Développer une préoccupation saine à l’égard d’autrui

Résumé

La précieuse vie humaine et comment on travaille à se débarrasser de la souffrance

En progressant le long des étapes graduées du lam-rim, nous avons parcouru les domaines de portées initiale et intermédiaire. Nous avons vu qu’avant de commencer à déconstruire le faux soi, il est très important de construire le soi conventionnel, autrement dit un sentiment du soi conventionnel, une évaluation correcte de l’existence du soi conventionnel. En conséquence de quoi, nous apprécions le fait d’être libres de situations terribles et d’obstacles majeurs, et de jouir de nombreuses opportunités. De plus, nous jouissons d’occasions multiples de rendre nos vies utiles et pleines de sens.

Un des postulats de base du bouddhisme, c’est que tout le monde veut être heureux et que personne ne veut être malheureux. C’est comme de vouloir aller vers la vie, vers la croissance. On ne veut pas décliner, on veut croître. Donc, tout le monde veut être heureux. Et, en appréciant la valeur de la précieuse vie humaine, on réalise qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose pour être plus heureux. Cela nous procure un sentiment de notre propre aptitude à agir. Autrement dit, on doit d’abord prendre soin de soi, on doit se prendre au sérieux ; « sérieusement » signifie qu’on existe et qu’on veut être heureux. Il n’y a rien de mal à cela. On se préoccupe de nos expériences. Il s’agit là d’un soi positif, d’un sentiment sain du soi.

Provisoirement, nous sommes délivrés de souffrances véritablement horribles, et si nous ne faisons rien à ce propos, il est fort probable que nous devrons faire à nouveau l’expérience de terribles souffrances, nous voulons donc l’éviter. Cela aussi est très sain. En ce qui concerne le développement des enfants, on voit bien qu’ils doivent réaliser que s’ils mettent leur main dans le feu, ou s’ils traversent la rue en courant, toutes sortes de dangers les guettent qui peuvent leur causer douleur et souffrances. Donc pour qu’un enfant développe un sentiment sain du soi, il doit apprendre à éviter les causes de la souffrance. Au cours de notre progression dans le lam-rim, nous faisons pareil mais à un niveau plus mûr, plus adulte.

Et nous réalisons que pour se débarrasser de la souffrance, on doit se débarrasser des ses causes. On s’exerce en premier à se maîtriser et à éviter les comportements destructeurs, car on voit que cela mène au malheur. On s’efforce donc de mettre un terme aux causes de la souffrance en se débarrassant d’un certain degré d’ignorance, à savoir l’inconnaissance de la causalité comportementale. En exerçant cette maîtrise de soi et cette volonté de s’abstenir d’agir de manière destructrice, cela nous procure un bonheur ordinaire. Mais ce bonheur ordinaire ne dure pas. Il n’est pas satisfaisant, et le reste de même.

Les modes d’existence impossibles : le « faux moi » par opposition au « moi conventionnel »

À ce stade, on comprend que le problème consiste à raisonner du point de vue d’un « moi » solide qui serait aux commandes et qui contrôlerait le mauvais soi. Il y a donc là de notre part une forme d’erreur dans la façon dont nous concevons la manière d’exercer cette autodiscipline. L’autodiscipline, la volonté, la maîtrise de soi, toutes ces choses sont nécessaires. Elles reposent sur le « moi conventionnel », et ne sont pas des choses que l’on doit mettre de côté ; mais, ce que nous cherchons à faire, c’est de nous débarrasser de cette idée fausse d’un « moi » qui ferait tout ça. Pour y parvenir, bien sûr, on doit se débarrasser de l’ignorance de notre mode d’existence, de notre confusion sur la façon dont le « moi conventionnel » existe vraiment, puis de réfuter et d’éliminer cette croyance comme quoi on existerait selon des modes d’existence impossibles.

La question maintenant est de savoir quels sont ces modes d’existence impossibles que nous projetons ; on commence par les réfuter en voyant qu’ils ne correspondent à rien de réel, étape par étape, puis de manière de plus en plus fine. Et tout cela repose sur ce sentiment sain d’un « moi conventionnel » qui veut être heureux. On ne veut pas souffrir. Et on est responsable de ses expériences. Bien que cela ne dépende pas de notre seule responsabilité, on n’est pas le seul facteur causal, car de très nombreux autres facteurs entrent en jeu, [lesquels affectent nos expériences]. Néanmoins on joue un rôle significatif dans nos actes et donc, d’une certaine manière, on doit contrôler ce qui se passe – mais pas du point de vue d’un super contrôleur siégeant à l’intérieur de notre tête – et on doit agir en accord avec la situation.

La détermination à être libre

Les problèmes ne vont pas disparaître d’eux-mêmes, on doit faire quelque chose. Par conséquent :

  • On veut se débarrasser de la souffrance du malheur.
  • Ce bonheur ordinaire qu’on obtient, dont on fait l’expérience, n’est jamais satisfaisant, on en veut toujours plus, on aimerait donc bien s’en débarrasser également, et éviter ce genre de situation problématique.
  • Enfin, on aimerait se débarrasser du caractère compulsif de ces hauts et de ces bas, de ce qui leur sert de base, et de leur récurrence.

On a donc cette forte détermination à se libérer. Tel est le « moi conventionnel » [qui veut être libre] – fort, sain, et à même de voir clairement ce qui sera le plus bénéfique, et qui a la volonté pour le faire. Mais cela ne marchera pas si on le fait au moyen d’un ego fantasmé, comme on le dirait à l’Ouest, un moi puissant, surdimensionné, existant de par lui-même qui dirait : « Je vais me libérer moi-même. » Cela ne marchera pas. Or qu’essaie-t-on de libérer ? Si on essaie de libérer le faux soi tel que nous l’avons décrit plus haut, eh bien, ce dernier n’existe pas. C’est donc vain, pour ne pas dire futile. On doit libérer le soi conventionnel.

