La rencontre de la réincarnation de Serkong Rimpotché et mon interaction avec lui pendant son enfance et sa jeunesse
La réincarnation de Tsenshap Serkong Rimpotché naquit au Spiti en 1984, neuf mois exactement après le jour de son trépas. À l’âge de deux ans, il montra du doigt une image de son prédécesseur et dit : « C’était moi », et reconnut par son nom un de ses anciens assistants venu à la recherche du tulku. Quand il me rencontra la première fois à l’âge de quatre ans et qu’on lui demanda : « Savez-vous qui c’est, », il répondit : « Ne soyez pas stupide. Bien sûr que je sais qui c’est. » Avec ces quelques mots, nous renouâmes le puissant lien entre nous.
Au fur et à mesure que le Deuxième Serkong Rimpotché grandissait, ses jeunes assistants, Gendun Samdup et Thupten Shérab, savaient comment organiser son éducation dans le domaine du Dharma, mais se tournèrent vers moi pour prendre soin du reste. J’avais le sentiment qu’il était important pour lui d’être en mesure de se relier de la bonne façon avec les gens du Spiti et les Tibétains en général. Donc, en plus d’un professeur de grammaire tibétaine et d’orthographe, je chargeai des tuteurs tibétains de lui enseigner des sujets modernes avec les mêmes manuels que ceux que les enfants tibétains du Spiti utilisaient. J’essayai de maintenir au minimum les influences occidentales afin que, à mesure qu’il grandissait, Rimpotché n’ait pas de conflits culturels entre l’Ouest et l’Est. C’est pour cette raison, excepté lors de visites occasionnelles, que je me tins à distance de lui pendant son enfance et sa jeune adolescence.
Rimpotché se rendit pour la première fois en Occident quand il eut dix-huit ans et uniquement pour assister à l’initiation de Kalachakra conférée par Sa Sainteté à Graz, en Autriche, et participer à l’auto-initiation avec Sa Sainteté chaque matin. J’y assistai également et m’occupai étroitement de lui pendant les deux semaines où il fut là. Je l’accompagnai aussi, quand il eut vingt ans, pendant des vacances d’un mois aux États-Unis pour voir les sites et visiter les communautés tibétaines. Comme son prédécesseur, le Premier Serkong Rimpotché, il n’était pas impressionné par les endroits touristiques habituels comme Disneyland. À ses yeux, il n’y avait là « rien de spécial ». Le jeune Rimpotché dit que le temps fort du voyage fut de visiter le musée de l’Holocauste à Washington D.C., car cela l’avait fait méditer sur la compassion tant pour les victimes que pour les bourreaux.
En conséquence de mon expérience avec le jeune Serkong Rimpotché, le Bureau Privé de Sa Sainteté me demanda de me joindre au comité pour décider de la manière de procéder à l’éducation du jeune tulku de Ling Rimpotché après son retour à l’âge de neuf ans d’un long séjour en Amérique auprès d’un riche mécène occidental. Nous décidâmes que le mieux serait qu’il se rende de Dharamsala à son monastère, Drépung Loseling, en Inde du Sud, et y poursuive de sérieuses études, loin des influences du dehors.
Au fur et à mesure que le Deuxième Serkong Rimpotché grandissait et que je le comparais avec son prédécesseur, le Premier Serkong Rimpotché, et poussais cette comparaison à la lumière des enseignements sur le vide [vacuité] du soi, la coproduction dépendante, ainsi que sur le vide [vacuité] de la cause et de l’effet, je devins finalement convaincu de la renaissance. Comme le Deuxième Serkong Rimpotché me le dit, il ne sait pas s’il est la réincarnation de son prédécesseur. Tout ce qu’il peut dire c’est qu’il est né en ayant l’opportunité en or d’être personnellement guidé par Sa Sainteté, les meilleurs maîtres, etc. Ils sont tous présents grâce aux activités et aux qualités du Premier Serkong Rimpotché et il porte son nom. C’est la raison pour laquelle, comme l’enseigne le lam-rim, il a essayé de tirer avantage des occasions fournies par cette incroyablement heureuse et précieuse renaissance.
Étant devenu maintenant excellent, après avoir su tirer parti de ces opportunités, il a mis un point d’honneur à essayer de se reconnecter avec le plus grand nombre possible de disciples de son prédécesseur et de continuer à les enseigner et à les guider. Il n’est ni la même personne ni une personne totalement différente de l’ancien Serkong Rimpotché, la raison en est qu’il n’y a pas de personne auto-établie qui se réincarne. Ce n’est pas comme si toutes les qualités d’une vie donnaient naissance aux qualités de la vie suivante. Après tout, étant donné les innombrables vies antérieures, un groupe de qualités issu de nombreuses vies différentes joue un rôle causal, mais non dans le sens d’une série de causes auto-établies issues de nombreuse vies antérieures et donnant lieu à un résultat auto-établi dans cette vie. Ma ferme croyance en la renaissance, dès lors, se fonde sur la compréhension de Rimpotché de son expérience personnelle d’être reconnu comme une réincarnation, de même que sur la grande quantité de temps que j’ai passée au cours de deux vies avec une personne appelée Serkong Rimpotché, et sur le fait que toutes deux s’accordent parfaitement avec les enseignements sur le vide du soi et le vide de la cause et de l’effet.
Retour en Occident et numérisation de mes travaux
Vers l’année 1997, ayant considérablement voyagé, enseignant et travaillant à des projets pour Sa Sainteté depuis 1984, je décidai de quitter l’Inde pour une combinaison de raisons personnelles et professionnelles. J’ai eu le sentiment d’avoir obtenu tout ce que je pouvais en faisant de l’Inde mon camp de base. Pareil à ce que j’avais ressenti quand j’avais décidé de quitter l’université, j’eus le sentiment que pour progresser plus avant, j’aurais besoin de revenir en Occident. Depuis l’Inde, il était difficile de communiquer avec mon éditeur américain, les publications Snow Lion, et je voulais avoir des étudiants réguliers sur le long terme plutôt que d’être ce qu’on appelle un « jet-set gourou », volant d’un endroit à un autre pour quelques jours une fois par an ou tous les deux ans.
Outre cette idée de s’établir à l’Ouest, il existait plusieurs autres possibilités de ce que je pouvais faire : continuer à être un enseignant itinérant mais passer plus de temps dans chaque endroit, m’installer en Mongolie et aider à y faire revivre le bouddhisme, etc. Tout cela serait bénéfique, je sollicitai donc l’avis de Sa Sainteté. Sa Sainteté me dit de choisir une chose que presque personne d’autre ne fait et pour laquelle je suis doué. Il me faisait confiance pour prendre la bonne décision.
