Faire tomber les murs

La manière de procéder

J’aimerais conduire ce séminaire comme si je vous offrais une boîte d’échantillons de chocolats, ce qui veut dire goûter un peu à tel sujet du bouddhisme, un peu à tel autre. Le séminaire ne sera donc pas organisé de manière tellement logique. Laissez-moi vous donner une idée de ce que j’ai en tête. Par exemple, la façon standard de commencer n’importe quel enseignement bouddhique est d’établir ou mettre en place notre motivation. En vérité, ce n’est pas très facile à faire. Pour ma part, je ne trouve pas cela si facile, car nous devons trouver un équilibre délicat entre le fait de dire juste des mots dans notre tête et ressentir vraiment quelque chose dans nos cœurs, physiquement.

Je pense que pour beaucoup d’entre nous, il est très difficile de véritablement définir clairement ce que signifie ressentir quelque chose, en particulier une motivation. Je veux dire qu’on peut se sentir triste – nous savons à quoi ça ressemble. Mais ressentir une motivation – il n’est pas si facile de savoir à quoi cela fait référence. C’est ce genre de questions qu’il serait intéressant, à mon avis, de traiter ce week-end, questions assez ardues, qui ne sont pas faciles. Je pense qu’il serait plus bénéfique de les traiter plutôt que de savoir « combien de marques d’illumination possède un bouddha ? » et que je vous en donne le nombre – il ne s’agit pas de ce genre de questions. À nouveau, comme je l’ai dit au début, j’ai eu beaucoup de mal à simplement essayer de mettre ce genre de questions dans un ordre logique. J’aime que les choses soient ordonnées, et cela n’a pas été si simple à faire.

Cela soulève un point très intéressant qui, à mon avis, présente un intérêt pour beaucoup de gens. Cela concerne le fait que souvent non seulement nous avons des idées préconçues et générales comme le fait que tout doit être dans un ordre logique, alors que, plus profondément, nous aimons également avoir le contrôle. Quand nous avons le contrôle et que tout est « en ordre », ou du moins quand nous pensons que nous l’avons, alors, d’une certaine façon, nous nous sentons un petit peu plus en sécurité. Nous pensons que nous savons ce qui va arriver. Mais la vie n’est pas ainsi. Nous ne pouvons pas toujours avoir le contrôle et les choses ne peuvent pas toujours être « en ordre ». L’autre versant, c’est que nous aimons donner le contrôle à quelqu’un d’autre afin qu’il nous contrôle ou qu’il contrôle la situation dans laquelle nous sommes. Il s’agit toujours de la même question du contrôle.

Mais personne – ni nous ni personne d’autre – n’est en mesure de contrôler ce qui arrive dans la vie. Ce qui survient est affecté par un million de facteurs, pas juste par une personne. C’est pourquoi il est nécessaire de lâcher prise, dans le sens de lâcher la bride à cette forte saisie d’un « moi » solide qui existerait indépendamment de tout le reste et qui veut avoir le contrôle, sans tenir compte de ce qui se passe tout autour. C’est le « moi » solide qui pense qu’il établira la sécurité de son existence en exerçant le contrôle. C’est comme de penser : « Si je contrôle, j’existe. Si je ne contrôle pas, je n’existe pas vraiment. » Quand nous suivons un chemin bouddhique, il est nécessaire, de bien des manières, d’abandonner cette idée d’avoir « le contrôle ». Cela veut dire également laisser tomber l’autre aspect de la question, qui consiste à déléguer le contrôle à quelqu’un d’autre, en particulier au gourou, au maître, afin qu’il ait le contrôle. Il s’agit de la même question. Ces deux facettes du contrôle doivent être surmontées.

Je pense qu’il sera très nécessaire au cours de ce week-end, dans la mesure où nous traiterons de questions très humaines, de parler les uns avec les autres en tant qu’êtres humains. Je vous parlerai donc d’homme à homme. J’espère que je parle toujours d’être humain à être humain, plutôt que comme une autorité derrière un podium, comme si j’avais toutes les réponses.

Je pense que plutôt que d’essayer d’avoir le contrôle et de faire en sorte que le cours progresse dans un ordre logique, il serait préférable, dès lors, de laisser le week-end se dérouler comme si je peignais un tableau. On posera un coup de pinceau ici et une touche là, plutôt que d’essayer de donner une présentation très ordonnée. Puisqu’un grand nombre de sujets dont nous pourrons débattre ce week-end se chevaucheront les uns les autres et se recouperont, je pense que c’est là la façon la plus sensée avec laquelle nous puissions procéder.

La motivation

Revenons au premier morceau de chocolat de notre boîte d’échantillons. Je n’ai pas encore fini de le déguster, tout comme la plupart d’entre vous. Il s’agit de la question de savoir comment nous ressentons une motivation. Je crois – pour être passé par là dans mon propre développement – que nous pensons que les sentiments doivent être spectaculaires afin d’exister. S’ils le sont, ils comptent comme sentiments, ils existent ; s’ils ne le sont pas, ils ne comptent pas et n’existent pas réellement. Je pense que c’est dû pour une petite partie au conditionnement par les films et la télévision. Si une chose est juste très subtile, ça ne fait pas un film intéressant, n’est-ce pas ? Cela doit être dramatique à grand renfort de musique émouvante à l’arrière-plan !

Parfois, nous lisons dans un texte bouddhique : « Notre compassion doit être si puissante que tous les poils de notre corps se dressent et que des larmes nous viennent aux yeux. » Personnellement je pense qu’il serait assez difficile de vivre notre vie constamment de cette façon. Quand nous pensons générer une motivation, quelquefois nous avons le sentiment qu’on « devrait ressentir quelque chose » – et il s’agit là d’un thème sur lequel nous reviendrons souvent ce week-end, ce mot « devrait ». On pense : « Je devrais ressentir quelque chose de fort. Sans quoi, si cela ne se produit pas, je ne génère pas vraiment une motivation. » Mais, quand nous générons une motivation, généralement c’est à peine une sensation, c’est du moins ma propre expérience. Ordinairement, c’est beaucoup plus subtil que d’avoir les poils qui se dressent sur nos avant-bras. Je pense peut-être qu’en vous parlant ainsi, de façon simple, ce sera plus bénéfique que de vous parler du haut d’une estrade, mais plutôt en partageant avec vous ma propre expérience de ces différents points du bouddhisme, et de la manière dont j’ai géré tous ces problèmes typiques que la plupart d’entre nous, en tant qu’Occidentaux, avons. Faisons donc ainsi. 

