Dr Alexander Berzin : Traduire pour Serkong Rimpotché et pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama

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Études et entraînement supplémentaires avec Serkong Rimpotché

Pour revenir au récit de mes années d’apprentissage, après être revenu à Dharamsala à la suite de ce premier moment avec Catherine à Bodhgaya, je continuai au cours des quelques années suivantes à étudier intensément à la Library et à assister aux enseignements publics et restreints que donna Sa Sainteté. Je continuai également de traduire pour Serkong Rimpotché, en particulier les enseignements tantriques pour Alan.

Au cours des années, je traduisis de nombreuses initiations, des jenang ou permissions subséquentes, ainsi que des discours sur les longues sadhanas, auto-initiations et poujas du feu pour Alan. Parfois, ces enseignements étaient également donnés à un groupe d’autres Occidentaux, parfois à un petit groupe de tulkus, parfois à nous deux seulement. Rimpotché nous enseigna même, à Alan et à moi, comment dessiner les mandalas des déités majeures ainsi que les mesures en trois dimensions de leurs palais-mandalas. Il faisait des modèles de leurs détails architecturaux à l’aide de pâte de tsampa [farine d’orge grillé] afin que nous sachions à quoi ils ressemblaient.

Cet accent mis sur le tantra me convenait parfaitement à cette période de ma vie. Mon éducation universitaire s’était développée d’un seul côté. Elle n’avait développé que les capacités intellectuelles de mon cerveau gauche. Je devais l’équilibrer avec les capacités créatives et artistiques de mon cerveau droit également. Je devais exercer mon imagination, et me mesurer aux visualisations complexes du tantra était le véhicule parfait pour ce faire.

J’étais particulièrement enthousiaste d’apprendre que chacun des détails des figures que j’essayais de visualiser – leurs visages, leurs bras, leurs jambes, les attributs qu’elles tenaient – représentait différents aspects des enseignements et que de les imaginer tous en même temps était une méthode pour garder à l’esprit et intégrer tout ce qu’ils représentaient. Motivé par l’amour et la compassion, l’objectif de la bodhichitta était d’atteindre l’omniscience représentée par cette iconographie afin d’être bénéfique à tous les êtres. Cela cadrait parfaitement avec mon aspiration d’enfance d’acquérir une saisie intégrale de la connaissance universelle. Cette aspiration, une fois replacée dans le contexte de la bodhichitta, n’était pas scandaleuse.

Mon entraînement universitaire, cependant, avait été égocentré. Bien que j’eusse aspiré à devenir un professeur, mon envie d’une connaissance universelle était fondamentalement pour mon propre profit. Je devais l’équilibrer par une approche plus altruiste. Sa Sainteté me l’avait bien dit quand, lors de ma première audience avec lui, il m’avait conseillé de devoir m’entraîner à la fois à la sagesse et à la compassion. Serkong Rimpoché semblait avoir eu l’intuition de ce dont j’avais besoin et ne m’enseignait rien à moins que je ne le traduise pour les autres. Ma motivation pour apprendre quoi que ce soit devait être pour en faire bénéficier les autres en le partageant avec eux. C’est devenu un thème dominant dans ma vie depuis lors, avec mon site Internet [Study Buddhism], et le reste. Rendre les enseignements accessibles au monde entier est devenu maintenant une inclination dévorante. Je rechigne même d’avoir à aller dormir le soir et suis impatient de me réveiller et de retourner à mon bureau.

La seule chose dont Rimpotché m’instruisit individuellement fut le Kalachakra, qu’il m’enseigna en profondeur et avec force détails. Une fois encore, avec le recul, je pense qu’il agit ainsi afin que je sois en mesure de traduire l’initiation de Kalachakra pour Sa Sainteté, ce que je fis plus tard plusieurs fois et pour que j’écrive le livre Recevoir l’initiation de Kalachakra, rebaptisé Introduction à l’initiation de Kalachakra lors de sa deuxième édition. Étudier le Kalachakra fut donc aussi pour le bien des autres.

En général, pendant que je traduisais, Rimpotché ne me laissait pas prendre de notes. Je devais me souvenir de tout. Il ne me laissait même pas écrire quoi que ce soit avant mon retour chez moi le soir. Pour m’entraîner davantage, au milieu d’un enseignement avec moi comme traducteur, il interrompait l’enseignement, m’expliquait quelque chose à propos du Kalachakra, puis revenait à ce qu’il était en train d’enseigner. Encore une fois, je ne pouvais rien coucher par écrit avant de revenir chez moi, et il me réprimandait sévèrement si je ne me souvenais pas de tout.