Après quasiment trente années passées en Inde, j’avais approximativement 30.000 pages de traductions que j’avais faites, de manuscrits non publiés de livres et d’articles que j’avais écrits, de transcriptions d’enseignements que j’avais traduits ou donnés, et de toutes les notes manuscrites que j’avais accumulées. J’avais aussi des centaines d’enregistrements supplémentaires qui avaient besoin d’être transcrits. Ces derniers étaient tous inestimables, en particulier les enseignements de Sa Sainteté, de Serkong Rimpotché, de Guéshé Ngawang Dhargyey et d’autres grands lamas avec lesquels j’avais étudié. Je décidai, en accord avec le conseil de Sa Sainteté, que la meilleure chose que je pouvais faire était de les rendre accessibles au reste du monde. Ils m’avaient été d’un grand bienfait, et j’imaginai que, de la même façon, ils seraient bénéfiques aux autres.
Puisque j’avais déjà publié plusieurs livres chez Snow Lion, je discutai avec eux de l’idée de compiler une série de volumes contenant une sélection d’articles tirés de ce matériel et ils acceptèrent. J’avais eu un ordinateur depuis 1985 et, déjà, une moitié de ce matériel avait été numérisée. Le reste des textes était soit manuscrit soit dactylographié. J’avais fait des photocopies de la majorité d’entre eux, mais ils devaient être aussi numérisés. Grâce à une petite bourse que je reçus, j’engageai Peter Green, que j’avais rencontré à Snow Lion, pour commencer cette énorme tâche, et bien qu’il y travaillât à mi-temps pendant deux ans, il ne put en accomplir qu’une petite portion. Peter devait devenir par la suite bibliothécaire à Princeton.
Installation à Berlin, en Allemagne
Une fois que j’eus quitté l’Inde, je passai l’année suivante à tester différents lieux pour un nouveau camp de base : Munich, Seattle, Mexico City et le Pays de Galles, mais, pour différentes raisons, aucun d’eux ne convint. Quelques années plus tôt, lors d’un enseignement que je donnais à Berlin, Aldemar Hegewald, un jeune allemand originaire de Colombie, vint me parler après la conférence et nous décidâmes de rester en contact. Chaque fois que je venais en Allemagne, nous passions du temps ensemble et devînmes bientôt des amis. Nous sommes restés proches depuis lors. Il devait s’engager dans une brillante carrière de neurochirurgien spécialisé dans la chirurgie de la colonne vertébrale, mais à cette époque il était dans une école de médecine et partageait un appartement à Berlin avec un ami qui fut muté dans une autre ville. Il suggéra que j’emménage et partage les lieux avec lui.
Je savais déjà l’allemand, bien qu’il fût rouillé, depuis le lycée et le collège, et j’avais déjà essayé de vivre à Munich. Mais là, j’étais resté dans l’appartement du centre du Dharma, enseignais au centre et devais demander la permission si je voulais aller enseigner ailleurs. À Berlin, il y avait le Buddhistische Gesellschaft [la Société bouddhiste], où j’avais enseigné de nombreuses fois auparavant. Il s’agissait juste d’une suite de pièces où divers groupes de bouddhistes tenaient des cours. Je pouvais y donner des cours et rester indépendant. J’acceptai donc l’offre d’Aldemar. Un bénéfice supplémentaire de vivre à Berlin était qu’il offrait un accès commode à la Russie et aux pays d’Europe de l’Est où je savais que Sa Sainteté considérait comme important que je continue d’y enseigner. À l’occasion, je donne encore des conférences sur Zoom à des groupes de mes étudiants en Russie et en Ukraine.
Je m’installai à Berlin en décembre 1998, et partageai l’appartement avec Aldemar pendant les deux premières années jusqu’à ce qu’il déménage plus près de son école de médecine, et depuis lors j’y ai vécu seul par moi-même. Durant les quelques premières années, je faisais un cours hebdomadaire à la Buddhistische Gesellschaft. C’était assez éloigné, toutefois, de là où moi et la plupart de mes étudiants vivaient. Dans la mesure où les classes étaient peu nombreuses et que je n’en faisais pas la publicité, nous les tînmes finalement dans mon appartement.
Malgré la différence d’âge, Aldemar et moi étions très compatibles. Pour se détendre de ses études, il lisait une encyclopédie allemande d’un bout à l’autre. Avec les années, nos conversations intellectuelles ont été un fait marquant et lumineux de notre relation. Il est aujourd’hui chef du département de chirurgie de la colonne vertébrale dans un vaste hôpital orthopédique d’Allemagne du Nord, près de la frontière avec le Danemark, et vit à proximité avec sa femme italienne, qui est également médecin, et leurs deux enfants.
Une des premières choses que je fis une fois établi à Berlin fut de scanner pour les sauvegarder tout mon matériel manuscrit et dactylographié. Leurs photocopies ne suffisaient pas et, de plus, elles commençaient à pâlir et s’effacer. Aldemar suggéra alors que je transfère tout mon matériel sur un site en ligne. Vers le milieu des années 90, l’Internet était devenu bien connu et maintenant, au détour du siècle, les sites en ligne commençaient à devenir populaires. Je voyais que les livres avaient une distribution limitée et qu’il fallait attendre une deuxième édition si l’on voulait modifier quoi que ce soit. Un site en ligne éviterait de tels problèmes et pourrait même faire l’objet d’une recherche.
De plus, parce que je prenais au sérieux les enseignements de portée initiale du lam-rim concernant le fait de travailler à en faire bénéficier mes vies futures en accumulant les causes karmiques pour ce faire, je pensais aussi que la force positive (le « mérite ») en les rendant accessibles pour le monde sur un site Internet aurait deux effets karmiques sur moi. En tant que cause mûrissante, cela pourrait avoir pour résultat que j’obtienne une précieuse renaissance humaine dans ma vie prochaine. En tant que cause similaire à son résultat, dans cette prochaine vie, je pourrais renaître là où ces enseignements seraient disponibles sur ce site, être instinctivement attiré par eux, et pourrais non seulement être inspiré à les mettre en pratique mais aussi à les rendre encore plus disponibles.
Bien que le fait d’obtenir une telle renaissance soit aussi rare que la proverbiale tortue aveugle refaisant surface une fois tous les cent ans à l’endroit exact sur l’océan où elle passerait son cou à travers l’anneau d’or flottant à sa surface, néanmoins si vous accumulez les causes pour une précieuse renaissance humaine et que les circonstances sont présentes, une telle renaissance devrait s’ensuivre. La méthode est d’observer et garder une stricte autodiscipline éthique et de la supplémenter par la pratique des autres attitudes de grande envergure (les paramitas) de la générosité, etc., de même que de faire des prières de dédicace appropriées de la force positive des actes constructifs que vous faites. J’ai suivi cette méthode du mieux que j’ai pu.