On entend toujours dire dans les enseignements que nous devons essayer de nous relier aux autres comme s’ils étaient notre mère : « Reconnaissez tout le monde comme votre mère. » Nombreux sont ceux, cependant, qui ont des difficultés dans leur relation avec leur mère, nous pouvons donc substituer cette image avec celle de notre ami le plus proche. La question ici ce n’est pas la « mère » ; c’est quiconque avec qui nous avons un fort lien émotionnel positif.

Quand on installe une motivation, comme ce soir par exemple, ce que j’essaie de faire, c’est de penser à tout le monde dans l’audience comme si vous étiez mes meilleurs amis. Quand nous sommes avec notre meilleur ami, notre ami le plus proche, nous sommes sincères. Nous ne faisons aucune espèce de cinéma ni ne nous retranchons derrière un masque ou un rôle. N’est-ce pas la vérité ? Et quand nous sommes avec notre ami le plus proche, nous ressentons vraiment quelque chose pour cette personne. Ce n’est pas toujours spectaculaire, mais c’est quelque chose qui est là.

Quand on commence à appliquer des enseignements comme : « Voyez tout le monde comme votre mère », dans le sens de : « Voyez tout le monde comme votre ami le plus proche », alors on commence à avoir véritablement une sorte de motivation. Nous avons une motivation sincère, nous voulons sincèrement faire quelque chose de bénéfique pour cette personne. Nous voulons que le temps que nous passons avec elle ait un sens et soit utile pour elle, à moins que nous ne soyons quelqu’un de très égoïste et qui veut seulement exploiter l’autre pour son propre plaisir ou son avantage.

L’importance de garder nos yeux ouverts

Par ailleurs, je trouve qu’en faisant les diverses pratiques bouddhiques de s’égaler et de s’échanger avec autrui, quand je les fais sous la forme de visualisations en gardant les yeux fermés, je ne fais pas vraiment l’expérience d’émouvoir mon cœur. Oui, je pourrais fermer les yeux et visualiser mon ami le plus proche ; mais ce n’est pas réellement la même chose que de se relier à des gens qui se trouvent présentement en face de moi ou de vous. Je trouve ces pratiques beaucoup plus riches de sens quand je les fais les yeux ouverts et en regardant les gens.

Quand nous pratiquons seul, cependant, bien sûr c’est autre chose. S’il est difficile de les imaginer, on pourrait très bien regarder des photographies des gens. Je pense que c’est parfaitement correct. Mais même si nous visualisons les autres, je trouve qu’il est plus bénéfique d’essayer de visualiser des individus particuliers plutôt que de juste visualiser de manière abstraite « tous les êtres sensibles ». Et j’essaie de faire cela les yeux ouverts, en ne me coupant pas du monde autour de moi avec les yeux fermés.

Quand on se reporte aux instructions concernant la visualisation dans la pratique tantrique – par exemple, pendant le stade de génération de l’anuttarayoga tantra – un point extrêmement important est que cela doit se faire au moyen de la conscience mentale. Cela ne doit pas être fait avec la conscience sensorielle. Être en mesure de visualiser au moyen de la conscience sensorielle est quelque chose qui n’arrive que durant le stade de complétude. Le stade de complétude est très avancé et requiert d’avoir véritablement manipulé les souffles d’énergie de nos cellules sensorielles, en sorte qu’elles puissent créer les images de la visualisation. Cela signifie qu’au stade de génération nous ne modifions pas la façon de percevoir les choses ; nous changeons la manière dont nous conceptualisons ou concevons ce que nous percevons. Plutôt que de concevoir les choses que nous voyons comme existant sous leur forme ordinaire, nous les concevons comme étant des déités ou des figures-de-bouddha, par exemple.

J’espère que vous vous imprégnez de l’idée qu’afin de travailler avec le Dharma de manière sensée, nous devons faire s’assembler tout ce que nous avons appris depuis le début. Cela veut dire que quand nous visualisons quelqu’un en tant que déité ou, dans cet exemple particulier, quand nous visualisons tout le monde comme étant notre ami le plus proche ou comme étant notre mère, nous ne changeons pas d’abord notre perception sensorielle de la personne. Nous changeons simplement la façon dont nous conceptualisons la personne quand nous la voyons.

Toutefois, si on voit la personne et qu’on se demande : « Que voulons-nous dire par conceptualiser la personne ? Qu’est-ce qu’une cognition conceptuelle ? », nous devons alors nous tourner vers les enseignements sur le lorig, les moyens de connaissance. Là, nous apprenons qu’une cognition conceptuelle est une cognition dans laquelle nous mélangeons l’objet en face de nous – disons un objet physique – avec l’idée d’une catégorie. Toutefois, le fait de penser juste à l’idée de la catégorie « meilleur ami » associée à l’image mentale de quelqu’un n’a pas autant de force, pour ainsi dire, que lorsque nous pensons à cette idée tandis que nous voyons la personne au même moment.

À cause de cela, ce qui a de la force, dès lors, c’est de faire toutes ces pratiques méditatives avec nos yeux ouverts et en regardant vraiment les gens. Je n’insisterai jamais assez là-dessus ! Dans toutes les diverses pratiques, cela fait toute la différence. Il est dit très clairement dans les enseignements tibétains du Mahayana : « Faites les méditations avec les yeux ouverts. » Beaucoup de gens échouent à prendre cela au sérieux car ce n’est pas si facile à faire. Pour certains, méditer par eux-mêmes, seuls, les yeux fermés leur est très propice. Particulièrement s’ils sont facilement distraits, le fait d’avoir d’autres gens autour les distraira. Mais si on est un peu plus stable, les pratiques deviennent très riches quand on les applique aux gens dans la vie réelle.

Si je prends mon propre exemple, ici dans cette pièce, ce que signifie cet exemple particulier de générer une motivation, c’est que je vous regarde face à moi et vous conçoit, de même que le moyen de me relier à vous, comme si vous étiez mes meilleurs amis. Et si vous êtes vraiment mes meilleurs amis – je ne trouve pas de mot élégant pour le dire, mis à part une expression populaire – c’est que je ne peux pas vous « raconter de baratins ». Je dois être sincère. Et alors j’ai naturellement la motivation de vous être bénéfique. Bien entendu, on peut se répéter certains mots dans la tête comme : « J’espère vraiment que ce sera riche de sens et utile pour vous. » Mais cela, d’une certaine façon, rend un peu plus conscient ce que nous avons déjà établi en considérant les gens autour de nous comme nos meilleurs amis.

