ou du futur, car elle ne se produit pas maintenant. Nous devons fournir un tas d’informations afin de donner une réel sens à ce qu’un bouddha connaît quand un bouddha connaît le passé et le futur. Que voit vraiment un bouddha ?

Tout cela devient très pertinent en ce qui concerne la méditation sur la bodhichitta. Sur quoi nous concentrons-nous quand nous nous sommes assis ici en essayant de méditer sur la bodhichitta ? Il ne s’agit pas seulement de compassion, laquelle, pour un grand nombre de gens, est ce à quoi cette méditation s’engage. Ils méditent sur la compassion et appellent cela « bodhichitta ». Ce n’est pas la bodhichitta. Nous aborderons ce point demain. Le but ultime auquel cela mène est celui-ci : comment méditer vraiment sur la bodhichitta l’esprit concentré en un point ? Sur quoi nous concentrons-nous quand on se concentre sur notre propre illumination individuelle, laquelle ne s’est pas encore produite ? Je vais donner le point clé. En cela je serai Tibétain en livrant d’abord le point clé : on se concentre sur une représentation de celle-ci. C’est totalement imaginaire. Nous visualisons un bouddha et générons refuge et bodhichitta. C’est cette visualisation qui la représente. C’est ce qui apparaît à notre esprit, bien qu’il y ait bien d’autres choses plus élaborées qu’on doit y ajouter.

Si nous nous asseyons ici et méditons sur la bodhichitta, il est très important de savoir ce qui est supposé se passer dans notre esprit, en particulier si nous sommes censés le faire l’esprit concentré en un point. Donc, là où cette méditation sur la cause et l’effet conduit, c’est vers ce but ultime. Nous en arriverons là.

Dans tous les cas, ici, nous avons la conscience de nos mères. On se concentre sur l’aspect positif comme quoi tout le monde a été notre mère et, parmi tous les autres aspects des continuums mentaux des gens, nous distinguons celui-là. Nous essayons de faire cela avec toutes les personnes que nous voyons. Cela doit finalement devenir « non élaboré », c’est le terme. Autrement dit, nous n’avons pas besoin d’y penser ; nous n’avons pas besoin d’en passer par une forme de raisonnement pour être en mesure de faire cela. Cela vient automatiquement, nous n’avons donc pas besoin d’y travailler. C’est ce que ce terme de « non élaboré », de « non fabriqué », signifie.

Parfois, les gens traduisent « non élaboré » par « naturel, spontané ». Ce n’est pas que cette conscience soit contrainte quand celle-ci est élaborée. La question est que nous n’avons plus besoin de la construire. Nous sommes désormais tellement convaincus du fait que tous les êtres ont été nos mères et familiers avec le processus de développement de cette conscience. Par exemple, quand je regarde cet être devant moi, je suis conscient que c’est une femme et, quand je regarde cet autre, que c’est un homme. Je suis aussi conscient que ces deux êtres sont des êtres humains. Je n’ai pas besoin d’en passer par le raisonnement suivant : « Parce que cet être a telle forme de corps, etc., je peux dire que c’est un homme ou une femme », bien que dans certains cas, de toute évidence, on ne puisse pas le dire très clairement. C’est ce que j’entends par « non élaboré ». Nous n’avons pas besoin d’y penser. C’est évident.

Deuxième étape : la bonté de la mère

Le point suivant est la bonté de tout le monde. Là encore, on peut penser que tout le monde a été malveillant à notre égard. Cependant, ce n’est pas bénéfique. Tout comme dans la méditation sur le gourou, il n’est pas bénéfique de se focaliser sur les défauts et de se plaindre, or c’est vers la critique et les reproches que dégénère le fait de se focaliser sur les défauts. Sur le chemin spirituel, cela ne nous conduira à rien. Cela ne fera que nous déprimer et nous tirer vers le bas.

En somme, sans pour autant être dans le déni, nous nous focalisons sur les bonnes qualités. C’est ça qui donne de l’inspiration. On se concentre sur les choses positives de préférence à celles qui nous ont déprimées, déçues, etc. Se focaliser sur les déceptions est utile pour ne pas devenir dépendants des autres et nourrir l’espoir que nos amis vont être notre refuge en pensant que nous pourrons toujours compter sur eux. Les gens nous laissent tomber. Nous sommes tous dans le samsara, donc on nous laissera tomber. C’est pourquoi nous prenons refuge dans le Bouddha, le Dharma et le Sangha. Eux ne nous laisseront pas tomber.