Démarrage du site Internet en ligne des Berzin Archives [Archives Berzin]
Quelques mois plus tard, n’ayant pas encore pris les mesures pour mener à bien la suggestion d’Aldemar, Wolgang Saumweber, un homme d’affaires allemand que j’avais rencontré lors de mes voyages, m’écrivit et m’offrit de créer un site pour moi. Sa première version, berzinarchives.com, fut mise en ligne le 1er décembre 2001. Son principe fondateur était que ce serait non sectaire, toujours gratuit et sans publicités.
L’expérience que j’avais acquise en organisant le vaste projet médical en URSS m’avait préparé pour mettre en route le projet des Berzin Archives sur une large échelle. Afin de le diriger en tant que Directeur général, Chef d’entreprise et Gestionnaire de contenu, ce que je fais encore aujourd’hui, j’ai appris les fondamentaux de l’informatique (Information Technology) concernant le développement des logiciels, la maintenance et l’administration d’un site Internet complexe. Rudy Hardewijk, un programmateur hollandais, demeura chez moi pendant quelques mois à Berlin et développa davantage le site. Mais ce fut Christian Steinert, un de mes étudiants allemands et programmateur en chef, qui prit ensuite la relève en tant que développeur du site. Steinert traduisait aussi mes cours du Dharma à la Buddhistische Gesellschaft. Il devait poursuivre en suivant le master’s program de trois ans à l’Institut Lama Tsong Khapa puis en enseignant les sessions de révisions quotidiennes de la deuxième année du cursus. Il enseigne occasionnellement dans des centres bouddhiques en Suisse, où il vit et travaille habituellement.
Ayant enseigné dans tant de pays, je me rendis compte que tout le monde ne parlait pas l’anglais ; les gens appréciaient d’apprendre le Dharma dans leur propre langue. Pour aller à la rencontre de leurs besoins, j’ai commencé par faire traduire le site en allemand, ce qui se révéla populaire. C’est pourquoi, durant les quelques années suivantes, j’ai lentement élargi le site au russe et aux autres langues européennes de même qu’au chinois, à l’hindi, au tibétain et au mongol. Bien que je n’aie jamais étudié les langues romanes, mon bagage en latin me permit de superviser les langues de ces sections. Le fait d’avoir passé tant d’années en Inde, en plus de ma connaissance du sanskrit, rendit la supervision de la section en hindi assez facile.
Alors que je travaillais à ajouter plus de contenu au site, je rendais compte de nos progrès à Sa Sainteté chaque fois qu’il enseignait en Europe, et lui demandais davantage de conseils pour me guider. Je traduisis plusieurs autres initiations de Kalachakra pour lui et traitai avec la presse lors de plusieurs de ses enseignements. Par exemple, quand des théories conspirationnistes se répandirent au sujet des motifs de Sa Sainteté pour conférer l’initiation de Kalachakra à Graz, en Autriche, en 2002, je servis de porte-parole pour gérer et contrôler les dommages. Quand des manifestations anti-Dalaï-Lama étaient particulièrement tumultueuses tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des lieux où ses enseignements se tenaient, Sa Sainteté me demandait mes recommandations à donner aux organisateurs et aux autorités locales sur la meilleure manière de gérer les troubles qu’elles causaient.
Accroissement de l’équipe des Berzin Archives
En 2003, Andreas Killmann vint à Berlin pour le ministère de la Justice du gouvernement allemand, où il est toujours employé en tant que conseiller juridique. Il se joignit bientôt à mes cours à la Buddhistische Gesellschaft et devint à la fois un ami proche et mon conseiller principal. En février 2005, il nous conseilla sur les statuts pour les articles de l’Association grâce à laquelle je créai une association allemande non lucrative, les Berzin Archives e.V., pour soutenir le site, et Aldemar accepta d’être le directeur du Conseil d’administration. Depuis lors, Andreas s’est occupé de tous nos besoins légaux, travaillant en réseau avec les professionnels des impôts et de la loi de même qu’avec les corps administratifs allemands, les propriétaires, les banques, les compagnies d’assurance et le reste à l’avenant. À mesure que le projet grandissait avec les années, quelquefois avec une équipe de quatre-vingt travailleurs indépendants, celui-ci était soutenu exclusivement par des donations et des bourses. Les gens ont été extrêmement généreux.
Le travail d’Andreas au Ministère est d’évaluer les propositions de nouvelles lois pour déterminer si certains de leurs points entrent en conflit avec les réglementations existantes, voire avec les préceptes de la constitution allemande. Expert à débusquer les défauts, il fait de même pour notre projet. Je l’appelle « Mr Verre-à-demi-vide », moi étant « Mr Verre-à-demi-plein ». Chaque fois que j’ai une nouvelle idée pour le site, je vérifie d’abord auprès de lui. Il représente invariablement le côté « précaution » et met le doigt sur les risques dans tout ce que je propose. Cela conduit souvent à un débat animé, mais je dois habituellement admettre qu’il a raison et, ensemble nous trouvons un chemin médian. Je lui suis extrêmement reconnaissant de minimiser les problèmes concernant le projet.
En 2009, Sa Sainteté, connaissant mes efforts pour promouvoir un dialogue islamo-bouddhique, m’a demandé de rendre le contenu du site également disponible pour le monde musulman. Donc, pendant les années qui suivirent, je fis les préparatifs nécessaires pour sept des langues islamiques, à commencer par l’arabe. Pour être à même de superviser l’affaire, j’appris l’écriture arabe.
Connaître les principes de base de la grammaire hébreue et du vocabulaire depuis mes études d’enfance me permit de mener des recherches en arabe originel pour une étude comparée de l’amour dans le bouddhisme et l’islam. Une fois encore, le cours de recherche sinologique de Harvard m’enseigna à faire usage d’ingéniosité pour faire cela. En me servant d’un moteur de recherche arabe du Coran, je pus trouver tous les versets contenant des flexions du mot arabe pour amour. Puis, en consultant les traductions mot-à-mot des versets, je pus apprendre le concept coranique de l’amour.
[Voir : La pratique de l’amour : comparaison entre bouddhisme et islam]
En 2011, Matt Lindèn, un photographe professionnel anglais et vidéaste se joignit en tant que Rédacteur en chef pour l’anglais. Il s’intégrait bien à notre approche multi-linguistique, parlant couramment le chinois (à la fois le mandarin et le cantonais) et connaissant le tibétain, le français, l’allemand, l’italien, le finlandais, le suédois et un peu de japonais. Ayant appris au cours de mes voyages que beaucoup de gens préféraient écouter les enseignements plutôt que de les lire, très vite je demandai à Matt de préparer et d’ajouter un contenu multimédia au site, à la fois audio et vidéo.