Une fois, j’accompagnai Sa Sainteté en tant qu’interprète lors d’une visite en Hollande. Au cours d’une conférence de presse, un des journalistes tendit un magnétophone et demanda à Sa Sainteté d’enregistrer un message pour les Tibétains au Népal. Sa Sainteté s’exécuta, en tibétain, puis continua la conférence de presse. À la fin, le journaliste demanda à Sa Sainteté ce qu’il avait dit. Comme il quittait la pièce, Sa Sainteté se tourna alors vers moi et dit : «Berzin, dites-lui ce que j’ai dit. » J’étais si reconnaissant à Rimpotché pour son entraînement.

Amélioration de mon style de traduction et de mes compétences linguistiques

Rimpotché se préoccupait beaucoup des mots que j’utilisais pour traduire. Les termes tibétains avaient été choisis soigneusement par les anciens traducteurs et étaient riches de sens. Vous devez traire la signification des mots, avait-il coutume de dire. Pour cette raison, il demandait la connotation du mot anglais que je choisissais pour tel terme. Quand cela ne correspondait pas au terme tibétain, il m’expliquait la connotation exacte. Ainsi, il faisait en sorte que j’en arrive à une traduction qui signifiait vraiment ce que le tibétain voulait dire, même si ce n’était pas le terme standard qui avait été souvent formulé par les missionnaires pour traduire la Bible. C’est de cette façon que j’en suis venu à ma nouvelle terminologie de traduction.

Tout d’abord, sur la recommandation de Serkong Rimpotché, je traduisais tous les mots, même les noms, comme les Tibétains l’avaient fait. Mais, suivant l’avis de Guéshé Ngawang Dhargyey selon lequel les premières traductions du Kangyur et du Tengyur furent plus tard presque toutes révisées, j’ai par la suite révisé ce style et certains des termes quand j’estimais qu’ils ne fonctionnaient pas. Le modèle des traductions mongoles à partir du tibétain semblait mieux convenir à notre situation en anglais que le modèle tibétain pour traduire à partir du sanskrit.

Avant que les Mongols ne commencent à traduire les textes tibétains, ils étaient déjà en contact avec le bouddhisme par le biais des Ouïghours. Comme d’autres traducteurs d’Asie Centrale avant eux, les Khotanais, les Tokhariens, les Sogdiens et les Göktürks, les Ouïghours translitérèrent simplement, dans leurs traductions, de nombreux termes bouddhiques sanskrits comme « Bouddha » et « bodhisattva ». Les Mongols étaient déjà familiers avec nombre de ces termes. Pour cette raison, quand ils traduisirent plus tard à partir du tibétain, ils revinrent à la méthode ouïghoure et retranscrirent des mots clés comme « Bouddha » en sanskrit translittéré. Dans la mesure où un public anglophone [ou francophone], comme les Mongols avant eux, était déjà familier avec des termes comme « Bouddha », j’ai décidé qu’il valait mieux les garder en translittération mais avec des explications de leurs connotations lors de leur première occurrence dans un commentaire.

Désormais, s’ils sont disponibles, quand je fonde mes traductions et mes recherches sur les textes sanskrits originaux, j’explique les connotations tant des termes sanskrits que des termes tibétains choisis pour les traduire, dans la mesure où elles diffèrent fréquemment. J’ai tendance à favoriser le sanskrit quand je dois choisir la manière de traduire les termes. Quand les sources primaires sont disponibles seulement dans la traduction chinoise les derniers outils de l’IA [intelligence artificielle] m’ont permis de localiser les passages pertinents pour ma recherche, et j’ai commencé à les traduire et à les analyser également. Mon entraînement à Harvard dans la comparaison des versions sanskrites, chinoises et tibétaines des textes et de leurs termes s’est révélé des plus précieux.

Rimpotché se souciait aussi d’accroître mon vocabulaire tibétain. Pour m’aider dans ce sens, il m’a poussé à parcourir un dictionnaire tibétain et à écrire une phrase avec chacun des mots pour m’aider à m’en souvenir. Nous ne sommes pas allés très loin jusqu’à ce qu’il me dise d’arrêter, mais j’ai perçu le message qu’il essayait habilement de m’enseigner. Je devais travailler mon vocabulaire.