Dans tous les cas, quand ils ont été nos mères, tout le monde a été bon avec nous. On se focalise donc sur cet aspect. Assurément, on peut penser à leur bonté envers nous, même quand ils n’ont pas été nos mères, mais ici, à ce stade particulier, nous pensons au moment où ils ont été bons pour nous en tant que nos mères. 

Il y a toutes sortes de méditations que l’on peut faire ici. L’une des méditations, l’une des démarches – il ne s’agit pas réellement d’une méditation, c’est plus un processus de pensée – consiste à passer en revue nos vies par tranches de cinq ans. Nous considérons toutes les diverses marques de bonté que nos mères nous ont montrées au cours des premières années de nos vies, comme de nous apprendre à marcher, à parler ; de même, le fait de nous avoir donné naissance – ce qui n’est pas drôle en soi, mais nos mères étaient totalement désireuses de le supporter, de s’accommoder de tout l’inconfort de nous porter dans leur ventre, etc. C’est incroyable. Puis, quand nous sommes allés à l’école, il se pourrait bien que nos mères nous aient préparé des repas. Même si elles ont été négligentes, elles auront fait des choses pour nous.

Nous pouvons aussi faire ce genre de méditation en nous focalisant sur d’autres gens : pères, proches parents, amis. C’est une méditation très, très puissante pour surmonter l’idée que « personne ne m’aime ». Nous sommes vraiment aspirés dans une spirale descendante quand nous versons dans le cadre de « personne ne m’aime ; pauvre de moi ». Au cours de nos vies, nous avons fait l’objet d’une incroyable quantité d’amour et de bonté.     

Ici, cependant, nous nous concentrons sur la mère. Donc, comme je l’ai dit, une des méthodes consiste à parcourir nos vies et à penser à ce que nos mères nous ont enseigné, à ce qu’elles ont fait pour nous, à la manière dont elles ont pris soin de nous, quasiment comme des domestiques, et comment nous ne serions pas là aujourd’hui sans tout ce qu’elles ont fait. C’est donc cela, la bonté de la mère.

Troisième étape : la gratitude et la reconnaissance

On traduit habituellement le point suivant par « vouloir payer en retour cette bonté ». J’ai toujours été quelque peu perplexe quant à cette formulation. Cela ressemble à un marché. C’est comme si je lui devais quelque chose et que si je ne la rembourse pas, je suis coupable, je suis un enfant gâté. Je suis donc très réservé au sujet de cette traduction à cause de la connotation qu’elle a. Je pense que cette étape s’oriente plus dans la direction de la gratitude et de l’appréciation : je suis réellement reconnaissant pour cette bonté. « J’apprécie vraiment ce qu’elle a fait. C’est incroyable. » Il ne s’agit pas juste de se souvenir de ce qu’elle a fait puis d’être indifférent envers cela ; il s’agit plutôt d’éprouver un sentiment sincère, profond, de gratitude et de reconnaissance. Tout naturellement cela conduira à une forme d’action, du moins a un changement d’attitude. Je pense également que cela conduit à avoir un peu de respect pour ce que cette personne a fait. Il se pourrait bien qu’elle n’ait pas été la mère parfaite, mais qui l’est ?

Nous avons donc ce type de gratitude. Telle est la troisième étape. Que cela implique véritablement de vouloir rembourser la bonté… comme je l’ai dit, nous ne voulons pas vraiment que cette troisième étape dégénère en un marché, lequel, vu notre mentalité marchande, pourrait se présenter en disant « maintenant je dois rembourser le prêt ». Je ne pense pas que cela aide, et vous ? Je pense que cela peut réellement conduire à de la culpabilité. Nous passons en revue la liste de toutes les choses que la mère a faites pour nous, puis la liste de tout ce que nous avons fait pour elle pour voir que les listes ne correspondent pas tout à fait, qu’elle a fait beaucoup plus. Pour nous autres, Occidentaux, l’étape suivante c’est la culpabilité, pas vrai ? Essayons donc de ne pas en arriver là dans cette méditation. Nous ne voulons pas aider tout le monde parce que nous nous sentons coupables. Nous endossons alors le rôle du martyr. C’est à ça que cela mène : « Je suis le martyr. J’aiderai tout le monde et m’ignorerai moi-même. » Il s’agit alors de l’échange de soi avec autrui sur la base d’être un martyr. C’est très névrotique. Ce n’est réellement pas ce que nous cherchons ici. 