J’avais rencontrer Matt en 2006 quand j’avais assisté à une conférence à Londres sur l’interaction culturelle entre l’islam et le Tibet. Lors de l’une des sessions, Joona Repo, un étudiant doctorant finlandais à l’École des études orientales et africaines (SOAS), m’approcha et me dit tout le bienfait qu’il avait tiré du site des Archives Berzin. Matt, qui venait juste d’être diplômé de l’école SOAS, était son partenaire, et les deux me rejoignirent pour dîner le jour suivant. Nous sommes restés en contact depuis lors, nous rencontrant chaque fois que Sa Sainteté enseignait en Europe. Tous les deux suivirent l’université de Lhasa pendant deux ans puis, après cela, étudièrent à Dharamsala.
Joona devait devenir le coordinateur pour la traduction de la FPMT (Foundation for the Preservation of the Mahayana Tradition [la Fondation pour la préservation de la tradition Mahayana]).
En 2013, Yury Milyutin, un stratège russe en marketing numérique, rejoignit l’équipe en qualité d’assistant. À l’âge de quinze ans, il avait remporté le championnat de stratégie en jeu vidéo de toute la Russie. En tant qu’homme jeune travaillant comme professeur de yoga à Kiev, en Ukraine, il était venu me trouver à la fin d’un séminaire que j’enseignai dans cette ville et, comme cela s’était passé avec Aldemar, nous avions gardé contact après coup et nous rencontrions chaque fois que j’enseignais à Kiev. Quand il exprima son intérêt pour travailler pour le site, je l’invitai à Berlin.
Transformation du « site » Berzin Archives en celui de Study Buddhism
En 2015, la programmation du site était devenue obsolète et, en dépit du fait que les Berzin Archives étaient devenues une « marque » bien connue, je décidai de commissionner la création d’un nouveau site en ligne. À des fins de marketing, Yury a recommandé que nous changions de nom. Tout d’abord, j’étais contre cette idée, mais après réflexion, je réalisai que ma résistance venait de mon attachement au site comme étant « mien ». Comprenant l’erreur d’une telle saisie, j’acceptai de changer. En quête d’un nouveau nom, je découvris, à ma surprise, que « Study Buddhism » était toujours disponible. Cela ôterait et déplacerait l’accent mis sur moi pour le placer de manière plus appropriée sur le Dharma. De même, dans le futur, il serait plus facile à trouver par les moteurs de recherche. C’était un grand pari dans la mesure où initialement le changement nous ferait laisser tomber le fait de compter sur Google, mais nous décidâmes de tenter cette chance. C’est ainsi que nous transformâmes le nom Berzin Archives en Study Buddhism.
Grâce au soutien d’un généreux mécène, je louai les services de la meilleure compagnie en développement informatique de Berlin, Edenspiekermann, pour construire le nouveau site en ligne dans la mesure où Steinert ne disposait plus de temps. Julia Sysmäläien, une lauréate finlandaise, designer récompensée en typographie et architecte en informatique, dessina le nouveau format et, après avoir achevé le projet, rejoignit notre équipe. Yury supervisait la construction afin qu’elle reste en accord avec nos besoins. Il continua avec nous quelques années de plus, aidant à élargir notre présence sur Internet, puis retourna à Kiev. Quand la guerre éclata, il fut capable de s’échapper au Portugal avec sa femme ukrainienne.
Le nouveau site fut mis en ligne en mai 2016. Très vite, nous nous agrandîmes avec un assortiment de plateformes sur les réseaux sociaux et démarrâmes une chaîne YouTube, https://www.youtube.com/studybuddhism, avec Matt se chargeant des deux depuis Helsinki où il réside. J’invitai Maxim Severin de Moscou, en Russie, qui avait assisté à mes enseignements dans cette ville, à se joindre à nous en qualité d’analyseur de données et organisait pour lui et sa famille sa relocalisation à Berlin. Grâce à Yury, je louai aussi les services d’Andreii Zdorovtsov à Dnipro, en Ukraine. Il fut engagé comme développeur du site pour compléter la boucle de notre équipe clé. Quand la guerre arriva en Ukraine, nous aidâmes d’abord sa femme et ses enfants à se réfugier en Allemagne puis il fut en mesure de les rejoindre également.
Depuis lors, avec les années, grâce à cette équipe dévouée j’ai agrandi davantage le site en accord avec les engagements de Sa Sainteté. Afin de promouvoir les valeurs humaines de base et l’éthique laïque, valeurs que Sa sainteté m’avait explicitement demandé d’inclure, j’ai ajouté une large section sur les valeurs universelles. Pour favoriser l’harmonie religieuse, je me suis focalisé non seulement sur l’harmonie interreligieuse entre le bouddhisme et l’islam, mais aussi sur l’harmonie intra-religieuse entre les diverses sortes de bouddhisme. Dans ce but, j’ai fait traduire le site dans toutes les langues des pays bouddhistes asiatiques restants.
Pour favoriser le non-sectarisme, Matt a interviewé en vidéo plus d’une cinquantaine de maîtres bouddhistes tibétains, chinois et théravadins de toutes les traditions y compris celle du Bön, de même que des professeurs d’universités en Études bouddhiques et des scientifiques faisant des recherches sur la méditation et l’intelligence animale. Ces vidéos sont disponibles sur notre chaîne YouTube avec des sous-titres dans toutes nos langues.
Pour préserver et promouvoir la langue tibétaine, j’ai fait augmenter notre section en langue tibétaine parlée de plus de cinq cents articles. Récemment, un monastère tibétain en Inde a demandé la permission de réimprimer et de distribuer un de ces articles lors d’un enseignement public qu’il tenait. Et pour payer en retour la bonté de l’Inde à mon égard, j’ai rendu le site disponible en dix langues indiennes.
Aujourd’hui, en mars 2025, le site compte plus de seize mille articles couvrant nos trente-sept langues, et en 2024, il a reçu 3,2 millions de visiteurs particuliers. En plus d’assurer le travail administratif pour le projet, je continue de faire des recherches et d’écrire de nouveaux articles malgré mes quatre-vingts ans.
Recherches courantes
Suivant l’avis de Sa Sainteté de toujours s’appuyer sur les maîtres de Nalanda, j’ai compilé, analysé et traduit du sanskrit, quand disponible, sinon du tibétain et occasionnellement du chinois, ce qu’ils ont écrit à propos du karma et de l’ignorance. J’ai organisé leurs explications en fonction des quatre systèmes philosophiques. De même, la relation avec un maître spirituel, le karma et l’ignorance sont des sujets souvent pauvrement compris par la majorité des pratiquants occidentaux.
Pratique courante de méditation
Je maintiens aussi un pratique quotidienne de méditation, laquelle a évolué au cours des années. Tout d’abord, je pratiquais, en tibétain, les longues sadhanas de toutes les déités majeures pour lesquelles j’avais reçu une initiation, qu’elles impliquent ou non un engagement de pratique quotidienne à vie. Une fois que j’eus fait mes retraites pour toutes et eus commencé mes vastes voyages, Sa Sainteté m’accorda la permission de toutes les abréger aux seules visualisations, aux sections sur la bodhichitta et sur le vide, et aux mantras.
