Tournées d’enseignement autour du monde
Peu de temps après le trépas de Serkong Rimpotché, j’ai aussi commencé à être invité à donner des conférences dans nombre des centres du Dharma dans lesquels nous avions été ensemble. Finalement, d’autres centres d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord, d’Australie et d’Asie du Sud-Est m’invitèrent également. La communauté tibétaine que nous avions visitée à Lindsay, au Canada, m’invita aussi. Ils me demandaient de parler du Dharma à leurs enfants, dans la mesure où ces derniers ne pouvaient pas se relier au style traditionnel que les Guéshés leur présentaient.
Pendant toutes les années où j’effectuais de telles tournées d’enseignement, voyageant presque toujours seul, je les considérais comme des retraites de bodhichitta. Quand je rencontrais des obstacles et des blocages mentaux à progresser dans la traduction d’un texte ou dans l’écriture d’un livre à Dharamsala, je savais que pour franchir ces blocages je devais accumuler plus de force positive (appelée « mérite »). Offrir le don du Dharma aux autres était le moyen parfait pour ce faire. Mon expérience personnelle dans la poursuite de cette directive est que ça fonctionne. J’ai toujours continué de m’y tenir par la suite.
Une fois, je décidai d’entreprendre une de ces tournées avec un assistant, j’invitai donc mon voisin indien, Rajinder Dogra, à m’accompagner. En fin de compte, cependant, je décidai qu’il valait mieux voyager seul. Rajinder enseignait la géographie au Village des enfants tibétains dans le Bas-Dharamsala et vivait dans un abri de jardin décrépi situé dans la cour en dessous de ma cabane. Partageant une même borne d’eau communale, nous devînmes des amis. Son abri fuyait et possédait plusieurs brèches dans les murs et, parfois, durant les tempêtes d’hiver, il demeurait chez moi et partageait la chaleur de mon radiateur électrique. Quand il travailla deux ans à Bangkok, en Thaïlande, en retour, je demeurais chez lui pour échapper aux semaines les plus froides de l’hiver à Dharamsala. À cette époque, j’avais un chien du nom de Tsultrim. Quand j’étais hors de la ville, Tsultrim restait dans la famille de Renu, la fiancée de Rajinder. Renu était une institutrice locale. J’ai beaucoup appris de la société villageoise indienne en passant de nombreuses heures de loisir avec les amis et les familles de Rajinder et de Renu.
Au cours des années d’enseignement dans les centres du Dharma autour du monde, je tenais Sa Sainteté informée sur la manière dont ces centres se développaient. En conséquence, sans doute, Sa Sainteté m’envoya donner des conférences aux monastères de Ganden, de Drépung et de Séra en Inde du Sud pour les moines qui aspiraient à devenir enseignants ou traducteurs en Occident. Je leur expliquai à quoi s’attendre et comment s’y préparer. On me demanda aussi d’enseigner un séminaire sur les méthodes de traduction aux jeunes Tibétains qui aspiraient à devenir des traducteurs du Dharma, ce que je fis avec bonheur à Delhi.
Je commence à enseigner dans les pays communistes
En 1985, lors de l’initiation de Kalachakra que Sa Sainteté conféra à Rikon, en Suisse, où l’on m’avait demandé de donner des conférences explicatives quotidiennes, je fus approché par une réfugiée tchèque. Elle me dit qu’il y avait beaucoup de gens en Tchécoslovaquie intéressés par le bouddhisme mais sans aucun accès aux enseignements. Viendrais-je à leur rencontre ? Serkong Rimpotché était toujours allé enseigner dans des endroits reculés où personne d’autre ne voulait aller enseigner, comme de voyager à dos de yak à la frontière indo-tibétaine du Spiti pour enseigner aux soldats tibétains enrôlés dans l’armée indienne. Voulant suivre son exemple, j’acceptais de m’y rendre malgré les dangers potentiels d’être un Américain engagé dans des activités « religieuses » illégales derrière le Rideau de Fer.
Quelques mois plus tard, le premier voyage s’avéra être un grand succès et, dans les autres pays européens de l’Est, la rumeur se répandit que j’étais disposé à m’y rendre et à y enseigner clandestinement. Je fus très vite invité et, l’année suivante, je me rendis dans presque tous ces pays communistes. C’était toujours risqué, peu importe où j’allais. Je me souviens d’avoir dû une fois traverser la frontière tchéco-polonaise à pied en faisant confiance aux gens qui m’invitaient pour m’accueillir au bout de la route. Pour éviter d’éveiller les soupçons, nous changions le lieu de nos rencontres chaque jour, et quelques fois nous avions des bouteilles de bière à nos côtés, prétendant jouer aux cartes au cas où la police viendrait à la porte.
Le seul endroit où j’eus des ennuis, ce fut à Cuba quelques années plus tard. La situation alimentaire y était terrible à cette époque. Lors de certaines de nos rencontres, il n’y avait pour dîner que des biscottes et de la mayonnaise. Après ma seconde visite, au moment de l’enregistrement à l’aéroport pour prendre l’avion et retourner au Canada (les Américains n’étaient pas autorisés à se rendre à Cuba et il n’y avait aucun vol en partance des États-Unis), deux forts policiers à l’aspect effrayant me retinrent et m’interrogèrent. Une des personnes qui avait assisté à nos rencontres était un informateur et avait été récompensée par une ration de nourriture plus copieuse. Les policiers avaient les noms de tous ceux qui avaient assisté à nos rencontres et même un enregistrement d’une de nos sessions. C’était suffisamment grave pour considérer comme illégal ce que je faisais, mais, pire encore, que je le fasse en tant qu’Américain. Après m’avoir totalement terrorisé et interdit de ne jamais revenir à Cuba, ils m’escortèrent jusqu’à l’avion juste au moment où il allait décoller.
