Interview avec la Vénérable Dr Chönyi Taylor

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Study Buddhism s’est entretenu avec la Vénérable Dr Chönyi Taylor dans les magnifiques jardins du monastère de Kopan à Katmandou pour discuter de la convergence de la psychologie occidentale et bouddhique, des addictions et de comment les surmonter, ainsi que des différences entre le bonheur et le plaisir.
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C’est le printemps à Katmandou, au Népal, terre de nombreux sites bouddhiques anciens et sacrés. À cette époque de l’année, la pollution de la ville en pleine expansion peut être étouffante, mais le monastère de Kopan, situé au sommet d’une colline surplombant la vallée, offre une oasis de paix loin de l’agitation. C’est là que je me trouve, dans ces magnifiques jardins. Je m’apprête à rencontrer quelqu’un dont j’ai entendu beaucoup de bien et dont j’ai lu le livre pour préparer l’interview : la Vénérable Chönyi Taylor.

La Vénérable Chönyi Taylor, née Diana Taylor, est une nonne bouddhiste tibétaine, enseignante et psychologue, connue pour son travail de rapprochement entre la psychologie occidentale et bouddhique, en particulier dans le domaine de l’addiction. 

Alors qu’elle préparait son diplôme en psychologie dans sa ville natale de Melbourne, en Australie, la Dr Taylor s’est plongée dans le bouddhisme sous la direction de Lama Yéshé et de Lama Zopa Rimpotché, cofondateurs du monastère de Kopan et de la Fondation pour la Préservation de la Tradition du Mahayana (FPMT). Après une remarquable carrière professionnelle en psychologie et en soins palliatifs, elle a été ordonnée par Sa Sainteté le Dalaï-Lama en 1995. Devenue nonne bouddhiste, elle poursuit son travail en aidant les autres grâce à la psychologie occidentale et aux méthodes bouddhiques pour atteindre la paix de l’esprit. 

La Dr Taylor est actuellement maître de conférence et responsable de l’Association Australienne des Thérapeutes et Psychothérapeutes Bouddhistes. Elle est également maître de conférence honoraire en médecine psychologique à l’Université de Sydney. Son livre qui traite de l’addiction, Enough ! : A Buddhist Approach to Finding Release from Addictive Patterns, combine les thérapies cognitives avec les enseignements bouddhiques. Il convient à l’étude personnelle ou dans le cadre d’un programme guidé pour toute personne cherchant à briser le cycle de la dépendance, quelle qu’elle soit.

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Study Buddhism : Vous êtes titulaire d’un doctorat en psychologie et vous êtes nonne, vous avez donc un parcours à la fois professionnel et spirituel. Selon vous, où se rencontrent le bouddhisme et la psychologie occidentale ? 

Lorsque nous commençons à étudier le bouddhisme, nous découvrons qu’il existe des enseignements très pratiques qui peuvent nous aider à faire face à toutes sortes de choses que nous vivons ici et maintenant. À vrai dire, bien que nous l’appelions religion, le bouddhisme est davantage une psychologie. 

Lama Yéshé disait que le bouddhisme est une science de l’esprit parce qu’il s’agit en fait de psychologie et que les humains sont à peu près les mêmes, quelque que soit leur milieu culturel. Les raisons pour lesquelles les gens se mettent en colère, ont peur, sont déprimés, sont malheureux ou sont pris dans des dépendances proviennent de processus communs dans l’esprit. 

En étudiant ces processus, nous apprenons à utiliser l’esprit afin de le transformer. Je pense que le Bouddha était un très bon psychologue. Un jour, j’ai donné une conférence devant des psychologues et j’ai dit que le Bouddha était le tout premier psychologue comportemental et cognitif, car ses techniques étaient les mêmes que celles utilisées aujourd’hui en Thérapies Comportementales et Cognitives (TCC). Ces techniques sont utilisées dans le bouddhisme et elles fonctionnent parce que nous sommes des êtres humains. Qu’il s’agisse des TCC, comme on les appelle en psychologie occidentale, ou de ses variantes bouddhiques, cela n’a pas d’importance, cela fonctionne toujours. « Qu’est-ce que je pense à ce sujet? Ma pensée est-elle correcte ou non ? Comment puis-je m’empêcher de réagir de manière excessive ? Que puis-je mettre en place pour arrêter cela ? Ce sont des questions propres aux TCC, mais ce sont aussi des questions bouddhistes. 

