Libérer le moi conventionnel de l’insécurité

Résumé

Nous avons discuté de la façon de développer de manière saine le soi grâce aux étapes graduées du lam-rim. Et nous avons vu que nous disposions d’un soi conventionnel, et que nous existions vraiment ; et que ce « soi » peut être désigné, représenté, et compris en fonction de notre expérience de chaque instant. Le « moi » n’est pas juste la façon de se référer à chaque moment d’expérience, la question est de savoir comment nous connaissons ce « moi ». Comment nous connaissons-nous ? On se connaît en fonction de nos expériences, la succession de moment en moment des expériences d’une vie. Et nous pouvons avoir une connaissance de notre mode d’existence qui soit correcte ou incorrecte. Quand nous pensons à notre soi conventionnel comme existant de manière impossible, nous pensons alors en termes de « faux moi » – tel est le soi que l’on doit réfuter. Pour influer sur notre situation dans la vie, pour essayer d’améliorer la qualité de nos vies, pour essayer de surmonter problèmes et souffrance, nous avons besoin d’un sentiment sain du « moi » – du « moi conventionnel » – sans quoi on ne se préoccupe pas de ce dont nous faisons l’expérience, et on ne fait aucun effort pour prendre soin de nos vies.

Quand on entreprend de progresser dans le lam-rim par la compréhension et la vision des étapes du chemin, on commence par apprécier à sa juste valeur la précieuse vie humaine qui est la nôtre. Quand nous apprécions combien nous sommes libres, au moins temporairement,  des pires situations qui nous empêcheraient de faire de nos vies quelque chose de constructif,  et quand nous réalisons combien nos vies sont riches d’opportunités pour faire quelque chose de constructif de nous-mêmes, alors nous apprécions au plus haut point ce « moi conventionnel ». Laissez-moi vous le dire de manière plus précise : on apprécie la situation qui est la nôtre, et cela nous conduit à avoir une attitude plus positive envers nous-mêmes. Au lieu de penser « pauvre de moi » et de nous plaindre de notre situation dans la vie, au contraire, nous en sommes très reconnaissants. Autrement dit, nous portons notre regard sur nos bonnes qualités plutôt que sur les mauvaises. On ne nie pas le fait qu’il peut y avoir des défaillances dans nos vies. Toute vie en possède, mais cela ne sert à rien et il ne nous est d’aucun bénéfice de nous plaindre et de nous y complaire.

On trouve dans les enseignements une recommandation sur la manière d’entretenir une relation avec un maître spirituel : on ne nie pas nos défauts, mais on ne tire aucun bénéfice à se focaliser dessus. En revanche, on considère nos bonnes qualités car elles sont une source d’inspiration. De même, en regardant nos bonnes qualités et notre situation actuelle, celle de jouir de cette précieuse vie humaine, cela nous inspire et nous permet d’avoir une attitude plus positive envers nous-mêmes.

Nous prenons également conscience que le fait de jouir de cette situation actuelle, de cette précieuse vie humaine, ne va pas durer. La mort viendra sûrement et avant cela, si nous vivons suffisamment longtemps, il y aura la vieillesse, et sans doute la maladie, etc. Parce que nous sommes très reconnaissants d’avoir cette précieuse vie humaine maintenant, laquelle nous procure un sentiment chaleureux vis-à-vis de nous-mêmes, et que nous voulons vraiment être heureux, de ce fait nous ne voulons pas que cela se termine avec notre mort. Que nous croyions consciemment à la renaissance ou à une vie après la mort, ou à tout autre système de croyance, nous voulons que ça continue, même si nous en arrivons à penser que nous partirons pour toujours et à nous dire « maintenant je suis mort ». « Me voilà donc mort à tout jamais et il y a un « moi » qui en fait l’expérience, ou qui fait l’expérience du Grand Rien. » De toute évidence, on aimerait également être heureux dans ce Grand Rien.

Et nous ne voulons pas être malheureux, ce qui veut dire qu’on ne veut pas avoir des vies futures moins bonnes. Mais, du fait que nous avons commencé de prendre soin de nous-mêmes, non seulement dans l’immédiat, mais pour le futur, et pas seulement dans la dernière partie de cette vie, mais pour les vies futures également, cela contribue à ce que nous ayons une attitude encore plus constructive quant au soin que nous prenons de nous. Et l’attitude la plus saine que nous puissions avoir c’est de tâcher de trouver un moyen d’éviter la souffrance et les problèmes.

Tout ceci fait partie de la recherche d’une direction sûre, un moyen d’éviter les souffrances futures car on a peur de la souffrance et on ne la souhaite vraiment pas, et d’orienter sincèrement nos vies dans cette nouvelle direction. Cette direction est indiquée par le Bouddha, le Dharma, et le Sangha ; au niveau le plus profond cela revient à atteindre à une vraie cessation des causes des problèmes, et donc à une véritable cessation de la souffrance, et à obtenir la compréhension de la vraie voie qui est celle que les bouddhas ont empruntée jusqu’au bout et les Aryas en partie.

Nous avons vu que la première chose que nous devons faire pour aller dans cette direction – la « direction sûre » – c’est d’éviter les causes du malheur qu’on appelle la « souffrance de la souffrance ». Cela se rapporte au malheur flagrant et à la douleur brutale, car c’est ce sur quoi on se focalisait quand on pensait aux pires renaissances qu’on pourrait subir et dont on ne veut à aucun prix faire l’expérience. Essayons donc d’abord de travailler à nous débarrasser des causes de ce type d’expérience, car si on prend vraiment soin de soi, on va se prendre au sérieux ainsi que les expériences qu’on fait.

Cela signifie que nous devons comprendre que si on est malheureux, c’est une conséquence d’un comportement destructeur, et que si on est heureux, c’est le résultat d’un comportement constructif, un comportement constructif consistant à s’abstenir d’agir de manière destructrice quand on en éprouve l’envie. Dans ce registre des comportements nocifs, on pense au fait de tuer, de voler, de mentir, d’abuser sexuellement autrui, etc., sous l’influence d’émotions perturbatrices comme la luxure, l’avidité, la colère, la naïveté. Et quand on fait l’expérience de ce type d’émotions perturbatrices qui nous poussent à agir compulsivement de façon nuisible, alors on peut remarquer, selon la définition même d’une émotion perturbatrice, qu’il s’agit d’un état d’esprit qui nous fait perdre notre paix intérieure. On se sent donc mal à l’aise, et donc foncièrement malheureux, on perd le contrôle de soi et on agit compulsivement. Telle est la définition d’une émotion perturbatrice. 