Sa Sainteté explique toujours que le point principal de la pratique du Dharma est de surmonter la saisie et le fait de chérir le soi. Sans cette orientation, réciter des sadhanas a peu d’effet. C’est pourquoi, désormais, bien que je maintienne la pratique abrégée des sadhanas plus quelques autres pratiques pour lesquelles j’ai pris des engagements, j’ai suivi l’exemple de Sa Sainteté et mis l’accent, à la place, sur la méditation analytique concernant la bodhichitta et le vide. Pour la méditation sur le vide, j’utilise les cinq grands raisonnements du Madhyamaka et les versets du Madhyamakavatara (S’engager dans le Madhyamaka) de Chandrakirti que Sa Sainteté dit contempler quotidiennement. De la sorte, j’incorpore la méditation analytique à n’importe quel sujet sur lequel je pourrais être en train de travailler pour le site, par exemple le karma.
Tandis que j’écris ce récit de ma vie, dans ma méditation sur le vide, je me suis concentré sur certaines des questions personnelles auxquelles j’ai dû faire face, en particulier le sentiment que je n’existais pas et l’aversion de chauve-souris que j’avais d’avoir une identité fixe, solide. Je voulais obtenir plus de clarté sur quelles avaient été les véritables causes de mes problèmes. Dans la mesure où faire de telles analyses joue un rôle si important dans ma vie et où celles-ci, pour les quelques lecteurs qui ont étudié le vide, pourraient s’avérer utiles afin de voir comment une telle analyse fonctionne, laissez-moi esquisser ce que j’ai trouvé.
À cause d’une vision erronée se manifestant automatiquement envers une collection transitoire [celle d’objets impermanents] (’jig-lta lhan-skyes), vous projetez un soi auto-établi (existant de manière inhérente) soit comme identique soit comme le possesseur de quelque chose dans les agrégats (comme les vœux et le comportement d’un moine ou d’un laïc), et vous vous y accrochez comme étant votre véritable identité. Ceci repose sur le fait d’avoir versé dans l’extrême de l’absolutisme, la saisie d’un soi auto-établi. Si, par ailleurs, vous tombez dans l’extrême du nihilisme, comme je l’avais fait, alors vous imaginez que le soi n’existe pas du tout et vous rejetez le fait de le projeter sur une quelconque identité et devenez ainsi la chauve-souris. Une variante de cette vue nihiliste est la saisie d’un soi auto-établi qui n’a pas d’identité. Cette variante correspondait plus à ce dont j’avais souffert.
Un « soi » se manifeste en dépendance non seulement de la base d’un continuum de cinq agrégats mais également d’un étiquetage mental. Un « soi » se manifeste aussi par contraste en dépendance d’un « autre », mais seulement sur la base que le soi et l’autre être soient dépourvus d’existence auto-établie et non sur la base que les deux soient auto-établis. Je m’étais accroché à mon « soi » ayant une non-existence auto-établie et à la sensation physique corporelle du toucher comme étant « l’autre » doté d’une existence auto-établie. Étant mal à l’aise avec le sentiment que j’étais non existant et rejetant toute véritable identité comme moine, comme laïc, etc., j’avais imaginé qu’en touchant des choses, comme des vitrines en descendant une rue, je pourrais établir que j’étais en fait existant. C’était comme si je pouvais tirer mon existence des vitrines.
Mais, de l’époque où je touchais compulsivement des vitrines, cela fait des décennies maintenant, il reste encore indubitablement des traces des conceptions erronées qui sous-tendaient ce comportement. Néanmoins, plus j’analyse avec précision les questions qui me troublaient en les intégrant au cadre technique du Madhyamaka et en découvrant combien ce cadre les décrit bien, et plus je deviens confiant dans le fait que la compréhension correcte du vide au sein de ce cadre est l’antidote le plus profond à la souffrance. Je ne peux certainement pas prétendre avoir pleinement et correctement compris le vide, mais quel que soit le niveau de compréhension que j’ai atteint jusqu’à présent, cela m’a aidé énormément. Si les autres prennent également le conseil de Sa Sainteté au sérieux et pratiquent la méditation analytique quotidiennement, je suis sûr qu’ils en bénéficieront aussi.
En plus de la méditation analytique, je pratique aussi ce qu’on appelle la « méditation-coup d’œil », laquelle consiste à survoler les enseignements afin de les garder frais à l’esprit. Chaque jour, donc, je balaye d’un œil une série de dix textes courts que j’ai étudiés sur le lam-rim, le lo-jong et le vide. J’utilise mes traductions anglaises de ces textes car elles véhiculent une plus grande signification pour moi que les originaux tibétains.
J’ai cueilli cette idée de s’entraîner ainsi de mes voyages avec Sa Sainteté et le Premier Serkong Rimpotché. Entre les rendez-vous, et dans une voiture ou dans un avion, tous les deux avaient coutume de réciter calmement des textes par cœur à très grande vitesse. Se contenter de réciter les textes comme un exercice de mémoire est d’un bénéfice limité. De manière plus importante, s’entraîner ainsi est un moyen efficace d’assembler leur contenu et d’en devenir automatiquement conscient en réponse aux événements journaliers. C’est la base pour être capable de traduire les enseignements du Dharma en un comportement instinctif.
Cette méthode d’acquérir une familiarité avec les enseignements s’accorde aussi avec le conseil directeur de Serkong Rimpotché selon lequel nous devons être capables de ramener à l’esprit les enseignements du lam-rim tout entier dans l’intervalle de temps qu’il faut pour mettre un pied dans l’étrier et passer l’autre jambe par-dessus le cheval. Quand vient la mort, elle n’attend pas que vous ayez installé votre motivation et mettiez en place ensuite lentement un état d’esprit constructif.
Entraînement physique coutumier
Un autre aspect important de ma vie actuelle est l’exercice physique. Je ne me suis jamais entraîné pendant la plus grande partie de ma vie et n’ai commencé qu’en 1999 quand je partageais un appartement avec Aldemar. En plus de ses études médicales, Aldemar enseignait le ninjutsu, les arts martiaux des guerriers ninja. Comme j’étais curieux, je décidai d’assister à son cours avec tous les élèves du collège et de l’enseignement supérieur. Je me joignis aux exercices d’échauffement et appris à me servir d’une épée de samouraï, ce qui était très amusant, mais restais assis à l’écart quand ils pratiquaient le combat. À la fin du cours, je leur enseignais à tous la méditation. Je trouvais l’énergie et l’enthousiasme de ces jeunes gens très revigorant. Je cessai d’y participer, toutefois, quand Aldemar déménagea dans son propre appartement.
