Surmonter les obstacles grâce aux enseignements des portées intermédiaire et avancée

Revue de la première journée

Hier, nous avons couvert la portée moindre et examiné l’un de ses principaux sujets qui est de méditer sur l’impermanence. Cela aide à réduire notre attachement aux apparences de cette vie, car nous voyons que rien ne dure. En guise de récapitulation, il y a des méditations sur la certitude de la mort et l’incertitude du moment de la mort, mais en réalité ces deux points à eux seuls ne suffisent pas vraiment. Nous devons ajouter à cela que, à l’heure de la mort, seul le Dharma peut nous être utile. De plus, au cours de notre vie, nous devons contempler les lois karmiques de la causalité. Nous devrions considérer que si nous devions renaître dans un royaume inférieur, nous souffririons grandement. Nous devons trouver un antidote à l’inconscience des lois karmiques de la cause et de l’effet, ignorance qui nous fait agir compulsivement de façon destructrice et occasionne comme conséquence de renaître dans un état aussi terrible. En lien avec cela, même si l’on parle d’altruisme dans le cadre de la portée intermédiaire, en réalité nous devons faire advenir ce sentiment désintéressé jusque dans la portée moindre.

Quelle part du « moi » passe véritablement de vie en vie ?

Quand on parle de l’impermanence ou de la mort, il y a beaucoup de débat à propos du continuum d’un être. Qu’est-ce qui passe précisément de moment en moment, de vie en vie ? De notre point de vue ordinaire, nous pensons vraiment que notre « moi » d’hier est le même « moi » que le « moi » d’aujourd’hui – que les deux sont identiques – mais en vérité nous pouvons affirmer très clairement que la personne d’hier n’est pas la personne d’aujourd’hui. Les cellules de notre corps ont changé ; même notre esprit a changé, il se peut que nous ayons appris quelque chose de nouveau. Donc, le corps et l’esprit d’hier ne sont pas pareils, mais, malgré tout, les deux ne sont pas non plus deux personnes totalement différentes, sans lien. Il y a toujours une certaine forme de continuité. Aussi, nous devons découvrir comment précisément le « moi » perdure de jour en jour, d’année en année, de vie en vie.

Penser que le « moi » d’hier est identique au « moi » d’aujourd’hui, c’est s’accrocher à la permanence. « Permanence », ici, veut dire que, bien que ce « moi » ait une continuité – le « moi » d’hier et le « moi » d’aujourd’hui ne sont pas deux personnes totalement différentes, sans lien – ce « moi » ne change pas de moment en moment. Cette saisie d’un « moi » permanent, immuable qui passe d’hier à aujourd’hui, et d’aujourd’hui à demain est quelque chose d’où surgit tout un éventail d’émotions négatives telles que l’attachement, la colère et l’ignorance. Nous devons travailler à réduire ces émotions négatives, destructrices, et la meilleure façon de le faire est de s’attaquer à leur source, cette puissante croyance en un « moi » permanent, immuable, continu.

Nous devons donc nous demander, quelle est la chose et « qui » continue dans le futur ? Dans le bouddhisme, nous n’acceptons pas l’idée d’une âme ou d’un « atman », d’un soi permanent, immuable. Mais nous devons admettre qu’il y a une continuité de la relation entre la personne d’aujourd’hui et la personne de demain et celle du jour d’après, et ainsi de suite. Ici, nous en venons à contempler les lois karmiques de la cause et de l’effet, et les vies passées et futures. Bien qu’à ce stade nous n’apportions pas la pleine explication de l’absence de soi, nous fournissons une compréhension fondamentale d’une partie de ce qui est un mode impossible d’existence du soi.

Les souffrances des états supérieurs de renaissance

Jusqu’à maintenant, nous avons discuté de la portée moindre, où nous souhaitons éviter une renaissance dans les royaumes inférieurs et avons pour but de renaître dans les états supérieurs de l’existence samsarique. Ces états supérieurs comprennent notre royaume humain, les royaumes des anti-dieux et des dieux, y compris les dieux des royaumes de la Forme et du Sans-Forme.  Mais si tout ce sur quoi nous nous focalisons est cette portée moindre, avec le souhait de renaître dans ces endroits, nos souhaits pour un bonheur durable ne seront jamais vraiment exaucés. Pourquoi ? Parce que éviter une renaissance dans un royaume inférieur et renaître dans les royaumes supérieurs n’est pas une condition stable ; elle ne peut jamais durer. Même si la durée de vie dans un royaume divin est de très loin plus longue que celle d’une vie humaine, elle aussi arrivera finalement à son terme.