Armés de la volonté et de la détermination du soi conventionnel, nous nous exerçons à l’autodiscipline et à l’éthique, à la prise de vœux, etc., lesquelles structurent notre comportement ; et sur la base de cette discipline, de cette pleine conscience, et de cette vigilance de plus en plus puissantes, et grâce à l’autodiscipline et à l’éthique supérieure de garder nos vœux, nous disposons des outils qui permettent d’obtenir une réelle concentration de haut niveau. Alors, avec cette concentration élevée, nous sommes capables de rester focalisés sur cet état de conscience discriminante grâce auquel on réfute toute forme de croyance en un mode d’existence impossible du « moi », car on voit qu’il ne se réfère à rien de réel. Tel est le sens de la vacuité : l’absence totale d’un véritable référent pour cette projection de ce qui est impossible.

Maintenant, quelle autre sorte d’impossibilité y a-t-il concernant le soi ? Ce qui est impossible, c’est que nous existions et vivions complètement séparés des autres, de tous les autres. Non seulement il n’y a pas de « moi » séparé du support d’un corps, d’un esprit, des émotions, des sensations, etc., mais il n’y a pas de « moi » séparé des autres, de tous les autres. Bien sûr, nous sommes des individus ; conventionnellement nous sommes distincts les uns des autres ; je ne suis pas vous. Quand vous mangez cela ne remplit pas mon estomac. Donc, de manière conventionnelle, nous sommes des individus séparés, mais pas au point d’exister de façon erronée, totalement indépendants et sans rapports avec les autres.

Développer l’amour et la compassion de manière émotionnelle et rationnelle envers nous-mêmes et tous les autres

Si donc nous voulons vraiment développer un sentiment sain et équilibré du soi [grâce au lam-rim], alors nous devons nous sentir concernés par tous – le soi conventionnel de tous les autres. Comment développe-t-on une préoccupation saine à l’égard d’autrui une fois qu’on a réalisé que toute notre existence dépend du travail des autres, qu’on a été élevés par les autres, etc. ? [Pour ce faire], on doit ouvrir le champ de notre réflexion, de notre considération, de manière positive, non seulement à propos de notre « moi » limité, mais à propos de tous. Ce qu’on doit développer ici, c’est que tout comme on veut être soi-même heureux et non malheureux, de même tous les autres le souhaitent. De même qu’on ne souhaite pas seulement  être heureux et non malheureux, ce qui revient fondamentalement à éprouver de l’amour et de la compassion pour soi, de même on souhaite que tout le monde soit heureux et ne souffre pas. On souhaite donc avoir de l’amour et de la compassion pour tous.

C’est seulement quand nous éprouvons de l’amour et de la compassion pour nous-mêmes que nous pouvons sincèrement en éprouver pour autrui. On doit faire en sorte d’amplifier ce sentiment. On étend donc cet amour et cette compassion à tous en commençant par nous-mêmes. Faute de quoi, si on pense : « Oh ! Je ne mérite pas d’être heureux », quelque chose dans ce style, pourquoi les autres le mériteraient-ils ? C’est très déséquilibré et malsain.

Maintenant, pour développer cet amour et cette compassion, il y a deux manières, et il est très important d’avoir recours aux deux.

  • L’une est émotionnelle.
  • Tandis que l’autre est rationnelle.

Elles se renforcent l’une l’autre ; n’en utiliser qu’une serait insuffisant. Au niveau de la vision de portée intermédiaire, nous avons travaillé à nous débarrasser des émotions perturbatrices, mais nous n’en sommes pas nécessairement arrivés au stade d’un arhat, un être libéré, au point d’en être complètement délivrés. Dans la majorité des cas nous aurons progressé en essayant de développer auparavant l’envergure de la vision mahayaniste. Cela ne veut pas dire pour autant faire l’impasse des visions initiale et intermédiaire. Cela ne signifie pas ne pas aller jusqu’au bout de la vision de portée intermédiaire. C’est ainsi que tous les lam-rim sont formulés.

Notre tâche dorénavant est de nous ouvrir jusqu’à prendre en considération absolument tous les êtres, pas seulement nous-mêmes. Telle est la portée de la vision du Mahayana. C’est très vaste, dans le sens où cela concerne tout le monde. Maintenant, qu’est-ce qui fait que nous nous sentons empêchés, attirés par certains, rebutés par d’autres, indifférents à la plupart. Ce sont les émotions perturbatrices qu’on appelle les « trois poisons » :

  • le désir irrépressible,
  • la colère ou la répulsion,
  • et l’indifférence, ou la naïveté – la naïveté par rapport à l’existence des autres, qui fait qu’on les ignore.

Si on réfléchit du point de vue d’un soi sans commencement ni fin, alors c’est vrai pour absolument tout le monde sans exception. Chaque être a été parfois mon ami, parfois mon ennemi, parfois un étranger. Ce n’est qu’une simple question de moment ; ces rôles ont changé constamment. Nous disposons donc d’une méthode pour développer l’équanimité envers tout le monde, méthode commune aux niveaux de portée intermédiaire et avancée, car elle travaille sur les émotions perturbatrices de base que sont l’attraction, la répulsion, et l’indifférence.

Appréciez le fait que c’est commun avec le niveau de portée intermédiaire et que c’est fondé sur les émotions perturbatrices. Cela repose sur ce concept d’un « moi » solide siégeant à l’intérieur de notre tête, et qui fait que pour être heureux on est attiré par les autres. « Si je peux faire en sorte qu’il (ou elle) se rapproche de moi, et soit mon ami(e) et m’aime, et fasse attention à moi, cela fera que mon « moi » solide sera heureux. Ou bien, si je peux faire en sorte qu’il (ou elle) s’en éloigne, cela « me » rendra heureux. Enfin, si je me contente de les ignorer et de ne pas avoir affaire à eux, alors je serai heureux. Je me sentirai plus en sûreté. » Tout ça a à voir avec ce concept d’essayer de manière futile de faire que ce soi, assis derrière son tableau de bord, se sente en sécurité.

Mais chaque être a été bon envers moi à un moment donné ; chaque être s’est comporté de façon horrible avec moi et m’a blessé ; et tout le monde, à l’occasion, m’a ignoré. Il n’y a donc aucune raison d’aimer, de ne pas aimer ou d’être indifférent envers quiconque car tous ont agi à mon égard selon l’une de ces trois manières.