Si donc on agit de manière destructrice avec un état d’esprit perturbé et fondamentalement malheureux, dépourvu de paix, alors c’est comme – pour utiliser l’exemple de mon traducteur en venant ici – de prendre un caillou et de le placer en haut d’un piquet. On agit et cela crée, en fonction de l’énergie cinétique produite, la force potentielle pour que le caillou se retrouve au sommet du piquet. Il y a là de l’énergie en puissance. Selon les lois physiques de la conservation de la matière et de l’énergie, l’énergie cinétique devient de l’énergie potentielle, et, en fonction de circonstances diverses, le piquet est alors renversé et l’énergie potentielle se transforme à nouveau en énergie cinétique quand le caillou tombe, produisant éventuellement de la chaleur au moment où il frappe le sol. 

Cette énergie cinétique – c’est-à-dire la façon dont le potentiel karmique mûrit – se communiquera à un comportement destructeur ultérieur. Si on réfléchit à la teneur [littéralement, la « saveur »] de ce processus dans son entier, à savoir l’énergie cinétique qui se transforme en énergie potentielle puis à nouveau en énergie cinétique, la « saveur » en est destructrice et s’accompagne d’émotions perturbatrices et de mal-être. Et c’est ainsi que cela commence à faire sens, le fait que nous fassions l’expérience du malheur comme conséquence d’un comportement destructeur, car ce dernier est accompli dans un état d’esprit qui n’est pas heureux.

C’est la raison pour laquelle, fondamentalement, au niveau de portée initiale, on s’exerce à la maîtrise de soi : quand on ressent l’envie d’agir de façon destructrice, on éprouve une sorte de tension intérieure à vouloir mentir, ou à frapper quelqu’un, ou à dire des paroles blessantes, etc., et donc on se réfrène parce qu’on réalise que cela produira plus de malheur et de souffrance.

Maintenant, même si on ne s’est pas complètement débarrassé de la cause, on agit en sorte de pouvoir éviter, dans les vies futures immédiates, du moins provisoirement, les pires renaissances et les formes grossières de malheur. En priorité, à ce stade, ce qu’on essaie d’éviter c’est l’état de renaissance le pire dans notre prochaine vie. Nous aurons toujours, même si nous renaissons dotés d’une précieuse vie humaine, nous aurons toujours des moments où nous serons malheureux. On ne s’en sera pas débarrassé complètement, mais au moins on peut s’efforcer d’obtenir une précieuse renaissance humaine à nouveau. C’est là vraiment ce que nous voulons : être en mesure de poursuivre notre chemin spirituel.

Le bonheur ordinaire comme cause d’insatisfaction

Passons maintenant au niveau de portée intermédiaire. Bien. Nous jouissons donc d’une renaissance plutôt heureuse. Mais souvenons-nous de ce qui se passait, au niveau de portée initiale, quand on agissait de manière constructive. Quand on agissait de manière constructive, on s’abstenait d’agir compulsivement de façon nocive chaque fois qu’on en éprouvait l’envie. Cela demandait de la volonté et de la maîtrise de soi ; cela revenait à développer sainement le soi. Du simple exemple de se lever le matin pour aller travailler à celui de prendre soin des enfants, cela requiert une forme de contrôle sur soi pour ne pas rester tout bonnement au lit et une forme de volonté pour se lever. En prenant ses responsabilités, on fait preuve d’un sentiment sain du soi. Mais ce qui sous-tend cette maîtrise de soi et cette volonté, c’est un sentiment très fort d’un « moi » solide qui fait qu’on pense : « Je dois avoir le contrôle de la situation, je dois faire ceci. » Il s’agit donc d’un sentiment puissant du « moi », lequel peut s’accompagner d’un sentiment de culpabilité du genre : « J’aurais dû être capable de me contrôler », si on ne l’a pas fait. Cela va dans la direction du « faux moi ».

C’est là le concept d’un « soi » qui aurait dû garder le contrôle en dépit des causes et des conditions et de tout ce qui se passait autour ; ce « soi » aurait dû agir indépendamment des circonstances. Or c’est impossible. Il s’agit donc, ainsi que nous l’appellerons, d’une « attitude perturbée » à propos de nous-mêmes, une attitude perturbée quant à la façon dont nous nous percevons : « Je devrais garder le contrôle quoi qu’il arrive. » Et bien que dans cet état d’esprit on se sente plus apaisé – « Bon, maintenant je garde le contrôle, et je peux agir de manière contrôlée » – néanmoins cela devient compulsif. Il y a toujours du karma en jeu dans cette attitude qui consiste à vouloir se contrôler de manière compulsive. L’exemple dont nous nous sommes servi est celui d’une personne maniaque et perfectionniste, passant son temps à nettoyer sa maison de façon compulsive ; ce qui revient à être compulsif également en termes d’éthique, et souvent de manière très, très rigide.

Par conséquent, de quel type de bonheur faisons-nous l’expérience ? Celui d’un bonheur qui ne dure pas. Par exemple, on est maniaque en ce qui concerne la propreté de sa maison et on la nettoie, mais comme on n’est jamais satisfait, on doit la nettoyer à nouveau ; encore et encore. Ou bien on corrige un article, et comme on est perfectionniste, on ne sait jamais quand s’arrêter, et on n’est jamais satisfait. On appelle ce genre de bonheur la « souffrance du changement ». Et cela s’applique à d’autres domaines de notre expérience : toutes les formes de bonheur dont nous faisons l’expérience ne durent pas. Elles changent. On mange un repas et on l’apprécie vraiment, mais si on continue à manger et manger sans s’arrêter, on se rend malade. Telle est la souffrance du changement, celle de nos bonheurs ordinaires. 

Déconstruire les idées fausses à propos du soi

Nous avons construit un sentiment sain du soi du point de vue du soi conventionnel : on est responsable de nos actes ; on est responsable de nos expériences ; on doit donc faire quelque chose afin d’éliminer les causes du malheur. Maintenant, nous voulons également éliminer jusqu’aux causes de ce type de bonheur insatisfaisant. Quel est donc le problème ? Quelle est la cause du problème ? On voit alors qu’on doit commencer par déconstruire les idées fausses que nous entretenons à notre égard en matière de « faux moi ».