Dans une telle renaissance supérieure, nous pouvons réfléchir à la souffrance du changement même à ce niveau grossier. Je suis heureux aujourd’hui, mais cela changera, je ne serai pas heureux plus tard. Pensez-y dans ce sens. Donc, même si nous atteignons une renaissance supérieure très heureuse et sommes délivrés des renaissances inférieures, ce n’est pas stable du tout. C’est seulement temporaire. À un moment donné, toute vie dans les royaumes supérieurs arrive à son terme et, de là, nous chuterons dans une renaissance dans les royaumes inférieurs. Nous devons être persuadés de la souffrance du changement en rapport avec ce type de renaissance.

La souffrance diffuse, omniprésente

Maintenant, nous connaissons tous ce qu’il en est de la souffrance de la souffrance et de la souffrance du changement. Il s’agit de la souffrance du malheur et de la douleur, et de la souffrance du bonheur samsarique qui ne dure jamais et n’est jamais satisfaisant ni suffisant. Mais ici, nous devons introduire le troisième type de souffrance qui est la souffrance toute-pénétrante, diffuse, omniprésente. À quoi cela fait-il référence ? Cela se réfère au fait de renaître à l’existence samsarique récurrente incontrôlable sous l’emprise du karma et des émotions perturbatrices, ce qui veut dire sous le contrôle des empreintes karmiques – à savoir les potentiels karmiques positifs et négatifs – empreintes issues de notre comportement karmique compulsif antérieur et des émotions perturbatrices qui les activent. Quand on nous demande de proposer un exemple de souffrance omniprésente, on désigne habituellement les cinq agrégats, ce qui est correct, mais nous devons y réfléchir également dans la perspective de chacun des agrégats individuellement. Songez à la façon dont notre conscience, la façon dont nous pensons, la façon dont nous sentons, etc., sont toutes la proie du pouvoir des impulsions karmiques compulsives et des émotions perturbatrices.

Fondamentalement, nous n’avons aucune liberté. C’est dû au fait que les causes de ces impulsions et émotions sont contaminées par l’ignorance, ce qui signifie que, à cause de cette ignorance, elles se perpétuent elles-mêmes, en en créant toujours davantage. Il est possible, dans nos circonstances actuelles, de faire l’expérience d’un certain bonheur temporaire, à court terme, mais un bonheur à long terme sous leur contrôle est impossible. Les impulsions karmiques compulsives et les émotions perturbatrices gouvernent ce processus de conditionnement diffus – toutes nos renaissances et nos agrégats sont conditionnés par elles – et du fait que nous sommes sous cette emprise, ultimement nous ne sommes pas sous notre propre contrôle. Aussi, nous devons faire en sorte que ce processus – à savoir la renaissance récurrente incontrôlable dirigée par les impulsions karmiques et les émotions perturbatrices – cesse à jamais.

Ici, je veux partager une histoire de mon prédécesseur, le premier Tsenshap Serkong Rimpotché. Un jour, il visitait Paris et des étudiants l’emmenèrent en haut de la Tour Eiffel. Après cela, il fit cette remarque à son traducteur, Alex Berzin : « Une fois que vous êtes arrivé au sommet, il n’y a aucun endroit où aller sauf à redescendre. C’est la même chose avec le royaume divin le plus élevé. » Tel est l’enseignement de la portée intermédiaire sur la souffrance du changement – aucun bonheur mondain ne dure – et sur la souffrance omniprésente.

Dû à la souffrance omniprésente, où que nous naissions, nous avons ces cinq agrégats contaminés qui se perpétuent eux-mêmes. À cause d’elle, ces derniers sont de la nature de la souffrance et il n’y a aucune liberté. Comme nous l’avons dit, dans ces conditions, un certain bonheur temporaire est possible, mais nous ne trouverons jamais un bonheur stable aussi longtemps que nous serons sous leur emprise. Nous devons être parfaitement clairs sur ce point.