Mais, si je reviens en arrière à l’année 2007, j’eus à souffrir d’une blessure au dos. Après avoir guéri, je rejoignis un club de mise en forme à la demande répétée de certains de mes étudiants et commençai à suivre des cours d’exercice d’aérobic aquatique pour renforcer mes muscles dorsaux. Cela me fit grand bien. En 2011, mon instructeur en aérobic aquatique, Sebastian Werner, me conseilla, maintenant que j’avais soixante-sept ans, en me disant qu’il était important que je prenne des mesures pour prévenir la perte de la masse musculaire due à l’âge afin d’éviter de possibles blessures consécutives à un affaiblissement. Il m’expliqua que, selon la recherche médicale, la meilleure méthode pour accomplir cela était de soulever des poids. J’ai donc commencé à m’entraîner en privé avec lui trois fois par semaine et ai appris à soulever de la fonte. À ma grande surprise, j’ai découvert que j’étais très fort et avait un corps comme celui de mon père. Il aurait été très heureux et fier de me voir.
En 2019, je me blessai au poignet et dus cesser de soulever de lourds poids. Mais je continuai de m’entraîner avec Sebastian comme avant, me concentrant maintenant sur des exercices qui n’infligeaient pas de tension à mes poignets et qui amélioraient mon équilibre et ma souplesse. Puis, en 2021, j’eus une attaque d’angine de poitrine due à une artère coronaire bouchée, et on me posa quelques stents. Je crois fermement que tout l’entraînement physique que j’avais fait me sauva la vie. Il avait renforcé mon cœur en sorte que l’angine de poitrine ne déboucha pas sur une crise cardiaque.
Depuis que je me suis remis de l’intervention, j’ai maintenu mon régime d’exercice avec Sebastian et essaie d’aller nager une fois par semaine. Comme je suis hautement motivé pour être en mesure de travailler sur le site aussi longtemps qu’il est humainement possible, il est important pour ma longévité et ma santé que je quitte régulièrement mon bureau et mon ordinateur et prenne soin de mon corps.
Servir de pont entre le Premier et le Deuxième Serkong Rimpotché
En résumé, depuis le jour où j’ai entendu cette conférence sur la manière dont le bouddhisme s’était répandu et adapté d’une culture à l’autre, je n’ai pas dévié dans ma résolution de servir de la même façon de pont entre le bouddhisme et le monde moderne. Pareillement, depuis que j’ai offert de servir Sa Sainteté pour le restant de ma vie, je n’ai jamais faibli dans mon engagement à l’aider à construire ce pont. Ainsi, j’ai essayé de rattacher à cette tâche tout ce que j’ai étudié et fait.
Par ailleurs, depuis le jour où je suis devenu le disciple du Premier Serkong Rimpotché, je n’ai pas hésité à travailler à rendre ses enseignements disponibles pour le monde. Tout d’abord, je fis cela en tant que traducteur et, depuis lors, j’ai servi de pont entre lui et sa prochaine incarnation. Chaque fois que je passais du temps avec le Deuxième Serkong Rimpotché, non seulement je lui racontais de nombreuses histoires sur la vie de son prédécesseur mais je lui transmettais aussi tout ce dont je pouvais me souvenir de ce qu’il avait partagé de manière informelle avec moi sur sa vaste somme de savoir et de vues pénétrantes. J’ai particulièrement inclus les interprétations uniques qu’il avait partagé avec moi sur certains points profonds du Dharma, interprétations qu’il avait obtenues au cours de ses méditations analytiques afin que, maintenant, dans sa vie suivante, il puisse continuer et aller plus loin dans ses analyses. Bien que j’aie soupçonné le Premier Serkong Rimpotché de m’avoir consciemment choisi et préparé pour ce rôle de transmettre ses enseignements à sa prochaine incarnation, Rato Khyongla Rimpotché, un ami proche du Premier Serkong Rimpotché, me le confirma il y a quelques années, peu de temps avant son trépas.
Avec la permission de Sa Sainteté, j’ai même donné au jeune tulku le lung, la transmission orale, d’une lignée spéciale que son prédécesseur avait transmise à Thurman et à moi du texte de Tsongkhapa sur Les Significations définitives et interprétables, Drang-nges legs-bshad snying-po. Thurman avait travaillé sur ce texte pour sa thèse de doctorat à Harvard et, quand le Premier Serkong Rimpotché et moi avions rendu visite à Rimpotché lors d’une de ses tournées en Occident, il lui avait fait la requête du lung. Le père du Premier Serkong Rimpotché, le grand yogi Serkong Dorjéchang, avait reçu le lung de Tsongkhapa lors d’une vision pure, mais Rimpotché ne l’avait jamais transmis à Sa Sainteté. Rimpotché m’a dit qu’il attendait pour le faire d’avoir reçu la pleine réalisation de certaines vues profondes qu’il avait obtenues à partir du texte.
Ce texte compte 303 pages dans son édition occidentale, et Rimpotché avait coutume de le réciter par cœur à très grande vitesse comme faisant partie de sa pratique quotidienne. Il avait même donné à Thurman et à moi le lung à la manière classique, de mémoire. Le Deuxième Serkong Rimpotché voulait, à son tour, recevoir de moi le lung et donc j’acceptai, mais d’abord je devais demander la permission à Sa Sainteté. Bien que je n’aie jamais eu l’opportunité d’étudier le texte, Sa Sainteté me dit que de l’avoir entendu du Premier Serkong Rimpotché suffisait pour me qualifier à le transmettre. Je dus pratiquer pendant des mois en le lisant à voix haute afin que, quand je donnerais le lung, je puisse le faire d’une manière acceptable.
Le Premier Serkong Rimpotché m’avait dit que L’Éloge de la coproduction conditionnée de Tsongkhapa détenait l’essence du Drang-nges legs-bshad snying-po. J’avais reçu des enseignements sur lui [L’Éloge] de Guéshé Ngawang Dhargyey et l’avait traduit en anglais. Bien que je ne puisse pas réciter de mémoire ce texte beaucoup plus court, j’ai suivi la tradition de Rimpotché d’une façon beaucoup plus modeste et l’ai aussi inclus dans les textes que je parcours rapidement chaque jour comme faisant partie de mes sessions de méditation. En fait, je l’inclus dans ma pratique du matin comme dans celle du soir.