Pour suivre les traces des traducteurs tibétains, les ‘lotsawa’, lesquels étaient à la fois des érudits et des pratiquants accomplis, je devais non seulement m’entraîner dans les langues mais aussi en méditation. Serkong Rimpotché ne me disait pas ce que je devais pratiquer. La motivation et l’initiative devaient venir de mon propre côté. J’eus alors besoin de lui demander s’il émettait quelque objection à ce que je suggérais. Il répondait invariablement qu’il n’en avait aucune. J’ai toujours fondé ma pratique du tantra sur de longues et complètes sadhanas, et les faisais en tibétain. Les longues sadhanas, disait Rimpotché, étaient pour les débutants. Les versions courtes étaient seulement réservées aux pratiquants avancés qui pouvaient compléter de mémoire ce qui avait été abrégé.

Au cours des années qui suivirent, et de mon propre chef, j’ai entrepris et accompli deux pratiques préliminaires de plus, puis des retraites de mantra et des poujas du feu des six tantras anuttarayoga que je pratiquais quotidiennement ainsi que la retraite de mantra d’une des pratiques du kriya tantra. Sonam Norbu m’aidait pour les poujas du feu, ce pour quoi je lui étais très reconnaissant. Pour toutes mes retraites, Rimpotché me conseillait de ne faire que deux sessions par jour, une tôt le matin et une la nuit tombée, et de vaquer à mes tâches quotidiennes habituelles en ne disant à personne d’autre qu’à Sonam que je faisais une retraite. Ce style me convenait parfaitement.

Entraînement additionnel complémentaire

Rimpotché me dispensa également d’inestimables conseils dans les affaires mondaines. Quand une négociation avec l’Oxford University Press en vue d’une éventuelle publication d’une version éditée de ma thèse de doctorat périclita, il m’indiqua les erreurs commises durant les négociations et m’apprit comment conclure des marchés. Son avis m’aida grandement dans les nombreuses négociations d’affaires requises pour installer la présence en ligne des Berzin Archives/Study Buddhism.

Pour entretenir ma santé durant toutes ces années en Inde, j’allais consulter chaque semaine le Dr Yéshé Dhonden qui était particulièrement proche de Rimpotché. Ma connaissance rudimentaire de la médecine tibétaine est née de ma volonté de comprendre comment il me soignait pour les divers déséquilibres qui se manifestaient et de mon expérience personnelle par rapport aux traitements.

Cette attention spéciale que je portais à ma santé fut renforcée par deux expériences mémorables au cours des années 70, pendant lesquelles j’appris de manière directe ce qui concerne la mort. La première eut lieu alors que je traduisais un enseignement sur le lam-rim donné par l’abbé du monastère de Namgyal. Je ne me souviens pas de son nom. Quand il en vint à la section sur la manière dont la mort peut survenir à tout moment, il étreignit son torse et s’arrêta. Son assistant nous dit de partir rapidement. L’abbé venait juste d’avoir une crise cardiaque et mourut quelques minutes plus tard. Nous étions tous sous le choc.

La seconde expérience eut lieu quand un jeune homme canadien, que je ne connaissais pas, mourut d’un empoisonnement au monoxyde de carbone. Apparemment, il se servait d’un poêle à charbon dans sa cabane pour se chauffer l’hiver pendant la nuit, or la cabane ne disposait pas d’une ventilation. En tant que membre senior de la communauté occidentale, les autorités me demandèrent de prendre soin du corps. Avec un ami, je me suis rendu à la cabane qui faisait office de morgue, où nous le trouvâmes nu, étendu sur le sol en ciment. Comme nous le relevions, son corps donnait l’impression d’un poisson froid et sans vie. Nous l’emmenâmes en jeep aux lieux de crémation. Heureusement, un groupe de moines tibétains nous aida à constituer un bûcher, à l’étendre dessus, à le couvrir d’un drap et à le brûler. 

Traduire pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama

Sa Sainteté le Dalaï-Lama disposait de plusieurs traducteurs et, selon la situation et les besoins, il demandait à l’un ou à l’autre de traduire pour lui. Dans la mesure où mes compétences linguistiques s’amélioraient, j’ai commencé à le servir comme l’un d’entre eux, mais seulement en de rares occasions. Cela dura de la fin des années 1970 au début des années 1990.