En faisant cela, je constate que les poils sur mes bras ne se dressent pas. C’est vrai. Malgré tout, il y a là quelque chose qui contribue à la relation que nous avons. Je pense que c’est juste la manière générale grâce à laquelle nous pouvons engendrer une forme de sentiment vis-à-vis de ces choses très simples que nous prenons pour acquises, comme de dire : « Bla bla bla. J’instaure ma motivation. » D’ordinaire, pour la plupart d’entre nous, nous nous contentons de la chanter en tibétain, même si les mots que nous récitons n’ont aucun sens du tout.

Peut-être pouvons-nous faire un peu de pratique avec ces choses. Je ne veux pas que ce soit moi qui vous parle exclusivement pendant ce week-end. Dans la mesure où nous ne sommes pas une grande foule, asseyons-nous en cercle. Quand on est assis en rang, l’un derrière l’autre, on a tendance à faire l’expérience éprouvante d’avoir à fixer le coussin ou la nuque de la personne devant nous, ce qui devient vraiment bizarre au bout d’un moment. Si nous nous asseyons en cercle, nous pouvons voir le visage de tous les autres.

Ce que nous pouvons essayer de faire maintenant, c’est de mettre en place notre motivation. Une fois encore, quand on dit « établir une motivation », cela paraît tellement artificiel, n’est-ce pas ? Mais ce que nous faisons, si on l’exprime avec d’autres mots – je suis traducteur, j’aime donc changer les mots – c’est « installer une humeur [une disposition intérieure, un état d’esprit] » en nous. Et cette humeur, c’est celle d’être avec notre meilleur ami. À quoi cela ressemble-t-il d’être avec notre meilleur ami ? Quand nous sommes avec notre meilleur ami, nous sommes complètement détendus. Nous ne sommes pas en position « allumée ». Nous ne sommes pas « en scène » ; nous ne prétendons pas être quoi que ce soit. Nous n’avons aucune sorte de rôle à jouer, n’est-ce pas ? Nous avons une façon très drôle de le dire dans nos langues occidentales, une façon absolument non bouddhique, nous disons : « Nous pouvons être nous-mêmes », quoi que cela veuille dire.

Faire tomber les murs

Tous les murs peuvent s’écrouler. Toutes les défenses peuvent tomber quand nous sommes avec notre meilleur ami. Il est possible d’être complètement ouvert et de partager simplement le fait d’être avec cette personne sans s’y agripper. Il y a une certaine joie, pas une joie spectaculaire, mais une certaine joie est présente et nous ne ressentons pas le besoin de faire quoi que ce soit. Mais nous avons également le souhait sincère d’aider cette personne. Nous aimons cette personne d’une façon très sincère et humaine.

Ce que nous essayons de faire, alors, c’est de voir tout le monde dans la pièce de cette façon. Nous mêlons une idée à une perception visuelle. Ne le faites pas juste avec vos yeux fermés, car alors il y aura le danger qu’il n’y ait pas de sentiment associé. Les yeux doivent rester ouverts ; nous devons vraiment voir les gens autour de nous d’une manière particulière. Cela ne veut pas dire que notre perception visuelle a changé de quelque façon que ce soit. Nous sommes terriblement confus avec ce mot de « visualisation » et pensons que nous devons, en quelque sorte, modifier notre perception visuelle. Nous n’avons pas besoin de faire cela. Il s’agit d’une question de cognition en général. Quelle sorte d’idée avons-nous ou dans quel état d’esprit sommes-nous quand nous voyons l’autre personne ?

Je pense que le sentiment par lequel commencer est de se détendre et s’apaiser. En fait, pour cela, les murs doivent tomber, n’est-ce pas ? Une fois les murs tombés, alors nous pouvons réellement être sincères. Contentons-nous d’essayer de faire cela pendant que nous nous regardons les uns les autres.  

[Pause pour pratiquer]

Puis, nous ajoutons un peu plus de volume à cet état avec le sentiment suivant : « Puissé-je être utile. » C’est un sentiment qui a à voir avec la volonté d’aider. C’est l’ingrédient important. Ce n’est pas : « Oh, je dois aider, que puis-je faire ? Je ne sais pas quoi faire, je suis incompétent », ou quelque chose de cet ordre. Plutôt que ce délire négatif, il s’agit d’une volonté de venir en aide et d’être ouvert.

[Pause pour pratiquer]

Apprendre à se détendre

Ceci est l’indice, la ligne à suivre, pour commencer à sentir les choses de manière sincère. En premier, la ligne de conduite, c’est de faire tomber les murs. Parfois, nous avons peur de ressentir une chose parce que nous ne savons pas vraiment ce qui va arriver – comme si nous allions perdre le contrôle. Il s’agit de ce gros « moi » solide à l’intérieur des murs. Nous devons nous détendre. C’est essentiel.

La détente ne veut pas dire simplement détendre nos muscles ou relâcher notre tension au niveau physique, bien que de toute évidence cela en fasse partie. Cela signifie plutôt être détendu dans nos têtes ; et cela vient de la compréhension, au moins dans une certaine mesure, des enseignements sur le vide, souvent traduit par « vacuité ». Le vide veut dire une absence de modes d’existence impossibles en ce qui nous concerne, nous, tous les autres et tout ce qui se passe autour de nous. Rien ni personne n’existe « solidement », de par lui-même, indépendamment de tout le reste et isolé du contexte ambiant.

Au niveau le plus simple, si nous pouvons relâcher notre quant-à-soi, notre insécurité, notre auto-préoccupation, cela nous donne un indice de ce que cela pourrait être d’avoir un certain goût de cette compréhension. De nouveau, tout doit toujours s’assembler dans les enseignements. Nous pouvons avoir un avant-goût de cette question du vide même si nous ne l’avons pas étudié en profondeur, car, jusqu’à un certain point, nous en faisons l’expérience avec notre ami le plus proche. Si nous abordons les situations de la vie en établissant ainsi la motivation, alors ça marche.

Cela veut dire que nous abordons les situations en étant très sincères, plutôt que de faire du cinéma. Nous n’essayons pas de nous vendre, comme quand on fait acte de candidature pour un travail. Nous ne faisons pas une sorte de numéro. Nous sommes plutôt totalement à l’aise avec tout le monde ou quiconque en particulier. C’est dû au fait que nous sommes fondamentalement à l’aise avec nous-mêmes. Tout cela, bien sûr, dépend de notre compréhension du soi, évidemment. C’est en rapport avec notre compréhension du mode d’existence du soi – autrement dit, du vide. Le soi existe vide de tout mode d’existence impossible. Le « Je » existe vide de tout mode d’existence impossible. De même que vous.