Dès que j’atterris à Montréal, je contactai le Bureau Privé de Dharamsala et leur demandai d’en informer Sa Sainteté et de lui demander ses prières pour que mes étudiants là-bas n’aient pas d’ennuis. Heureusement, personne ne fut arrêté. L’année suivante, alors que je me trouvais à Mexico City, un des Cubains qui avaient assisté à mes enseignements entra dans le centre du Dharma où j’enseignais. C’était très périlleux et gênant dans la mesure où il était évident qu’il avait été l’informateur, mais aucun d’entre nous ne dit rien. En tant qu’artiste, il avait été en plus récompensé et autorisé à exposer son travail à Mexico.
J’organise les premières prises de contact pour Sa Sainteté et les Tibétains
Je revins à Dharamsala à la fin de ma vaste tournée en Europe de l’Est de 1987 et, un jour, réfléchissant à toutes mes expériences de voyage, j’eus une idée. Je me souvins de Serkong Rimpotché prenant un premier contact pour Sa Sainteté avec le pape Jean-Paul II et pensai qu’il serait peut-être utile que je fasse quelque chose de semblable. Avec mon doctorat de Harvard, je pouvais être invité pour donner des conférences dans les universités du monde communiste et peut-être dans d’autres pays non occidentaux comme l’Amérique latine et l’Afrique. De cette façon, je pouvais établir des premiers contacts pour Sa Sainteté avec non seulement des universitaires mais peut-être aussi avec des chefs religieux et politiques dans ces pays. En tant que réfugiés, les Tibétains n’avaient de passeports en propre, seuls des documents indiens de voyage en qualité de réfugiés. Pour obtenir un visa pour n’importe quel lieu, ils avaient besoin d’une invitation, or ils ne connaissaient encore personne dans ces pays. De plus, je savais que les Tibétains avaient besoin du soutien de ces pays auprès des Nations Unies.
Au cours des années suivantes, j’ai voyagé abondamment autour du monde établissant des contacts pour Sa Sainteté. Je donnais des conférences sur un vaste assortiment de sujets bouddhiques et sur la culture tibétaine à travers le monde communiste, puis à travers toute l’Amérique latine, les pays anglophones de l’Afrique du Sud et de l’Est, le Moyen Orient et, après la chute de l’URSS, dans la plupart des anciennes républiques soviétiques d’Europe et d’Asie centrale, soixante-dix pays en tout. Durant ces tournées, j’ai aussi continué à donner des conférences dans les centres du Dharma et occasionnellement dans des universités de pays occidentaux et d’Asie du Sud-Est. Plusieurs riches mécènes et institutions, ayant appris ce que je faisais, offrirent le nécessaire soutien financier.
Je faisais moi-même tous les préparatifs pour ces tournées, utilisant le manuel des horaires d’avion à l’agence de voyage locale de Dharamsala. Cela se passait bien avant la réservation informatisée. J’achetai habituellement un billet aller-retour plein tarif de Delhi à Santiago, au Chili, qui autorisait des vols sur toutes les compagnies ainsi que des arrêts illimités, tout en ajoutant un dépassement de kilométrage d’environ 20 à 25 %. La seule mise en garde était que je ne pouvais pas m’arrêter dans des endroits où le prix aller-retour pour cet endroit excédait celui de Delhi à Santiago. J’organisai l’itinéraire et réservai une trentaine d’arrêts. Je faisais toujours ma première halte à Prague et, tandis que j’étais là, me rendais dans une agence de voyage pour rééditer le billet, y ajoutant les endroits que j’avais été incapable d’inclure dans la réservation originale. Dans la mesure où le billet devait être réécrit à la main, c’était toujours un trop gros travail pour la personne de l’agence de vérifier les tarifs de Delhi à chaque lieu ajouté, aussi les incluait-elle tous. De la sorte, je fus toujours en mesure de m’arrêter partout où je voulais.
La plus longue tournée de conférence que je fis ainsi dura quinze mois, sans interruption, allant habituellement dans deux ou trois villes chaque semaine et demeurant presque toujours avec les locaux chez eux. J’ai développé une grande souplesse pour adopter les coutumes, le climat et la nourriture de chaque endroit, allant aussi loin que de la Tasmanie à l’Islande, de la Sibérie à Tahiti, du Zimbabwe à la Bolivie, etc. Avoir une routine fixe de méditation chaque matin, peu importe le lieu où je me trouvais, me donnait de la stabilité tandis que je voyageais à ce rythme étourdissant. Il y avait toujours un coin de ma tête familier où me rendre lors de ma pratique du matin.
Les gens qu’il m’arrivait de rencontrer au cours de ces voyages et qui, à mon insu, possédaient les bonnes connexions, offraient d’organiser les préparatifs nécessaires pour que je rencontre les chefs spirituels éminents de leurs pays. De cette façon, j’ai été capable d’établir le premier contact pour Sa Sainteté avec le chef de l’Église orthodoxe d’Orient, le patriarche Bartholomée Ier de Constantinople. Il vivait dans un palais sur une petite île à l’écart d’Istamboul et venait juste d’assumer cette haute fonction. J’étais le premier bouddhiste qu’il rencontrait. Il était très informel et me dit que très bientôt il devait rencontrer une délégation japonaise bouddhique. Il m’a demandé ce qu’il pouvait lire sur le bouddhisme pour l’aider à se préparer, et je lui recommandai un des livres de Sa Sainteté.
Je poursuivis en jetant les premières bases d’un dialogue islamo-bouddhique pour Sa Sainteté. Réfléchissant à l’arrière-plan nomadique partagé des populations bouddhistes et musulmanes d’Asie centrale et au futur développement géopolitique de cette région, je fis des conférences et rencontrai des érudits dans les universités, non seulement en Ouzbékistan, au Kirghizistan et au Kazakhstan, mais aussi en Égypte, en Jordanie et en Turquie. Les étudiants que je rencontrais me disaient combien ils se languissaient de connaître le monde extérieur et, comme marque claire de ce fait, plus de trois cents d’entre eux assistèrent à ma conférence à l’université du Caire. Issu d’un milieu juif, il était assez ironique d’enseigner le bouddhisme à un public musulman.