C’est très intéressant. Bien qu’ils aient été développés à des milliers d’années d’intervalle et sur des continents complètement différents, la façon dont vous décrivez ces deux systèmes donne l’impression qu’ils sont similaires à bien des égards. En quoi, alors, la psychologie occidentale diverge-t-elle des enseignements bouddhiques sur l’esprit ? 

Le bouddhisme et la psychologie occidentale se rejoignent en ce qui concerne ce que nous cherchons à changer : les schémas comportementaux. Tous deux ont des méthodes pour y faire face, mais le bouddhisme va plus loin, là où la psychologie occidentale ne suit pas. Le bouddhisme affirme qu’il n’est pas seulement possible de changer ces schémas, mais qu’il est possible de s’en débarrasser complètement, de manière absolue. Il se peut que vous ressentiez de la douleur si vous vous cassez la jambe, mais vous n’éprouverez pas d’émotions négatives à cause de cette expérience. La raison pour laquelle vous vous êtes cassé la jambe ne sera pas pour vous une cause de colère ou de contrariété.

Ainsi, les états d’esprits qui accompagnent habituellement la douleur sont entièrement éliminés, et parce que ces états d’esprit sont éliminés, nous pouvons développer de plus en plus de qualités positives. Selon les enseignements, nous pouvons aller jusqu’au stade où l’esprit est absolument libre de toute qualité négative. À ce stade, nous devenons un bouddha, ce qui est plutôt agréable à imaginer ! 

Il y a donc un continuum de l’esprit, expliqué en détail dans les textes. Ceux-ci peuvent être ennuyeux à étudier si vous n’êtes pas réellement intéressé par les moyens d’atteindre ces états supérieurs. Mais, si vous vous arrêtez et regardez certains de ces lamas, en particulier Sa Sainteté le Dalaï-Lama, et que vous vous demandez comment il est devenu la personne qu’il est, eh bien, la réponse est là. Toute sa formation, dès l’enfance, a porté sur la compassion ainsi que sur la sagesse et sur la manière de développer la compassion et de l’utiliser. Vous le verrez dans ses yeux et vous l’entendrez dans ses enseignements si vous avez un jour l’occasion de rencontrer Sa Sainteté, ce qui a été mon cas. Il vous traite comme un ami très proche et personnel.

Si nous pouvions faire cela avec tout le monde, cela ferait une énorme différence. Cependant, en Occident, la compassion n’est pas considérée comme un bienfait. Lorsque nous avons commencé à étudier les animaux, Darwin a parlé d’eux comme étant tous sauvages, mangeant d’autres animaux, et c’est ainsi qu’ils survivent : c’est la loi du plus fort. Ce qui a été mis de côté lorsque Darwin a écrit cela, c’est la bonté des animaux. Nous n’avons pas entendu parler de la mère animale qui nourrit ses petits. En ce temps-là, il n’y avait pas Internet pour nous montrer des photos étonnantes d’animaux de différentes espèces prenant soin les uns des autres. 

J’en ai fait une diapositive que j’utilise dans mes ateliers. Sur une moitié de la diapositive, on voit un singe retenant un chien pour le sauver. Sur l’autre moitié, c’est un chien qui sauve un singe. Le chien tient le singe dans sa gueule et le met en sécurité. Les photos sont celles d’animaux différents, mais elles montrent que la compassion fait partie de l’ordre naturel, au même titre que l’agressivité. 