Dès lors, si tel est le cas – si nous voyons que désormais nous éprouvons ce sentiment d’équanimité envers tous les êtres – alors non seulement tous, à un moment donné, ont été notre ami, notre ennemi ou un étranger d’une façon ou d’une autre, mais chacun a été notre mère également, la personne qui nous a témoigné la bonté la plus grande.

On a apaisé les émotions perturbatrices envers tout le monde, et maintenant ce qu’on cherche à faire naître ce sont des émotions positives envers tous. On adopte comme principe de base que chacun a été, au cours de cette vie, la personne la plus bonne envers nous, attitude classiquement dévolue à la mère. Et si ce rôle n’a pas été tenu par notre mère, alors cela a pu l’être par notre père, notre meilleur ami, qu’importe. La question est de savoir qui a fait preuve de la plus grande bonté à notre égard, au pire d’admettre que notre mère n’a pas eu recours à l’avortement en ce qui nous concerne.

Ensuite on se concentre sur la bonté qu’on a reçue. Nos mères n’ont peut-être pas toutes été bonnes envers nous, mais il est inutile de se focaliser là-dessus ; on se focalise sur la bonté dont on a fait l’objet, et sur l’émotion de gratitude à laquelle cela conduit. Nous sommes vraiment reconnaissants pour toute la bonté que nous avons reçue. On peut compléter cette réflexion en pensant combien les autres ont été bons envers nous, même quand ils n’étaient pas notre mère. Ils ont fait pousser la nourriture que nous mangeons ; ils l’ont transportée ; ils ont fait des routes ; construit des réseaux électriques. Tout ce dont nous nous servons est le fruit du travail des autres. Qu’ils l’aient fait exprès à notre intention est sans importance. Mais grâce à leur travail et à leur bonté, nous sommes remplis de gratitude. Et du fait que nous leur sommes reconnaissants et apprécions leur bonté, tout naturellement nous aimerions les aider. Nous aimerions faire quelque chose en retour afin de rétablir une sorte d’équilibre – non par culpabilité, mais simplement parce qu’on est reconnaissant.

Dans cette discussion sur la manière de payer en retour la bonté des autres, il est important de bien réaliser ce que cela signifie. Il ne s’agit pas de s’acquitter d’une dette, et de se sentir obligés de le faire, et, si on ne le fait pas, de se sentir coupable. Cela n’a rien à voir. On aimerait trouver des solutions et prendre en charge ce qui ne va pas chez l’autre. Telle est la connotation du terme en tibétain, à savoir qu’on est à ce point reconnaissant qu’on aimerait, bien entendu, venir en aide à cette personne parce que nous sentons cette connexion positive entre nous. Cela nous mène tout naturellement à éprouver un sentiment d’amour chaleureux, qui fait qu’on est vraiment heureux quand on rencontre quelqu’un, peu importe qui, et qu’on se sentirait très mal à l’aise si quelque chose de mauvais lui arrivait. 

Dans le texte, voyez-vous, il est dit qu’on n’a pas à faire de méditation séparée sur ce point. Cela surgira automatiquement. Donc, quand on est vraiment reconnaissant pour la bonté qu’on a reçue, ce sentiment s’élèvera automatiquement. Mais si vous pensez : « J’ai cette dette et je dois la rembourser », il y a de forte chance que vous ne soyez pas heureux de rencontrer quiconque. « Seigneur, je dois être bon envers cette personne parce qu’elle a été bonne avec moi il y a cinq millions de vies ! » Essayez de faire en sorte que les enseignements aient du sens !

Ceci nous amène au développement émotionnel de l’amour : nous voulons que les gens soient heureux et qu’ils jouissent des causes du bonheur. Quant au développement de la compassion : nous voulons que les gens soient délivrés de la souffrance et des causes de la souffrance. Et nous allons vraiment faire en sorte de les aider à être heureux et à se délivrer du malheur et de la souffrance. On trouve ces mêmes étapes dans le développement des quatre attitudes incommensurables : l’amour illimité, la compassion illimitée, la joie illimitée, l’équanimité illimitée. À savoir :

  • Comme il serait merveilleux que tout le monde soit heureux. C’est la première étape.
  • Deuxième étape : Puissent-ils être heureux.
  • Puissé-je leur apporter le bonheur ; je vais faire en sorte qu’ils l’aient.
  • Enfin : « Oh, Gourous, maîtres spirituels, bouddhas, inspirez-moi pour que j’en sois capable. » Prendre la responsabilité d’agir dans ce sens fait partie de l’amour et de la compassion.

Bien. Voilà pour le développement émotionnel. Mais cela doit être renforcé. Travaillez seulement avec l’émotion est instable et fragile. Digérez d’abord ce que j’ai dit du développement émotionnel de l’amour et de la compassion grâce auquel on s’efforce en premier de surmonter toute trace qui pourrait subsister des émotions perturbatrices grossières (attraction, répulsion, indifférence). Clarifiez ce point puis développez cette émotion positive de l’amour et de la compassion.

Bien entendu, celui qui ressent l’amour et la compassion, c’est le « moi conventionnel ». Les autres ont été bons envers moi. Envers qui ont-ils été bons ? Envers le « moi conventionnel ». Vous ne pourriez même pas vraiment penser à la bonté que les autres vous ont témoignée, si vous n’envisagiez pas qu’il y ait un « moi conventionnel ». À qui auraient-ils pu la témoigner ? À personne ? Ces méditations réaffirment le « moi conventionnel ».

Bien. Passons maintenant à la présentation des émotions perturbatrices subtiles, car il y en a de grossières et de subtiles. On doit examiner ce que sont ces émotions perturbatrices subtiles. Les émotions perturbatrices subtiles sont ce qui reste une fois réfuté le niveau initial de ce qui est impossible à propos du soi. Nous avons compris qu’il n’y a aucune possibilité d’existence pour un soi qui serait non affecté par rien et sans parties, indépendamment de tout support, et qui pourrait être libéré et exister de par son propre pouvoir, et se connaître par lui-même. Une fois qu’on a réfuté cela, ce n’est pas suffisant pour se débarrasser de toutes les émotions perturbatrices. Selon certaines théories, cela nous aidera à nous débarrasser des émotions perturbatrices grossières, mais nous serons toujours en proie aux émotions perturbatrices subtiles.