J’ai également rencontré les chefs religieux de traditions natives d’Afrique du Sud, de Bolivie et du Brésil. J’ai rencontré le chef spirituel traditionnel des Zoulous dans une hutte au Bophuthatswana, une des dix patries pour les Noirs sudafricains durant la période de l’apartheid. C’était un homme corpulent, au maintien royal, et qui avait été artiste. Mon hôte me dit qu’un gang de voyous lui avait brisé ses pouces afin qu’il ne puisse plus peindre et lui avait passé un collier fait d’un pneu rempli d’essence, prêts à le brûler vif. De façon incroyable, l’essence ne s’enflamma pas et il fut à même d’en réchapper.
Assis avec raideur dans une inconfortable chaise métallique quand je le rencontrai, il me parla du mythe zoulou selon lequel, dans les temps anciens, des voyageurs venus de l’espace les avaient visités et leur avaient enseigné l’art de fabriquer un calendrier. Il voulait savoir si les Tibétains savaient quelque chose à ce sujet. Je lui expliquai, comme Serkong Rimpotché me l’avait dit une fois, qu’un récit semblable se trouvait dans les enseignements du Kalachakra. Il était enthousiaste de poursuivre plus avant sur ce point.
Toutes les rencontres ne furent pas fructueuses. À La Paz, en Bolivie, le chef indien Aymara me parla de leur célébration du solstice d’été et voulait y inviter Sa Sainteté. Mais, du fait que le rituel demandait qu’on utilise un placenta de lama, Dharamsala déclina diplomatiquement l’invitation. Pareillement, quand le prêtre Candomblé rencontré à Rio de Janeiro me parla de leur pratique de sacrifice animal, je ne suggérai même pas une rencontre.
Après chaque tournée, je mettais au courant Sa Sainteté et transmettais des comptes rendus détaillés à son Bureau Privé et à son Département d’information et d’affaires internationales, retraçant l’histoire, les coutumes, les croyances religieuses, etc., de chaque lieu que j’avais visité. Par exemple, lors d’une rencontre possible avec le chef spirituel zoulou, le regarder dans les yeux et qu’il vous regarde serait considéré comme impoli. Voyager dans tous ces endroits me fournit l’opportunité de poursuivre à nouveau l’aspiration de mon enfance d’acquérir une connaissance universelle des façons de penser des gens.
Finalement, Sa Sainteté fut en mesure de visiter nombre de ces pays et, peu de temps après, ses représentants commencèrent à établir des Bureaux du Tibet dans ces diverses régions. Actuellement, il existe treize de ces bureaux. Un peu comme des ambassades, ils entretiennent dans leur région des relations bilatérales avec les pays comme avec l’Union Européenne et les Nations Unies.
L’intérêt de bénéficier d’une visite du Dalaï-Lama s’accrut grandement après qu’il eut reçu le Prix Nobel de la Paix en 1989. En conséquence, les nouveaux amis que je m’étais faits autour du monde arrangèrent des visites pour moi avec les ministres et autres hauts dignitaires gouvernementaux dans leurs pays. Grâce à ces rencontres, je fus en mesure d’aider à organiser des visites de Sa Sainteté en Tchécoslovaquie, en Bulgarie et en Hongrie, visites pour lesquelles je servais de liaison et de traducteur. J’ai également arrangé ses visites dans les Pays Baltes et en Amérique du Sud, mais ne l’ai accompagné dans aucune des deux.
L’événement le plus mémorable durant tous ces voyages fut de traduire pour Sa Sainteté quand il enseigna au président Vaclav Havel les méthodes de base de la méditation pour l’aider, lui et son équipe, à gérer le stress juste un mois après la chute du communisme. Avec Havel et son entourage en tenue décontractée, tous s’assirent sur des coussins à même le sol, y compris Sa Sainteté. Pendant cette visite, quand Sa Sainteté apprit que la plus vieille synagogue d’Europe se trouvait à Prague, il exprima un grand intérêt pour la visiter. Quand nous nous y rendîmes, l’office du samedi matin (shabbat) était en cours. Quand Sa Sainteté me demanda de lui expliquer l’office, je fus extrêmement reconnaissant de l’entraînement en hébreu que j’avais reçu à l’école.
J’organise l’utilisation de la médecine tibétaine pour soigner les patients de Tchernobyl
Le pays que j’ai visité le plus fréquemment fut l’URSS, puis, après sa chute, la Fédération de Russie. Du début de 1987, à la fin de l’épidémie du Covid en 2020, je m’y rendais une ou deux fois par an. Bien que j’aie rapidement appris l’alphabet cyrillique et de nombreux mots russes, je n’ai jamais véritablement appris la langue. Beaucoup de gens, toutefois, supposent que je connais le russe à cause de mon nom aux consonnances russes et au fait que j’ai publié la traduction anglaise de l’ouvrage de Nikolai Kuleshov, Russia’s Tibet File : Unknown Pages in the History of Tibet’s Independence (Le Dossier tibétain de la Russie : pages inconnues de l’histoire de l’indépendance du Tibet). Je fus capable de le traduire en étant inventif comme je l’avais appris lors du séminaire de recherche sinologique à Harvard. Quand il y avait un passage qui me posait des questions en anglais, il y avait assez de mots apparentés ou proches en russe pour que je sois toujours en mesure de trouver leur emplacement dans l’original. Puis, en me servant d’un dictionnaire russe, je pouvais identifier l’endroit où les traducteurs avaient choisi la mauvaise traduction quand un mot avait plusieurs significations. J’ai utilisé la même méthode pour vérifier des traductions tibétaines douteuses à partir du sanskrit.