Dans la Lettre à un ami de Nagarjuna, quand il débat de la signification de la souffrance conditionnée omniprésente, il utilise l’expression « réceptacle de souffrance » en rapport avec les cinq agrégats. Le Commentaire sur la cognition valide de Dharmakirti utilise le mot « support » pour cette souffrance. Il y a une grande signification dans ces deux termes, « réceptacle » et « support ». Même si nous sommes nés dans un merveilleux royaume divin où il n’y a pas de souffrance manifeste, ou même dans le royaume humain avec un statut élevé et de grandes richesses, nos agrégats sont toujours un support et un réceptacle pour la souffrance. Nous devons comprendre que cette souffrance est diffuse dans tout le samsara.

La portée intermédiaire : éviter pour toujours la renaissance récurrente incontrôlable

Avec la portée moindre, nous essayons de neutraliser l’attachement aux apparences de cette vie. Mais, quand nous passons à la portée intermédiaire, nous parlons de contrecarrer l’attachement au samsara tout entier, en sorte d’être complètement désillusionnés à propos du samsara lui-même. En fait, non seulement nous sommes désillusionnés à propos du samsara, mais nous développons un esprit de révulsion à son égard ; nous en sommes complètement las et dégoûtés.

Mais le dégoût du samsara ne suffit pas pour tenir lieu de renoncement. En plus de ce dégoût du samsara, nous comprenons qu’il y a une libération du samsara car la possibilité d’une cessation totale de la souffrance existe, et nous en sommes complètement convaincus en nous appuyant sur la logique et la raison. Imaginez un prisonnier qui est confronté à son exécution pour le jour suivant. Dans son esprit, il y a le puissant souhait d’échapper à sa situation. C’est le souhait général. Si nous devions donner au prisonnier une forme de méthode pour y échapper, alors, pour sûr, il se focaliserait dessus, déterminé à échapper à son exécution. C’est cela le renoncement. Ce n’est pas juste un dégoût de notre situation dans le samsara, mais plutôt ce souhait et cette détermination à s’en libérer, combinés à la connaissance qu’il est véritablement possible d’échapper à cette situation pour toujours. C’est ce sur quoi notre esprit est concentré avec le renoncement.

Bien entendu, nous en venons à la question de savoir si une vraie cessation de la souffrance est possible ou non. Dans les royaumes divins et même dans les terres pures, il n’y a pas de souffrance manifeste, mais il ne s’agit pas encore d’une véritable cessation de la souffrance ou libération. Les êtres qui s’y trouvent doivent finalement revenir à des états soumis à une souffrance plus évidente. Donc, la cessation totale de la souffrance existe-t-elle ou non ? Si c’est le cas, existe-t-il un chemin efficace qui nous permette d’atteindre cette cessation ? Sa Sainteté dit que nous atteignons l’essence de la voie bouddhique quand nous passons par toutes ces contemplations propres à la portée intermédiaire. C’est là où la réalisation de ces questions sur la possibilité des vraies cessations et sur la libération doit avoir lieu.

Nous avons différencié deux aspects du renoncement : le dégoût du samsara et la décision définitive de s’en libérer, fondée sur la compréhension qu’une cessation totale de la souffrance est possible. Beaucoup de gens au Tibet, en Inde, et à l’Ouest, sont confus. Ils sont las de la souffrance de cette vie et pensent que la vie est tellement ennuyeuse, et ils imaginent que c’est cela le renoncement. Et alors ils pensent à se faire moine, comme Milarepa ! Mais de telles pensées peuvent s’avérer plutôt dangereuses. Au Tibet, quelqu’un a essayé de copier ce que Milarepa faisait. Il est allé dans une grotte, y est resté quelques mois, et ensuite tout ce qu’il pouvait faire c’était de se plaindre de Milarepa : « Milarepa est à blâmer car j’ai dû tout abandonner comme il l’a fait, mais en retour, je n’ai rien obtenu. »

Nous devons comprendre que nous ne pouvons pas forcer un authentique sentiment de renoncement. Quand de nombreuses personnes, moi y compris, ont ce sentiment de dégoût à l’égard du samsara et pensent : « Maintenant, je dois m’atteler sérieusement au Dharma », ce sentiment est pareil à une bulle dans l’océan. C’est beau mais cela passe très vite. Ce n’est ni solide, ni stable. La chose que nous devons réellement considérer est de savoir s’il y a un chemin pour sortir du samsara et, s’il y en a un, comment cet antidote de l’absence de soi peut nous libérer ? C’est notre tâche principale. Quand nous avons confiance dans le fait qu’il existe une chose telle que la libération et que la réalisation de l’absence de soi est ce qui nous libérera, alors nous serons en mesure de voir que cette confiance nous aide dans cette vie car nous noterons de manière définitive des changements positifs. Une telle confiance a aidé Sa Sainteté, elle a aidé Lama Tsongkhapa, et, assurément, elle nous aidera aussi.