Cette gratitude est un état d’esprit très positif : « Je suis vraiment reconnaissant pour ce qu’elle a fait. Ce qu’elle a fait est incroyable, de même que tous les autres. Je ne pourrais pas être là maintenant à faire cette pratique, si ce n’était grâce à chacune des mères que j’ai eue de tous temps, ne serait-ce que pour avoir permis la continuité de mon continuum mental. » Même à ce niveau totalement fondamental, nous pouvons apprécier ce que nos mères ont fait. Je pense que c’est la raison pour laquelle la mère est mise en avant ici. C’est tout simplement fondamental.

Sans doute, est-ce suffisant pour présenter ces étapes. Nous devons mettre des choses de côté pour les prochaines sessions. À ce stade, nous pouvons faire une méditation sur ces trois étapes : la conscience de la mère, sa bonté et le sentiment de gratitude et de reconnaissance pour cette bonté. Toutes les étapes qui suivent reposent sur cet état d’esprit très positif envers tout le monde. Nous ferons cela pendant cinq ou dix minutes, puis nous passerons aux questions.

Rappelez-vous qu’en faisant cela, nous commençons par l’équanimité. Telle est la base. Quand nous cessons de considérer tout le monde avec cette tension dont nous avons parlé, nous sommes alors capables d’avoir cette conscience de la mère. Tant qu’il reste de la tension à ce stade, il est très difficile de passer à l’étape suivante.

[Méditation]

En faisant ces méditations, une question revient souvent. Donc, laissez-moi la poser d’abord, avant que l’un(e) d’entre vous ne la pose : « Quand je fais cette méditation, je ne ressens rien. N’est-ce pas un peu artificiel ? » Je pense que, quand on se livre à ce genre de pratiques, c’est tout à fait normal, en particulier celles qui tendent à surmonter le fait de se chérir, l’égoïsme, l’égocentrisme, et d’autres bagages vraiment lourds émotionnellement, si on peut le dire ainsi. Allons ! à moins d’être des arhats, nous n’allons pas être débarrassés des émotions perturbatrices, de l’amour de soi, de l’égoïsme, et du reste, donc, bien sûr, cela sera artificiel, bien sûr cela sera difficile, et bien sûr nous ne l’éprouverons pas vraiment. En vérité, cela devient une question difficile : que veut dire l’éprouver vraiment ? Jusqu’à quel point doit-on le ressentir pour vraiment le ressentir ? Où est la frontière ? De toute évidence, il s’agit d’un point très subjectif.

Dans tous les cas, selon ma propre expérience et ce que j’ai récolté auprès de mes maîtres, nous le faisons tout simplement. Se pose alors votre problème d’y accorder le bénéfice du doute : « Cela sera bénéfique. Que j’ai envie ou non d’aider quelqu’un, je vais le faire parce que je crois que c’est bénéfique or je veux accumuler une habitude bénéfique ». C’est cela la méditation : accumuler une habitude bénéfique. « Donc, quand quelqu’un m’agace ou qu’une mouche me tourne autour, j’essaierai de penser en termes de mère. Il se peut que je ne le ressente pas, que cela paraisse ridicule, mais j’essaierai. »

Nous pouvons le faire à toutes sortes de niveaux. En Inde, j’avais coutume de donner des noms aux insectes, des noms génériques. Il y avait Molly le moustique, Freddy la mouche, Larry le lézard, Waldo l’araignée-loup [tarentule], et le reste à l’avenant. J’en faisais des personnages de bande dessinée, ce qui me permettait de les gérer plus facilement. L’Inde, après tout, est le pays des insectes. J’ai toujours plaisanté en disant que le slogan pour l’Inde était : « Si vous aimez les insectes, vous adorerez l’Inde. » Ce serait très bon pour les affaires.

Donc, c’est artificiel. Nous sommes d’accord. Finalement, cela deviendra sincère. Quand ce le sera, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une chose nécessairement si excitante que cela émotionnellement. D’un autre côté, dans les textes, il existe des descriptions de la manière dont on est à ce point ému que les poils du corps se dressent. Je devine donc que, pour certaines personnes, ces méditations sont émotionnellement plutôt intenses. Mais je ne pense pas qu’il doive en être ainsi. Il y en a parmi nous qui ressentent… à vrai dire, nous ne savons même pas encore ce que cela veut dire : ressentir des émotions, les ressentir fortement. Ressentir des émotions est un concept très étrange. « Je ne ressens pas mes émotions. Je les ai, mais je ne les ressens pas. » Que diable, cela veut-il dire ? 