En 1989, à Leningrad, je fis la première conférence publique sur le bouddhisme qui fut donnée en URSS, et personne ne fut arrêté par la suite. Andrey Terentyev, le savant bouddhiste russe et organisateur de l’événement, la décrivit comme un tournant majeur dans l’histoire du bouddhisme en URSS. La rumeur se répandit et, suite à cela, les bouddhistes soviétiques n’eurent plus le sentiment qu’il était dangereux de se rencontrer ouvertement en groupe. Divers groupes commencèrent à s’enregistrer officiellement. En conséquence, en 1990, grâce aux connexions de Terentyev, le Bureau moscovite du Comité bouddhique central des bouddhistes en URSS m’invita à donner des conférences publiques sur le bouddhisme dans la capitale. Bien que le Comité fût sous la surveillance du KGB, ils voulaient affirmer leur indépendance. De nouveau, il n’y eut aucun trouble.
Le Comité m’envoya également avec Terentyev dans les trois républiques traditionnellement bouddhistes d’URSS, la Bouriatie, Touva en Sibérie et la Kalmoukie sur les bords de la mer Caspienne, ainsi qu’en Mongolie. Cela me donnerait l’occasion d’apprendre quelle était la situation actuelle du bouddhisme dans toutes ces régions – lequel avait été pour la plus grande part éradiqué sous Staline – et d’en référer à Sa Sainteté pour évaluer ce qu’il pourrait faire pour aider à sa reviviscence. Alors que j’étais à Touva et en Kalmoukie, j’y dispensai la première conférence publique sur le bouddhisme depuis la répression.
Le projet le plus vaste sur lequel j’ai travaillé en URSS eut lieu avec le ministre soviétique de la Santé. Il s’agissait d’aider à organiser et coordonner l’usage de la médecine tibétaine pour traiter presque un million de victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Natalie Lukyanova, la directrice du Centre de médecine traditionnelle au Ministère, me rencontra durant ma visite de 1990 et me fit la requête d’organiser l’aide du Tibetan Medical and Astro Institute de Dharamsala. Aucun autre système de médecine n’avait marché jusqu’alors. Dans l’esprit de la perestroïka, elle organisa pour moi les conditions pour que je donne au ministère même une série de cinq conférences ouvertes au public sur la médecine tibétaine et le bouddhisme.
Quelques mois plus tard, je me rendis en visite avec le médecin personnel de Sa Sainteté, le Dr Tenzin Choedrak, pour conduire un essai clinique sur un groupe de patients. Ce fut une expérience extrêmement réussie. Dans la mesure où le nombre de patients potentiels était si vaste, nous aurions besoin de trouver des sources d’herbes médicinales pour les médicaments et de démarrer une école pour entraîner un nombre suffisant de médecins. Boris Yeltsin, alors président du Soviet Suprême (le parlement) de Russie, était derrière le projet et nous procura tous les bâtiments et toutes les ressources tandis que Lukyanova et moi organisions tout. Nos médecins soignèrent même les membres du Soviet Suprême, lesquels souffraient d’un stress extrême dû au changement rapide du paysage politique.
Malheureusement, après la chute de l’Union soviétique à la fin de 1991, le projet dut être abandonné. Le désastre de Tchernobyl avait affecté des gens dans la Fédération de Russie, en Ukraine et en Biélorussie, mais ces trois pays ne voulaient pas coopérer entre eux. Chacun voulait son propre projet, or c’était impossible. Malgré ce revirement, cette expérience d’organiser un projet aussi massif me donna l’entraînement et l’expérience pour me lancer dans le vaste projet des Berzin Archives et de Study Buddhism.
Après la dissolution de l’Union soviétique, j’ai continué d’aider à la reviviscence du bouddhisme dans ce pays. Par exemple, quand le premier groupe d’adolescents de Kalmoukie vint à Dharamsala avant d’aller au monastère de Drépung Gomang en Inde du Sud pour devenir moines et étudier afin d’être capables d’enseigner à leur retour en Kalmoukie, je pris soin d’eux. Pendant les quelques mois avant qu’ils ne partent pour Gomang, ils s’entassaient dans ma cabane plusieurs fois par semaine pour que je les aide à se préparer à leur vie future. Ils n’étaient jamais sortis de chez eux, toutes les choses autour d’eux leur semblaient étranges et ils n’avaient aucune idée de ce qui les attendait. Certains avaient douze ans tout juste et besoin d’une assurance paternelle que tout irait bien, ce que j’étais heureux de leur fournir.
Je fais venir un chef soufi d’Afrique de l’Ouest à Dharamsala
Avec les années, Sa Sainteté me demanda d’accomplir ce que j’appelais des « missions impossibles ». Celles-ci comprenaient, entre autres, de faire venir un chef soufi d’Afrique de l’Ouest avec qui il pourrait comparer les méthodes pour développer la compassion, d’organiser en Mongolie la publication des premières traductions des enseignements bouddhiques en langue mongole moderne parlée, et de rencontrer des universitaires et des érudits du bouddhisme dans les universités de Pékin pour discuter de bouddhisme. Sa Sainteté avait vu à l’avance que je serais capable d’honorer ses requêtes parce qu’il s’avéra que toutes trois furent faciles à organiser.
Lors de ma tournée de conférence suivante, je rencontrai un diplomate allemand en Afrique et lui parlai du souhait de Sa Sainteté. Il dit : « Quelle coïncidence ! » et me raconta ensuite qu’il était un ami du Dr Tirmiziou Diallo, le chef religieux soufi héréditaire de Guinée, en Afrique de l’Ouest, et professeur à cette époque à la Free University de Berlin, en Allemagne. Je pris contact avec Diallo et lui fis part du souhait de Sa Sainteté. Il était en train de planifier un voyage en Inde et disposait de quelques jours de liberté avant de commencer un traitement ayurvédique dans un spa. Les dates où il serait à Delhi coïncidaient avec celles de mon retour en Inde. Quelques mois plus tard, nous nous rencontrâmes à Delhi et je l’accompagnai à Dharamsala pour son audience privée.
Habillé d’une élégante tunique blanche, le majestueux chef spirituel africain fut si ému d’être en présence de Sa Sainteté pour la première fois qu’il se mit à pleurer. Sans demander à son assistant comme il l’aurait fait normalement, Sa Sainteté alla personnellement dans son antichambre et en rapporta un mouchoir qu’il offrit au maître soufi pour essuyer ses larmes. Diallo offrit à Sa Sainteté une coiffe traditionnelle musulmane que Sa Sainteté porta sans hésitation et garda pour le restant de l’audience.