On pourrait soulever l’objection : « Bon, si j’abats toutes mes barrières, ne suis-je pas vulnérable, susceptible d’être blessé ? » Je ne pense pas que ce soit le cas. Si on prend comme exemple les arts martiaux, alors, si nous sommes tendus, nous sommes dans l’incapacité de réagir rapidement si quelqu’un se jette sur nous. Mais, si les barrières de la conscience de soi sont levées, nous sommes alors totalement attentifs à ce qui arrive. Il est alors possible de réagir très, très vite et de parer à toute éventualité.

À nouveau, il s’agit de la question de gérer ce facteur de la peur, n’est-ce pas ? C’est la peur que nous devons surmonter, dans la mesure où c’est la peur qui nous empêche de faire tomber les barrières. Nous nous disons avec crainte : « Si j’abats les barrières, je vais être blessé. » C’est parce que, en premier lieu, nous maintenons les barrières en place que, faisant cela, nous nous blessons pour de vrai. Mais nous devons apprendre ces faits grâce à l’expérience personnelle et la compréhension. Cela nous mène à une tout autre question, celle, importante, de la « compréhension ».

Vidéo : Tenzin Wangyal Rinpotché — « La technique méditative des Trois Pilules »
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Générer un sentiment fondé sur une compréhension par inférence

Beaucoup de gens sont très rebutés par certaines des approches qu’on trouve dans le bouddhisme, en particulier le bouddhisme tibétain – et tout particulièrement la branche Guélougpa du bouddhisme tibétain. Je fais référence ici à l’accent mis sur la logique et la compréhension par inférence. Mais il n’y a rien ici dont on devrait avoir peur, car nous fonctionnons avec ce genre de compréhension tout le temps. La compréhension n’est pas nécessairement un processus intellectuel lourd. Nous entendons notre réveil sonner le matin et nous comprenons qu’il est l’heure de nous lever. Pourquoi est-ce le moment de nous lever ? C’est parce que le réveil a sonné. Il y a là une ligne de raisonnement conscient et c’est toujours ainsi que le cerveau fonctionne inconsciemment. La ligne de raisonnement logique pour comprendre qu’il est temps de se lever est : « Si l’alarme sonne, c’est l’heure de se lever. L’alarme a sonné, c’est donc le moment de se lever. » Nous pouvons en faire un syllogisme logique de cette façon. Ça n’a pas besoin d’être un exercice intellectuel pesant par lequel passer afin de voir d’après ce signe – c’est exactement le mot qu’on utilise en tibétain – ce signe ou cette indication qu’il est l’heure de se lever. Le déclenchement de l’alarme du réveil est le signe sur lequel nous nous appuyons pour comprendre qu’il est temps de se lever.

Pareillement, voir quelqu’un comme s’il était notre plus proche ami est le signe fiable ou l’indication qui nous permet de comprendre qu’il n’est pas besoin de garder les barrières en place. C’est dû au fait qu’il n’y a rien à craindre et que nous n’avons pas besoin de jouer une comédie face à cette personne. Comment savons-nous cela ? C’est parce que nous avons perçu un signe et avons déduit cette connaissance logiquement à partir de lui. Le signe est que nous voyons cette personne comme notre meilleur ami. Nous obtenons donc une compréhension par inférence, compréhension que nous tirons par simple déduction plutôt que par un processus logique laborieux.

Être capable de générer des sentiments est lié à la compréhension. Nombre de gens sont réellement perplexes sur la façon de passer de quelque chose d’intellectuel à quelque chose de ressenti. C’est un gros problème que beaucoup parmi nous ont à cause de la manière occidentale de penser qui sépare l’intellect et les sentiments en deux domaines séparés, pratiquement sans liens.

La manière de surmonter cette difficulté est, tout d’abord, de réaliser que ressentir quelque chose comporte deux aspects : ressentir une chose comme vraie, autrement dit croire que quelque chose est vrai, puis éprouver un sentiment émotionnel fondé sur cette croyance. Comprendre une chose, croire qu’elle est vraie, et ressentir une émotion à son sujet sont des opérations qui s’enchaînent l’une l’autre. Que ces trois choses ne soient pas reliées entre elles est un mode d’existence impossible.

Par exemple, nous obtenons la compréhension d’une chose en nous appuyant sur un signe quelconque. Nous pouvons exprimer le processus sous une forme logique : « Si je suis avec mon ami le plus proche, je n’ai pas besoin d’être sur la défensive. Cette personne est mon plus proche ami. Donc, nul besoin d’être sur la défensive. » Du fait que cette compréhension repose sur un syllogisme logique, nous pourrions peut-être l’appeler une compréhension intellectuelle, mais ce serait passer à côté de la question. La question est, en se fondant sur cette compréhension, que nous croyons qu’il est vrai que nous n’avons pas besoin d’être sur la défensive avec cette personne. En s’appuyant sur cette croyance, les murs peuvent commencer à tomber et nous pouvons nous sentir plus détendus. Si les murs ne tombent pas et que nous ne nous détendons pas, la faute réside ordinairement dans notre façon de comprendre et de croire. Toutefois, bien entendu, il peut y avoir des facteurs extérieurs qui nous influencent, comme un stress venant d’autres choses qui surviennent dans notre vie à ce moment-là. Mais je pense que vous voyez de quoi je parle. 

La chose que nous devons être capables de reconnaître, c’est ce que signifie comprendre quelque chose. Si nous pouvons reconnaître ce que veut dire comprendre une chose, alors la connexion entre ressentir un fait comme vrai et ressentir une émotion fondée sur la croyance en ce fait est beaucoup plus facile à faire. Essayons de penser à un exemple. Bien. L’exemple est celui de l’alarme du réveil qui se met à sonner. Nous comprenons « intellectuellement » par un processus d’inférence que cela signifie qu’il est l’heure de se lever.

Maintenant, essayez de vous concentrer sur la sensation de comprendre qu’il est l’heure de se lever. Quelles qualités reconnaissez-vous là ?

D’une certaine façon j’ai appris que je dois me lever si l’alarme du réveil sonne et je réalise que si je me lève assez tôt, il est plus facile pour moi d’aller travailler ; sinon, je serai en retard.