Maintenant on doit vraiment réfléchir et essayer de déterminer ce que peuvent bien être ces émotions perturbatrices subtiles qui demeurent. Elles ne reposent pas sur la pensée de ce petit « moi » contrôleur, assis dans notre tête, qui veut que certains aient de l’amour pour « moi » et qui cherche à en écarter d’autres qu’on n’aime pas. Ce n’est pas ainsi qu’on pense quand on pense à soi. Nous savons que c’est un fantasme, une fiction. Que reste-t-il en matière de « faux moi » quand on n’éprouve plus ni attraction, ni répulsion, ni indifférence envers quiconque ? On se retrouve encore en possession d’un « faux moi » qui existe séparément de tout le reste comme s’il était enveloppé dans du plastic. On pense : « J’ai bien compris qu’il est désigné sur les agrégats, on est bien d’accord sur ce point, et qu’il ne peut être connu que du point de vue des agrégats, etc. ; mais il est comme enveloppé dans du plastic, en tant qu’individu [comme une balle de ping-pong], et il en est de même pour tous les autres. »

Non pas qu’on soit attiré ou rebuté par l’une ou l’autre de ces balles de ping-pong, si c’est ainsi qu’on conçoit les autres. Toutefois, on continue de se sentir plus proche de certaines personnes, et plus distant avec d’autres. Telles sont les émotions perturbatrices subtiles : sentir que certaines sont proches et qu’on les aidera en premier, et que d’autres sont plus éloignées. On fait ce genre de différences. Pour développer l’amour et la compassion de manière rationnelle, c’est ce sur quoi on doit travailler. Cela permettra de dépasser les émotions perturbatrices subtiles, lesquelles diffèrent des émotions grossières.

Le développement émotionnel de l’amour et de la compassion se focalise sur le dépassement des émotions perturbatrices grossières, tandis que le développement rationnel vise à surmonter les émotions subtiles. Au cours de la séquence émotionnelle, vis-à-vis des autres, il n’y a aucune raison de se sentir attiré, rebuté, ou indifférent, puisque tous ont été si bons, d’où le développement d’un sentiment émotionnel chaleureux. Mais, dès lors qu’on continue de concevoir certains comme proches et d’autres comme distants de « soi », on doit adopter une attitude plus rationnelle afin de développer une attitude égale envers tous. Tout le monde, de manière égale, veut être heureux et, de même, tout le monde ne veut pas être malheureux. C’est donc une raison « rationnelle » d’entretenir une attitude égale envers tous, et non une attitude émotionnelle du genre : « Tout le monde a été bon envers moi. »

Il existe neuf points de vue, [pour démontrer cette égalité] d’une manière très rationnelle. Nous n’avons pas le temps de les passer tous en revue, mais il y a neuf façons d’aborder cette question pour démontrer rationnellement que tout le monde est égal. [Grâce à eux], nous développons un sentiment d’équanimité qui nous aide à surmonter ces émotions perturbatrices subtiles. De façon très rationnelle, on réalise que le malheur vient de l’amour de soi, et que le bonheur vient de chérir les autres. Comme nous disposons déjà d’un sentiment sain du soi, ce n’est pas comme si on n’avait pas de sentiment positif à son égard et qu’on rajoute par-dessus un sentiment négatif, du style : « Comme c’est affreux que je sois égoïste et me chérisse. » On ne ferait qu’ajouter plus de négativité sur le soi. C’est pourquoi cet échange – se débarrasser de son égoïsme et chérir les autres – doit se faire sur la base d’un sentiment sain du soi conventionnel.

De façon très rationnelle, on voit que ce corps vient de la réunion de substances issues du corps de deux autres personnes – le sperme et l’ovule de nos parents – et il en est de même pour le corps de tout le monde. Quel différence y a-t-il entre moucher son propre nez et moucher le nez d’un autre ? Il n’y en a pas. Il s’agit de nez issus du corps d’autres personnes. En cela, ils sont identiques. Que je m’essuie le derrière, le vôtre, celui de mon enfant, ou le derrière d’un enfant de quelqu’un d’autre, où est la différence ? J’essuie toujours un derrière. Donc, de même que je peux prendre soin de ce corps, de même je peux prendre soin du corps de n’importe qui. Cette manière de prendre soin des autres n’est pas émotionnelle, n’est-ce pas ? C’est une façon très rationnelle de la développer.

Voilà. Il en est donc ainsi, nous disposons de pratiques pour s’échanger avec autrui ; de même, nous avons la pratique de tonglen, de prendre et de donner avec amour et compassion : « Puissiez-vous être heureux, puissiez-vous être libérés de la souffrance. » Il est très important d’avoir ce double développement de l’amour et de la compassion. Avec l’approche rationnelle, la dimension émotionnelle fait défaut. Et si elle est seulement émotionnelle, elle n’est pas stable. Les deux se complémentent l’une l’autre.

Nous développons alors la résolution exceptionnelle suivante : « Non seulement je vais aider les autres en sorte qu’ils soient heureux et ne soient pas malheureux » – (il s’agit ici des deux premiers types de souffrance : la souffrance de la souffrance grossière et la souffrance du bonheur ordinaire, celle du changement) – « mais j’aimerais également qu’ils soient délivrés de la souffrance toute-imprégnante, à l’origine de leurs renaissances récurrentes incontrôlées. » Cette résolution consiste à les aider à surmonter les obstacles qui empêchent leur libération. « Je vais les aider à atteindre la libération et même l’illumination. » Telle est la résolution exceptionnelle : [nous prenons vraiment la décision de le faire, et pas juste d’avoir la bonne intention de les aider.]

On peut donc voir comment on acquiert un sentiment sain du soi de plus en plus fort. Dans un premier temps, on se dit : « Je vais venir en aide à tous. Puissent-ils tous être heureux ; puissé-je être capable de leur apporter le bonheur. Je vais le faire. » C’est le soi conventionnel. Et maintenant, on en vient à : « Je ne vais pas me contenter juste de faire cela ; je vais faire en sorte de leur apporter la libération et de les conduire à l’illumination. » On peut donc voir qu’en commençant par le développement de la volonté et de la maîtrise de soi, au niveau de portée initiale, en se réfrénant des comportements destructeurs, on passe ensuite à l’obtention pour soi-même de la libération et de la concentration, etc., pour finir par la détermination de venir en aide à tous. Ainsi, on développe un sentiment sain du soi, très puissant.