La nécessité de la compassion commence seulement à être reconnue dans la psychologie occidentale. En particulier en ce qui concerne l’addiction où l’on insiste de plus en plus sur le fait que les personnes dépendantes ont souvent été dans un état où elles n’ont pas fait l’expérience de la compassion, quelle qu’elle soit. 

Vous venez de mentionner que la psychologie occidentale met l’accent sur le travail de l’esprit et moins sur le développement d’un cœur bienveillant, alors que le bouddhisme met l’accent sur le développement à la fois de la sagesse et de la compassion. Quel est le rôle de l’esprit dans le développement d’un cœur bienveillant et de la compassion ? 

La définition de l’esprit dans le bouddhisme est qu’il s’agit de quelque de clair et de connaissant. 

La « clarté » de l’esprit signifie que toutes les pensées et conceptions peuvent être retenues par l’esprit, tout comme un espace vide peut contenir un objet. La « connaissance » est bien sûr la part de l’esprit qui concerne la conscience. Dans le bouddhisme, l’esprit est différent du corps. Vous ne pouvez pas examiner l’esprit grâce à une IRM. Tout ce que cela vous révélerait, c’est que quelque chose se passe dans le cerveau, mais cela ne vous dira pas ce qu’il se passe. La seule façon d’examiner l’esprit est de l’observer. 

Lorsque nous observons notre propre esprit et que nous en voyons les schémas comportementaux, nous commençons à voir que d’autres personnes ont également des schémas similaires. Par conséquent, nous devenons plus compréhensifs envers les autres. Plus nous observons notre propre esprit et l’examinons, plus nous comprenons nos réactions. Par exemple, lorsque nous nous mettons en colère contre quelqu’un qui nous a pris notre place, nous devons nous affranchir de l’égo, ce qui n’est pas simple à faire dans le feu de l’action. C’est pourquoi nous devons nous entraîner. Si j’élimine l’égo d’une telle situation, alors je me dis : « Quelqu’un est assis sur cette chaise, très bien. Je pensais m’y asseoir. Cette personne ne s’en ira pas, je dois donc trouver un autre endroit où m’asseoir. » C’est simple. 

Il n’y pas de colère, il s’agit simplement d’observer la situation et d’examiner les réactions qui en découlent. Vous devez vous entraîner à ne plus être déprimé, à ne plus être jaloux, à ne plus être contrarié. C’est pourquoi nous devons étudier l’esprit. 

Dr Chönyi Taylor admirant un grand stupa dans les jardins du monastère de Kopan à Katmandou, 2017.
En tant qu’experte en psychologie occidentale et bouddhique, vous avez écrit un livre, Enough ! : A buddhist approach to Finding Release from Addictive Patterns, un guide pratique très apprécié pour nous libérer de l’emprise des habitudes négatives et des dépendances qui nous empêchent de mener une vie pleine de sens. Pourriez-vous résumer ce qu’est une addiction ? 

Une addiction est simplement un schéma, une habitude. Elle vient de notre égo qui dit : « Je ne serai pas heureux tant que je n’aurai pas obtenu quelque chose ». L’égo, dans le cas de l’addiction, se concentre sur un objet précis. On peut être dépendant de beaucoup de choses, comme d’avoir une voiture puissante, ou être dépendant de l’alcool ou des drogues, mais on peut aussi être dépendant du chocolat. 

Nous appelons une habitude une « addiction » lorsque le résultat est nuisible pour nous-mêmes. De plus, si il est nuisible pour soi, il le sera aussi pour d’autres. 

Pourrions-nous dire que l’addiction, en termes de philosophie bouddhique, est liée au karma ? 

L’addiction peut être fortement liée au karma, à la fois dans le sens où elle est facilitée par le karma du passé et où la dépendance crée le karma pour répéter la même chose à l’avenir. 