La vie de Serkong Rimpotché après avoir rendu ses habits de moine
Après avoir achevé juste une partie de l’entraînement de Guéshé au monastère de Ganden Jangtsé en Inde du Sud, le Deuxième Serkong Rimpotché décida en 2008 de renoncer à ses habits et vœux de moine. Il revint à Dharamsala et après une période d’ajustement à sa nouvelle vie, sur le conseil de Sa Sainteté, il poursuivit ses études à l’Institut de Dialectique bouddhique. N’étant pas un moine, il ne pouvait pas étudier le Vinaya, les règles monastiques de discipline, qui font partie du cursus de Guéshé, et ne put donc recevoir le diplôme de Guéshé. Comme partie de son entraînement, cependant, Sa Sainteté lui conseilla de compléter l’éducation Guélougpa qu’il avait reçue par l’étude de l’approche Nyingma du Madhyamaka et de la méditation sur la vacuité. Le Premier Serkong Rimpotché avait été un expert dans toutes les quatre traditions bouddhiques tibétaines, en particulier celles des Guélougpas et des Nyingma, de même, pour commencer, désormais le Deuxième Serkong Rimpotché est devenu très versé dans les approches guéloug et nyingma de la vacuité.
Sa Sainteté conseilla aussi à Rimpotché d’améliorer son anglais et l’envoya donc au Canada pendant deux années pour étudier la langue dans un collège. Cette expérience d’être traité comme n’importe quel autre étudiant et de ne pas être vénéré et traité spécialement comme un Rimpotché l’a aidé à se relier assez facilement aux étudiants occidentaux qui maintenant viennent à ses enseignements. Il est très avenant et, comme le Premier Serkong Rimpotché, possède un grand sens de l’humour et ne crée pas de distance entre lui et les autres.
De même, comme son prédécesseur, il a endossé la pleine responsabilité d’aider les gens du Spiti, où il avait repris naissance. En 2009, il fonda l’École Serkong à Tabo, allant du jardin d’enfant jusqu’à la classe de dixième, et enseigne personnellement le Dharma aux jeunes du Spiti qui viennent à Dharamsala pour compléter leur éducation supérieure. Tabo possède le plus vieux monastère bouddhiste survivant en Inde, lequel fut fondé il y a plus de mille ans. Rimpotché a pris la responsabilité de le préserver. Il a aussi fait construire un nouveau monastère à Tabo et se charge de l’administrer.
En 2024, il fonda l’Académie Serkong à Dharamsala pour l’étude de la logique bouddhique, le débat et la philosophie, et destinée à des laïcs occidentaux, indiens et tibétains. Il assure aussi la liaison avec le gouvernement central de l’Inde pour la gestion du Spiti et pour des projets spéciaux tels que la reconnaissance du tibétain comme une des langues officielles de l’Inde. En tant que citoyen indien et non comme réfugié tibétain, on lui demande souvent de s’occuper des transactions officielles avec le gouvernement indien pour le compte du Bureau Privé de Sa Sainteté.
En plus de tout cela, Rimpotché enseigne aussi occasionnellement au Spiti et à Dharamsala, où il vit de manière courante. D’autre part, il a fait plusieurs tournées d’enseignement à l’étranger. Il est devenu un excellent enseignant, également habile à expliquer des sujets pour débutants et de niveau avancé. Depuis qu’il a commencé à donner des enseignements, il a confié à notre équipe de Study Buddhism le soin de collecter et d’archiver leurs enregistrements. Nous avons travaillé lentement sur ces enregistrements, transcrivant et retraduisant quand nécessaire, les éditant et les mettant en ligne sur notre site. De la sorte, Study Buddhism est devenu le véhicule pour préserver et transmettre les enseignements de la lignée Serkong. Rimpotché revêt actuellement la fonction de conseiller spirituel pour notre projet en ligne.
Enseignement conjoint avec Serkong Rimpotché en Autriche
Lui ayant transmis le lung du texte de Tsongkhapa sur les significations définitives et interprétables de son prédécesseur, de même que certains traits particuliers du style des enseignements de ce dernier, le Deuxième Serkong Rimpotché me dit qu’il me considérait comme l’un de ses enseignants. Bien que mon éducation dans le Dharma et ma compréhension ne puissent se comparer avec les siennes et que je continue d’apprendre beaucoup de lui et le considère comme mon maître, néanmoins j’ai étudié divers points du Dharma qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’apprendre. C’est pourquoi, l’année dernière (2024), il m’a demandé de le rejoindre en Autriche et de l’assister pour enseigner le chapitre du Prasannapada (Les Paroles claires) sur les douze liens de la coproduction conditionnée de Chandrakirti. J’ai non seulement conduit la session questions/réponses chaque soir, mais Rimpotché m’a également donné la permission de clarifier certains points pendant les conférences quand son anglais ou la traduction anglaise de son tibétain n’était pas claire. Quand il mentionnait un point avancé mais ne donnait pas l’information sous-jacente à des gens non familiers du sujet pour être en mesure de comprendre, je complétai l’information. Pendant l’enseignement qui dura une semaine, Rimpotché ne se sentit pas bien durant plusieurs jours. Il me demanda d’assurer la session de l’après-midi chaque jour, sessions pendant lesquelles les étudiants réclamèrent que je résume la conférence du matin, et posèrent plus de questions. Rimpotché et les étudiants furent très heureux de ce style d’enseignement conjoint.
Nous décidâmes qu’il serait bénéfique de procéder ainsi et tombâmes d’accord pour le faire chaque fois que possible et qu’il enseignerait sur un sujet avancé. Je suis reconnaissant au-delà des mots pour cette opportunité inattendue d’être capable d’aider à rendre la sagesse de Serkong Rimpotché disponible au cours de deux de ses vies. J’ai hâte d’être en mesure de l’aider à aider les autres dans les années à venir.
Remarques de conclusion
Écrire cette autobiographie m’a pris plusieurs mois durant lesquels j’ai eu l’opportunité, après tant d’années, de réfléchir aux événements de ma vie. Normalement, je ne pense pas à mon passé. C’est une perspective intéressante à prendre en compte maintenant que j’ai quatre-vingts ans, quand les questions importantes à cet âge sont ce que je laisserai derrière et de quelle manière je veux que les gens se souviennent de moi. Laissez-moi partager certaines de mes pensées.
Par nature, je suis quelqu’un de très discret. Par exemple, je n’ai jamais voulu avoir de présence personnelle sur les réseaux sociaux. Mais une fois acceptée l’idée d’écrire sur ma vie, j’ai montré une première version à Catherine et elle m’a fait une critique très utile. Elle m’a dit que je devais considérer ma relation avec les lecteurs. Il me faudrait donc la réécrire comme s’il s’agissait d’une lettre à un ami de fraîche date et non comme d’un article dans un livre d’histoire. Fais en sorte, me conseillait-elle, que les gens te connaissent comme une personne, comme quelqu’un qui a été confronté à des difficultés dans son jeune âge et s’est tourné vers le bouddhisme pour les surmonter. Fais que les gens connaissent les passions qui t’ont habité ainsi que les enseignants et les amis qui t’ont soutenu et aidé le long du chemin. Va au-delà de ta zone de confort et ouvre-toi à tes étudiants et aux lecteurs.