Tout d’abord, avant de commencer à traduire oralement pour lui, je pris des notes complètes sur les enseignements de Sa Sainteté pour, ensuite, les lire aux Occidentaux. Puis je fis des traductions différées et finalement pris l’habitude de faire des traductions simultanées, tandis que les Occidentaux écoutaient la traduction sur un canal FM sur de petites radios. Sa Sainteté me choisissait comme traducteur pour certaines initiations, pour certains enseignements avancés sur le tantra et pour des rencontres avec des scientifiques, des psychologues et des chefs religieux non bouddhistes. Lors de ces rencontres, ma tâche était d’établir des passerelles entre les façons de penser bouddhiques et les leurs. Quand je traduisais, je complétais l’information en arrière-plan qui se trouvait derrière les mots au sujet de leurs systèmes afin que Sa Sainteté puisse comprendre plus aisément. Une fois que d’autres, en particulier des Tibétains, purent se charger de traduire dans ces diverses situations, Sa Sainteté ne faisait plus appel à moi. Il y avait pour moi d’autre manières de le servir.

Chaque fois que je faisais des traductions différées pour Sa Sainteté, Serkong Rimpotché se tenait à mes côtés, me surveillant soigneusement. Après coup, il me réprimandait sévèrement si j’avais enfreint quelque protocole du décorum, en particulier face à des milliers de Tibétains. J’appris très vite à être plus vigilant sur l’étiquette tibétaine. L’entraînement de la mémoire auquel il m’avait soumis s’avéra inestimable dans la mesure où Sa Sainteté, quand elle enseignait, avait coutume de parler pendant cinq minutes d’affilée, ou plus, avant que je puisse traduire.

Lors de certains de ces enseignements, on demandait aux gens de me soumettre des questions pour les poser à Sa Sainteté le jour suivant. Rimpotché les passait toujours en revue avec moi dans la soirée. La plupart n’étaient pas claires dans leurs demandes et beaucoup trop longues. Souvent, quand les gens posent une question à un grand lama, ce dernier la comprend différemment et y répond différemment. Pour éviter cela, il me demandait de traduire ces questions littéralement, mais de lui dire en une phrase ce qu’elles signifiaient. Il me demandait alors de les reformuler de manière à ce qu’elles s’intègrent au cadre conceptuel du Dharma. C’est seulement de cette façon que Sa Sainteté serait en mesure de comprendre correctement la question et d’y répondre de manière adéquate. Il rejetait aussi nombre de questions et en ajoutait d’autres à poser de manière plus appropriée à Sa Sainteté, lesquelles seraient d’un plus grand bénéfice. De la sorte, j’en ai tiré une précieuse leçon sur la meilleure manière de poser des questions aux grand maîtres du Dharma.

Tournées de conférences avec Serkong Rimpotché

J’accompagnai Serkong Rimpotché et ses deux assistants, Ngawang et Choentsé-la, au cours de deux tournées d’enseignements en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, l’une en 1980 et l’autre en 1982. Chacune comprenait un séjour chez Alan et sa famille afin de donner des enseignements supplémentaires à Alan. Choentsé-la avait été avec Rimpotché depuis l’enfance et s’était exilé du Tibet en sa compagnie. Il était toujours avec Rimpotché où qu’il aille et prenait soin de lui comme un fils dévoué. Il était très calme et silencieux et aidait Rimpotché dans les rituels. Ngawang était Népalais et était sociable, plein d’entrain, bien organisé et très intelligent. Rimpotché l’avait choisi adolescent pour faire partie de son entourage proche et l’avait entraîné à devenir son secrétaire, à rédiger ses lettres et s’occuper de l’intendance de sa maison. En fait, avant de trépasser, Rimpotché choisit deux jeunes adolescents, Gendun Samdup et Thubten Shérab, pour qu’ils rejoignent sa maisonnée. Ils devinrent les assistants de Rimpotché dans sa vie suivante et l’élevèrent comme des parents. Thubten Shérab se chargeait du travail physique dans la maisonnée et Gendun Samdup devait devenir Guéshé et s’occuper des affaires financières.

Rimpotché m’avait choisi également. Non seulement je traduisais pour lui lors de ses deux tournées en Occident, mais organisais tout, écrivais toutes les lettres et obtenais tous les visas pour lui et ses deux assistants, tout ceci sans l’aide d’Internet. Grâce à cela, j’ai acquis l’expérience qui m’a permis d’organiser mes propres tournées de conférence par la suite. En étant le témoin de la manière dont Rimpotché se conduisait et délivrait les enseignements lors de ces tournées, s’adaptant toujours aux audiences et aux cultures locales, aussi bien avec des enfants qu’avec des universitaires, j’ai appris comment me conduire lors de mes futures tournées. Particulièrement utile était de voir comment il prenait tout le monde au sérieux, depuis les hippies défoncés jusqu’aux riches mécènes, et les traitait tous avec une égale bonté et un égal respect.