Expliquons cela de façon simple. Le « faux moi », c’est quand nous concevons le « moi conventionnel » (« je fais ceci », « je fais cela » ; « j’expérimente ceci », « j’expérimente cela ») comme étant une sorte d’entité solide, un « moi » à l’intérieur de notre tête qui en serait l’auteur, ou bien comme une voix intérieure. Une voix qui dirait : « Que dois-je faire maintenant et qu’est-ce que les gens pensent de moi ? », et qui se ferait du souci à notre propos. Une voix assise là comme si elle commandait à une machine, le corps : « Que devrais-je faire maintenant ? Bon, je vais faire ça », et qui, comme si elle appuyait sur un bouton, obligerait le corps à faire ceci ou la parole à dire cela, et centraliserait toutes les informations en provenance des écrans vidéos et des haut-parleurs des sens ; une voix qui trônerait dans la salle de contrôle du cerveau et parlerait dans un microphone à l’intérieur de notre tête, si bien qu’on serait le seul à l’entendre.

En vérité, c’est une pure imagination, une fiction. Pareille chose n’existe pas. Nous n’existons pas comme ça. Mais du fait que nous croyons que nous sommes ce « moi » assis là, à l’intérieur de nous, comment en faisons-nous l’expérience ? Nous l’expérimentons avec un sentiment d’insécurité. C’est normal, bien entendu, car du fait qu’il n’existe nullement, comment pourrions-nous être sûr de lui ? Nous déployons donc toutes sortes de stratégies pour faire en sorte que ce petit « moi » se sente en sécurité.

« Si seulement je pouvais obtenir telle ou telle chose pour ce « moi », d’une certaine façon cela « me » ferait « me » sentir en sécurité. » Nous ressentons donc un désir intense pour telle ou telle chose et, si nous l’avons, nous ne voulons plus la lâcher, d’où l’attachement ; et si nous en obtenons une petite quantité, nous en voulons plus, d’où l’avidité. D’une certaine façon, cela « me » sécuriserait – « si je pouvais avoir assez d’argent », « si je pouvais avoir suffisamment de “likes” sur ma page Facebook », quelle que soit la raison invoquée – cela « me » ferait « me » sentir en sécurité. Et bien entendu ça n’est pas le cas. Ça ne l’est jamais.

Une autre stratégie – on parle ici des émotions perturbatrices – consisterait à éloigner de « moi » tout ce qui pourrait menacer « ma » sécurité. En conséquence nous éprouvons de la colère, de l’aversion, de l’hostilité, ce genre d’émotions perturbatrices. Ou bien nous sommes naïfs : « Je ne veux tout simplement pas penser à quelque chose d’effrayant. » On est dans le déni, une façon de dresser des murs. Derrière le mur du déni ou de la naïveté, on se sent en sécurité. Et, bien sûr, nous ne sommes jamais en sécurité. Derrière ce mur, on se sent toujours en insécurité comme si quelque chose ou quelqu’un allait passer au travers.

Telles sont les émotions perturbatrices que nous avons. On se sent en insécurité, et donc on se sert de ces mécanismes, lesquels nous poussent à des comportements compulsifs destructeurs comme de voler pour obtenir ce que nous désirons, comme de tuer pour détruire qui nous n’aimons pas, ou de ne pas gérer les choses par naïveté. Tout cela est fondé sur une idée fausse du soi, sur la croyance que nous existons en tant que « faux moi ».

Cette croyance en ce « faux moi » se retrouve aussi derrière nos comportements constructifs, ces sortes de comportements à la fois obsessionnels et compulsifs. Il peut y avoir un comportement constructif qui ne soit pas compulsif, qui ne repose pas sur la croyance en un « faux moi », mais ici nous parlons du comportement karmique, celui qui est compulsif. Et qu’y a-t-il derrière le perfectionnisme obsessionnel compulsif, pris ici comme exemple de comportement constructif, si ce n’est toujours cette croyance en ce « faux moi ».

Attitudes perturbées

Ici, nous n’avons pas nécessairement à faire à des émotions perturbatrices, mais à des attitudes perturbées. Celles-ci peuvent se tenir sous les émotions perturbatrices, ou se soutenir d’elles-mêmes. La plus importante d’entre elles possède un nom technique difficile. Il s’agit  d’une « vision erronée sur un réseau [un « ensemble »] transitoire ». Je vais expliquer ce que cela signifie.

  • « Réseau » [ou « ensemble »] ce sont nos agrégats, tout ce qui constitue chaque moment d’expérience.
  • « Transitoire » veut dire que ça change tout le temps.
  • Et nous avons une « vision erronée » à ce propos, c’est-à-dire une vison incorrecte sur ce dont nous faisons l’expérience. Car cela change constamment.

Et qu’en est-il vraiment de cette attitude, à quoi ressemble-t-elle ? Si on se reporte aux définitions et aux descriptions qu’on en donne dans les textes, j’aime me servir de l’analogie d’un filet, d’un pêcheur avec son filet. On jette [on « lance »] simplement le filet du « moi » – ou le filet du « moi en tant que possesseur de quelque chose », ou du « moi en tant que possesseur de quelque chose qui serait “mien” » – sur les choses.

On y pense habituellement à propos, disons, d’un corps jeune et puis on projette dessus ce filet du « moi » avec lequel nous l’identifions – et c’est « moi ». Et alors nous nous accrochons à cela – avec un surcroît d’attitude perturbée et erronée comme de nous dire « ceci est permanent » – et quand on se regarde dans le miroir et qu’on voit des cheveux blancs, alors on dit « ce n’est pas moi ». [Avec ce genre d’attitude perturbée] nous avons une image fixe du « moi ». Nous avons donc « lancé » le filet du « moi » sur une partie de nos agrégats – notre corps, par exemple – et nous nous identifions à cela. C’est comme quand on se dit : « Je suis gros » et vous vous mettez au régime compulsivement et essayez de perdre du poids, et vous perdez un kilo, et vous êtes un petit peu content, mais ce bonheur ne dure pas et il vous faut perdre un autre kilo. Ou encore, il y a ce genre d’attitude concernant le fait de bien manger de manière compulsive. Il n’y a rien de mal à bien manger, mais quand cela devient compulsif, on se dit : « Je dois rester mince ». À l’Ouest, on aurait tendance à penser que c’est quelque peu névrotique.

C’est pareil avec le « mien » qui pense : « moi, je suis le possesseur, le contrôleur des choses ». C’est pertinent avec l’exemple de jeter le filet du « moi » sur une situation dont on fait l’expérience et dont on pense : « je devrais être en mesure de la contrôler ». Il y va de ce « moi » solide qui est le patron à l’intérieur de la tête et qui pense : « je devrais être capable de contrôler la situation et si je n’y parviens pas, je suis coupable ». Telle est l’attitude perturbée qui se tient à l’arrière-plan, qui lance ce filet du « moi » – du « moi » contrôleur, du « moi » possesseur – sur n’importe quelle expérience que nous faisons.