Bien, mais maintenant allez plus loin. Cela ne concerne pas seulement le sens du devoir ou de quelque chose de cet ordre. C’est secondaire. À un niveau plus profond, nous devons travailler sur deux questions émotionnelles principales concernant la croyance en ce que nous avons compris quand nous avons entendu l’alarme sonner. La première est notre refus d’accepter ce que nous entendons et comprenons – le fait que nous devons réellement nous lever. Il s’agit là du premier point majeur. Le second est de prendre la décision d’accepter la vérité et de véritablement sauter hors du lit. Puis, il pourrait y avoir les aspects secondaires de la raison pour laquelle nous prenons cette décision – à cause d’un sens du devoir, d’un sentiment de culpabilité, ou de tout autre chose. Nous pouvons prendre la décision pour de nombreuses raisons, ensuite vient le point que vous avez mentionné.

Ce n’est pas juste un sens du devoir que je ressens. Mais, basé sur l’expérience, je sais que si je me lève suffisamment tôt, alors j’aurai du temps pour prendre quelques minutes afin de me détendre et commencer la journée plus facilement. Dès lors, mon sentiment en me levant est plus positif.

Ceci est très important, car ce qui se passe ici c’est que, en se fondant sur une compréhension, nous acceptons la logique que nous devons nous lever quand le réveil sonne et nous prenons la décision de nous lever. Nous comprenons que si nous nous levons, alors sortir de la maison se fera de manière un peu plus décontractée, plutôt que d’être frénétique parce que nous n’avons que deux minutes pour rassembler nos affaires et courir dehors. Donc, du fait qu’il y a certains avantages à se lever un peu plus tôt et que nous comprenons ces avantages, nous nous sentons apaisés en nous levant. Dans tous les cas, la réalité est que nous devons nous lever, quelle que soit l’émotion que nous ressentons à ce propos : ressentiment ou confort. Nous éprouvons du ressentiment quand nous pensons aux désavantages de se lever – nous ne pouvons pas rester plus longtemps couché dans notre lit douillet. Et nous éprouvons un sentiment de confort quand nous pensons aux avantages de nous lever maintenant.

Quand on examine la structure des enseignements bouddhiques, pour chacun des points évoqués, ces derniers offrent toujours des avantages. Il y a des avantages à ce que les murs tombent ; il y a des avantages à considérer tout le monde comme notre mère, à se rappeler qu’on a une précieuse vie humaine, à être conscient de l’impermanence, etc. Nous devons comprendre les avantages d’accepter et de croire à la vérité d’une chose. De nouveau, cela revient en premier à la compréhension. Une fois que nous avons compris une chose, cependant, nous devons encore travailler avec la question de l’acceptation. L’émotion que nous ressentons sera colorée par le fait que nous acceptons ou non la vérité de notre compréhension, et la manière dont nous l’acceptons.

Accepter une chose que nous comprenons

L’acceptation est en vérité une question très difficile. Il se peut que nous ayons des difficultés à accepter que nous devions nous lever chaque matin, en prenant l’exemple de notre réveil matin. Nous pouvons rencontrer cette difficulté à partir d’autres exemples dans notre vie également, comme de vouloir manger un morceau de chocolat. Nous cherchons partout dans la maison du chocolat, sans pouvoir en trouver. Par conséquent, la conclusion logique est qu’il n’y a pas de chocolat dans la maison. Dès lors, il se peut que ce soit assez difficile à accepter.

Par exemple, nous sommes dehors devant la porte fermée à clé de notre maison, et nous cherchons nos clés dans toutes nos poches et dans nos sacs, car elles devraient se trouver dans l’un de ces deux endroits. Mais, nous avons beau fouiller, si elles ne se trouvent dans aucun de ces endroits, c’est un signe valide pour conclure logiquement que nous avons perdu nos clés ou que nous avons oublié de les emporter avec nous. Nous sommes enfermés dehors ! C’est très difficile à accepter, n’est-ce pas ? Nous cherchons à nouveau frénétiquement. Ce sont là des exemples plutôt faciles. En revanche, quand nous devons accepter qu’il n’y a pas de « moi » solide parce que nous avons regardé partout et que nous n’avons pu en trouver un – ce n’est pas si facile.

Toute cette question d’aller de la compréhension d’une chose au fait de la ressentir véritablement de manière émotionnelle est très difficile à cause de la façon dont nous concevons le processus. Nous envisageons cela comme si le fait d’aller d’une chose intellectuelle à une chose émotionnelle était deux choses sans aucun lien l’une avec l’autre. Mais même le fait de concevoir le processus d’aller d’une compréhension à un sentiment, ce qui est à mon avis une façon plus constructive de l’envisager, même ce processus n’est pas facile, à cause de cette question d’accepter ce que nous avons compris.

Avoir le courage d’abattre les murs

La question est donc maintenant de savoir comment apprendre l’acceptation ? Revenons à notre exemple plus facile. Comment acceptez-vous de faire tomber les murs ? Y a-t-il quelqu’un pour répondre à cette question ?

Quand on comprend que c’est utile, c’est plus facile à accepter. Plus nous comprenons que cela peut s’avérer utile, et plus il est facile de l’accepter.

Bien. Nous acceptons d’abattre les murs et nous essayons vraiment de le faire quand nous comprenons et acceptons comme vrais les avantages de les faire tomber. Quelqu’un d’autre ?

Pour accepter quelque chose, vous devez en faire l’expérience. Donc, en premier, vous en faites l’essai simplement. Vous vous jetez à l’eau et vous coulez peut-être, mais vous devez avoir le courage tout d’abord d’essayer, pour faire cette expérience de couler.

C’est vrai. Pour véritablement laisser tomber les murs, nous devons avoir une grande somme de courage. Mais même le fait de savoir qu’il est possible d’abattre les murs requiert une forme de compréhension pour commencer. Cette compréhension vient de l’expérience d’avoir été tellement blessés dans nos relations quand nous n’avions pas fait tomber les murs. En s’appuyant sur cette expérience, et sur quelqu’un qui nous dit et voit ce que c’est que de les abattre, nous trouvons le courage de l’essayer par nous-mêmes.

Nous pouvons donc maintenant poser une petite touche de peinture dans cette partie du tableau où se tient le gourou, car nous tirons cette inspiration en voyant l’exemple de quelqu’un qui a vraiment laissé tomber les murs, c’est-à-dire un maître authentique – prenez garde, car il y a beaucoup de maîtres qui ne sont pas corrects. Avec un maître authentique, nous verrons un exemple vivant de ce que c’est que d’avoir abattu les murs. Cela nous donne de l’inspiration et du courage pour essayer de faire pareil à notre tour.