Sa Sainteté ouvrit le dialogue en expliquant que si tant les bouddhistes que les musulmans restent souples dans leurs façons de penser, un dialogue fructueux et ouvert est possible. La rencontre fut extrêmement chaleureuse et émotionnellement touchante. Sa Sainteté posa de nombreuses questions sur la tradition de méditation soufie, en particulier sur les lignées ouest-africaines qui mettent l’accent sur la pratique de l’amour, de la compassion et du service. Il y eut toutes sortes de choses que les deux hommes partagèrent en commun. Aussi bien Sa Sainteté que Diallo s’engagèrent à poursuivre le dialogue islamo-bouddhique dans le futur.
Préparation des livres en langue mongole parlée sur le bouddhisme
Quant à la mission mongole, en guise de préparatif, j’acquis un manuel d’Allemagne de l’Est pour apprendre le mongol, comme j’avais toujours voulu le faire depuis mon séjour à Harvard. J’ai essayé de m’instruire moi-même à partir de ce manuel, mais bien que je fusse capable de retenir la grammaire assez facilement, je ne le pouvais pas concernant le vocabulaire. Il n’y avait pas de termes apparentés aux langues que j’avais déjà étudiées et, bien que la situation fût la même quand j’avais appris le chinois et le tibétain dans ma jeunesse, cela présentait un obstacle majeur maintenant que j’avais dépassé la cinquantaine. Je décidai qu’il ne valait pas la peine de pousser mes efforts plus loin. Au cours des années, j’avais récolté quelques termes du Dharma en mongol et cela suffirait.
Sa Sainteté demanda à Richard Gere, l’acteur et le mécène de la cause tibétaine, de financer ce projet mongol. Gere, qui avait assisté à diverses conférences sur le Dharma que j’avais données dans le passé, me contacta alors et offrit le support financier pour coordonner le projet. Une fois en Mongolie, je rencontrai Kushok Bakula Rimpotché, l’ambassadeur indien, qui accepta volontiers de compiler certaines de ses conférences et de les faire publier là. Son assistant, Sonam Wangchuk, se chargea de tous les arrangements et nous fûmes à même de mener avec succès le projet.
Conférences dans les universités de Pékin
Pour rencontrer de universitaires à Pékin, Thurman me nomma comme chercheur appointé à l’Institut américain pour les études bouddhiques de l’université de Columbia – il en était le président – afin que je puisse avoir les bonnes lettres de créance auprès des autorités chinoises. Le Bureau Privé de Sa Sainteté suggéra alors que je contacte Sander Tideman qui, à l’époque, était le directeur de la branche pékinoise de la Dutch ABN Bank. Il devait devenir plus tard Associé senior de recherche à l’université Erasmus. Grâce à ses connexions, il fut en mesure d’organiser mes rencontres avec des savants bouddhistes à l’université de Pékin. Il s’avéra qu’ils étaient curieux d’en apprendre plus sur le tantra, ce que je leur expliquai de manière académique. De mon côté, je leur demandai en retour de partager avec moi leur recherches concernant l’adaptation mandchoue au bouddhisme tibétain. Grâce à cet échange, Sa Sainteté apprit l’intérêt sincère pour le bouddhisme tibétain porté par les érudits bouddhistes en Chine.
J’aide à la mise en place de conférences et de rencontres
En plus de mener à bien les missions que Sa Sainteté m’avait explicitement demandé de faire, j’en entrepris aussi plusieurs de ma propre initiative, l’une étant d’amener vers Sa Sainteté des gens dont le travail l’intéresserait. Par exemple, en 1985, alors que j’étais en Suisse pour l’initiation de Kalachakra de Sa Sainteté, je fus en mesure d’organiser une audience pour Boszormenyi-Nagy qui était en tournée d’enseignement avec Catherine comme interprète. Sa Sainteté n’avait jamais rencontré un thérapeute familial, et j’avais le sentiment que puisque le point central de la thérapie contextuelle était l’éthique relationnelle, il serait particulièrement intéressé d’en apprendre plus sur le sujet.
Pendant l’audience, à laquelle assistait aussi Catherine, Sa Sainteté demanda la différence entre l’éthique bouddhique et l’éthique relationnelle. On lui dit qu’alors que l’éthique bouddhique est définie par des valeurs préétablies, l’éthique relationnelle, elle, se fondait sur une bienveillance mutuelle et sur une définition relationnelle de l’honnêteté. Cela veut dire que le degré d’honnêteté ou d’exploitation qui se produit dans une relation donnée doit être défini par le biais d’un dialogue dans lequel tous les participants doivent définir ce qui constitue une relation honnête ou inversement ce qui constitue une injustice, et chacune des parties doit faire montre d’une volonté de respecter le point de vue de l’autre comme non moins valide que le sien. Dans la relation parent-enfant, l’éthique relationnelle incombe aux parents de protéger leurs enfants et de s’abstenir de les exploiter.
Cela convenait à Sa Sainteté, mais il ne voyait toujours pas la différence entre l’éthique bouddhique et l’éthique relationnelle, assumant que les parents, en particulier les mères sont toujours bonnes et bienveillantes envers leurs enfants. On dut lui dire que ce n’était pas toujours le cas, et que dans certaines familles les enfants peuvent même être sexuellement abusés par leurs parents. Sa Sainteté fut tellement choqué à l’idée de l’inceste qu’il fut difficile pour lui de réengager la conversation. Au lieu de cela, il se tourna pour s’enquérir auprès de Boszormenyi-Nagi de sa vie et, quand il découvrit qu’il s’était installé aux États-Unis en tant que réfugié politique hongrois, il lui sourit et, lui prenant la main, lui dit : « Nous sommes pareils ». C’est ainsi que l’entrevue se termina. Cette rencontre me fit prendre conscience des difficultés de traduire le travail de professionnels occidentaux dans le monde avec lequel Sa Sainteté était familier.