La bodhicitta et les qualités du soi conventionnel

Au cours du processus, nous devons en même temps réfuter les modes d’existence impossibles que nous prêtons au soi comme acteur de tout cela ; ce n’est pas le contrôleur siégeant à l’intérieur de notre tête, et il ne s’agit pas non plus d’un « moi » semblable à une balle de ping-pong. On voit alors que pour être en mesure d’aider tout le monde à atteindre la libération et l’illumination, on doit soi-même s’illuminer, et donc on développe la bodhicitta. Avec la bodhicitta, on se concentre sur notre propre illumination – pas celle de Shakyamouni, pas l’illumination en général, mais notre propre illumination individuelle qui ne s’est pas encore produite mais peut se produire sur la base des facteurs causaux adéquats, lesquels lui permettront d’avoir lieu. Cela comporte ce qu’on appelle les deux « réseaux de force positive [les mérites] et de conscience profonde [la sagesse] » auxquels on se réfère ordinairement sous l’appellation des « deux collections ». Ce sont les prétendus « facteurs de la nature-de-bouddha ».

Cette force positive est responsable des « Corps de forme » d’un bouddha tandis que la conscience profonde est responsable de l’esprit d’un bouddha. Nous n’avons pas vraiment le temps d’entrer dans un exposé détaillé sur la « nature-de-bouddha ». Nous parlons également de la nature vide de l’esprit, laquelle permet cette transformation, et du fait que le continuum mental peut être édifié [encouragé] et inspiré. Tels sont les facteurs de la nature-de-bouddha.

Ce sont toutes des qualités de notre soi, du soi conventionnel. Le soi peut être désigné sur la base de ces facteurs. Il y a une forme de force positive. Comment savons-nous que nous avons cette force positive ? Parce que si nous avons jamais fait l’expérience du bonheur – à quelque niveau de jamais que ce soit – cela provient de cette force positive. Nous disposons donc de cette prétendue collection de mérites. Et nous disposons aussi d’une forme de compréhension, sinon nous ne serions même pas capables de comprendre ce qu’est la nourriture et la façon manger. Si nous disposons d’un certain niveau de compréhension, il y a donc là un réseau de conscience profonde. Aussi pouvons-nous désigner le « moi » sur cette base – sur la base de ce continuum mental sur lequel ces réseaux peuvent être désignés.

Il est important de comprendre que ce n’est pas comme si « on était déjà un bouddha, qu’on est déjà illuminé, et que cela se tient juste dans un coin de l’esprit et qu’il suffit de le réaliser ». C’est avoir une fausse vue du soi. Il s’agit d’un extrême, l’autre extrême étant « qu’on ne deviendra jamais illuminé ». Mais si nous comprenons que le continuum mental peut servir de base d’imputation – de manière rationnelle et logique – aux causes qui nous permettront de devenir illuminé, alors c’est possible. Mais cela se fait sur la base du « moi conventionnel ». L’illumination individuelle vers laquelle nous tendons ne s’est pas encore produite pour l’instant. Toutefois cette chose qui ne s’est pas encore produite, cette chose existe ; nous pouvons y réfléchir. Demain n’est pas encore là ; cela ne se passe pas aujourd’hui, ni maintenant. Il s’agit de « demain ». Existe-t-il pour autant une telle chose qu’un « demain » ? Oui.

Bon. Sur la base de cette bodhicitta, se tient une très forte confirmation du « moi conventionnel ». « Je vais le faire. Il est possible de le faire. Je ferai en sorte de devenir illuminé. » Tel est l’état de souhait et d’aspiration de la bodhicitta. Quant à l’état d’engagement, de promesse, c’est de dire : « Je ne reviendrai pas en arrière. » Rappelez-vous les différents degrés de certitude :

  • Je suis certain du but : « je vais travailler en vue d’atteindre l’illumination » ;
  • puis la conviction ferme, encore plus forte : « rien ne m’en détournera » ;
  • enfin : « je vais m’engager dans les pratiques qui mèneront à l’illumination. »

Il est intéressant de noter que le mot « s’engager » se dit avatara en sanskrit– avatar en hindi – nous allons donc devenir l’avatar d’un bodhisattva. Nous allons essayer de l’incarner nous-mêmes grâce aux attitudes de grande portée. En tant qu’avatar engagé dans la conduite d’un bodhisattva, que sommes-nous censés faire ? On prend les vœux [de bodhisattva] ; cela fournit la structure, la forme de notre avatar en tant que bodhisattva. Et, afin de garder ces vœux qui fixent les limites et les formes de notre conduite, limites que nous ne transgresserons pas, nous pratiquons les six attitudes mentales de longue portée, appelées « perfections » ou paramitas ainsi que les comportements qui en découlent.

Les six attitudes mentales de longue portée

Ces six attitudes contribuent à renforcer un sentiment sain du « moi conventionnel ».