On imagine que « si on peut avoir le contrôle sur tout, alors on se sentira en sécurité ». À vrai dire, on se sentira peut-être en sécurité pendant un moment, et on jouira d’un peu de bonheur, mais cela ne durera pas, n’est-ce pas ? La raison en est qu’il est impossible de tout contrôler. On « lance » ce filet du « moi » – « Je vais corriger tout le monde, je vais corriger les erreurs de tout le monde. » Bien. C’est positif, c’est constructif ; mais c’est un peu excessif, n’est-ce pas ? Et il est impossible qu’on ne commette jamais plus d’erreurs, n’est-ce pas ? Qu’il y ait des erreurs et que les choses tournent au chaos, etc., cela est dû à tant de causes et de conditions. Nous ne sommes pas des dieux tout-puissants. C’est un fantasme.

Donc, ces émotions perturbatrices qui sous-tendent un comportement destructeur – un comportement destructeur compulsif – et les attitudes perturbées qui se trouvent non seulement derrière un comportement destructeur mais également derrière nos comportements à la fois positifs, constructifs et compulsifs – tous reposent sur cette croyance, cette idée fausse de nous-mêmes que nous existons en tant que « faux moi », pour le dire simplement, comme ce petit contrôleur solide à l’intérieur de nos têtes. Et en croyant que c’est « moi », on se sent en insécurité. Nous essayons donc de lui procurer des choses, d’en éloigner d’autres, de dresser des murs tout autour, faisant en sorte qu’il pose sa main, qu’il jette son filet sur toutes ces choses pour les contrôler. Et aucune de ces stratégies ne marchent, elles ne font que créer les hauts et les bas incontrôlables du samsara – malheur, bonheur, malheur, bonheur – que ce soit dans cette vie ou dans les vies futures. Tel est le samsara.

Réfléchissez quelques instants du point de vue de ce que nous avons appelé le « faux soi », le soi qu’on doit réfuter. Il est fondé sur une idée fausse et sur une projection entièrement fantasmée du soi conventionnel quant à son mode d’existence. Il y a bien un soi, mais ce n’est pas ce petit contrôleur assis dans notre tête derrière son pupitre de commande. L’important c’est de savoir qu’il y a bien un « moi conventionnel » qui ne se situe pas dans la salle de contrôle, mais qui existe. C’est ce que nous avons établi grâce aux étapes précédentes, et c’est ce qui est si important. Si on brûle les étapes et qu’on va directement au point où on se débarrasse du contrôleur dans la tête, alors il n’y a plus rien, il n’y a plus personne. « Pourquoi alors s’embêter à faire quoi que ce soit ? Je n’existe pas. » C’est incorrect. Il est donc très important d’avoir parcouru toutes ces étapes auparavant afin de construire un sentiment sain du « moi », lequel prend la responsabilité de nos vies et de nos expériences.

Comment fonctionnent le karma et la renaissance

Bien. Maintenant nous commençons par développer ce qu’on appelle le « renoncement ». C’est la détermination à se libérer des hauts et des bas du samsara. Afin de briser ce syndrome malheureux, tout comme le bonheur décevant et les renaissances qui lui servent de support, etc., nous devons surmonter ce qui constitue leur fondement. Pourquoi est-ce que cela se perpétue ? Si on pense du point de vue du lam-rim, pourquoi avons-nous ces types de renaissances qui continueront de servir de base pour qu’on fasse l’expérience de ces hauts et de ces bas, de ce malheur et de ce bonheur insatisfaisant. Pour cela, on regarde comment le mécanisme de la renaissance, ce syndrome récurrent, fonctionne, tel qu’il est décrit dans les « douze liens de la coproduction interdépendante ». 

À cette occasion, il n’est pas nécessaire de passer en revue l’intégralité de ces douze liens, mais ceux qui activent les potentiels karmiques sont tout particulièrement significatifs. Il y a ce qu’on traduit généralement par « désir, envie irrésistible ». Mais si on se réfère au mot sanskrit, le mot signifie « avoir soif de ». Maintenant, ce qui se passe dans notre vie de tous les jours, et vie après vie, avec la renaissance, c’est l’expérience du malheur et du bonheur insatisfaisant, et le fait que nous avons cette conception d’un « moi » solide dans nos têtes. Nous « mourons de soif », selon l’expression consacrée – je veux dire que nous sommes vraiment assoiffés.

C’est pourquoi le malheur c’est d’avoir vraiment soif, et de vouloir si fortement s’en libérer ; cette soif c’est le désir irrépressible de se débarrasser du malheur. Il peut y avoir des degrés d’intensité dans notre soif et dans notre volonté de nous débarrasser de ce malheur, de ce sentiment désagréable d’avoir soif. C’est la mentalité de quand on est malheureux, car tout le monde veut être heureux et personne ne veut être malheureux.

Et quand on a vraiment très soif, si on a juste une petite gorgée d’eau, ce n’est pas suffisant, n’est-ce pas ? On ne veut pas être privé de cette petite gorgée, de cette bouteille d’eau. On veut la garder. Tel est notre état d’esprit quand on fait l’expérience du bonheur et du malheur – en vérité, il s’agit d’une émotion perturbatrice. Nous avons constamment soif.

Puis, ce qu’on appelle la « saisie », qui est en réalité l’attitude d’un « acquéreur » – c’est ce qui acquiert la renaissance – c’est le fait d’expulser ou de projeter au dehors (une attitude perturbatrice). Il y en a toute une liste, mais la principale consiste à lancer ce filet du « moi » : « Je dois d’une certaine manière contrôler et gérer cette situation ; je dois m’en débarrasser. » On s’identifie avec ce « moi » : « Je suis si malheureux ; je suis si misérable ; pauvre de moi » ; et la dépression s’ensuit et tout ce qui va avec. Ou bien : « Je manque tellement de bonheur, il m’échappe toujours », tout cela c’est le filet du « moi », ce « moi » qui est le « possesseur, l’expérimentateur, le contrôleur » de ce bonheur et de ce malheur.