De toute façon, je pense que nous le faisons tout simplement. Et nous essayons d’éprouver ce sentiment d’équanimité. Comme je l’ai dit, tout revient à ce que nous ayons l’équanimité pour base. Sans cette base, c’est assez difficile.

Questions

Je pense que vous essayiez d’insister sur le point fondamental que la mère assure notre subsistance dans la matrice. Puis vous avez dit : « Elle n’a pas interrompu notre continuum », quelque chose de ce genre.

Elle ne nous a pas avorté.

Mais les continuums ne peuvent être interrompus.

Non. Elle ne s’est pas fait avorter. De toute évidence, s’il elle avait avorté, nous continuerions de toute façon.

Autrement dit, elle n’a pas été notre meurtrier.

Elle n’a pas été notre meurtrier.

Quelque peu en relation avec la question sur « je ne ressens rien », serait la question sur la manière dont ce processus fonctionne. Est-ce seulement la familiarité ou la répétition du fait de voir tout le monde comme ayant été notre mère qui fait que cette reconnaissance s’infiltre en quelque sorte dans le courant de conscience, et qu’alors vous commencez à vous en souvenir de façon non fabriquée ? Ou y a-t-il quelque chose d’autre qui accompagne cette méditation ?

C’est une question très intéressante. Comment fonctionne le fait que nous puissions avoir une conscience non fabriquée de tout le monde comme ayant été notre mère ? Est-ce seulement à travers la répétition qu’elle fait partie de nous, comme un lavage de cerveau ? Ou y a-t-il quelque chose de différent d’un lavage de cerveau qui intervient dans ce cas ? Ou bien, s’agit-il de quelque chose de semblable au conditionnement d’une souris dans un labyrinthe ?

Je ne sais pas. Je pense qu’il s’agit de conditionnement : nous construisons et accumulons consciemment une habitude bénéfique. Mais nous pourrions subir un lavage de cerveau dans un sens positif ou négatif. Je pense que « lavage de cerveau » est une expression lourde. Ordinairement, cela implique le fait d’être forcé de croire en quelque chose qui n’est pas vrai. C’est pourquoi, comme je le disais auparavant, il est utile de réfléchir au fondement logique de la chose, à savoir qu’il est logique que tout le monde ait été notre mère, qu’il est logique, qu’à un moment donné, tout le monde ait été bon envers nous, etc. Il ne s’agit pas alors d’avoir eu le cerveau lavé par un système de croyance erroné et que ce dernier nous ait été imposé par la force à fin de manipulation. Mais pour ce qui est du conditionnement, c’est du conditionnement. Est-ce de l’autosuggestion ? 

Mais qu’est d’autre une autodiscipline ?

C’est vrai. Le fait de conduire d’un certain côté de la route et de m’arrêter quand le feu tourne au rouge est pareil au lavage de cerveau. Jusqu’à quel point pouvez-vous être pavlovien ? Le feu est rouge et vous vous arrêtez. Le feu est vert et vous continuez de courir après le fromage.

N’est-il pas vrai également que nous devons nous rappeler correctement les enseignements que nous avons entendus car cela peut influencer en bien la manière dont nous faisons la méditation et la quantité de sentiment dont nous faisons l’expérience ?

Le mot « se rappeler », soit dit en passant, est le même mot que « pleine conscience ». La pleine conscience est la colle mentale ; elle garde une emprise mentale sur l’objet dont nous nous souvenons. Il ne s’agit pas du processus d’amener une chose à la conscience. C’est ce que fait l’attention. La pleine conscience est la colle mentale qui adhère à ce dont nous nous souvenons et qui ne le laisse pas échapper.

Devons-nous être pleinement conscients de tous les autres enseignements afin de ressentir émotionnellement quelque chose ? Cela, je l’ignore. Ce qui me vient à l’esprit pour répondre à la question est : qu’est-ce que qui vous pousse à ressentir quelque chose ? Si nous devions utiliser un moteur de recherche pour parcourir la totalité des enseignements bouddhiques, ce que nous trouverions en tête de la liste des pages de résultats est la relation au maître spirituel. Le maître spirituel est la source de tout ce qu’on appelle « bénédictions », une traduction malheureuse. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire littéralement « vagues d’embellissement et d’encouragement lumineux ». Je l’appelle donc « inspiration ». Ce ne sont pas des bénédictions issues d’en haut par une imposition des mains, ce genre de chose, bien que les maîtres bénissent en se servant des mains. C’est l’inspiration. Cela nous émeut. Vraisemblablement, c’est ce qui servira de base pour ressentir vraiment quelque chose au cours de la méditation.