Apprendre à laisser tomber nos murs

En tant qu’enfant vous n’aviez pas ces murs, mais à cause de mauvaises expériences, parce qu’on vous a maltraité, vous construisez ces murs et c’est pourquoi aujourd’hui, si vous êtes supposés abattre ces murs, alors il y a toujours cette peur qui est là. Mais, maintenant que je suis entré en contact avec le bouddhisme, j’essaie de laisser tomber ces murs, toutefois il y a toujours cette crainte que l’autre personne abuse de mon ouverture.

C’est exactement le point que je voulais soulever. Comment apprenons-nous que le fait d’abattre les murs est bénéfique ? Comment pouvons-nous apprendre à le ressentir ou à générer ce sentiment ? Cela vient du fait que quand nous faisons l’expérience de laisser tomber les murs, nous faisons l’expérience directe des bienfaits. C’est ainsi que nous en avons connaissance. Mais les bienfaits ne surviennent pas toujours instantanément. Aussi, cette première manière d’apprendre n’est pas si facile.

La seconde manière grâce à laquelle nous pouvons apprendre, c’est, quelquefois, quand nous laissons tomber les murs et que nous sommes blessés. Cela vient d’expériences antérieures également. Parfois nous avons été blessés ; on a profité de nous. Nous devons alors essayer de comprendre ce qui a mal tourné. Très souvent, si nous pouvons comprendre ce qui s’est mal passé, nous pouvons le corriger. Dans une situation donnée, est-ce que le problème était que les murs étaient tombés, ou le problème était-il qu’il y avait quelque chose d’inapproprié dû à notre manière de nous concevoir dans notre façon de gérer la situation ? 

Servons-nous d’un exemple. Nous étions avec quelqu’un et la personne s’est mise en colère après nous. Dès lors, on pourrait aborder la situation de deux façons, soit en dressant des murs, soit en les abattant. On pourrait se dire : « J’avais laissé tomber les murs, j’étais vulnérable et elle a dit cette méchanceté qui m’a blessé(e). » On pourrait aussi se dire : « Bon, si j’avais gardé les murs dressés, je n’aurais pas été blessé(e). »

Nous devons être très clairs à ce sujet, car la façon dont nous venons juste de le formuler est vraiment démente. Comment n’aurais-je pas été blessé(e) si les murs étaient restés debout ? À quoi cela aurait-il ressemblé ? 

En vérité, que les murs aient été dressés ou abattus, nous aurions été blessés. Tout dépend de la manière dont nous nous concevons. Si quelqu’un nous jette un paquet de boue dessus, et si nous restons juste là et le recevons en pleine figure, c’est comme de se voir d’une façon très solide. Mais, si nous sommes très souples et que quelqu’un nous jette de la boue dessus, nous faisons un petit pas de côté et nous ne le recevons pas en pleine face. Les mots méchants nous passent à côté. La personne était de mauvaise humeur, nous ne le prenons pas personnellement.

C’est la clé, être souples et ne pas prendre les propos méchants personnellement ; nous ne les laissons pas nous frapper en plein visage. Mais si nous avons cette façon très solide de nous voir, et que nous sommes rigides et prenons les choses très personnellement, alors, quand les murs sont abattus, nous sommes très vulnérables et nous recevons toute la boue en pleine figure.

Mais si nous avons ce même sentiment d’un « moi » solide qui prend tout personnellement, alors le fait de dresser les murs ne nous protège pas du tout. Que nous abattions les murs ou que nous nous cachions derrière eux par peur et insécurité, nous prenons toujours tout personnellement. Inconsciemment, nous sommes blessés et nous nous raidissons pour ne pas souffrir, mais intérieurement nous ressentons la blessure. C’est un état de déni, mais en fait nous sommes très atteints. C’est ça le « moi » solide, recroquevillé derrière les murs. Nous devons donc être très clairs sur ce qui se passe. Quelle est la cause pour qu’on se sente blessé ? La cause de se sentir blessé n’est pas due au fait que les murs soient abattus. La cause de notre blessure, c’est l’idée fausse d’un « moi » solide.

Sans doute puis-je comprendre intellectuellement le problème et le discours bouddhique au sujet de la vacuité du « moi » solide. Mais si la situation se présente, s’il y a ce sentiment d’être blessé, je ne peux pas appliquer ce discours à ce sentiment et suis dans l’incapacité d’intégrer cette compréhension dans mon ressenti. Par exemple, si on me blesse, je peux me dire : « OK, il n’y a pas d’ego », mais malgré tout, je me sens blessé. Donc, même si j’y pense en termes d’absence d’ego, ce sentiment d’être blessé ne se dissout pas pour autant. 

C’est vrai. Il y a des étapes sur le chemin. La douleur, la souffrance, toutes ces choses ne disparaissent pas instantanément. Même si nous avons la cognition non conceptuelle directe de la vacuité, cela ne signifie pas la fin de la souffrance. Cette cognition non conceptuelle doit nous imprégner lentement ; elle doit se fondre en nous sur une longue période de temps, au prix d’une longue expérience, avant qu’elle n’élimine réellement la souffrance. Il y a un grand écart entre le fait d’être un arya – quelqu’un qui a la cognition non conceptuelle du vide – et le fait d’être un arhat, quelqu’un de complètement libéré pour toujours de la souffrance. Le problème est que nous ne devons pas espérer plus que ce qui se déroule normalement dans la progression au bout de laquelle chaque individu obtient la libération. Cela passe par des étapes ; c’est un processus graduel.

Ici, nous devons nous souvenir de la Première Noble Vérité. La vie est dure ! Telle est la Première Noble Vérité. Même si nous comprenons la vacuité, nos problèmes ne vont pas cesser dans l’instant. La vie est rude ! La souffrance ne s’en va pas instantanément. C’est un long processus graduel. Au début, nous nous sentirons blessés, mais la différence sera que nous ne nous accrocherons pas à ce sentiment. Si nous pouvions faire cela, alors la blessure passerait beaucoup plus vite. Telle est la différence notable. Nous nous réjouirions alors de ce début de résultat et finalement, avec une familiarité croissante, l’effet ira en s’améliorant. Nous ne devons pas nous décourager de ce peu ; nous devrions nous sentir encouragés.

Dire « non »

Il y a un autre point que je veux soulever concernant le fait de laisser tomber les murs. C’est une expérience que beaucoup de gens font, à savoir qu’une fois qu’ils ont abattus les murs, ils ont l’impression qu’ils doivent toujours dire « oui », et ne peuvent dire « non » à personne. Plutôt que d’être directement blessés par l’autre personne, involontairement ils ne prennent pas soin de leurs propres besoins car ils ne disent jamais « non ». Ils sont blessés indirectement. Reconnaissez-vous ce trait ?