Comprendre le vide (la vacuité) est le chemin vers la libération

Nous avons ce chemin vers la libération, et une puissante méthode sur ce chemin est la méditation sur l’absence de soi, comment le soi est dénué de modes d’existence impossibles. Si nous commençons à cultiver une compréhension de la vacuité du soi, nous pouvons voir dans cette vie même comment cela nous aide à réduire notre saisie et nos attachements. Mais nous pouvons nous demander comment cela va affecter nos vies futures, car nos renaissances, qu’elles se produisent dans les royaumes supérieurs ou inférieurs, sont issues des mécanismes très subtils du karma. De telles méditations réduiront-elles ces souffrances ? Bon, si nous méditons sur l’impermanence et la nature dépourvue de soi de nous-mêmes et de tous les phénomènes, nous pouvons voir pour nous-mêmes une réduction de notre saisie et de notre attachement à leur égard. 

Quand Sa Sainteté dit que la physique quantique offre des similitudes avec l’École Chittamatra de l’Esprit Seul et comment ses intuitions sur les apparences du monde extérieur dépendent de l’esprit de l’observateur et favorisent la réduction de notre saisie et de notre attachement, cela est vrai. Mais, dans la tradition bouddhique, l’accentuation est légèrement différente. Si on se reporte au chapitre 6 de L’Entrée sur la Voie du Milieu (Madhyamakavatara) de Chandrakirti où il traite de la réfutation du soi des personnes, il ne discute pas de savoir si les phénomènes extérieurs existent. Son insistance porte sur l’endroit précis à partir duquel toutes nos émotions perturbatrices et souffrances surgissent. Leur source est notre saisie d’un soi.

Nous devons donc enquêter pour savoir quel est l’objet auquel notre saisie d’un soi possédant une existence inhérente, auto-établie, s’accroche et que nous croyons correspondre au soi qui existe réellement. Nous examinons cela et nous vérifions si le soi existe vraiment de la façon dont il paraît exister. Nous découvrirons alors qu’il y a une absence totale de quoi que ce soit qui correspondrait à ce mode d’apparition. L’investigation nous conduit à comprendre l’absence de soi des phénomènes, bien qu’ici Chandrakirti parle de l’absence de soi des personnes. À mesure que notre compréhension de l’absence de soi s’approfondit de plus en plus, cela renforce notre foi confiante dans le Bouddha et dans tous les maîtres qui parlent de la manière dont les choses existent.

Ordinairement, quand on discute du renoncement, nous avons une façon presque unidimensionnelle de penser, qui est de chercher la racine du samsara. Nous nous dirigeons droit dessus. Un de mes maîtres avait un conseil peu commun sur la manière de s’engager dans le renoncement, lequel repose sur Le Continuum sublime éternel (Uttaratantra) de Maitreya. Il y est dit qu’il y a deux angles de pensée à propos du renoncement. L’un est de contempler la racine de la souffrance. L’autre est de contempler la racine des émotions perturbatrices. Ils sont légèrement différents. Prendre naissance est en soi la racine de la souffrance. Du fait que nous naissons, nous souffrons. Si nous n’étions pas nés, notre souffrance dans cette vie n’aurait pas surgi.

En posant cela sur la table, vous allez gâcher la soirée d’anniversaire de quelqu’un ! Bien sûr, la tradition des anniversaires est une convention mondaine, donc notre intention n’est pas de gâcher ce jour pour quelqu’un. Mais pour un pratiquant du Dharma, pour quelqu’un qui contemple le renoncement et pratique la portée intermédiaire, c’est en vérité ainsi qu’il devrait penser.

Si vous demandez à la majorité d’entre nous quelle est la plus grande souffrance et de quoi nous sommes le plus effrayés, alors, pour sûr, nous disons la mort, ou peut-être la maladie. Mais qui identifiera la naissance comme la racine de la souffrance et comme ce qui lui fait le plus peur ? C’est difficile à accepter. Mais quand on y pense, c’est vrai. C’est pourquoi nous devons réfléchir aux moyens grâce auxquels nous pouvons mettre un terme à la cause de la renaissance récurrente incontrôlable.