Rimpotché était toujours humble et informel. Il disait aux gens de ne pas gaspiller beaucoup d’argent en hôtels ou dans des restaurants chics. Il préférait, quand c’était possible, être hébergé chez les gens et manger en famille. J’ai suivi son exemple dans tous mes voyages. Cela m’a permis d’en apprendre plus, et plus facilement, sur les cultures et les modes de vie de mes hôtes dans les divers pays que j’ai visités.

Rimpotché était extrêmement souple et s’adaptait de manière créative aux nouvelles situations. Quand il conduisait des rituels, il improvisait toujours ; par exemple, plutôt que d’utiliser un vase coûteux et richement décoré lors de certaines cérémonies, il se servait d’une bouteille de lait. Quand on lui demandait comment respecter l’engagement de faire une offrande de tsog deux fois par mois, le dixième et le vingt-cinquième jour du mois selon le calendrier tibétain quand ce dernier n’était pas disponible, il répondait : « Est-ce que les calendriers occidentaux n’ont pas un dixième et un vingt-cinquième jour du mois ? » De tels exemples m’ont appris la manière de conseiller les gens dans les pays communistes sur leur pratique du Dharma face aux sévères restrictions auxquelles ils étaient soumis.

L’événement le plus mémorable de ces tournées fut l’audience privée que nous eûmes avec le pape Jean-Paul II en janvier 1980, au Vatican, peu de temps après son accession à la papauté. Le but de l’audience était de prendre un premier contact avec lui pour Sa Sainteté et d’organiser une éventuelle rencontre entre les deux. Rimpotché expliqua que ce qu’ils avaient en commun était la préoccupation pour la liberté religieuse en Chine. Cela pourrait constituer un point de départ pour leurs conversations. Traduire lors de cette audience formelle m’a enseigné un principe important de bonne diplomatie, à savoir mettre l’accent sur un sujet d’intérêt mutuel pour les deux parties. J’en ferais bon usage dans les années à venir.

Tout comme Rimpoché avait vu à l’avance que j’avais le potentiel karmique pour devenir son traducteur, il avait également vu que je deviendrais un enseignant du Dharma. Je le sus car, un soir, alors que nous étions confortablement assis à la table de cuisine de notre hôte à Londres au cours d’une de nos tournées, il m’expliqua occasionnellement comment me relier à mes propres maîtres quand, dans le futur, je deviendrais un enseignant du Dharma moi-même.

Le trépas de Serkong Rimpotché

Rimpotché avait une relation spéciale avec Spiti, une vallée située sur la partie indienne de l’Himalaya, juste à la frontière avec le Tibet. Historiquement, elle avait fait partie du Tibet Occidental. Rimpotché y avait restauré et réformé le bouddhisme et avait organisé et fait en sorte que Sa Sainteté y confère l’initiation de Kalachakra à l’été de 1983. Jusqu’alors, Spiti était une région sous restriction, aucun étranger n’y était autorisé. Cette restriction fut levée, toutefois, à temps pour l’initiation. J’ai donc organisé les permis, et affrété un bus pour nous, un groupe d’Occidentaux de la Library, afin d’y assister et pour que je traduise. Nous fûmes les premiers Occidentaux des temps modernes à nous rendre à Spiti. En dépit de la rudesse du voyage, nous fûmes traités et goûtâmes le parfum d’un pays qui était resté toujours comme à l’époque de l’ancien Tibet.

Peu de temps après notre départ de Spiti, soudainement Rimpotché trépassa le 29 août après avoir achevé une retraite. Il dit à un disciple qu’en ayant recours à la pratique de tong-len, la méditation de « prendre-et-donner », il allait prendre sur lui un obstacle à la vie de Sa Sainteté, même si cela voulait dire perdre sa propre vie, et c’est exactement ce qu’il fit. Rétrospectivement, je pense que le fait de m’avoir donné à revêtir et tenir un ensemble d’habits et d’objets rituels en tant que l’un des principaux disciples durant l’initiation de Kalachakra était un cadeau d’adieu à mon intention de la part de Rimpotché.

Le dernier conseil que je reçus de lui, quand je lui posais une question sur l’initiation de Kalachakra, était de toujours utiliser la logique et la raison pour la résoudre, l’analysant dans le contexte du système complet où elle apparaissait. Il me démontra comment le faire en répondant à ma question, et j’ai toujours suivi cette méthode depuis lors.