  • La générosité. C’est l’attitude du don ; donc « j’ai quelque chose à donner », le « moi conventionnel » a quelque chose à donner. Quand on est capable de donner, on s’apprécie : « Je vaux quelque chose, j’ai une certaine valeur. Je suis en mesure d’offrir quelque chose. »
  • L’autodiscipline éthique. Elle renforce également le « moi conventionnel ». « Je vais me maîtriser, je vais m’abstenir d’agir de manière destructrice ; je vais m’engager dans des actions constructives. »
  • La patience. Cela va prendre beaucoup de temps pour devenir illuminé. Il est très difficile d’aider les autres. [On peut seulement accomplir ces buts sur la base du] « moi conventionnel », et non en pensant « tout peut arriver instantanément », ce genre de chose. En conséquence, on ne se met pas en colère ; on est capable d’endurer les difficultés que cela implique. C’est pourquoi la patience demande d’avoir un sentiment sain du « moi conventionnel », la capacité d’attendre.
  • La persévérance. Le mot sanscrit est virya, un mot difficile à traduire. Virya est en liaison avec le mot vira, qui veut dire « héros », « héroïque », en sanskrit. Il est relié au mot latin vir, qui veut dire « homme », et donc viril – le fait d’être doté d’un sens viril de courage héroïque. Les femmes peuvent également l’avoir ; on ne devrait pas penser d’un point de vue sexiste. Il s’agit vraiment d’être héroïque en faisant preuve de force et d’énergie. Atteindre l’illumination requiert un immense courage. On doit se dire : « Je vais le faire, rien ne pourra m’arrêter. » Cela nous aide à surmonter la paresse. Plusieurs états d’esprit viennent en soutien de cette virya, à savoir une puissante détermination à persévérer, à vouloir le faire et à aimer vouloir le faire. Comme le souligne Shantideva, un des facteurs mentaux servant de renfort est l’orgueil, la fierté. Cet orgueil de soi, si on se réfère au mot tibétain, c’est nga-rgyal, qui veut dire : « Je vaincrai », avec un sentiment de confiance en soi. Nga c’est « je », le « moi conventionnel » ; et rgyal, c’est « triompher ». « Je triompherai. » Afin d’avoir cette force courageuse, d’être héroïque dans cette entreprise, on doit avoir confiance en soi. C’est ça que cette fierté, cet orgueil veulent dire. Quand on parle de fierté divine dans le tantra, il s’agit exactement du même mot. « Je le ferai ; je suis capable de le faire – de devenir un bouddha. » Fondamentalement, on désigne le « moi conventionnel » en fonction de tous les agrégats qui ont comme facteur mental cette virya, d’instant en instant : « Je vais le faire », avec tout ce que cela implique en matière de comportement. Tel est ce « moi », le « moi conventionnel ».
  • La stabilité mentale. Cela inclut non seulement la concentration, mais aussi la stabilité émotionnelle.
  • La conscience discriminante. C’est discerner, et pas seulement en ce qui nous concerne, comment tous les phénomènes existent, et comment ils n’existent pas. C’est réfuter, nier la façon dont ils n’existent pas, leur mode d’existence impossible. Pour atteindre soit la libération, soit l’illumination, nous avons vraiment besoin d’aller plus profondément dans la compréhension de ce qui est impossible. Autrement dit, quels modes d’existence impossibles nous projetons sur le soi et sur tous les phénomènes.

Qu’est-ce qui « fonde » notre existence ?

Heureusement, nous avons déjà compris qu’il ne peut y avoir de soi qui ne soit pas affecté par quelque chose – non affecté et sans parties, impropre à servir de base d’imputation ou de désignation, incapable d’être libéré puisque séparé de tout. Nous avons déjà compris cela, et nous avons compris que le soi ne peut se connaître lui-même. Dès lors nous comprenons ce qui peut être désigné sur la base des agrégats, c’est-à-dire sur le corps, l’esprit, les sensations, tout ce dont nous faisons l’expérience. Bien. Nous avons compris ça. Il ne s’agit pas d’un « moi » solide qui puisse à la fois être désigné sur cette base et dans le même temps être séparé d’elle et exister de par lui-même.

On se pose alors la question de savoir comment un tel moi peut être imputé à ces moments d’expérience ? Il doit bien y avoir certaines caractéristiques du soi qui font de moi un « moi ». Où sont-elles ? Pour ce qui est du « moi », il est désigné sur le corps, l’esprit, etc. On pourrait donc penser que ces caractéristiques se trouvent du côté de la base de désignation. Quand on parle de conscience, d’esprit, on pense ordinairement qu’il y a quelque chose du côté de l’esprit qui est la caractéristique qui en fait mon esprit ; qui établit mon individualité ; qui établit mon existence en tant que « moi » ; qui établit que c’est bien « moi ».

Réfléchissez-y. Je pense que c’est vraiment très subtil. Pensez au « moi ». En fait, on ne peut pas penser au « moi » sans penser à son esprit. C’est en général cela qu’on associe au « moi », cette petite voix qu’on entend à l’intérieur de soi, etc. On pense donc que l’« esprit » équivaut à « moi », et que l’individualité, cette caractéristique du « moi », doit se trouver dans l’esprit. Certes, on est désigné sur ça, mais on se dit aussi qu’on pourrait trouver cette caractéristique dans l’esprit, du côté de l’esprit en tant que base de désignation. Mais cette caractéristique reste introuvable, à savoir ce qui fait que l’esprit est « moi », mon esprit. On ne peut pas la trouver du côté de l’esprit. Et c’est ce que nous devons réfuter au niveau le plus subtil. Il s’agit du « faux moi » – un « moi » qu’on pourrait d’une certaine manière trouver avec ses caractéristiques quelque part du côté de l’esprit.

Ainsi, en creusant un peu plus, nous avons ce concept erroné d’un esprit qui s’établirait lui-même. Si on se réfère tant aux termes sanskrits qu’aux termes tibétains, toute la question tourne autour du fait qu’on ne parle pas d’existence véritable. On parle d’existence dûment établie [ou fondée, ou prouvée]. Donc, qu’est-ce qui établit [ou fonde, ou prouve] une chose ? C’est le mot clé (sgrub en tibétain, siddha en sanskrit). Qu’est-ce qui établit que j’existe ? Non pas tant ce qui fait que j’existe, ni comment j’existe, mais ce qui le prouve – d’où vient ce pouvoir ? Ce mot « établir » est aussi utilisé dans le sens de « prouver » quelque chose. Et ce qui est incorrect, c’est qu’il y ait quelque chose du côté du « moi » qui de par son propre pouvoir établirait que j’existe ; ou bien qu’il y ait quelque chose du côté de la base de désignation, l’esprit, qui établirait que j’existe. Or il n’y a rien nulle part qu’on puisse trouver qui établisse qu’on existe de par son propre pouvoir.

Donc, un soi qui s’établirait de par son propre pouvoir ne correspond à rien de réel. C’est cela qui est absent quand on parle de vacuité : l’absence totale d’un véritable référent à ce qu’on imagine – un « moi » auto-investi du pouvoir de s’établir lui-même juste par lui-même. « Je suis moi, établissant de par mon propre pouvoir que j’existe. Hé ! Je suis là. C’est moi. » Ou bien encore qu’il y ait quelque chose à l’intérieur de mon esprit qui établirait que j’existe : « Hé ! C’est Alex. » C’est un fantasme.