Il y a de nombreux chemins et explications qui traitent de ce sujet. D’où vient la renaissance ? Elle vient en tant que résultat des impulsions karmiques et du comportement compulsif auxquelles celles-ci conduisent. D’où viennent ces impulsions karmiques ? Elles sont dirigées par la force motivante des émotions perturbatrices. D’où viennent ces émotions perturbatrices ? Elles viennent de l’ignorance et de l’inconscience. Ici, nous parlons d’inconscience sans commencement, de notre ignorance racine. C’est de là que viennent les émotions perturbatrices. Quand nous cherchons la source de la souffrance, nous devons passer par ce genre de processus étape par étape. C’est très logique.

Gérer le karma

Il y a de nombreux moyens grâce auxquels nous pouvons gérer notre comportement karmique compulsif ainsi que les potentiels karmiques déposés sur nos continuums mentaux qui en découlent et mûrissent sous forme de nos renaissances samsariques. Il y a une telle immense diversité de potentiels karmiques pour toutes les sortes de renaissances samsariques qui sont les nôtres. Les traditions indiennes non bouddhiques offrent également de nombreuses présentations sur la manière de gérer ces aspects du karma. Il est honnête de dire que la tradition bouddhique a beaucoup changé au cours des années, de même que les traditions indiennes non-bouddhiques. Mais, si on consulte Le Brasier du raisonnement (Tarkajvala) de Bhavaviveka, ce dernier expose et réfute les antidotes au karma et aux émotions perturbatrices que ces écoles non bouddhiques proposent. Celles-ci incluent entre autres des pratiques comme le strict ascétisme, le fait de sauter dans le feu et de se tenir sur un pied en plein soleil toute une journée. Elles comportent aussi des pratiques d’ablutions, de purifications et de jeûnes. Ce sont juste quelques unes des nombreuses méthodes décrites par les écoles indiennes non bouddhiques comme des antidotes au karma.

Bhavaviveka passe en revue chaque méthode et la critique. Il dit que sauter dans les flammes n’amènera pas la cessation de la cause et de l’effet karmique ; en fait, cela ne fait qu’occasionner plus de souffrance. Il se sert de l’exemple du papillon de nuit attiré par une flamme. Voler dans une flamme pour un papillon présente seulement de prodigieux inconvénients, sans aucun avantage d’aucune sorte. Similairement, en matière de jeûne strict, cela ne fait qu’occasionner une faim et une soif sévères. L’esprit des gens peut être très perturbé par ces pratiques, qui n’ont aucune valeur en elles-mêmes. Bhavaviveka réfute et exclue toutes ces méthodes comme un moyen de restreindre le champ de ce qu’est le véritable antidote à notre comportement karmique, à ses potentiels subséquents et au mûrissement de leurs résultats.

Dans certains textes indiens non bouddhiques, on dit aussi que si vous recevez une initiation de Shiva, cela nettoie votre karma, mais Bhavaviveka réfute aussi cela. Après tout, dit-il, on peut voir clairement que même après que quelqu’un a reçu une initiation, il est toujours en proie à la colère, à l’attachement et aux émotions perturbatrices. Comme conséquence du fait d’agir sur ces dernières, celles-ci créent toujours des potentiels karmiques supplémentaires.

Il y a une réponse de ces écoles non bouddhiques qui dit que, bon, dans cette vie, c’est vrai, mais qu’après votre mort, alors les potentiels karmiques seront épuisés si vous avez reçu l’initiation pendant votre vie. Le contre-argument offert par les écoles bouddhistes est de dire : comment peut-il en être ainsi après la mort, et si c’est le cas, pourquoi cela ne peut-il avoir le même effet maintenant ? 

Nous devrions faire des recherches sur ces choses nous-mêmes. Ces critiques des déclarations de certaines écoles non bouddhiques sont celles de Bhavaviveka, mais nous pouvons juste nous examiner nous-mêmes. Que nous arrive-t-il quand nous prenons une initiation ? Est-ce que nos impulsions karmiques contraignantes, notre comportement compulsif, nos émotions perturbatrices, notre saisie d’un soi diminuent automatiquement quand nous prenons une initiation ? Nous devrions examiner cela minutieusement.