Disons que dans votre vie antérieure, vous aviez un grand penchant pour le chocolat, mais que votre famille était très pauvre. Vous n’aviez que rarement du chocolat et chaque fois que vous aviez l’occasion d’en avoir, c’était un grand moment. Vous étiez si heureux à chaque fois que vous en aviez. Cela pourrait vous conduire dans votre prochaine vie à avoir déjà envie de chocolat. Alors, chaque fois que vous mangez du chocolat, ce désir s’intensifie. Il renforce le postulat que cela vous heureux, et il renforce l’égo lui-même qui dit : « Je dois être heureux. »

Ce désir est, bien sûr, un concept bouddhique fondamental et l’une des causes de notre insatisfaction. Il est donc facile de voir comment une version extrême du désir, comme l’addiction, peut être destructrice. Quelle est la place de l’addiction dans les enseignements bouddhiques ? 

Le bouddhisme traite en fait de l’addiction. Il s’agit de défaire les schémas de dépendance. 

Parmi les trois émotions perturbatrices fondamentales, l’une est l’ignorance, ce qui est évident. L’autre est la colère, ce qui est également évident. La dernière est généralement traduite par « attachement », mais cet attachement n’est pas le même qu’en psychologie occidentale, tel que décrit par John Bowlby dans sa théorie de l’attachement. Il s’agit plutôt d’une addiction, d’une dépendance, d’un besoin, d’une nécessité. 

Vous enseignez que changer un comportement compulsif passe par trois outils : la pleine conscience, l’introspection et l’équanimité. Pouvez-vous nous parler de ces outils ? 

J’ai commencé à donner des cours avec l’idée d’élaborer un guide, étape par étape, pour trouver des méthodes qui fonctionnent dans le traitement des addictions. J’ai pour cela dû trouver un équilibre entre mes connaissances occidentales et mes connaissances bouddhiques.  

La toute première chose à faire est d’apprendre à respirer. L’étape suivante consiste à trouver le moyen de s’arrêter au milieu du processus. Ce n’est pas si facile. Vous vous arrêtez, vous vous rendez compte du schéma de pensées, et ensuite vous respirez. Après cela, vous vous dites : « D’accord, pourquoi ai-je ce schéma ? » Ce schéma est une habitude, et nous essayons de nous en défaire. Alors que nous ne nous préoccupons pas des bonnes habitudes, les mauvaises habitudes sont une nuisance. Il existe bien sûr des habitudes neutres, comme lorsqu’on passe d’une voiture manuelle à une voiture automatique. 

À vrai dire, j’ai longtemps conduit une voiture manuelle et lorsque j’ai essayé une automatique pour la première fois, mon pied cherchait sans cesse l’embrayage, ce qui n’est pas nécessaire dans ce type de voiture. Même aujourd’hui, 15 ans plus tard, il arrive que mon pied cherche l’embrayage parce que je ne réfléchis pas. Pour se défaire d’un tel schéma comportemental, il suffit de se rappeler que nous sommes en train de tomber dans ce schéma, et on peut se le rappeler à des stades de plus en plus précoces de son déroulement. 

Outre la pleine conscience et l’introspection, le troisième outil est l’équanimité. L’équanimité consiste essentiellement à avoir une approche émotionnelle équilibrée des choses. Ainsi, si vous êtes dépendant au chocolat et que vous voyez du chocolat, en tant que personne dépendante, vous vous dites automatiquement « J’en veux ! » Et si quelqu’un en obtient avant vous, vous vous dites : « Ce n’est pas juste ! » En psychologie occidentale, on peut parler de « catastrophisme », un terme inventé par Jon Kabat-Zinn. 

Avec l’équanimité, nous nous disons simplement : « Bon, il y a du chocolat, peut-être que je peux en prendre, sinon, pas de drame. » L’équanimité fait partie de l’apprentissage comme quoi nous n’avons pas à être affecté par cet égo. Ainsi, lorsqu’il n’y a pas d’égo, nous ne nous accrochons pas au chocolat. 