Étiquetage mental

Donc, qu’est-ce qui établit notre existence ? C’est l’étiquetage mental. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela ne signifie pas que c’est uniquement lorsque j’appose mentalement le label « Alex, Alex, Alex », « moi, moi, moi », que j’existe, et que si je cesse de le faire, je n’existe plus. Ce n’est assurément pas ce que cela veut dire. L’étiquetage mental ne crée rien. Dès lors comment établissons-nous qu’il y a un « moi », que j’existe ? En réalité, il y a l’étiquette, le nom, le mot qui lui est associé et le fait que cela se réfère à une base de désignation. C’est cela qui établit que quelque chose existe. Les mots, les concepts, etc., se réfèrent à quelque chose, mais les phénomènes [les personnes, les objets] à quoi ils font référence ne se dressent pas de par eux-mêmes investis de leur propre pouvoir, lequel établit qu’ils existent. Il n’y a pas de pilier, d’étai, derrière, pour les soutenir, pour utiliser cette comparaison. 

C’est pourquoi je fais une distinction – la distinction existe aussi en tibétain – entre le fait que nos mots, nos concepts, nos étiquettes se réfèrent à quelque chose et le fait qu’il n’y a pas de « chose » qui leur corresponde. Quand on parle de mots, de concepts, rappelez-vous que nous parlons de catégories, de boîtes mentales. On a ainsi des mots pour la boîte « amour », la boîte « rouge », la boîte « moi ». Les mots impliquent des boîtes. Mais l’univers n’existe pas en tant que boîtes. Ce serait faire en sorte qu’il corresponde à des mots, à des concepts ; que l’univers entier – « moi », tout le monde – existe dans telle ou telle boîte. Il est possible de trouver le mot dans un dictionnaire. Toutefois les choses n’existent pas dans des boîtes, il n’y a donc rien qui corresponde aux désignations qu’on leur accole. Mais les étiquettes se réfèrent bien à quelque chose, car je fonctionne, je fais des choses, etc. Il s’agit d’une distinction très subtile. Il y a deux mots différents en tibétain pour désigner cela [btags-chos et btags-don].

C’est assez savant, c’est donc un point sur lequel on doit vraiment travailler. Mais quelle pourrait en être la traduction simple dans notre expérience ordinaire ? En dernier recours, on le traduit par notre vieil ami « rien de spécial ». Il n’y a rien de spécial en ce qui « me » concerne, à propos de ce « moi », rien qui fasse de moi quelque chose de si spécial, qui fasse de « moi » moi. On peut comprendre ce « rien de spécial » à tellement de niveaux de profondeur ; mais tous peuvent venir se ranger sous la compréhension qu’il n’y a rien de spécial en ce qui « me » concerne. Je suis juste un parmi tous les autres, il n’y a donc rien qui fasse que je me sente en insécurité. Il n’y a rien que je doive sécuriser, rien qui soit menacé. Il suffit de s’accommoder de la vie et en particulier d’essayer d’améliorer ma situation et celle de tous les autres. Faites-le simplement. Il n’y a rien de spécial à cela, rien de spécial à propos du « moi ». Faites-le simplement.

Conclusion

Tel est donc le sujet concernant un développement sain du soi grâce au lam-rim : à savoir le processus pour réaffirmer et renforcer le sentiment sain d’un « moi » puis, une fois qu’on l’a porté à un certain niveau, commencer à clarifier les idées fausses que nous entretenons sur la façon dont le « moi conventionnel » existe, lesquelles seraient à mettre du côté du « faux moi », tout en creusant de plus en plus profondément et de manière de plus en plus subtile l’objet de notre réfutation. Avez-vous des questions ?

Questions

La question du  « rien de spécial » par opposition à l’indifférence

Quelle est la frontière entre l’indifférence – cette sorte d’attitude égoïste de se chérir et donc de juste se détendre et ne rien faire – et celle de penser au « rien de spécial » et  d’avoir l’autodiscipline de se prendre par la main et de faire des choses ?

Le « rien de spécial » est très différent du « peu importe, ça ne fait rien, personne ne s’en soucie ». Avec l’attitude du « rien de spécial », on ne fait pas toute une histoire de ce qu’on est en train de faire. Pas besoin de publicité ; pas besoin qu’on vous remercie – rien de tout ça. Voici un exemple. On vit dans un immeuble et dans le hall d’entrée il y a beaucoup de papiers et de détritus par terre, et il y a une poubelle. « Rien de spécial » en somme, on ramasse les papiers sur le sol et on les met dans la poubelle. Comme le dit Shantideva, les problèmes n’ont pas de propriétaire, ce n’est donc pas mon problème, ce n’est pas votre problème ; c’est juste un problème. Du fait que c’est un problème, il doit simplement être réglé. En bref, il y a des papiers par terre et ils ont besoin d’être ramassés, donc rien de spécial à ce propos, rien de spécial à ce que je le fasse. On se contente de le faire.

Sans qu’il soit nécessaire de coller une petite affiche sur le mur comme quoi « les papiers ont été ramassés par… » et de mettre votre signature en dessous ; sans penser « je suis une victime, tous les gens de l’immeuble sont horribles, ils sont si négligents, et pourquoi est-ce toujours moi qui dois ramasser derrière les autres » et faire des reproches à tout le monde ; sans se dire « je suis tellement spécial, je suis la femme (ou l’homme) de ménage », on le fait tout simplement. Ce n’est pas grave, vous savez. Vous ramassez les papiers. Et alors ? Vous le faites parce que ça doit être fait. Telle est l’attitude du « rien de spécial ». Ce n’est pas comme si vous ne faisiez rien, et ce n’est pas non plus égoïste : « Ce n’est pas moi qui ai laissé tomber les papiers, alors pourquoi est-ce que je devrais les ramasser ? » On se contente de faire ce qui doit être fait.