La méthode qui fait advenir la cessation complète de toutes les émotions perturbatrices

Bhavaviveka examine les méthodes qui pourraient éventuellement faire advenir la cessation, pour toujours, des émotions perturbatrices et fournir un chemin vers la libération. Le fait de voir les défauts de l’attachement est-il suffisant pour aider à réduire notre attachement ? Et si le fait de voir juste les défauts de l’attachement est suffisant pour nous en débarrasser, alors voir les bonnes qualités du détachement est-il suffisant pour nous pousser à développer le détachement ? Ce que Bhavaviveka dit c’est que nous devons nous attaquer à la cause racine des émotions perturbatrices, et ne pas nous contenter d’être heureux à la vue de leurs défauts. Le simple fait de voir et de comprendre leurs défauts ne suffit pas.

Toutes nos émotions perturbatrices sont étayées par l’esprit erroné qui voit le soi et tous les phénomènes comme possédant de leur propre côté une identité solide, auto-établie. C’est ce que nous devons regarder. Nous devons voir comment les émotions perturbatrices s’élèvent toutes à partir de cela. Dans le Commentaire sur la cognition valide de Dharmakirti, il y a une phrase qui dit que nous ne pouvons pas mettre un terme au karma à moins de contrecarrer l’objet de la saisie du soi – autrement dit, l’objet de notre saisie d’un soi impossible. Si nous ne pouvons pas contrecarrer cet objet, nous ne pouvons pas faire que cessent de façon permanente les impulsions karmiques, le mûrissement des potentiels accumulés par leur mise en œuvre, ainsi que les émotions perturbatrices.

Dans les ouvrages de Bhavaviveka, on trouve aussi de nombreuses réfutations des présentations non bouddhiques de la libération. Je soulève ce point parce que nous-mêmes avons tendance à penser que de faire certaines pratiques, comme la pratique bouddhique du jeûne du nyung-ney ou le fait de recevoir des initiations, sont, en elles-mêmes, des chemins vers la libération. Mais le Bouddha n’a jamais dit cela quand, avec les quatre nobles vérités, il a révélé le vrai chemin.

De plus, concernant ce véritable chemin vers la libération, le Bouddha nous dit : « Je peux seulement vous montrer le véritable chemin vers la libération, c’est à vous de le parcourir. » Mais aucune des pratiques du véritable chemin vers la libération n’est réellement efficace à moins d’être toutes soutenues par une cognition valide afin d’acquérir une confiance inébranlable qu’elles sont en vérité le vrai chemin.

Avec une cognition valide, nous devons correctement identifier que :

  • La saisie d’un soi est due à un esprit complètement erroné,
  • Que la racine de toute souffrance est la saisie d’un soi,
  • Et qu’il existe une chose telle que la libération de la souffrance.

Si nous sommes capables d’établir de manière valide tout ceci, alors nous aurons certainement un certain dégoût ou désillusion à propos du samsara. On associera cela avec une chose dont nous souhaitons nous débarrasser et que nous souhaitons abandonner, à savoir une renaissance dans n’importe lequel des états possibles du samsara. On y adjoindra en plus le souhait d’atteindre la libération. Tel est le renoncement.

Dans le cinquième verset des Trois Principaux Aspects du chemin de Je Tsongkhapa, à propos du renoncement, il dit : 

Quand, en vous familiarisant de la sorte, vous n’engendrez jamais, ne serait-ce qu’un instant, un état d’esprit qui aspire aux délices du samsara récurrent, et que, nuit et jour, vous développez une attitude vivement encline à la libération, à ce moment-là, vous avez généré le renoncement.

Cette combinaison du dégoût du samsara et de la puissante détermination à atteindre la libération et à être délivré du samsara est très importante. Comme le dit Je Tsongkhapa, quand nous avons ces deux choses, alors nous pratiquons réellement la portée intermédiaire. Si vous pouvez imaginer quelqu’un comme un mendiant qui est déterminé à sortir de sa situation et possède la forte croyance qu’il gagnera à la loterie, vous pouvez avoir un sentiment de l’anticipation et de l’objectif qui est le vôtre, une fois que vous avez développé un renoncement authentique.