Tout d’abord, j’ai résisté. Traditionnellement les enseignants ne font pas cela. Le proverbe tibétain dit que le meilleur maître est celui qui vit de l’autre côté des montagnes. Il doit y avoir une atmosphère mystique à propos de la personne. Les biographies tibétaines traditionnelles des maîtres bouddhistes sont appelées « namthar » (rnam-thar), ce qui veut dire « récit libérateur ». Elles dressent la liste de tout ce que la personne a étudié et enseigné, mais livrent très peu d’éléments à propos de sa vie personnelle ou de sa personnalité.
Maintenant qu’il y a eu une première génération d’enseignants bouddhistes occidentaux et que les gens sont intéressés d’en apprendre plus sur leurs vies, la question est de savoir si le traditionnel style namthar est approprié pour cette tâche. Est-ce qu’une autre approche conviendrait mieux et serait plus bénéfique pour un public occidental ? Je décidai que Catherine avait raison et j’ai donc amendé et étoffé le texte.
En faisant cela, la question principale pour moi était de savoir quel était la raison de partager l’histoire de ma vie avec les autres ? Derek Kolleeny, l’enseignant tibétain bouddhiste senior qui m’avait fait la requête de l’écrire, pensait que cela pourrait être utile pour des aspirants traducteurs et enseignants bouddhistes occidentaux d’apprendre à connaître le dur travail que ma génération a dû mettre dans notre entraînement. Il pensait que cela les inspirerait à travailler dur eux-mêmes. Tout ça est bien beau, mais le public éventuel sur studybuddhism.com est beaucoup plus large que cela. J’analysai donc la chose afin de comprendre quel bienfait le public général pourrait possiblement tirer de la lecture de ma biographie.
Offrir juste au public une histoire intéressante pour son divertissement n’est pas une raison très profonde pour écrire ce texte. L’écrire afin que les gens me connaissent et m’apprécient en tant que personne est plutôt narcissique et n’est pas mon objectif. Mon propos n’est pas non plus de me vanter et d’impressionner les autres en sorte d’être admiratifs de ce que j’ai fait. Quand je demandai à mon neveu Gary de relire le manuscrit révisé, il me dit après avoir achevé sa lecture : « Tu es une licorne. Ta vie a été unique et non quelque chose que quelqu’un pourrait répliquer. » J’ajouterai, comme ma sœur Charlotte m’a dit, que ce n’est pas une vie à laquelle les autres peuvent se relier. Donc pourquoi ai-je pris tout ce temps pour écrire ceci ?
Je ne me tiens nulle part au niveau des sujets abordés dans les namthars tibétains, mais j’espère, comme avec un namthar, que les lecteurs apprendront quelque chose et en bénéficieront. La leçon principale, je crois, est qu’avec une bonne motivation, beaucoup de dur travail et des conditions propices, il est possible de transformer et d’améliorer votre personnalité si elle possède des traits qui causent des problèmes et du malheur. Nos personnalités sont un mélange d’un vaste éventail de facteurs mentaux. Il comprennent des facteurs perturbateurs comme la colère, des positifs comme la compassion, et des neutres comme la concentration. Chacun d’entre eux couvre un spectre de forces, de faibles à puissantes, avec lesquelles ils peuvent se manifester. Bien qu’à la naissance, chacun d’entre eux ait le potentiel de se manifester au sein d’une plage dépendant du comportement de notre vie passée et des circonstances dans cette vie qui déclenchent leur manifestation, cette plage peut être modifiée au cours de notre vie.
Par exemple, durant mon enfance et mes jours à l’université, mon arrogance, mon égoïsme et mon agitation émotionnelle étaient puissants, tandis que mon empathie, ma compassion et ma paix intérieure étaient faibles. Sur le cours de ma vie, j’ai inversé leurs forces. Bien que parfois je sois toujours arrogant, égoïste et émotionnellement bouleversé, leur épisodes sont devenus graduellement plus courts, moins fréquents et plus faibles en puissance. D’un autre côté, les épisodes d’empathie et de compassion sont plus longs, plus fréquents et d’une plus grande force, et je suis devenu beaucoup plus calme et ressens une plus grande paix intérieure. Tout ceci est dû à la bonté de mes maîtres pour m’avoir entraîné et à toutes les études, les méditations et les travaux que j’ai faits.
Par ailleurs, selon les enseignements bouddhiques sur le karma, un des résultats de nos actes karmiques antérieurs est le résultat qui correspond à sa cause dans notre expérience et notre comportement. Cela fait référence au fait de rencontrer des situations qui nous offrent l’opportunité de répéter une forme instinctive que nous avons de comportement constructif ou destructeur. Nous devons utiliser la conscience discriminante pour décider si oui ou non nous tirons un avantage de l’opportunité de répéter quelque chose de semblable à ce que nous avons fait auparavant. Donc, quand une opportunité unique se manifeste de faire quelque chose dont vous êtes capable et qu’après avoir analysé logiquement la chose vous en concluez que cela sera bénéfique tant à vous qu’aux autres, vous devez risquer d’en tirer parti. Tout dans la vie est affaire de risque, mais avec un dur travail et une bonne motivation, vous aurez une meilleure chance de réussir.
Par exemple, dans ma vie, deux situations se sont présentées à peu près en même temps. L’une était l’opportunité d’étudier avec des maîtres bouddhistes tibétains à Dharamsala et de traduire des textes pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama. L’autre était de commencer à suivre la voie pour devenir un professeur à l’université Cornell. J’avais les instincts et les propensions pour faire les deux. Les enseignements du karma expliqueraient que le fait de rencontrer ces situations et d’avoir ces instincts étaient le résultat d’avoir été antérieurement un enseignant et traducteur bouddhiste. Que nous croyions ou non dans les vies passées, telle est l’explication bouddhique.
J’aurais pu choisir de suivre l’une ou l’autre voie ou faire quelque chose d’autre, mais pour moi le choix était évident. Les instincts qui me poussèrent vers l’Inde, les Tibétains et le Dalaï-Lama étaient plus impérieux que ceux qui me poussaient vers une carrière d’enseignant universitaire ou vers tout autre chose. Bien que le fait de retourner en Inde fût risqué, j’y suis allé et ai tiré tous les avantages des opportunités qui s’y trouvaient. Le cas fut le même quand je choisis d’étudier le chinois à Princeton, d’enseigner dans les pays communistes, de revenir en Occident et de vivre à Berlin. La question est, de même que les enseignements du lam-rim sur la voie progressive nous instruisent de tirer parti d’avoir obtenu une précieuse renaissance humaine, de même nous devons appliquer cette instruction aux opportunités en or qui surgissent dans la vie.
Après avoir lu mon exemple, je prie que, quelles que puissent être les circonstances de votre vie, vous puissiez tirer avantage des opportunités qui se présentent pour poursuivre votre croissance, pour travailler à devenir une meilleure personne, plus bonne, et pour être bénéfiques aux autres.