En 1987, connaissant l’intérêt de Sa Sainteté pour la science et l’esprit, j’amenais pour une audience mon vieux camarade de chambre à Princeton, Michael Goldstein, désormais un éminent neurologue pédiatrique. Il vint avec sa femme et trois jeunes enfants qui tous assistèrent à l’audience avec lui. Se servant d’un modèle en plastique du cerveau, il expliqua à Sa Sainteté le fonctionnement de chaque partie. Je n’avais aucune idée que le premier dialogue Mind & Life avec des scientifiques aurait lieu quelques mois plus tard.
En 1983, Sa Sainteté avait assisté à une conférence sur la conscience où il avait rencontré Francisco Varela, un biologiste et neuroscientifique d’origine chilienne qui avait une grande influence sur les sciences cognitives, ainsi que R. Adam Engle, un entrepreneur social américain. Connaissant l’intérêt de Sa Sainteté pour la science, Engle offrit de lui organiser et de financer un dialogue avec des groupes d’autres scientifiques. Le premier dialogue Mind & Life, le précurseur de l’Institut Mind & Life eut lieu à Dharamsala à l’automne 1987 avec six scientifiques, Varela y compris. J’eus également la bonne fortune d’assister à cette rencontre historique, de même qu’à plusieurs autres qui suivirent, en tant qu’observateur. Le soir, après les rencontres, je fournissais l’arrière-plan bouddhique pour les scientifiques quand ils en avaient besoin. Je jouai un rôle similaire lors des rencontres qu’eut Sa Sainteté avec les dirigeants juifs en 1990.
Résider à Dharamsala entre mes tournées à l’étranger me fournit l’opportunité d’assister à des rencontres supplémentaires. En 1993, j’assistai à la première conférence du Réseau d’enseignants bouddhistes occidentaux avec Sa Sainteté. L’un des sujets principaux fut l’abus sexuel d’étudiant(e)s par des maîtres bouddhistes dans des centres du Dharma occidentaux. Sa Sainteté conseilla de rendre ces scandales publics si les maîtres ne changeaient pas leur comportement quand ils y étaient confrontés. Le résultat fut que Stephen Batchelor et moi-même cosignèrent une Lettre ouverte sur les directives éthiques pour les enseignants du Dharma que nous rédigeâmes en conclusion de la conférence.
Lors de l’une des sessions, le thème surgit concernant le manque d’estime de soi et la haine de soi parmi les Occidentaux. Comme cela avait été le cas avec l’inceste, c’étaient des choses dont Sa Sainteté n’avait jamais entendu parler auparavant. Sa Sainteté demanda à chacun de nous dans la pièce si nous avions éprouvés pareils sentiments négatifs envers nous-mêmes, et nous confessâmes tous que ç’avait été le cas. Comme cela arriva en entendant parler pour la première fois de l’inceste, Sa Sainteté fut choqué, n’ayant jamais entendu cela auparavant.
Documents concernant la situation des Mongols en Chine
En 1994, je fis une vaste tournée en Mongolie Intérieure, en Mandchourie du Sud et dans les régions mongoles Dzungar dans le nord du Xinjiang non loin des Monts Altaï. Les Dzungars sont apparentés aux Kalmouks, et un professeur kalmouk rencontré en Kalmoukie arrangea les contacts pour moi. Sa Sainteté avait beaucoup d’informations sur la situation du bouddhisme dans les régions tibétaines de la Chine mais en manquait pour la comparer avec celle du bouddhisme tibétain parmi les divers groupes mongols. Je voulais l’informer sur ce point de même que sur la situation générale du bouddhisme et des bouddhistes en Chine comparée à celle des musulmans. Dans ce but, je visitai également la patrie des musulmans Hui au Gansu et les institutions musulmane des Ouïghours à Urumchi, au Xinjiang. La conclusion fut que, à cette époque, les Mongols avaient un accès bien moindre aux enseignements bouddhiques que les Tibétains, et que les bouddhistes endurèrent beaucoup plus de restrictions que les musulmans. Nombre de monastères bouddhiques que nous visitâmes en Mongolie Intérieure ressemblaient à des établissements gériatriques. Où que nous allions, nous ne rencontrions aucun jeune moine mongol.
J’entrepris ce long voyage qui incluait le Tibet central, l’Amdo, les républiques islamiques d’Asie centrale, la Mongolie et la Bouriatie, avec Ernesto Noriega, un anthropologue péruvien spécialisé dans l’aide aux peuples natifs pour préserver leurs traditions, et Igor Berhin, un interprète-traducteur ukrainien de russe et de chinois. Noriega résidait à Dharamsala à ce moment-là, travaillant sur un projet pour documenter et préserver l’architecture tibétaine traditionnelle et l’enseigner à des élèves tibétains intéressés. Il se joignit au voyage pour photographier les ornements architecturaux et les détails dans les monastères que nous visitions. Berhin avait été mon traducteur à Donetsk, en Ukraine, que j’avais visitée plusieurs fois juste après la chute de l’URSS. Pendant la majorité du temps que nous passâmes en Chine, il allait rendre visite à son maître en arts martiaux en Mandchourie.
Voyager en Chine à cette époque n’était pas très agréable. Au cours de longs trajets en train, la principale nourriture disponible dans les gares était des saucisses de viande d’âne. Nous nous en tînmes aux omniprésentes nouilles instantanées. Une fois, alors que nous nous trouvions en Mongolie Intérieure, Ernesto et moi louâmes un taxi pour nous conduire à un monastère dans le désert de Gobi. Nous nous étions mis d’accord sur le prix avant le départ, mais à peu près à mi-chemin, au milieu de nulle part, le conducteur chinois s’arrêta et demanda le double du prix. Ma tendance était d’éviter tout conflit, et j’aurais payé. Mais Ernesto ne voulait rien entendre sur ce point. Après une vive discussion avec le chauffeur, lequel ne voulait pas céder, Ernesto bondit hors du taxi et je le suivis comme un mouton. Heureusement, nous fûmes capables de faire de l’auto-stop et de terminer l’expédition, et ne restâmes pas en rade comme je l’avais craint.