Dans cette situation, nous devons essayer de reconnaître que quand nous disons « non » et prenons soin de nos besoins, cela ne revient pas à dresser à nouveau les murs. Bien évidemment nous pourrions dresser à nouveau les murs, mais dire « non » ne veut pas dire qu’on les redresse. Nous pouvons toujours être totalement ouverts, totalement réceptifs, et dire simplement : « Je suis désolé, vraiment, mais je ne peux pas faire cela » ou « J’ai besoin de prendre du repos maintenant », tout en restant ouverts. Mais, quand nous avons cette idée d’un « moi » solide, alors le « pauvre moi qu’on est en train de manipuler » se manifeste et nous sommes très contrariés. Ou bien nous avons l’impression que « si jamais je dis non », alors l’autre personne va m’abandonner, et donc que je ferais mieux de me taire. De ce fait, nous dirigeons intérieurement toute l’hostilité, la culpabilité et la colère contre ce « moi ». De nouveau, tout cela tourne autour de l’idée d’avoir un « moi » solide – telle est l’idée fausse à abandonner.

Répondre à ceux dont les murs sont dressés

Dans ma vie j’aperçois une chose qui revient tout le temps. J’ai des attentes du genre : « J’ai laissé tomber tous mes murs, donc les autres devraient en faire autant. Il n’y a rien à craindre, alors pourquoi ne les laissent-ils pas tomber ? » Et dans le cas où leurs murs restent dressés, je deviens très en colère.

Quand vous dites cela, deux choses me viennent à l’esprit. La première est la conversation que j’ai eue récemment dans un train avec une femme qui, quand j’ai dit que j’enseignais le bouddhisme et la manière de surmonter l’égoïsme, a dit : « Quel mal y a-t-il à être égoïste ? Si tout le monde est égoïste et que je ne le suis pas, je suis juste stupide ! » Vous parlez de la même chose ici : « Si tout les autres ont leurs murs dressés, et si les miens ne le sont pas, je suis juste un idiot. » La réponse que je lui ai faite a été : « Bon, avec une telle logique, si tout le monde tire sur les gens à la ronde, et que vous ne le faites pas, vous êtes stupide. » Donc, de toute évidence, on doit être un petit peu plus objectif à propos des bénéfices et des fautes qu’il y a tirer sur les gens et à avoir les murs dressés.

La seconde chose qui me vient à l’esprit est l’exemple de ma mère. Ma mère avait coutume de devenir très contrariée en regardant les nouvelles à la télévision. Elle regardait les nouvelles et entendait parler de tous les crimes, les cambriolages et les viols qui avaient eu lieu ce jour-là, et elle se mettait très en colère : « Pourquoi les gens agissent-ils ainsi ? » disait-elle.

Je pense que la question ici est celle de l’arrogance bien-pensante, moralisatrice. On peut être arrogant de manière très véhémente, très franche. Ma mère n’était pas comme ça. Mais on peut l’être également d’une façon beaucoup plus subtile. Je pense que c’était son cas, une forme plus subtile du genre : « Je suis tellement merveilleux et tous les autres sont si mauvais. » À nouveau, je pense que tout tourne autour de l’idée fausse d’un « moi » solide. Autrement dit, on s’identifie comme quelqu’un qui agit de manière bénéfique, ayant laissé tomber les murs, ne tuant pas les gens à la ronde, et ne les volant pas. Nous identifions un « moi » solide à cette attitude. Nous l’utilisons pour fortifier notre identité dans une tentative de rassurer ce « moi ». Puis nous nous servons de tout ce mécanisme de puissant rejet des autres, qui n’agissent pas comme nous, afin d’essayer de rendre ce « moi » moins menacé et encore plus sûr.

Nous pouvons comprendre comment nous pourrions répondre différemment avec l’exemple suivant. Nous nous servons d’un verre pour boire de l’eau, comme ceci. Notre chien, lui, ne boit pas de cette façon. Si donc il y a beaucoup de chiens qui boivent tous en lapant l’eau avec leurs langues dans des bols posés par terre, est-ce que cela nous rend arrogants du fait que nous buvons de la bonne manière et que les chiens, eux, sont tous mauvais parce qu’ils boivent de la mauvaise façon ? Non. Pourquoi est-ce que cela ne nous met pas mal à l’aise ?

Par ailleurs, pourquoi est-ce que cela nous rend tendus si nous sommes ouverts et que les autres autour de nous ne le sont pas ? Quelle différence y a-t-il entre cela et notre façon de boire différemment de celle d’un animal ? Je pense que la différence réside dans l’identification d’un « moi » solide avec une certaine posture. Peu importe la façon dont nous buvons, c’est banal et futile. Nous ne soucions donc pas de la façon dont boivent les chiens. Mais il y a ce « moi » solide qui dit : « J’essaie si dur de rester ouvert et d’être “bon”… »

Nous devons maintenant poser une autre petite touche sur une autre partie du tableau, au sujet de la question qui nous contrarie tant quand les autres ne se comportent pas comme nous. Ce coup de pinceau concerne toute la question du « devoir » – « Je devrais faire ça. »

Ne pas faire attention à ce que les autres disent ou font

Je pense qu’il existe une autre approche. Si vous voulez être une personne respectée et que quelqu’un vous dit : « Tu es un idiot », alors vous vous mettez en colère. Mais si vous ne voulez pas être une personne respectée et que quelqu’un vous dit  dix fois de suite : « Tu es un idiot », alors cela n’a pas d’importance pour vous. De même, si quelqu’un veut prendre votre femme pour une raison quelconque et que vous voulez la garder, alors vous commencez à vous battre. Mais si vous pensez : « Okay, si ma femme veut s’en aller, très bien. Je l’accepte », alors, parce que vous n’avez pas le souhait de la garder, vous ne commencez pas à vous battre.

Nous devons faire ici la différence entre deux vérités. On les appelle la vérité la plus profonde et la vérité conventionnelle. Du point de vue de la vérité la plus profonde, oui, on essaye de ne pas être attaché aux choses, en voyant que les choses n’ont pas d’existence solide. Mais du point de vue de la vérité conventionnelle, il y a des « choses qui doivent être acceptées et d’autres qui doivent être rejetées ». Du point de vue conventionnel, il est plus bénéfique d’être ouvert que fermé et il est plus bénéfique de protéger notre femme que de laisser quiconque en abuser et la prendre. Cela ne contredit pas la vérité plus profonde de ne pas être attaché. Nous devons faire attention à ne pas confondre ces deux vérités.