Ces deux attitudes – celle de l’acquéreur assoiffé et celle de lancer le filet du « moi » sur tout ce qui se présente – c’est cela qui active les potentiels karmiques. Comme résultat de l’activation de ce processus (tel que cela est décrit par le mécanisme des douze liens), alors nous renaissons de manière compulsive. Mais on peut raisonner aussi bien du point de vue de cette vie : compulsivement nous agissons dans le but de nous débarrasser de cette soif ; d’une manière ou d’une autre nous essayons de l’étancher, sans pouvoir jamais y parvenir. Donc, la racine de tout ça, c’est, bien évidemment, notre inconnaissance du premier lien de la coproduction interdépendante : à savoir notre ignorance de notre mode d’existence. C’est la raison pour laquelle nous devons d’une manière ou d’une autre nous débarrasser de cette croyance que nous existons en tant que faux soi – ce petit « moi » assis dans notre tête et tellement assoiffé ; assoiffé et menacé. Réfléchissez-y.

Il est très intéressant d’analyser notre attitude vis-à-vis du bonheur et du malheur. En vérité, c’est passionnant. Comment est-ce qu’on gère cela ? Suis-je comme cette personne assoiffée dans le désert ? Ce que je veux dire, c’est que, de toute évidence, on doit s’occuper en premier de cette soif. Si on ne s’en soucie pas, alors on ne fait rien ; mais comme on a développé un sentiment sain du soi, alors on prend soin de nos expériences. Mais est-ce qu’on ne s’en préoccupe pas un peu trop comme, vous savez, l’exemple de cette personne dans le désert qui a incroyablement soif, désespérée au point qu’elle se saisira de n’importe quelle boisson en espérant que cela la rendra heureuse ? Telle est la question ici. Plus vous creusez cette image et plus c’est intéressant. Qui sait si ce film ne va pas me rendre heureux ; ou bien ce site Internet, ou bien cette personne ; ou bien ce repas. Nous avons toujours soif.

Ou bien nous dressons un mur autour de nous en écoutant constamment de la musique sur notre iPad, ce qui nous permet de ne penser à rien. C’est une forme extrême de naïveté, on s’entoure d’un grand mur pour ne pas avoir à penser aux enjeux de sa propre vie. On se dit : sans doute cela me rendra-t-il heureux ? Comme ça je n’aurai pas vraiment à penser à ma situation et, qui sait, si je suis dans le déni total et que je noie tout sous une musique constante, peut-être que cela me rendra heureux – ce qui, bien entendu, ne sera pas le cas. Il y a toujours une autre chanson qu’on doit absolument écouter ; une ne suffit pas. 

Questions

Nier seulement le « faux moi »

Si on prend le mot « soif » au pied de la lettre, alors, il arrive qu’on ait soif. Nous sommes des êtres humains et nécessairement nous devons boire. Aussi, de quoi parle-t-on, d’une sorte d’attitude névrotique, obsessionnelle à ce propos ? De quoi s’agit-il ?

C’est pourquoi il est si important de ne pas nier le « moi conventionnel » mais de nier seulement le « faux moi ». L’attitude provisoire pour gérer la totalité de ce syndrome « être heureux/malheureux, avoir soif, etc. » est l’attitude du « rien de spécial ». « Je suis malheureux » – rien de spécial ; qu’espère-t-on de la vie ? « Je suis heureux et cela passera » – très bien, rien de spécial ; qu’est-ce qu’on espérait d’autre ?

On ne fait donc pas une montagne du fait d’être heureux ou malheureux ; si on a soif, on n’en fait pas toute une histoire ; si on a soif et qu’il y a quelque chose à boire, très bien, on boit. On ne s’attend pas à ne plus avoir jamais soif à nouveau. Bien sûr qu’on aura encore soif. Il n’y a donc rien de spécial à ce que l’on boive ; du point de vue du « moi conventionnel », il n’y a rien de spécial à avoir soif. On fait avec ; mais pas avec le « faux moi » qui pense : « Ohhh, si je pouvais avoir cette parfaite boisson, alors tout serait merveilleux, et, surtout, qu’on ne m’en prive pas ! », comme un chien surveillant sa gamelle afin que personne ne la lui prenne. Ne soyez pas dupes, ne vous laissez pas prendre par les réclames à la télévision ; on brandit une bouteille de soda en vous disant : « Eh, l’ami ! Vous avez soif ?! » Allons, débarrassez-vous de toutes ces bêtises !

Acquérir une compréhension plus profonde

À propos du soi conventionnel, vous avez dit qu’on avait besoin de savoir comment il existe, mais je pense que la connaissance ne suffit pas. Comment pouvons-nous acquérir une compréhension approfondie, une compréhension qui nous transforme ? Comment peut-on faire en sorte qu’elle nous transforme vraiment ?

Le problème ici, à mon avis, tient à notre façon de conceptualiser les choses. Il y a une compréhension intellectuelle, et il y a une compréhension émotionnelle plus profonde, or quels sont les paramètres concernés ici ? C’est ce que nous devons examiner. Je pense que l’un des paramètres concernés ici est la « certitude ». Quel est notre degré de certitude ? Jusqu’à quel point sommes-nous convaincus que ceci est le « moi conventionnel » et de la façon dont il existe et de la façon dont il n’existe pas. Nous devons donc, en premier, être vraiment convaincu de la justesse de ce point.

Il y a toute une progression de facteurs mentaux impliqués dans cette question. On doit d’abord faire une distinction entre la façon dont cela est (existe) et la façon dont cela n’est (n’existe) pas ; puis on doit développer et appliquer la conscience discriminante : on acquiert une véritable certitude à ce propos ; enfin on doit acquérir une conviction ferme : rien ne pourra nous faire changer d’avis. Il y a donc progression.

  • D’abord on distingue entre ce qui est et ce qui n’est pas [quant au mode d’existence du soi].
  • Ensuite on fait preuve de conscience discriminante, on discerne. Cela a pour effet de renforcer notre certitude.
  • Enfin, on acquiert une ferme conviction – rien ne nous ébranlera : « On est réellement convaincu. »

Maintenant, si vous dites : « Bon, mais cela reste intellectuel », qu’est-ce qui manque ? En fait, on doit vraiment agir avec cette compréhension, cela fait partie intégrante du processus « de devenir convaincu ». Une partie de toute cette discussion est de se persuader que si on agit avec la croyance qu’on est le faux soi, cela produit du malheur et de la souffrance ; en revanche, si je m’en débarrasse et agis simplement sur la base du « moi conventionnel », je ne produirai pas ce genre de souffrance. Donc, pour réellement s’en persuader, on doit vraiment le mettre en pratique et on peut voir alors que les résultats concordent avec ce que les enseignements disent. C’est alors qu’on devient vraiment convaincu.