Alors que je me trouvais dans l’Amdo, j’eus une remarquable expérience à Gonlung (dGon-lung), la région mongole Monguor près de Xining. Le monastère était réputé comme un centre d’apprentissage et de savoir Guélougpa. C’était le siège de plusieurs lamas de haut-rang, incluant les lignées des Rimpotchés Changkya (lCang-skya), Jamyang Zhepa (‘Jam-dbyangs bzhad-pa) et Tuken (The’u-kvan). Les bâtiments et le paysage paraissaient très familiers comme si j’avais vécu là dans quelque vie antérieure.
Pour satisfaire mon intérêt de longue date pour l’Asie centrale, nous visitâmes aussi les principaux sites le long de la Route de la Soie au Xinjiang et à travers les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale où le bouddhisme s’était autrefois épanoui. Voir les emplacements géographiques et le cadre de ces cités-oasis rendit leurs histoires plus vivantes à mes yeux. À Khotan, j’eus une expérience similaire à celle que j’avais eue à Gonlung. Khotan se tient au pied des montagnes Kunlun surplombantes, lesquelles plongent de manière spectaculaire depuis le plateau tibétain jusqu’aux abords du désert de Taklamakan qui gît sous le niveau de la mer. Le jour où je m’y rendis, les ruines étaient totalement désertes. Noriega ne s’était pas senti bien et était resté à l’hôtel, et le chauffeur de taxi chinois était resté dans la voiture. Comme j’errais seul parmi les ruines, je me sentis étrangement et totalement chez moi.
À cette époque, le Xinjiang possédait toujours de nombreux éléments traditionnels. Khotan possédait un marché local haut en couleurs où les fermiers et les bergers en habit traditionnel descendaient des montagnes pour vendre leurs produits. De Khotan, nous prîmes un minibus de nuit pour Kashgar. À l’aube, quand nous arrivâmes dans les faubourgs de la ville, il y avait un embouteillage d’ânes transportant des denrées et des produits locaux vers un marché similaire.
Notre voyage ne fut pas sans dangers. Au Gansu, nous allâmes dans le district où vivaient les Yugurs Jaunes. C’était un peuple turc qui, comme les Mongols autour d’eux, avait adopté le bouddhisme tibétain. Sans que nous le sachions, la zone était interdite aux étrangers ; elle était proche du centre spatial chinois. Quand les autorités locales découvrirent notre présence, la police nous cueillit et, après un sévère avertissement, nous escorta jusqu’à la station de bus et nous renvoya.
Documents sur les politiques postcoloniales en Afrique
Après un bref séjour à Dharamsala pour rendre compte de cette aventure chinoise, je partis pour une vaste tournée en Afrique afin d’y donner des conférences et rencontrer des érudits dans les universités des pays anglophones du sud et de l’est du continent. Je découvris que dans la plupart de ces pays, le SIDA avait ravagé la population. En Ouganda, par exemple, mes hôtes m’expliquèrent qu’une famille moyenne comportait dix enfants ou plus. Mais, à cause de cette épidémie, les parents et certains des enfants étaient morts. Quand les cimetières furent pleins, les membres morts d’une famille étaient enterrés dans la cour arrière des gens. Les grands-parents prenaient alors en charge les petits-enfants survivants, mais avec plusieurs douzaines d’entre eux à surveiller et à nourrir, ils cherchaient désespérément de l’aide. Hélas, contrairement aux missionnaires chrétiens, j’étais incapable d’offrir un soutien financier pour construire des orphelinats afin de soulager la souffrance.
Avec les érudits africains que je rencontrai pendant cette tournée, je me suis concentré pour apprendre d’eux les étapes que leurs pays avaient franchies et leur efficacité à se rétablir eux-mêmes durant leur période postcoloniale. L’expérience de chaque pays était différente comme j’en avais déjà été le témoin dans chacune des anciennes républiques soviétiques que j’avais visitées après la dissolution de l’URSS. J’analysai et présentai à Sa Sainteté les leçons qui pouvaient être tirées des expériences africaines et post-soviétiques afin d’aider à planifier plus avant une période postcoloniale pour le Tibet.
J’initie un dialogue islamo-bouddhique
La stratégie que j’ai utilisée pour démarrer un dialogue islamo-bouddhique avec les historiens de l’Islam rencontrés dans les universités où je fis des conférences au Moyen Orient et en Asie centrale fut de leur demander le récit musulman de l’interaction avec les bouddhistes en Asie centrale et dans le sous-continent indien. Je mentionnai que les récits britanniques présentaient les premiers conquérants musulmans comme de simples fanatiques destructeurs du bouddhisme. Les Anglais voulaient montrer combien bienveillant était leur propre gouvernement de l’Inde comparé à ces premiers envahisseurs musulmans et aux Moghols qui suivirent. L’histoire des dynasties chinoises montrait un tableau pareillement déformé. Mon hypothèse était que, bien qu’il y ait eu de violents fanatiques religieux, la principale force agissante des conquêtes était économique, comme c’est le cas dans la plupart des conquêtes. Ici, il s’agissait d’obtenir le contrôle de la Route de la Soie et du commerce lucratif avec l’Inde afin de profiter des impôts. Les érudits islamiques corroborèrent mon hypothèse et exprimèrent une énorme gratitude pour mon approche plus objective.