Pour ma part, j’adore le chocolat mais je ne dirais pas que j’y suis accro. En même temps, j’en ai souvent envie, surtout après une longue journée devant la télé. La plupart d’entre nous ne considéreraient probablement pas le chocolat comme une source d’addiction, mais dans le cas où il le serait, comment pourrions nous surmonter une telle dépendance ?

Beaucoup de gens ont une dépendance au chocolat ! Imaginez ceci : vous savez que le chocolat est stocké dans le placard de la cuisine, et vous en gardez une réserve, de sorte  qu’il est là quand vous en avez envie. Vous aviez décidé d’arrêter le chocolat, mais ce jour-là, vous avez beaucoup travaillé, vous êtes fatigué, il vous faut un remontant rapide. Vous allez donc dans la cuisine, levez le bras et ouvrez le placard à chocolat. Soudain, vous vous rappelez que vous vous étiez dit : « Non, je ne vais pas faire ça. » Vous devez donc méditer sur ce moment de l’ouverture de la porte et sur ce qui est en train de se produire, en repassant en revue tout ce processus jusqu’à vous rappeler de ne pas poursuivre l’action.

Après avoir médité sur le fait de défaire le schéma de l’ouverture de la porte de placard, vous défaites le schéma de vouloir l’atteindre en levant le bras. Dès que vous vous levez pour aller vers le placard, faites une méditation similaire. Vous levez le bras pour ouvrir le placard, vous vous arrêtez avant d’y arriver. Répétez ce processus encore et encore. 

Vous parviendrez peut-être à ne plus franchir la porte de la cuisine, à revenir à vos occupations pour simplement réaliser que vous êtes fatigué. En faisant ces exercices méditatifs à chaque étape du déroulé d’un schéma comportemental, vous le défaites et amoindrissez son pouvoir. 

Une fois que nous avons fait cela, nous examinons les émotions qui se cachent derrière le schéma. Très souvent, nous nous mettons en colère contre nous-mêmes, de sorte que lorsque nous tendons la main pour prendre le chocolat, nous nous disons : « Je suis stupide ! Pourquoi je fais ça ? Je ne voulais pas le faire ! Je suis nul ! » et ainsi de suite. Le résultat : on se sent encore plus mal et on veut encore plus de chocolat.

Lorsque ces dépendances sont si profondément enracinées, certains d’entre nous peuvent se demander à quoi bon essayer de les surmonter ? Que diriez-vous de cela ? 

Si les gens ou vous-même ne subissez aucun préjudice de ces comportements, il n’y a pas de problème. En revanche, s’ils vous font du mal, alors il y a un problème. Toutes les habitudes ne sont donc pas des addictions. Le problème survient lorsque vous commencez à nuire aux autres. Si vous prenez le fléau de l’ « ice » (méthamphétamine en cristaux), les gens prennent de l’ice pour pouvoir faire la fête tout le week-end sans dormir. Ils ne pensent pas une seconde qu’ils vont peut-être devenir paranoïaques et tuer quelqu’un, ou qu’ils vont se retrouver paralysés. Ils ne pensent pas à cela. 

Nous devons prendre conscience de ce que produit l’addiction et en assumer la responsabilité. Il y a beaucoup de gens dans la société qui disent : « Je n’ai pas à assumer la responsabilité des autres. » Lorsque nous commençons à nous pencher sur la compassion, nous nous rendons compte que la compassion est un besoin humain au même titre que l’agressivité. Il faut donc nous demander : « Comment est-ce que je développe cela ? »

Vous ne pouvez pas, en tant que bébé animal ou humain, grandir sans qu’une mère vous nourrisse. C’est tout simplement impossible. Quelqu’un vous a donné cette capacité par la bonté de son cœur. Elle a fait cela pour vous, et vous, que faites-vous ? Vous allez juste détruire le monde. Quel effet cela va-t-il avoir ? Vous portez atteinte aux autres : ces autres vont se mettre en colère, ils vont porter atteinte à d’autres personnes, et tout cela s’intensifie. En revanche, si vous pratiquez la bonté, alors les gens changeront leur attitude envers vous, et cela va se propager.