[Pour plus d’information à propos de Serkong Rimpotché, voir : Un portrait de Tsenshap Serkong Rimpotché.] 

Quelques années avant son trépas, Rimpotché avait déjà commencé à me donner un cours sur la lecture des commentaires. Il avait dit que vous ne trouveriez jamais un maître qui aurait assez de temps pour vous enseigner tout ce que vous aimeriez apprendre. Faisant écho aux conseils du professeur Kaufmann, il disait que vous deviez lire les textes vous-mêmes et ne poser de questions que sur les passages que vous ne pouviez pas comprendre. C’est ainsi que j’ai parcouru presque une douzaine de textes, pour la plupart des commentaires tantriques qu’il m’avait recommandés, et qu’il a patiemment répondu à toutes mes questions. Je faisais une traduction rudimentaire de tous les textes au fur et à mesure de mes lectures. Me souvenant du plan initial que j’avais d’étudier le tantra de Guhyasamaja lors de mon arrivée en Inde la première fois, Rimpotché inclut dans ma liste de lecture le commentaire sur ce tantra utilisé comme manuel pour son étude à Gyumé, le Collège Tantrique du Bas. En travaillant simplement sur son premier chapitre, il devint évident qu’il m’aurait été impossible de le comprendre, encore moins de le traduire, pour ma thèse de doctorat.

Après le trépas de Rimpotché, Sa Sainteté accepta aimablement de guider mes lectures, répondant à mes questions pendant plusieurs années quand je ne pouvais me servir de la logique et du raisonnement pour élucider un point. De cette façon, j’ai parcouru une multitude de textes tibétains, en me focalisant spécialement sur les sections traitant de sujets qui m’intéressaient particulièrement comme le Kalachakra et l’anuttarayoga tantra en général. Pour ce faire, j’ai fait bon usage des outils de recherche que j’avais appris à Harvard.

Une chose que Serkong Rimpotché voulait que j’apprenne était l’astrologie tibétaine, en particulier les parties découlant des enseignements du Kalachakra. Ce fut seulement un an après le départ de Rimpotché que je fus capable de commencer ces études. Gen Lodro Gyatso, l’astrologue en chef de l’Institut tibétain de médecine et d’astrologie (TMAI, Tibetan Medical and Astro Institute) à Lhasa, dorénavant rétabli à Dharamsala, m’accepta comme étudiant. Il parlait avec un fort accent de l’Amdo que je ne pouvais pas comprendre. Aussi, Ngodup, le cuisinier de Serkong Rimpotché, se joignit à moi pour suivre les leçons et traduisait pour moi ses explications en dialecte de Lhasa. 

Il s’est trouvé que nous fûmes ses derniers élèves. Gen Lodro Gyatso trépassa soudainement juste après avoir fini de nous enseigner les calculs pour le calendrier tibétain et les éphémérides. Telles sont les parties de la discipline issue des enseignements du Kalachakra. Je n’ai jamais appris les parties issues de l’astrologie chinoise ni la manière d’interpréter les horoscopes. Toutefois, et qui était plus important, j’appris la terminologie astrologique du Kalachakra, laquelle ne se trouvait dans aucun dictionnaire. En me fondant sur ce que j’avais appris, j’écrivis un algorithme en 1985 pour calculer le calendrier tibétain et les éphémérides qu’un ami utilisa pour écrire un programme MS-DOS [un logiciel d’exploitation] pour faire les calculs. Nous en avons fait don au TMAI (Tibetan Medical and Astro Institute).

Une autre chose que Rimpotché voulait que je fasse était de recevoir l’initiation de Hevajra de Chogyé Trichen Rimpotché, le chef de la tradition Sakya Tsar, et le principal maître Sakya de Sa Sainteté. Il avait le sentiment que de créer cette connexion dharmique avec son vieil ami serait important pour moi dans le futur. En association avec Gyatso Tséring, qui plus tard devint le directeur de la LTWA (Library of Tibetan Works & Archives), tous deux avaient fondé le Conseil pour les affaires religieuses peu de temps après s’être exilés en Inde. Bientôt, après le trépas de Serkong Rimpotché, je fis le voyage de Kathmandu ainsi que la requête de l’initiation. Chogyé Trichen accepta avec bonté et me la donna en privé. Prendre cette initiation ouvrirait la porte pour recevoir des enseignements Sakya plus profonds dans le futur.

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