La portée supérieure : atteindre la pleine illumination pour le bien de tous les êtres

Dans les Trois Principaux Aspects du chemin de Je Tsongkhapa, les trois principaux aspects sont, dans l’ordre :

  • Le renoncement
  • La bodhichitta
  • Le vide.

Mais je pense que nous devons ramener la question du vide un peu plus au centre et la placer au milieu, quelque part entre les pratiques des portées intermédiaire et supérieure. Pourquoi est ce que je pense cela ? Parce que, avant que nous ne développions un esprit de bodhichitta, nous avons également besoin d’avoir un certain sentiment de la signification du vide. 

Parmi les écoles bouddhiques et leurs systèmes philosophiques, la plus élevée est celle des Prasangika. La différence principale entre les systèmes philosophiques est la subtilité avec laquelle ils présentent l’antidote à la racine du samsara. Il y a une subtilité croissante à mesure que l’on s’élève vers les systèmes plus sophistiqués. Dans le système Prasangika, on trouve des méditations sur l’absence de soi des phénomènes et des personnes, lesquelles réduisent notre saisie du soi et des phénomènes. En ce qui concerne la manière dont cela réduit notre saisie d’un soi, non seulement Je Tsongkhapa mais aussi de nombreux grands maîtres et érudits indiens en ont débattu en relation avec une réalisation correcte et valide du vide. Un facteur très important que Je Rimpotché mentionne en particulier est que quand on réalise le vide, cette réalisation doit être du domaine de la joie, d’un ravissement positif issu de la réalisation elle-même. S’il n’y a pas de sentiment de joie, alors, dans la mesure où aucune apparence ne s’élève avec la réalisation de la totale négation et de l’absence de l’objet de réfutation, il nous est très facile de tomber dans le nihilisme.

Par ailleurs, il est mentionné dans les textes de Nagarjuna, Aryadeva et Chandrakirti qu’une réalisation du vide est complète et correcte si, d’elle-même, elle induit et améliore la compréhension de la coproduction conditionnée ou production en dépendance. Il ne s’agit pas juste de voir le vide au sens d’une totale absence des personnes et de tous les phénomènes ayant leur existence établie par une quelconque nature inhérente, auto-établie. La compréhension complète du vide doit conduire et améliorer l’aspect d’origine interdépendante du chemin – le fait que l’existence du soi et de tous les phénomènes ne puisse être établie qu’en termes de coproduction conditionnée seulement. Grâce à cela, notre compréhension et croyance confiante ainsi que notre foi dans nos gourous et dans la loi de causalité karmique seront renforcées. 

Les obstacles à la manifestation de la bodhichitta

En ce qui concerne la bodhichitta, nous devons examiner quels sont les obstacles centraux qui rendent difficile sa manifestation. Une chose qui empêche la bodhichitta de s’élever, c’est quand nous pensons que la libération personnelle est suffisante. Quand Sa Sainteté le Dalaï-Lama était jeune, il pensait au vide et se disait que s’il générait cet état d’esprit, il réaliserait la cessation : « Une fois la cessation réalisée, je dormirai paisiblement. » C’est ce qu’il a raconté en repensant au passé. Par la suite, il reçut des enseignements sur le texte S’engager dans la conduite d’un bodhisattva de Shantideva. Il réalisa alors que sa façon de penser antérieure n’était pas la bonne voie pour pratiquer la bodhichitta.

Donc, penser que la simple libération suffit est une façon d’empêcher que la bodhichitta se développe. Une autre façon, c’est quand nous avons le sentiment que réaliser la seule libération comblera complètement nos souhaits pour notre propre bien et que nous associons cela à de l’indifférence envers les souffrances d’autrui. Nous avons l’impression que réaliser le maximum de bénéfice pour nous-mêmes est un achèvement suffisant. Ces deux façons de penser sont les principaux obstacles au développement de la bodhichitta. 

L’illumination pour le bien des autres, mais aussi pour notre propre bien

Avec la bodhichitta, on parle beaucoup de ce qui remplit les objectifs du soi et ceux d’autrui. Même en ce qui concerne l’état d’illumination, on parle de ce qui est bénéfique et comble nos propres objectifs, qui sont la réalisation d’un Dharmakaya, et de ce qui est bénéfique et comble les visées et buts des autres, qui sont la réalisation d’un Corps de Forme, un Rupakaya.