Le seul fait de sourire à tous ceux que vous rencontrez peut devenir un moyen pour changer le monde. Vous n’avez pas besoin d’être le président des États-Unis ou le premier ministre de l’Australie, d’où je viens, ou tout autre figure importante à laquelle vous pensez. Vous pouvez changer ce monde simplement en souriant aux gens. 

S’ils vous sourient en retour, vous pouvez être heureux qu’ils aient été touchés par cette attention. S’ils ne sourient pas, c’est qu’ils ont peut-être un gros problème à résoudre. Néanmoins, le sourire adoucira ce problème, au lieu de l’aggraver. Nous n’avons pas d’autre choix que de reconnaître le pouvoir de la compassion comme étant un facteur majeur de la construction des relations humaines. 

La Dr Chönyi Taylor souriant, entourée de fleurs, après notre interview dans les jardins du monastère de Kopan, 2017.

Aujourd’hui, nous sommes nombreux à être confrontés à un phénomène plutôt nouveau : l’addiction aux réseaux sociaux. Les chercheurs ont indiqué que cela peut créer une dépendance plus importante que l’alcool et les drogues en raison de la facilité d’accès non-stop aux plateformes de réseaux sociaux grâce à nos téléphones. Que pensez-vous des nombreux jeunes qui ressentent un fort besoin de partager leur vie publiquement et qui prennent des selfies dès qu’ils en ont l’occasion ? 

L’addiction aux réseaux sociaux est très drôle parce que les adolescents ont toujours été préoccupés par leur image. Ils se regardent dans un miroir pendant des heures lorsqu’ils s’habillent, repèrent un petit bouton sur leur visage et se demandent comment s’en débarrasser, ou si leur robe ou pantalon est bien taillé selon la tendance actuelle. 

Par conséquent, je ne pense pas que cette attitude soit une propriété des réseaux sociaux. Je pense que c’est une propriété de l’esprit des personnes qui utilisent les réseaux sociaux. Ils ont maintenant un outil très puissant pour le faire, c’est tout. Je ne sais pas ce que ces enfants vont faire de tous ces selfies ! Les mettre sur un disque dur quelque part, et ensuite le jeter dans l’océan ?! 

Ils ne voudront plus voir toutes ces photos dans dix ans. Quand les livres ont été rendu accessibles dans la société, les gens étaient terriblement inquiets qu’ils aient un effet négatif sur l’esprit, que les gens ne soient plus capables de mémoriser quoi que ce soit, parce qu’ils pourraient lire des livres pour se rappeler d’informations. Les gens pensaient qu’il pourrait y avoir des choses écrites qui ne devraient pas être lues, etc. Vous pouvez trouver sur Internet des citations à ce sujet. 

Je pense que les personnes qui deviennent dépendantes des écrans sont en fait principalement dépendantes de quelque chose qui les tient à l’écart de la société. Si on y réfléchit, si quelqu’un passe beaucoup de temps à lire, on ne s’inquiète pas d’une dépendance à la lecture. En fait, cela peut être une échappatoire tout comme Internet. Je pense qu’Internet est un outil très puissant et qu’il peut aussi être utilisé pour faire beaucoup de bien.

Les enseignements bouddhiques disent que nous courrons tous après le bonheur mais que nous le cherchons au mauvais endroit. Nous nous accrochons à des choses qui nous procurent un plaisir temporaire plutôt qu’un bonheur à long terme. L’addiction naît-elle donc d’une confusion sur le bonheur ? 

Le plaisir et le bonheur sont très souvent confondus, et le bonheur est souvent utilisé comme un synonyme de plaisir. Le plaisir signifie simplement que j’ai très chaud et que quelqu’un me donne une glace. Cela me rafraîchit pendant un petit moment, j’y prends plaisir. Quand il n’y a plus de glace, j’ai chaud à nouveau.