Donc si votre compréhension est vraiment correcte, pourquoi ne la mettez-vous pas à l’épreuve ? Pourquoi ne la mettez-vous pas en pratique ? Ensuite, procédez à une analyse : « À vrai dire, j’ai peut-être encore quelques hésitations, je ne suis pas tout à fait sûr(e). J’ai des doutes. » Vous n’êtes pas entièrement convaincu. Vous pourriez alors essayer en vous appuyant sur la base de la présomption : « Je suppose que c’est vrai, je vais donc essayer pour voir. » Pourquoi ne pas agir ainsi ? Par paresse – et vous passez en revue toutes les formes de paresse et les raisons d’être paresseux, comme la crainte, la mauvaise influence des autres autour de vous qui disent : « Oh, c’est stupide », etc.

Ainsi, acquérir ce type de compréhension capable de vous transformer surgit en dépendance de très nombreuses causes et conditions. Ne vous mystifiez pas – ou ne mysticisez pas, je suppose que « mysticiser » est le bon mot – c’est-à-dire n’en faites pas une chose mystique : « Oh ! Voilà qu’il se passe une mutation émotionnelle profonde. » Il ne s’agit pas d’une sorte d’expérience mystique. Parvenir à ce point est le résultat d’une progression très rationnelle, et je pense que le paramètre principal dans ce cas est le degré de conviction où vous êtes arrivé, c’est-à-dire jusqu’à quel degré de certitude vous êtes parvenu que ce type de compréhension est correct.

Renoncement, discernement et autodiscipline éthique

Bien. Passons maintenant au développement du renoncement. Désormais, nous comprenons tout le mécanisme des renaissances récurrentes incontrôlées, voire même la succession incessante des hauts et des bas, la récurrence d’épisodes « heureux » et « malheureux » au sein d’une renaissance. Le renoncement, c’est de se dire : « Je suis malade et fatigué de tout ça ; je suis las, foncièrement las de cette situation ; et je veux que cela cesse, je veux en sortir. » Cela demande d’avoir un sentiment très puissant du « moi conventionnel », accompagné de la volonté et de la détermination de vraiment faire quelque chose pour obtenir la libération. Sans ce sentiment très fort et sain du « moi conventionnel », on ne fera rien. S’il vous plaît, veuillez apprécier à sa juste valeur ce point précis. Travailler à atteindre la libération demande une prodigieuse somme de volonté. On doit se dire : « Je vais le faire », ce genre de chose, ainsi que la confiance en soi qu’on peut le faire.

Afin d’obtenir cette libération, nous comprenons maintenant que nous avons besoin de cette conscience discriminante grâce à laquelle nous acquérons la conviction que le faux soi – ce mode d’existence [impossible] du soi, c’est-à-dire du « faux moi » – ne se réfère à rien de réel. D’un côté il y a le « moi conventionnel » : ce qui peut servir de base de désignation ou être imputé à un continuum individuel composé d’agrégats en perpétuel changement. Ce continuum perdure éternellement ; là n’est pas le problème. Mais ce continuum n’existe pas de manière impossible. [De l’autre il y a le faux soi], nous devons donc le réfuter et nous débarrasser de cette croyance.

Et nous devons faire preuve d’une concentration accrue afin de rester focalisé sur ce discernement et cette compréhension. Pour ce faire, nous avons besoin d’un sens de l’autodiscipline et de l’éthique grâce auquel nous développons cette présence attentive, qui fait office de colle mentale, afin de rester fixé sur cet état d’esprit, de même qu’une certaine vigilance pour vérifier si on dévie ou non. On développe cette aptitude grâce à l’autodiscipline et à l’éthique, en surveillant les comportements les plus manifestes du corps et de la parole. De la force qu’on en tire, on peut utiliser cette énergie pour développer la concentration de l’esprit et rester concentré sur notre véritable mode d’existence – c’est-à-dire sur la vacuité, l’absence de modes impossibles d’existence. Pour une autodiscipline éthique, une concentration, et une conscience discriminantes élevées, nous avons besoin d’un sentiment puissant et sain du « moi ».

Quel genre de « moi » essayons-nous de libérer ?

La question centrale ici est vraiment de savoir quel genre de « moi » nous essayons de libérer ? Nous devons comprendre le mode d’existence de ce « moi » que nous voulons libérer. Ce n’est pas comme si nous voulions libérer le « faux moi » et que soudain le « faux moi » soit libéré. Nous voulons libérer le « moi conventionnel ». C’est pourquoi le premier niveau de compréhension qu’on doit avoir, le genre de réfutation que nous devons faire, est celui du soi affirmé par les autres traditions indiennes non bouddhistes, car elles aussi enseignent des méthodes pour atteindre la libération. Or il s’avère que ce qu’elles cherchent à libérer c’est le « faux moi ».

Un « moi », un soi, séparé de tout le reste, c’est ce que les traditions indiennes non bouddhistes cherchent à atteindre : la libération d’un soi isolé de tous les aléas du samsara et qui serait à même de se libérer soi-même. Quand on y réfléchit c’est très intéressant : il y aurait un « moi » qui serait en mesure de tout contrôler et qui dirait : « Dorénavant, je serai délivré de tout ce malheur et de ce bonheur insatisfaisant, et je me tiendrai là-bas en dehors de ma tête – car qui voudrait rester assis derrière ce stupide tableau de bord ? – et je serai libéré. »

En fait ce n’est pas si drôle car si on s’examine vraiment, c’est le concept habituel que nous avons de la chose que nous essayons de libérer, n’est-ce pas ?  Nous essayons de libérer le « faux moi », le faux soi.

Jetons un œil à ce stade sur les caractéristiques de ce faux soi. Nous voulons avoir un soi qui ne soit pas affecté par les émotions perturbatrices et la fonction compulsive du karma. Très bien. Mais, si on se place du point de vue du « faux moi », ce que nous voulons atteindre alors est un « moi » qui ne soit affecté par rien.

On parle alors des trois caractéristiques de la vue incorrecte du soi fondée sur les différentes doctrines. La première, c’est qu’il est statique. On dit qu’il est « permanent », mais nous avons vu que, même dans le bouddhisme, on pense du point de vue d’un soi éternel. « Permanent » ne veut donc pas dire ici éternel. Cela veut dire statique, non affecté par quoi que ce soit. Le point important c’est qu’il n’est affecté par rien : c’est un phénomène inconditionné.