C’est la raison pour laquelle nous avons ces versets dans la dernière partie du Lama Chopa, la Pouja au Gourou : « Inspirez-moi pour changer d’attitude à propos de soi et d’autrui. Inspirez-moi pour reconnaître que toutes mes mères souffrent », etc. C’est « inspirez-moi » qui est en mesure de faire quelque chose. Nous pouvons donc aller un cran plus loin et plus profond : « Inspirez-moi pour que je ressente quelque chose. » Penser aux bonnes qualités du gourou, reconnaître et apprécier leur bonté, développer du respect, et le reste à l’avenant, suggère qu’en réfléchissant à la bonté de la mère, nous développons aussi de la reconnaissance, du respect et de la gratitude car il s’agit des mêmes termes employés en ce qui concerne le maître.

On a une relation personnelle avec le maître, bien que cela puisse également devenir un problème. Le maître racine – « racine » faisant référence à ce dont nous tirons subsistance – est la personne dont nous recevons le plus d’inspiration. Ce n’est pas nécessairement celui dont nous recevons le plus d’enseignements ou celui avec qui nous passons le plus de temps. Ce n’est certainement pas celui ou celle avec qui nous partageons le plus de temps personnel individuel. Pour la plupart des gens, par exemple, la personne qui est la plus inspirante est Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Dans tous les cas, le maître doit être quelqu’un qui émeut réellement nos cœurs. C’est ce qui nous donne de la force. 

Je pense qu’une fois que nos cœurs sont émus de la sorte, nous pouvons commencer alors à ressentir d’autres choses. La relation avec le maître est donc réellement la racine du chemin. Le maître nous procure le combustible, le carburant qui nous fait commencer à ressentir les choses. De toute façon, c’est la première idée qui a surgie dans mon moteur de recherche interne à propos de la question : « Comment diable pourriez-vous commencer à ressentir quelque chose si vous êtes le genre de personne aux sentiments quelque peu anesthésiés ? »

Pendant cette méditation, je trouve qu’en regardant et visualisant cette autre personne comme ma mère, je projette ma propre expérience d’être une mère, cette expérience viscérale d’amour intense et inconditionnel pour un être. Ce que je fais c’est de me voir comme ayant été la mère de l’autre personne. Je renverse donc le processus. C’est de cette manière que je peux susciter en moi ce sentiment d’équanimité. Quand je vois des gens avec qui j’éprouve de grandes difficultés, je pense : « très bien, je suis leur mère », car cela réveille ce sentiment que j’ai pour ma fille (sentiment qu’en tant que pratiquante du Dharma je m’efforce d’égaliser). Je ne sais pas si je devrais faire cela, mais je trouve cela d’une plus grande aide pour créer de l’équanimité que l’autre méthode.
Étant née dans cette vie en tant que mère, je peux peut-être voir pourquoi les enseignants mâles ont utilisé la mère comme exemple. Réfléchir aux qualités d’une mère est stupéfiant. Quand vous considérez réellement le sentiment ultime qu’une mère possède, vous voyez combien magnifique il est. C’est un outil merveilleux pour acquérir l’équanimité. Pour moi il s’agit d’équanimité, d’égalisation entre soi et les autres. Donc, ce qui pour moi marche le mieux, c’est ce que je viens juste d’expliquer. 

Ce qui me vient à l’esprit en réponse à ce que vous avez dit, c’est que vous sautez à l’étape suivante qui consiste à développer en soi un amour chaleureux et bienveillant, à savoir aimer et chérir les autres comme vous le feriez pour votre enfant unique. Cela arrive donc mais au cours d’une autre étape. La question ici est une question de séquence, d’enchaînement. Il n’est pas universel que chaque mère aime son enfant. J’ai connu des mères qui auraient souhaité avoir avorté de leur enfant. Elles ont du ressentiment à l’égard de l’enfant, de la contrainte imposée, et elle maltraite réellement leur enfant. Il n’est donc pas totalement répandu qu’une mère aimera vraiment son enfant. Mais disons que la majorité se comporte comme vous l’avez expliqué. Assurément, il n’y a rien de négatif à faire la méditation de cette façon. Cela marche. Toutefois, nous devons avoir une méthode qui inclue tout le monde, pas seulement celles qui dans cette vie ont eu l’expérience d’être la mère d’un autre être. Il y a de nombreuses femmes qui n'ont jamais eu d’enfants. Si nous avons eu cette expérience, nous pouvons nous en inspirer, mais quand on propose une méthode bouddhique, on doit en fournir une qui soit utilisable par tout le monde.