Dans le bonheur, il y a une qualité qui est plus profonde que cela. Le bonheur est un état d’esprit, différent du plaisir, qui nous accompagne tout le temps, sans exception. Ce bonheur est lié à la joie de voir d’autres personnes être heureuses, ou obtenir ce qu’elles veulent, ou être libérées de leur souffrance d’une manière ou d’une autre. Ce bonheur vient également de la reconnaissance de la grande bonté que nous recevons des autres, bonté que nous ne reconnaissons généralement pas. 

Si je regarde mes robes [de nonne], d’où viennent-elles ? C’est un mélange de nylon et de coton. Le nylon doit provenir d’une usine, et il a fallu construire l’usine, cueillir le coton, le filer, assembler le tout, puis le teindre. Il y a d’innombrables personnes impliquées dans la seule production de mes robes. Et sans ces personnes, je n’aurais pas ces robes. 

Habituellement, nous avons l’impression d’être seuls, que personne ne se soucie de nous. Lorsque nous reconnaissons la grande bonté des autres, notre cœur est rempli de plaisir, car nous savons que nous ne sommes pas seuls. Nous réalisons que nous faisons partie d’un énorme système, où la bonté est présente. 

Enfin, il y a le bonheur dans sa forme la plus profonde, qui advient lorsque nous réalisons que nous n’avons pas besoin de l’égo, cet égo que nous croyions indispensable, que nous pensions être en nous, et que nous devons sauver. Nous réalisons que cela n’est qu’un mythe. Il n’existe pas. Toutes ses réactions, toute sa colère, sa jalousie et ainsi de suite, deviennent alors hors de propos. 

Débarrassés de ces réactions, nous n’avons plus de sentiments négatifs envers les autres. Ils sont donc beaucoup moins susceptibles d’avoir des sentiments négatifs à notre égard. Puisque nous n’avons pas ces sentiments négatifs envers les autres, rien n’entrave notre bonheur, qui est continu, puisqu’il n’y a plus aucune raison d’être malheureux. 

Pour ce qui est de se débarrasser d’états d’esprit indésirables, il faut savoir que de nombreuses dépendances ont un impact sur le cerveau et sa neurochimie. Ainsi, si vous êtes déprimé, vous pouvez choisir une substance qui va augmenter votre taux de sérotonine, ou un hyperstimulant, comme les amphétamines. Cela vous donnera alors un sentiment de bonheur passager, et vous devrez répéter les prises, car le cerveau s’habitue à ce sentiment agréable. 

Une forme très courante de dépendance consiste à se dire : « Je vais boire un verre en rentrant du travail, ça va me calmer, je me sentirai mieux. » Juste un verre.  Rien de grave en apparence, mais parfois cela peut s’amplifier et causer des problèmes. Lorsque cela se produit, nous en arrivons à nous dire que notre bonheur vient du fait que nous avons un stock de bière dans le frigo. Alors nous sommes heureux. Mais ce prétendu bonheur ne dure pas. Le bonheur ne vient pas de l’alcool ou même du fait de s’asseoir et de se reposer, même si cela peut affecter notre taux de sérotonine. Le bonheur vient de notre état d’esprit. En conséquence, puisque les biens matériels ne peuvent pas changer l’esprit, les drogues non plus ne peuvent pas le faire. La seule façon de changer l’esprit est d’observer son fonctionnement, d’examiner les habitudes et transformer celles qui sont négatives, ce que sont les addictions, en habitudes positives de sagesse et de compassion. 

Dr Chönyi Taylor, photographiée dans les jardins du Monastère de Kopan, au Népal, 2017.
J’imagine que la dépendance s’accompagne souvent d’un sentiment de honte. Une telle émotion peut-elle pousser les gens à prendre en charge leur dépendance ou les empêche-t-elle de chercher de l’aide ? 