C’est cela travailler sur la base d’un sentiment sain du « moi conventionnel » et non pas du « faux moi », lequel doit surveiller et nettoyer après tout le monde en pensant « je suis si bon », « je suis si parfait » et « tous les autres sont tellement épouvantables » ; « je suis le bodhisattva de service, le bouddhiste qui doit nettoyer après tout le monde ». Ce n’est pas ainsi qu’il faut se comporter.

Et si on voit la personne qui l’a fait, qui a laissé tomber les papiers ?

Tout dépend de savoir si la personne est réceptive ou non à notre remarque. Vous devez faire preuve de jugement.

Comme de juger si la personne est plus forte que nous ?

Ce sont des situations très délicates. Par exemple, à Berlin où je vis, dans les stations de métro du réseau U-Bahn, il y a des panneaux « interdiction de fumer ». Mais parfois il arrive que certains jeunes hommes costauds et agressifs se mettent à fumer dans ce lieu public. Et donc, si moi, un vieil homme à cheveux blancs, je vais les trouver et leur dit : « Eh ! Ne fumez pas ! », j’ai de grande chance de recevoir un poing dans la figure ; dans ce cas on s’exerce à la patience. Après tout, ce n’est si terrible qu’ils fument ; cela ne va tuer personne. De même, il faut essayer de ne pas s’embarquer dans un scénario mental critique du genre « oh ! ces jeunes… », bla-bla-bla, et tout ce cinéma de pensées destructrices. Fondamentalement cela ne fait que produire du mal-être en nous ; c’est tout ce que cela produit.

Mais il y a aussi des situations vraiment dangereuses. Est-ce qu’on doit intervenir quand quelqu’un frappe ou blesse quelqu’un d’autre, par exemple ? Vous devez alors juger si vous avez la capacité ou non d’arrêter cette personne, ou si vous êtes en mesure d’appeler quelqu’un d’autre pour l’arrêter. Si vous en êtes capable vous-même, alors vous le faites ; sinon, vous essayez de trouver un autre moyen pour que cela cesse. C’est très délicat, très difficile. C’est une des raisons pour lesquelles on aimerait être un bouddha.

Je me souviens d’un incident dans le métro où un couple criait et hurlait après l’autre, de façon vraiment horrible et plutôt agressive. Quelqu’un à voulu s’interposer et a dit à l’homme : « Hé ! Laissez cette femme tranquille. » Alors le couple s’est tourné vers cet homme et a commencé à l’invectiver et à crier après lui. C’était leur façon à eux d’interagir et cela ne regardait personne. C’est pourquoi on doit vraiment devenir un bouddha pour savoir quels sont les tenants et les aboutissants de telle ou telle situation.

J’ai des voisins de cet acabit. C’est un vieux couple de Turcs et je peux les entendre à travers la cloison, et parfois il arrive qu’ils crient l’un après l’autre d’une voix aiguë. Pourtant, quand je leur rends visite ou qu’ils m’invitent, c’est le couple le plus heureux et le plus aimant qui soit. C’est juste leur façon de se parler entre eux quand ils abordent un sujet sur lequel ils ne sont pas d’accord. Être omniscient serait très utile.

Une autre approche intéressante serait celle-ci : de voir quelqu’un laisser tomber ces papiers, que vous soyez là et que vous les ramassiez et les jetiez à la poubelle, et que la personne vous voie le faire.

Dans ce cas, vous devez faire très attention de ne pas le faire ostensiblement dans le style : « Regardez comme je suis bon ! » avec l’intention que l’autre personne se sente coupable. À vrai dire, je ne sais pas, c’est très difficile. Je pense à l’exemple d’un bébé d’un an assis dans sa chaise surélevée et jetant tous les objets par terre autour de lui. Comment apprendre à un enfant d’un an à ne pas faire ça ? Ce n’est pas si facile. Cela demande beaucoup de patience. Se contenter de crier après l’enfant ou de le frapper parce qu’il fait ça, le bébé ne peut pas le comprendre. Les adultes peuvent aussi agir de façon puérile. C’est le terme qu’emploie toujours Shantideva : les gens sont puérils. Avec un peu de chance, ce genre de situation nous aide à développer la même patience qu’on aurait envers un bébé.

Caractères d’un « moi conventionnel » sain

Pourriez-vous passer en revue les caractères d’un « moi conventionnel » sain ?

Un « moi conventionnel » sain est un moi qui :

  • est responsable de ses propres actions
  • se préoccupe des conséquences de ses actes sur lui-même et sur les autres
  • travaille de manière réaliste à essayer d’améliorer les qualités de sa vie et de celle d’autrui dans la mesure de ses moyens
  • est suffisamment fort pour être capable d’exercer un contrôle sur soi et de s’abstenir de ce qui est nuisible
  • et qui a la volonté de s’engager dans des actes constructifs et bénéfiques.

Il s’agit d’un sentiment sain du « moi » qui n’exagère pas le « moi » jusqu’à en faire quelque chose d’absolument impossible, un « moi » qui doive toujours tout contrôler, toujours être parfait, qui soit toujours le centre d’attention de tous, et soit toujours aimé de tout le monde.

J’ai toujours trouvé cette remarque très, très utile : « Tout le monde n’aimait pas le Bouddha. Et nous, qu’attendons-nous, que tout le monde nous aime ? » Et quand nous commettons des erreurs : « Qu’attendons-nous du samsara ? » Nous ne sommes pas des êtres libérés, et donc qu’espérons-nous ? Bien sûr, nous ferons des erreurs ; jusqu’à ce que nous soyons libérés, nous nous mettrons en colère. Nulle raison pour se sentir coupable. Travaillons sur nous, certes, mais ne nous sentons pas coupables quand nous échouons. La culpabilité consiste à s’identifier avec ce qu’on a fait comme étant mauvais et à considérer le « moi » comme mauvais pour l’avoir fait, et à s’y accrocher et à ne pas lâcher prise. Telle est la culpabilité : penser à soi du point de vue du « faux moi », de ce « moi » solide qui est si mauvais. Mieux vaut se dire : « J’ai commis une erreur ; je suis tombé sous l’influence d’émotions perturbatrices et de la confusion. Bien sûr, cela est vrai. Je ne suis pas encore un être libéré mais j’y travaille. » Et on applique divers antidotes. Et on fait ce qu’il faut, et on continue – « rien de spécial ».

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