Oui, je comprends qu’il s’agit d’une méthode bouddhique. Mais, en tant qu’individu… J’aurais tendance à penser que l’équanimité est la base et que c’est elle que nous essayons d’acquérir.

L’équanimité est le rez-de-chaussée. Telle est la base.

Je ne sais pas. Je n’y ai pas vraiment réfléchi, je ne peux parler que de ce qui me vient à l’esprit. Considérez la séquence du lam-rim : on a commencé par la portée initiale puis on est passé à la portée intermédiaire. Dans cette portée intermédiaire, nous nous sommes concentrés sur notre souffrance, et le dégoût de notre souffrance dû à tous les problèmes que nous avons eus. Nous avons donc considéré un côté plutôt négatif de la vie, un aspect très insatisfaisant. Comment ferions-nous la transition pour considérer l’aspect positif de la vie ?

Pour ce faire, je pense qu’il serait utile, ne serait-ce qu’en termes de développement psychologique et émotionnel, de penser d’abord à ce que nous avons reçu plutôt qu’à ce que nous avons donné. « La vie a été une telle galère que je veux en sortir. » Cela pourrait conduire à une mentalité de type « pauvre de moi ». Donc, avant d’en arriver à l’étape du développement de l’amour bienveillant pareil à celui d’une mère pour son unique enfant, il pourrait être émotionnellement plus bénéfique de réfléchir à ce que nous avons reçu. C’est ce qui me vient à l’esprit en premier.

Cela aide. Merci.

Être une mère est certainement une chose positive dont on peut se servir, mais nous devons également penser au processus du développement.

Il y a des gens pour qui nous avons de l’aversion, des gens auxquels nous sommes tout simplement liés dans cette vie. Nous ne pouvons pas nous en débarrasser ; nous sommes inextricablement imbriqués dans leurs vies. Je me demande s’il est utile de considérer nos connexions karmiques avec eux. Ce n’est pas que nous puissions connaître ce que sont ces connexions, mais si nous nous contentions de considérer le fait que nous puissions avoir de fortes connexions karmiques qui se manifestent dans cette vie, nous pourrions générer de la bonté ou développer un regard positif envers eux. 

Il y a bien sûr des raisons karmiques à cela. Or, pouvons-nous utiliser les méthodes du lojong, les méthodes de l’entraînement de nos attitudes, pour nous exercer à regarder cela d’une façon différente ? Eh bien, il existe quantités de méthodes dont nous pouvons nous servir telles que : « la roue des lames acérées », « le mûrissement du karma », ou encore « cette personne est également sous l’influence de tellement d’autres causes et conditions qui font qu’elle agit de cette façon et que moi je lui réponds d’une autre. Ma relation n’est pas le seul facteur causal impliqué ici. »

Nous pouvons nous servir d’autres méthodes de transformation telles que : « voici mon maître », « ceci est comme de trouver une pierre précieuse pour pratiquer la patience ». Telles sont toutes ces méthodes. Bien entendu, nous pouvons nous en inspirer ici.

Mais ce sont là des méthodes qui traitent de la vérité conventionnelles de ces choses. Les méthodes que je suggérais plus haut – à savoir penser en termes d’étiquetage mental et de base de désignation – sont celles qui traitent de la vérité dans son aspect le plus profond. Donc, bien sûr, nous utilisons d’abord les méthodes de la vérité conventionnelle. Nous avons alors un certain contrôle de la situation. Et je ne veux pas dire cela dans le sens où il y aurait un « moi » séparé qui contrôlerait tout. Quand la situation est un peu moins dramatique, nous avons alors recours aux méthodes du niveau le plus profond. 

La bodhichitta également possède un niveau conventionnel et un niveau très profond. Si on se concentre sur notre illumination non encore advenue que nous voulons réaliser, en référence aux troisième et quatrième nobles vérités : les véritables cessations et le vrais chemins qui conduisent à ces cessations, et si nous le faisons en nous concentrant sur les vrais chemins qui mènent à cette illumination, nous traitons alors avec le côté « méthode » qui est l’amour et la compassion. Si on se concentre sur les véritables cessations, on traite avec le côté « vide ». Nous avons donc la bodhichitta conventionnelle et la bodhichitta la plus profonde. On peut en quelque sorte présenter les choses de cette façon.