La honte du fait d’être dépendant apparaît tout naturellement lorsque les gens prennent conscience de l’effet de leur dépendance sur eux-mêmes et sur les autres. Très souvent, les personnes qui ne veulent pas faire face à leur dépendance disent : « Ce n’est pas grave, je n’ai pas honte de cela », mais en réalité, elles éprouvent un grand sentiment de honte. 

Ce sentiment s’accompagne d’un jugement intérieur très fort, qui dit : « Tu es retombé dans le panneau, tu es allé aux Alcooliques Anonymes, tu avais arrêté de boire et te voilà trois semaines plus tard un verre  à la main. » Cette attitude très critique aggrave la honte et la rend plus dure et plus profonde. Peut-être que cette personne n’a jamais eu cette sorte de bonté et de compassion dont on parle quand on évoque les mères qui nourrissent leurs enfants. 

Pourtant c’est ce qu’il leur faut à ce moment précis. Il s’agit d’être bon et gentil avec soi. Il ne s’agit pas de se dire « Oh, ça n’a pas d’importance si je fais ceci ou cela ». Être bon envers soi-même, c’est ne pas porter de jugement. Ce genre de jugement est très nuisible. 

En étudiant toutes ces émotions négatives que nous ressentons, et qui nous causent tant de problèmes, elles deviennent les indicateurs qui nous montrent la façon dont notre égo nous contrôle. Parfois, lorsque j’enseigne ces choses ici au monastère, je dis aux gens de surveiller leur esprit lorsqu’ils vont dîner, qu’à chaque instant ils observent comment ils réagissent aux autres personnes autour d’eux. 

Imaginons qu’ils fassent une longue file au réfectoire pour se servir à manger. Disons que ce jour là, il y a des frites. Tout le monde aime les frites. Les premières personnes de la file ont tendance à en prendre beaucoup. La quantité de frites diminue de plus en plus à mesure que la file avance si bien que les dernières personnes à se servir pensent : « Comment ces gens osent-ils prendre plus que leur part ?! Ce n’est pas juste ! Pourquoi je ne peux pas en avoir ?! » Tout ces bavardages découlent de l’égo. 

C’est pourquoi le bouddhisme peut être très pratique quand on comprend comment l’appliquer. Pourquoi est-ce que je m’énerve ? Pourquoi est-ce que je crie sur tout le monde chaque matin à la maison ? Je suis déjà de mauvaise humeur, j’ai déjà mes idées sur ce que va être cette journée. C’est votre égo, qui vous dit que les choses ne se passent pas comme vous le souhaitez, et que c’est leur faute. Pas de la vôtre, la leur, toujours ! Donc, tant que nous ne nous arrêtons pas pour étudier l’esprit, nous ne pouvons pas voir comment il fonctionne. 

Pourriez-vous partager avec nos lecteurs une très courte méditation guidée pour clore cette interview ? 

Il s’agit d’une très courte méditation, juste pour vous arrêter un instant.

Permettez à votre esprit d’être calme. 

Cela signifie que vous devez laisser de côté toutes vos pensées : toutes les inquiétudes, toutes les choses que vous pensez devoir faire, tout ce qui vous dérange en vous. 

Laisser s’installer ce calme et reconnaissez qu’il y a aussi beaucoup de bonté en vous. 

Lorsque nous sommes calmes, l’esprit devient clair. Dans cette clarté, nous pouvons permettre à la bonté d’apparaître. Nous pouvons permettre à l’amour de naître. Du bonheur pour les autres au pardon pour soi-même, à la simple joie de savoir qu’il y a tant de choses dans ce monde dont nous pouvons nous réjouir. 

Permettre à l’esprit de se calmer, d’être clair, de reconnaître la bonté et de permettre à la joie d’exister, en remerciant d’avoir eu l’occasion de faire cela ensemble, que chaque moment de joie est un moment où nous changeons le monde.
Alors, soyez heureux ! 

Merci pour le temps que vous m’avez accordé et pour ces connaissances profondes sur l’addiction et les dépendances ainsi que sur les méthodes pour surmonter la force de nos comportements compulsifs. 
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