Exercice de conclusion

Il est temps de mettre un terme à notre session pour ce soir. Terminons par un peu de pratique expérimentale, et à nouveau faisons cela en regardant autour de nous et en restant ouverts. Nous voulons être ouverts, non pas dans le sens d’un « moi » solide avec les murs abattus et nulle trace de boue projetée sur nous – whop ! – en pleine figure. Mais plutôt dans le sens où les murs sont tombés et où il n’y a rien de solide à propos de quoi se faire du souci et qui puisse être susceptible d’être blessé. Mais, de toute évidence, nous sommes là. Nous réagissons à tout ce qui se passe sans avoir à nous défendre avec un sentiment de forte saisie, avec crainte. D’où vient la peur ? La peur vient du fait de penser qu’il y a un « moi » solide qui peut être blessé. Alors, bien sûr, nous avons peur.

La vérité conventionnelle c’est cela, si quelqu’un nous jette quelque chose dessus, nous faisons un mouvement de côté. Si les autres nous en demandent trop, nous disons « non ». Conventionnellement, nous traitons pareilles choses avec une conscience discriminante ou la capacité à faire des distinctions objectives, plutôt qu’avec des jugements subjectifs rigides et arrogants.

Si vous laissez tomber les murs, est-ce que cela a à voir avec la flexibilité, si bien que peu importe que nous entendions dire de bonnes ou de mauvaises choses, nous voulons toujours aider ? Est-ce que le fait d’être capable de faire cela signifie que nous avons de la souplesse ?

Exactement. C’est seulement quand les murs sont abattus que nous pouvons vraiment être souples et spontanés, et le reste à l’avenant. Si les murs sont debout, nous ne pouvons pas réellement répondre librement, en aucune façon. Dès lors, nous sommes très rigides. Nous nous promenons avec tous ces murs autour de nous.

Avoir les murs par terre signifie dans une grande mesure être souple. Mais est-ce que cela ne signifie pas seulement avoir de la souplesse ? Avoir les murs abattus, est-ce que cela veut dire seulement rester flexibles ?

Exactement. Cela ne veut pas dire seulement être souples. Cela veut dire également être capables d’entrer en relation de manière appropriée. Cela veut dire beaucoup de choses. Tout est interconnecté. Quand nous laissons tomber les murs, nous pouvons également être plus sensibles. Si nous sommes plus sensibles, nous sommes plus flexibles. Si nous sommes plus sincères, cela fait que l’autre personne se sent plus détendue avec nous. Cela implique beaucoup de choses qui sont toutes en relation. Si les murs sont abattus et que nous voyons vraiment ce qui se passe chez les autres, il est beaucoup plus facile d’avoir la conscience discriminante pour voir clairement quoi faire. On dit que la discrimination et les moyens habiles surgissent naturellement quand les murs sont tombés.

Même si nous ne pouvons pas générer ce type de sentiment d’avoir les murs abattus sur la base d’une compréhension de la vacuité, nous pouvons le générer sur la base de considérer tout le monde comme notre meilleur ami. Pourquoi ? Parce que diverses façons de voyager conduisent à la même destination, diverses causes peuvent conduire à un même résultat, celui que nous voulons réaliser, comme d’abattre les murs. Cela découle des enseignements sur la vacuité de la cause et de l’effet. Il y a donc de nombreuses façons différentes d’atteindre une compréhension et il existe de nombreux niveaux différents de compréhension, qui tous peuvent être utiles.

Donc, essayons de générer cette ouverture à la lumière de la compassion, en voyant tout le monde comme notre ami le plus proche. Puis, si nous pouvons également générer cette ouverture à la lumière d’une compréhension correcte de la vacuité, cela sera encore plus utile. Les deux sont toujours connectés : la compassion et la sagesse. Rappelez-vous ? Il s’agit de l’image de deux ailes.

Endosser la responsabilité pour les autres

Mais si vous voyez l’autre comme votre meilleur ami, alors cela signifie que vous devez prendre la pleine responsabilité de l’autre, et donc, de ce point de vue, j’ai peur.    

Pourquoi avons-nous peur ? À cause de ce « moi » solide qui pense : « Je risque d’échouer. » Cela veut dire que nous devons ajouter une autre touche à notre tableau, du côté également de la vacuité de la cause et de l’effet. L’exemple standard que le Bouddha utilisait était qu’un seau d’eau n’est pas rempli par la première ou la dernière goutte d’eau ; il est rempli par la combinaison de toutes les gouttes. Quand nous essayons d’aider quelqu’un à surmonter sa souffrance, cela ne dépend pas à 100 % de notre seule action. Il s’agit là d’une sur-inflation du « moi ». Le résultat provient de la combinaison de très, très nombreuses causes.

D’une part, nous ne disons pas que nous sommes seuls responsables dans le sens où si la personne ne va pas mieux nous sommes coupables d’un échec. Mais, d’autre part, nous ne tombons pas également dans l’extrême opposé en ne faisant rien. Nous contribuons du mieux que nous pouvons. Mais qu’elle soit capable ou non de surmonter sa souffrance dépend pour la plus grande part de ce qu’elle fait.

De nouveau, c’est un sujet qui nous permet d’ajouter quelques petits coups de pinceau au tableau que nous sommes en train de faire. Mais nous irons de plus en plus profondément dans ce sujet – dans cette idée du « je devrais » – demain. « Je devrais faire ça. Je devrais l’aider. Je devrais être capable de résoudre tous ses problèmes, etc. Et si ça ne marche pas et que je ne résous pas ses problèmes, alors je suis coupable d’avoir fait quelque chose de mal. »

Et cela conduit naturellement à la discussion sur Dieu, d’où découle tout notre façon d’envisager le « devoir ». Nous imaginons que, comme Dieu, nous devrions être tout-puissants et capables d’accomplir tout ce que nous voulons par notre seul pouvoir. Nous aborderons cela demain.

Terminons donc en restant ouverts quelques minutes, sans crainte, et faisons suivre cela par le souhait : « Ne serait-ce pas merveilleux si tout le monde pouvait être ouvert et sans peur. Puisse tout le monde être ainsi. Puissé-je aider tout le monde à devenir ainsi. »

Rappelez-vous, nous devons toujours nous demander de quoi avons-nous peur, pourquoi nous avons peur, et, bien sûr, qui est celui (ou celle) qui est effrayé(e) ?

[Pause pour pratiquer]

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