Nous devons traiter avec les deux niveaux, la vérité conventionnelle et la vérité la plus profonde, et appliquer les méthodes qui traitent de la vérité conventionnelle des choses et celles qui traitent de leur vérité la plus profonde. La bodhichitta conventionnelle seule n’est pas suffisante pour réaliser l’illumination. Pas plus que la bodhichitta la plus profonde seule n’est suffisante pour l’atteindre. Nous avons besoins des deux, car il s’agit des troisième et quatrième nobles vérités : les véritables cessations et les vrais chemins.

Je dois admettre que je mesure en quelque sorte la validité des enseignements par la chaleur bienveillante que je rencontre ici. C’est ce que je recherche dans la méditation sur l’équanimité. Par exemple, quand on se focalise sur la personne vers laquelle on est attiré, nous ressentons de la chaleur. J’essaie donc d’ouvrir et d’étendre cette chaleur aux autres tout aussi bien. Puis-je pratiquer l’égalisation de cette façon ?

Rappelez-vous qu’il y a deux formes d’équanimité. Il y a l’équanimité développée en commun avec le Hinayana et l’équanimité développée prétendument exclusivement dans le contexte du Mahayana. Je ne garantirais pas qu’il n’y ait pas eu des Hinayanistes qui ne l’aient développée. La première qui est celle avec laquelle nous travaillons dans cette séquence méditative particulière, est celle qui est simplement dénuée d’attachement, de rejet, et d’indifférence. Celle du Mahayana est celle d’avoir une attitude égale envers tout le monde : « Tout le monde veut être heureux, et personne ne veut être malheureux. En cela tout le monde est égal. » En conséquence, on a une préoccupation chaleureuse envers tout le monde. C’est celle où nous étendons notre chaleur à tout le monde de manière égale. Mais il ne s’agit pas de cette sorte d’équanimité.

La question de cette équanimité, comme je l’ai dit, est de se libérer de la tension d’être attiré dans une direction ou une autre. Nous voulons être complètement détendus et ouverts à tout le monde. Nous pouvons alors construire à partir de cette fondation. C’est la base la plus fondamentale. Donc, en premier, nous voulons faire le ménage, « aplanir la route », comme on dit, lisser le chemin. Commencer par développer de la chaleur envers tout le monde est comme de mettre un glaçage en sucre sur une surface caillouteuse. Si nous n’avons pas nivelé cette surface rocheuse, le sucre en surface pourrait ne pas tenir.

En faisant cette méditation, j’ai l’impression de finir par de l’indifférence. Les gens utilisent le mot « détachement », et je sais qu’il ne s’agit pas d’équanimité. Mais j’en arrive à un point où je ne ressens rien, équivalant cela à de l’équanimité. Or je sais que ça n’en est pas, mais je ne pense pas avoir un sentiment pour définir ce que cela signifie.

Cela n’a pas nécessairement besoin d’être cela. Il y a un grand nombre de pratiques dans le bouddhisme qui, comme je le disais, nous aident à accumuler une façon de penser qui nous conduit dans la direction de la bodhichitta, comme le fait de se focaliser sur les qualités positives. Ce point est associé à la quatrième noble vérité, le véritable cheminement de l’esprit. Mais il y a aussi un grand nombre de pratiques associées avec la troisième noble vérité, laquelle a à voir avec l’absence d’une chose, la cessation d’une chose. Nombre de méditations parlent dans ce sens, par exemple, la précieuse renaissance humaine : « Oh, il y a l’absence d’être né dans l’un des enfers ; il y a l’absence de mourir de faim ou d’être torturé. Il y a l’absence d’être né sans certains membres ou certains sens », etc. On se focalise donc sur cette absence. Cela nous aide à adopter une vision des choses qui, finalement, peut nous conduire à réaliser l’absence de modes d’existence impossibles, et, à la toute fin, à une véritable cessation. Telle est la troisième noble vérité qui fait partie de notre refuge dans le Dharma et de cette illumination future que nous visons à réaliser grâce à la bodhichitta. 