« The Historical Interaction between the Buddhist and Islamic Cultures before the Mongol Empire » [« L’Interaction historique entre les cultures bouddhiste et islamique avant l’empire mongol »], republié en trois parties à commencer par L’Interaction islamo-bouddhique : le caliphat des Omeyyades est le résultat de ces discussions. Pour compléter ces discussions, je parcourus la littérature secondaire disponible sur le sujet au cours des années 1990 dans les bibliothèques que je visitai autour du monde. La principale bibliothèque que je consultai fut la bibliothèque Widener à Harvard où je fis bon usage des compétences de recherche que j’avais acquises là durant mes études universitaires et avais affinées avec mon projet de recherche sur la culture chinoise sur lequel j’avais travaillé grâce à ses centaines d’ouvrages. Au cours des années, j’ai pris de vastes notes manuscrites sur plus d’un millier de livres et d’articles rédigés en diverses langues sur l’histoire de l’Asie centrale et sur les religions. Elles forment une partie du matériel que j’appelai plus tard les « Archives Berzin ».
J’écris des livres et prépare des manuscrits
Pendant les intervalles entre les tournées au cours de cette période de voyage intense, de 1984 à 1997, j’ai également écrit plusieurs livres publiés commercialement et préparé des manuscrits pour plusieurs autres encore. D’après mon expérience d’enseignement et de rencontre avec des étudiants dans des centres du Dharma autour du monde, je voyais qu’il y avait plusieurs points qui étaient pauvrement compris. Le plus urgent était la relation avec un maître spirituel. Appliquant la leçon que le professeur Kaufman m’avait enseignée à Princeton, je lus de manière étendue les sources primaires sur le sujet à partir des quatre traditions tibétaines et écrivis Se relier à un maître spirituel (Relating to a Spiritual teacher), réintitulé Wise Teacher, Wise Student : Tibetan Approaches to a Healthy Relationship lors de sa seconde édition.
Un autre problème que je vis fut que nombre des étudiants de longue date avaient atteint un plateau dans leur pratique et ne faisaient plus de progrès. Il se pouvait qu’ils récitent une sadhana tantrique tous les jours mais semblaient ne pas savoir comment appliquer le Dharma aux problèmes émotionnels dans la vie quotidienne, comme dans leurs relations personnelles. Les cadres conceptuels du Dharma et ceux de la psychologie occidentale étaient trop différents. Par exemple, il n’existe pas de termes dans le Dharma pour insécurité, manque d’estime de soi, insensibilité, hypersensibilité, etc. Il n’y a même pas de mot pour émotions.
Aspirant toujours à être un pont entre les cultures et ayant eu l’expérience d’expliquer à Sa Sainteté les cadres conceptuels étrangers, j’ai écrit Developing Balanced Sensitivity (Développer une sensibilité équilibrée) pour combler ce besoin. Ce livre présente une approche structurée pour acquérir un équilibre dans notre sensibilité envers nos propres sentiments et ceux des autres et envers l’effet de notre comportement aussi bien sur eux que sur nous. Il propose un programme d’entraînement complet composé de vingt-deux exercices. Une autre motivation pour développer ce programme était de travailler sur ma propre insensibilité aux autres.
Durant ces voyages, j’ai également continué de poursuivre mon intérêt de toujours pour acquérir une connaissance universelle des façons de penser. Par exemple, j’ai rencontré plusieurs fois à Zollikon, en Suisse, la psychologue Dora Kalff, une disciple personnelle de Carl Jung et fondatrice de la thérapie du jeu avec du sable. Conjointement à l’explication qu’elle me donnait de son travail, elle m’enseigna le système médiéval de numérologie qu’elle avait appris durant ses journées avec Jung. En lien avec l’astrologie, elle l’utilisait pour avoir une première idée de la manière d’approcher des patients non communicatifs. Cela me donna une perspective différente à partir de laquelle voir les enseignements sur l’astrologie et le système pareil à celui de la numérologie, appelé « surgissant des voyelles », dans le Kalachakra. Ils constituaient des outils pour aider à combattre la lutte intérieure contre les forces « barbares » des émotions destructrices et des états d’esprit.
La mort de ma mère
Durant ces voyages, une tragédie personnelle frappa ma famille. Ma mère fut atteinte lentement de la maladie d’Alzheimer. Elle avait pris sa retraite, vivant dans une communauté pour personnes âgées en Floride. Quand, lors d’une visite que je lui fis en 1991 au cours d’une tournée en Amérique, elle commença à faire chauffer un pack de lait en carton sur la cuisinière, je reconnus qu’il était trop dangereux pour elle de continuer à vivre par elle-même. Je l’accompagnai à la maison de ma sœur en Caroline du Nord pour un dîner de Thanksgiving et, avec son consentement, nous décidâmes de la mettre dans une maison de retraite médicalisée où elle déclina rapidement. Très vite, elle fut incapable d’assembler les mots et, laissée à elle-même, voire incapable de s’allonger dans son lit. Dans la mesure où son état de santé général était bon, elle survécut encore quatre années jusqu’à sa mort en 1995.
J’étais au Costa Rica quand elle mourut, mais personne ne savait comment me joindre. Mon prochain arrêt était Caracas, au Venezuela, où je demeurai chez mes vieux amis de Dharamsala, Roberto et Elayne Slimak. C’était un couple aux affaires prospères dans ce pays. Ma sœur connaissait leur numéro de téléphone et appela. Je pris un vol pour le New Jersey à temps pour répandre ses cendres aux Grandes Chutes de la rivière Passaic à Paterson, notre ville natale. C’était l’un des endroits préférés de ma mère. J’avais un agenda d’enseignement et des billets d’avion pour le reste de ma tournée sud-américaine et dus retourner immédiatement après à Caracas. Je fus donc incapable de répandre une partie des cendres sur la tombe de notre père ou de me joindre au reste de la famille pour la pleurer.
Ce qui m’aida à reprendre ma tournée fut de me rappeler Sa Sainteté quand sa mère mourut en 1981. Cela eut lieu pendant un enseignement qu’il donnait à Bodh Gaya, enseignement pour lequel je traduisais. Sa Sainteté partagea la nouvelle de son trépas avec le public, et durant le reste de cette session, nous récitâmes tous pour elle le mantra « Om mani padmé hum ». Mais alors, par considération pour tous les gens qui étaient venus de très loin et s’étaient rassemblés pour écouter ses enseignements, Sa Sainteté les reprit le jour suivant. Et donc, c’est ce que je fis également.