C’est là que réside la confusion : ce n’est pas qu’on doive réaliser que le soi n’est affecté par rien ; ce que nous voulons c’est que ce soi ne soit pas affecté par les émotions perturbatrices et les attitudes perturbées. Malgré tout, bien entendu, nous resterons toujours affecté par la compassion et le souci des autres ; il y a beaucoup de chose qui continueront de nous affecter. Mais le malentendu réside dans l’idée que le faux soi lui-même puisse être affecté par quelque chose. Et c’est ce genre de soi que les systèmes non bouddhistes pensent libérer ; c’est un soi non affecté par quoi que ce soit et qui, une fois libéré, est totalement séparé de tout système, totalement séparé de tout.

La réfutation initiale que nous examinons est celle d’un soi qu’on qualifie et traduit généralement comme étant (1) « permanent », (2) « un », et (3) « indépendant ». Examinons cela plus attentivement.

(1) « Permanent » en réalité veut dire statique, affecté par rien. [Dans le bouddhisme], fondamentalement nous voulons qu’il ne soit pas affecté par l’ignorance ainsi que par les émotions perturbatrices, par l’inconnaissance. Mais ce ne peut être en aucun cas quelque chose qui soit affecté par rien.

(2) La deuxième caractéristique est que le soi est « un ». Qu’est-ce que cela signifie ? « Un » veut dire dénué de parties, c’est une monade. Les principaux systèmes non bouddhistes qu’on réfute ici sont ceux des Samkhya et des Nyaya Vaisheshika. Les Samkhya et les Nyaya affirment que le soi est dénué de parties, qu’il est une monade, et qu’il s’étend à l’univers tout entier ; il en a donc la taille. Tandis que les Vaisheshika disent que le soi est une monade sans parties mais de la taille d’une minuscule particule, comme une étincelle de vie. Il est donc sans parties. Maintenant réfléchissez à la connotation de l’expression « sans parties », au fait d’être une monade ? En quoi cela est-il tellement pertinent ici ?

Nous entrons donc « sans parties » dans notre moteur de recherche interne et nous tombons sur l’affirmation des Vaibhashika concernant les vraies caractéristiques profondes des phénomènes conventionnels. À ce niveau de profondeur, ils évoquent la notion de « sans parties ». C’est donc ainsi que les bouddhistes entendent la notion de « sans parties ». L’école Vaibhashika est l’un des systèmes philosophiques du bouddhisme. En fait, leur définition veut que quand on analyse un phénomène « sans parties », il conserve une identité individuelle localisable. En revanche, une chose constituée de parties, perd son identité quand on l’analyse. Voici une table : elle possède des parties. Quand j’en sépare et en considère les morceaux, aucune des parties n’est la table. Cette dernière ne conserve donc plus d’identité en tant que table.

Mais une chose sans parties – on se sert pour illustrer cela, en dernier ressort, de la plus petite particule [un « atome insécable » en somme] – ne peut être divisée. Quand on essaie de l’analyser, quoi qu’on fasse, elle reste toujours cette particule, car elle ne possède pas de parties. Elle conserve donc son identité. Maintenant si on applique cela au soi, au soi libéré, où est l’erreur ? L’erreur réside dans le fait que cela implique que le soi n’est pas imputé à une base dotée de parties. Le soi, le soi conventionnel, est imputé sur le corps, l’esprit, les émotions, toutes ces choses qui ne cessent de changer tout le temps. Donc, dans ce sens, il possède des parties. De même qu’une table est désignée sur toutes ces parties, de même, nous possédons toutes sortes de parties : le corps, l’esprit, les émotions, etc.

Mais si le soi était cette chose une, sans parties, il ne pourrait servir de base de désignation pour une chose qui en possède. Il ne pourrait pas y avoir de « moi » à l’âge de six ans, de seize, ou de vingt-cinq ans, etc. Il ne pourrait pas y avoir de « moi » en tant que corps, esprit, émotions, sensations, etc. Cela devrait être une monade sans parties. Or c’est impossible. Ce qu’ils essayent de faire [les partisans de ce système], c’est de libérer quelque chose qui n’a pas de parties, qui ne soit pas composé de constituants (dans le système Samkya, ils sont au nombre de trois : rajas, tamas, et sattva). Or il n’en est pas ainsi. Dans le système bouddhique, on ne dit pas que le soi est désigné sur ces trois gunas, ces trois composants, mais sur les agrégats.

Pour le dire simplement, dans ces autres systèmes, on dit que le soi est fait de rien ; il est donc sans parties. Mais n’allez pas penser que le soi qu’on essaie de libérer est fait de rien. Il est composé de corps, d’esprit, d’émotions, qui changent avec l’âge, etc. Il est fait de toutes ces choses. Si on l’analyse, est-ce que le corps est le soi ? Est-ce que l’esprit est le soi ? Quand on le considère du point de vue de ses parties, le soi ne garde plus son identité.

(3) La troisième caractéristique que nous voulons réfuter est celle d’un soi indépendant de toute espèce de corps ou d’esprit, un soi qui puisse exister séparément d’un corps et d’un esprit, d’une base de désignation – c’est ce que les Samkhya et les Nyaya Vaisheshika, eux, veulent libérer. Dans ce cas on aurait un soi totalement séparé de l’univers, séparé d’un corps et d’un esprit, séparé de tout, sans aucune base d’imputation. Pour clarifier juste la seconde partie de la définition de ce faux soi, il s’agit en fait de se débarrasser ou de nier qu’il ait une base d’imputation ; cela revient à affirmer qu’il est totalement séparé de tout.

Dès lors il peut s’avérer très intéressant d’examiner vraiment ce que ces systèmes non bouddhistes disent. Les Samkhya disent que le soi est une conscience passive non faite de matière et que c’est là la matière « primordiale ». Ce n’est donc pas la même chose que la faculté physique de sentir, laquelle, de notre point de vue occidental, correspondrait au cerveau. Il ne s’agit pas de la même chose que le cerveau. Le cerveau fait l’expérience du bonheur et du malheur, c’est le samsara. Telle est la base physique pour faire ces expériences : le cerveau. Mais en ce qui concerne le soi, la libération du seul soi, il s’agit [pour les Samkhya] de cette conscience passive déconnectée de tout cerveau, et c’est grâce à elle qu’on se libère de la souffrance et du bonheur insatisfaisant. Imaginons un instant qu’on est séparé du cerveau ; est-ce le corps qui s’en charge, qui veut cela ? Or c’est ainsi qu’on deviendra, une fois le soi libéré, sans rien ressentir. [Pour eux], un soi libéré, c’est cette conscience passive, mais elle n’a pas vraiment connaissance [conscience] de rien. Elle est juste là.