Pareillement, avec cette équanimité, il y a une absence : absence d’attachement, d’aversion, et d’indifférence. Que nous reste-t-il donc ? Rappelez-vous notre discussion sur la manière dont nous nous concentrons sur le vide. Nous nous sommes servis de l’exemple d’essayer de trouver nos clés : « Les clés ne sont ni ici, ni là. » Il y a une absence de clés. Ou bien nous cherchons du chocolat dans la maison : « Il n’y a pas de chocolat », pour en arriver finalement au constat « qu’il n’y a pas de chocolat ». Ce qui apparaît, c’est rien, c’est qu’il n’y a rien. Mais la compréhension est qu’il n’y a pas de chocolat.

De même – je parle juste de ce qui me vient à l’esprit ; je n’y ai pas réellement réfléchi auparavant – quand nous sommes dans cet état de non-attachement, de non-aversion, et de non-indifférence, que nous reste-t-il ? Est-ce qu’il ne nous reste rien ? Je ne pense pas que nous soyons laissés dans un état de nihilisme émotionnel. Il y a une absence de ces choses, mais il y a ici une compréhension émotionnelle, laquelle est fondamentalement – et là nous devons emprunter à la terminologie nyingma du Dzogchen – un sentiment d’ « ouverture ». L’expérience d’une ouverture est-elle une expérience émotionnellement émouvante ? Eh bien, c’est peut-être le cas pour certaines personnes. Pour d’autres, elle ne l’est pas. Je ne pense pas que ce soit une composante nécessaire. C’est simplement qu’il n’y a plus ce sentiment de tension de se sentir attiré par certain(e)s, révulsés par d’autres et indifférents à d’autres encore.

Quant à cette question de chaleur, est-ce que chaleur et désir sont identiques ? Je pense que si nous interrogeons notre désir pour quelqu’un, ce que nous trouvons c’est beaucoup de saisie et d’attachement. Est-ce vraiment de la chaleur que nous sentons émaner de nous ? Ou bien est-ce que nous nous jetons sur quelqu’un principalement parce que cela nous fait nous sentir tellement bien d’être avec cette autre personne ? « Cela me fait me sentir tellement bien de faire des choses pour vous et d’essayer de vous rendre heureux. J’aime faire ça », et « peu importe que vous vouliez ou non de mon aide ou de ma compagnie. Je ne m’en soucie pas. » Est-ce que cela n’a pas plus à voir avec l’égo qu’avec des sentiments de chaleur ? Je pense que l’attachement et le désir – être de plus en plus avide du temps et de l’attention de l’autre personne – a à voir avec la saisie. Et de même que je me sens mal à l’aise quand quelqu’un s’accroche à moi et me fait toutes sortes de demandes, les autres se sentent mal à l’aise quand je m’accroche à eux.

Regardons aussi l’autre côté de la pièce, quand quelqu’un est réellement déplaisant, par exemple, quelqu’un qui nous harcèle sans cesse. Dans l’entraînement à la sensibilité, j’utilise l’exemple du père et de la mère qui ne cessent de nous dire : « Fais ceci », « Pourquoi est-ce que tu n’as pas de travail ? », « Pourquoi est-ce que tu ne te marries pas ? », « Pourquoi…Pourquoi… »  Cela peut provoquer chez beaucoup de gens une grande aversion et hostilité envers la personne qui les harcèle. Pourquoi est-ce que cette personne agit ainsi ? Quand on analyse, on voit que c’est parce qu’elle se soucie de nous. Son idée de ce qui nous rendrait heureux pourrait être erronée, mais elle nous harcèle parce qu’elle veut que nous soyons heureux. C’est un signe d’amour. Envisager la chose sous cet angle modifie un peu notre regard. « Sans doute est-elle un peu confuse quant aux meilleurs moyens de me venir en aide, mais ses intentions sont bonnes. » Que la personne qui harcèle soit le père ou la mère, ou le missionnaire prosélyte, la question est que, de leur point de vue, ils font ce qu’ils pensent être bénéfique pour l’autre personne. Afin d’acquérir la tolérance, la patience également, plaçons-nous de l’autre côté et regardons un autre aspect. C’est ça le lojong, l’entraînement de l’attitude. Nous changeons nos attitudes. Nous changeons quelque chose de négatif en quelque chose de positif.

De toute façon, ce ne sont que des réflexions. Pas d’autre question ?

Terminons-en là par notre dédicace. Pensons : « Quelle que soit le force positive, quelle que soit la compréhension issue de cela, puissent-elles s’approfondir de plus en plus et agir comme cause pour atteindre l’illumination pour le bienfait de tous. »

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