Les textes que nous avons sur l’entraînement de l’esprit ont tendance à se focaliser sur la manière de cultiver le souci du bien-être des autres et, en relation avec cela, sur la manière de réduire l’amour de soi. Ce qui n’est pas clairement établi dans nombre de ces textes, c’est le processus par lequel on réalise l’accomplissement complet des ses propres objectifs et visées. L’accent est mis véritablement pour nous encourager à travailler au bien d’autrui. Ainsi, nous pensons souvent que la simple libération est l’accomplissement complet de ce qui a trait à notre propre bénéfice personnel, tandis que l’état pleinement illuminé de la bouddhéité est essentiellement pour les autres. Il est important de comprendre que de réaliser l’état pleinement illuminé d’un bouddha est également l’accomplissement complet de ce qui a trait à notre propre bénéfice. Bien qu’on pense moins à ce point parce qu’on le mentionne moins souvent dans les textes, c’est un point important à inclure dans notre propre réflexion.

Dans sa Grande Exposition des étapes progressives du chemin ver l’illumination, Je Tsongkhapa nous donne un conseil concernant les antidotes au fait de penser que la réalisation de la seule libération est l’accomplissement complet de ce qui a trait à notre propre bénéfice. Il dit que si la question est : « Quel état devez-vous réaliser pour accomplir complètement ce qui vous est bénéfique ? » et que quelqu’un vous dit de vous focaliser sur les autres, ce n’est pas vraiment une réponse directe à la question.

Il n’y a rien de mal à travailler tant pour son bien que pour celui d’autrui. La bodhichitta possède, en fait, ce sens de souhaiter réaliser l’illumination afin d’accomplir complètement les objectifs et les visées aussi bien de soi-même que des autres, et donc d’être bénéfique aux deux. Il n’y a rien de mal à ce que ces deux démarches aillent de conserve l’une avec l’autre. 

À quel moment et comment introduisons-nous cela dans notre pratique ? Au moment de prendre refuge. C’est un bon conseil à garder en mémoire. C’est le conseil que j’ai reçu de mon maître sur la manière d’intégrer des explications moins courantes dans notre pratique. Puisqu’aujourd’hui est un jour prodigieusement auspicieux, j’ai donc voulu partager cela avec vous.

Questions auxquelles réfléchir après ces enseignements

Une des choses à laquelle réfléchir une fois que ces enseignements seront terminés, c’est pourquoi, pour réaliser un Dharmakaya, il est insuffisant de se concentrer sur le vide dans un état non conceptuel de totale absorption qui ne soit pas soutenu par la force de la bodhichitta ? Les textes disent que pour procurer un antidote aux obscurcissements cognitifs, nous avons besoin de la conscience discriminante du vide qui est soutenue par un état d’esprit de bodhichitta. Je veux que vous contempliez pourquoi méditer sur le vide seul, sans bodhichitta, ne peut fournir l’antidote à nos obstructions cognitives ni donner lieu à la réalisation d’un Dharmakaya. Et pourquoi également cela ne peut-il donner lieu à la réalisation d’un Corps de Forme, un Rupakaya ?

Il y a des arhats shravakas et des arhats pratekyabuddhas, qui tous ont atteint la libération de la renaissance samsarique, et il y a des bodhisattvas qui atteignent l’illumination.

Les chemins de ces trois sortes d’arhats sont débattus dans des textes comme Le Filet des réalisations (Abhisamayalamkara) de Maitreya, qui les présentent à partir de la perspective Svatantrika-Madhyamaka. Il parle de la manière dont les shravakas, ceux du véhicule des auditeurs, sont incapables de s’appuyer sur les méthodes qui sont les antidotes aux obstructions cognitives. Mais le texte semble laisser entendre que les pratyekabouddhas sont capables de s’entraîner, d’une certaine façon, aux méthodes pour réaliser le Dharmakaya d’un bouddha pleinement illuminé ; ils sont capables, en quelque sorte, d’être soutenus par des méthodes qui sont l’antidote aux obstructions cognitives. Cependant, dans le texte, il est dit aussi que les pratyekabouddhas ne développent pas la bodhichitta. Cela se relie donc à ma question de savoir pourquoi le fait de s’appuyer sur le vide seul, non soutenu par la bodhichitta, ne peut donner lieu à la réalisation d’un Dharmakaya. Réfléchir à ce point, c’est là votre travail à faire chez vous.

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