Béate ?

Non pas béate, car il s’agirait encore d’une sensation. Or, il n’y a pas là de sensations. C’est le cerveau qui a des sensations. C’est intéressant, car en fait nombre d’entre nous aimeraient ça, être simplement béats, plongés dans la béatitude. Mais la sensation est d’ordre physique. Du point de vue des Samkya, il s’agit simplement de la fusion d’électrons et de neurones, etc. ; c’est juste une sorte de réaction électrochimique en chaîne dans le cerveau. C’est purement physique. Or le soi n’est pas physique, il est donc distinct de tout ce processus.

Le point de vue des Nyaya et des Vaisheshika est que le soi n’a pas de conscience. Pour les Samkya, le soi dispose d’une conscience passive tandis que pour les Nyaya il n’a pas de conscience. De même, le soi ne dispose d’aucune qualité d’aucune sorte. En vérité, ils disent que ce qui possède une conscience c’est quelque chose comme une « particule d’esprit » et que le soi ne peut être associé à une telle particule. Quand je pense au système des Nyaya Vaisheshika, je pense aux jeux de construction [comme le Lego] avec ses briques qu’on connecte les unes aux autres. Les combinaisons sont presque illimitées. Telle est la vision que les Nyaya Vaisheshika ont des choses : d’un côté il y a le soi et de l’autre il y a des particules d’esprit, il y a des corps, il y a des sensations ; et les choses se connectent entre elles un peu comme des briques, et les briques entretiennent différents types de rapports  – possession, acquisition, ce genre de chose. C’est donc une vision très physique [matérialiste] de la façon dont les choses sont reliées. Ils se contentent de dire : « Bon, le soi est quelque chose qui n’est connecté à rien ; tout ce qu’on doit faire c’est de le débrancher. » Donc débranchons-le des particules d’esprit, débranchons-le de tout, débranchons toutes les prises, et on sera libéré. Voilà. On débranche tout, il n’y a donc plus de conscience ; c’est de cette façon qu’on cessera de ressentir le malheur et le bonheur insatisfaisant. Il suffit de débrancher les prises.

Ce n’est donc pas ce faux soi que nous cherchons à libérer. Le soi que nous voulons libérer, le soi conventionnel, est un soi qui est affecté par les choses. Il n’est plus affecté par les émotions perturbatrices mais par des émotions positives et peut interagir avec les autres. Il n’est pas sans parties, dépourvu de corps et d’esprit, etc. Il continue d’avoir un corps, un esprit, des sensations, des sentiments positifs, des émotions. Et il fait des expériences ; non pas des expériences de malheur ou de bonheur insatisfaisant mais une sorte de bonheur pur – dans le cas d’une libération simple – ou d’un type de bonheur neutre dans le cas d’une absorption méditative profonde. Il fera donc toujours l’expérience de sensations, de sensations pures.

Il est très important, quand on aspire à la libération, de s’efforcer de libérer le « moi conventionnel » et non le « faux moi » qui n’existe nullement. Et le niveau le plus profond de réfutation dans ce cas est celui d’un soi qui pourrait être connu comme existant de par lui-même et doté d’une sorte de support manifesté simultanément. Le terme technique pour désigner cela est celui d’un « soi autosuffisant connaissable pour (et par) lui-même [se connaissant pour (et par) lui-même] ». Or, pareille chose n’existe pas.

L’exemple dont je me sers toujours est le suivant : je veux que les gens m’aiment pour moi, juste pour moi-même ; non pour mon corps, non pour mon argent, ni pour ceci ni pour cela, non. Je veux juste qu’on m’aime pour moi, comme si ce « moi » était un objet qui pouvait être aimé pour lui-même. Mais il ne peut être connu ni aimé pour lui-même. Il doit toujours avoir une base.

Quand on se penche sur les expressions « je me connais », « je veux me connaître » – comment peut-on se connaître juste par soi-même ? On se connaît empiriquement au moyen de l’esprit et du corps, par toutes sortes de choses. C’est comme ça qu’on se connaît. Le soi est désigné sur cette base. Similairement, comment est-ce qu’on se libère ? On ne conçoit pas un soi qui puisse être connu indépendamment de toutes ces autres choses. Il y a toujours une base. Rappelez-vous, nous avons commencé ce cours en réfléchissant au soi, au « moi ». Et la seule façon de pouvoir penser à soi se faisait grâce au son mental du mot « moi », soit par le biais d’une image mentale, ou d’une sensation, ou d’autre chose. On ne peut pas juste penser « moi » sans le secours d’aucun support. De la même façon, on ne peut pas libérer le « moi » juste par lui-même sans avoir recours à un « moi » qui ne soit pas imputé à une base et connu, dans le même temps, comme étant sa base.

Quels en sont les prolongements ? Les prolongements de tout ça, c’est que quand on travaille à essayer d’atteindre la libération, on doit penser du point de vue de notre expérience quotidienne ; et c’est à partir des problèmes qu’on rencontre en vrai, des émotions auxquelles on doit faire face en vrai, que le « moi » est imputé. C’est ainsi qu’on travaille à l’obtention de la libération. Ce n’est pas comme si on pensait juste à un soi abstrait, sans rien d’autre qui apparaisse, ce qui est impossible, et qu’on libère cette chose-là. Dans ce cas, notre méditation n’est pas vraiment connectée à la vie, à la vie de tous les jours.

C’est pourquoi, quand on pratique les trois entraînements supérieurs pour atteindre la libération – et bien qu’on ait besoin du sentiment d’un soi conventionnel doté de volonté et de détermination à se libérer – il est très important qu’on veille à ce que notre attitude ne soit pas celle de se dire : « Je vais contrôler mon esprit ; je vais contrôler mon comportement ; et je vais me libérer », comme s’il y avait ce « moi » solide qui se charge de le faire et de se libérer, comme s’il y avait un « moi » solide et séparé.

Prenons le temps de digérer cela. Bien sûr, cela fait beaucoup de choses à digérer. Ensuite essayons d’aller déjeuner et de digérer cela également. Mon avis est qu’on peut résumer le tout par une simple phrase : n’essayons pas de libérer le faux soi, car il n’existe nullement ; travaillons plutôt à libérer le « moi conventionnel ».

Bien. Terminons maintenant. Quelle que soit la force positive, quelle que soit la compréhension issue de cette session, puissent-elles pénétrer en nous de plus en plus profondément et servir de cause à la libération et l’illumination de tous, un « tous » conventionnel, et non un « tous » impossible.

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