Interview avec le Dr Alexander Berzin

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Study Buddhism a rencontré le Dr Alexander Berzin à Berlin, pour parler de son engagement dans le bouddhisme tibétain, qui a commencé il y a 60 ans.
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C’est un dimanche matin et je suis en voiture dans les rues inhabituellement calmes de Berlin. À côté de moi se trouve le Dr Alexander Berzin. Nous nous dirigeons vers les bureaux de MindSpace, dans le centre de Berlin, pour réaliser une interview. Nous arrivons et, comme prévu, il n’y a personne au bureau. J’installe tout l’équipement. J’ai oublié le trépied pour la caméra, une pile de livres fera l’affaire. Je commence à sonder l’humeur de celui qui est sans doute l’un des plus grands maîtres bouddhistes occidentaux de l’ère moderne. Vous avez une idée ? Aujourd’hui, nous braquons les projecteurs sur le Dr Berzin lui-même. 

Le Dr Alexander Berzin est un érudit bouddhiste prolifique, enseignant, conférencier, écrivain, traducteur et, bien sûr, le fondateur de ce site web. Il se rend en Inde en 1969, au plus fort du mouvement hippie. Lui n’est pas hippie, mais doctorant à Harvard et c’est pour faire des recherches sur les Tibétains que le Dr Berzin voyage. En 1972, après avoir obtenu son diplôme, il s’installe à Dharamsala. Il y étudie avec les plus grands maîtres bouddhistes tibétains du XXe siècle, et devient un proche disciple et interprète de Tsenshap Serkong Rimpotché, l’un des tuteurs de Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Au cours des 29 années passées en Inde, le Dr Berzin a accumulé une grande quantité de matériau : plus de 30 000 pages de manuscrits non publiés de livres, d’articles et de transcriptions. Il finit par s’installer à Berlin et décide de créer le site web Berzin Archives pour rendre tout cela accessible à tous. Le site web évolue en 2015 pour devenir l’actuel Study Buddhism, publiant du contenu en 32 langues et touchant le monde entier.

Fort de 60 ans de sagesse bouddhiste, le Dr Berzin est une mine de connaissances et a cette qualité de pouvoir rendre les enseignements du Bouddha accessibles à notre époque moderne. Ayant enseigné dans plus de 70 pays, il a été un pionnier dans la restauration du bouddhisme en Mongolie en traduisant des textes bouddhiques majeurs en mongol familier. Il a également été le fer de lance de l’initiation d’un dialogue entre bouddhistes et musulmans dans les universités du monde islamique. 

Dans cette interview, je discute avec le Dr Berzin de la différence entre les maîtres spirituels et les thérapeutes, de la façon d’exprimer sainement nos émotions et du rôle de la méditation analytique dans la compréhension de notre esprit. Savourez !

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Study Buddhism : La dernière décennie a vu une explosion des centres de méditation et des applications de méditation en ligne. En Occident, la méditation est souvent considérée comme un moyen de se détendre ou « d’arrêter de penser », ou au mieux comme un outil permettant de développer la pleine conscience et de calmer l’esprit. On ignore ainsi l’aspect analytique de la méditation, qui est une pratique importante, notamment dans les traditions du bouddhisme tibétain. Quel est le potentiel de la méditation pour les pratiquants occidentaux ? 

Dr Berzin : Effectivement, de nombreuses personnes considèrent la méditation comme un moyen de se calmer, d’apaiser l’esprit et d’atteindre un certain niveau de paix intérieure. Bien entendu, tout ceci est très important pour commencer, surtout si notre esprit est envahi par des pensées et des émotions perturbatrices, mais ce n’est vraiment que le début de la pratique. De manière générale, la méditation consiste à développer des habitudes bénéfiques dans l’esprit.

Il est évident que nous avons aussi besoin de concentration, mais comme le dit Sa Sainteté le Dalaï-Lama, l’accent doit être mis sur la méditation analytique, sur la compréhension de ce qui se passe dans notre esprit, pour nous familiariser avec nous-mêmes, développer des attitudes plus positives et faire face à nos propres défauts. 

Par conséquent, au travers de la méditation nous devons nous examiner nous-mêmes et développer l’habitude d’observer en profondeur, de contempler : « Que suis-je en train de faire de ma vie ? Quel est mon objectif principal ? Quelle est ma motivation première ? Ce que je découvre est-il quelque chose qui m’est utile ou au contraire, me pose des problèmes dans mon rapport aux autres ? »

En apprenant les différentes méthodes bouddhiques, nous essayons alors de nous familiariser avec elles grâce à la méditation analytique. Nous ne nous contentons pas de regarder les choses négatives que nous avons faites, mais nous examinons aussi les choses positives et nous nous familiarisons davantage avec elles. 

Par exemple, apprécier notre si précieuse vie, apprécier notre propre bonté envers nous-mêmes, comme tous les efforts que nous faisons pour apprendre à faire des choses. Apprendre à lire, à nous servir de notre esprit, à entrer en relation avec les autres, apprendre à faire des choses mécaniques telles que conduire une voiture, travailler sur un ordinateur, taper sur un clavier et ainsi de suite. En nous rappelant de tout cela, nous réalisons qu’en fait, nous avons été très bons avec nous-mêmes. Nous ne sommes pas si horribles, ignorants, sans valeurs ou quoi que ce soit de ce genre. 

L’essentiel est d’appliquer notre contemplation et notre méditation à nos vies. Pour cela, nous prenons l’habitude de nous familiariser avec ces réalisations et de nous les rappeler lors de nos séances de méditation, au calme. Sa Sainteté le Dalaï-Lama insiste également sur le fait que l’essentiel de la méditation consiste à créer des habitudes bénéfiques, qui sont des habitudes actives, des manières actives de penser et d’agir, et pas seulement pour trouver le calme. Se calmer n’est que le début du travail. 

Si nous méditons de cette manière, alors, naturellement, ce avec quoi nous nous sommes familiarisés va commencer à se manifester dans notre vie quotidienne. Lorsque nous commençons à nous apitoyer sur nous-mêmes et à nous sentir négatifs, nous nous rappelons : « Eh, en fait je me suis plutôt pas mal débrouillé ! ». Cela nous donne un certain courage. 

Outre la méditation, l’un des concepts fondamentaux du bouddhisme, celui de la nature de Bouddha, a eu une influence considérable sur le mouvement de développement personnel en Occident. Y a-t-il un problème à considérer le bouddhisme comme une simple méthode de développement personnel ? 

C’est vrai, de nombreuses personnes de nos jours utilisent le bouddhisme comme une méthode de développement personnel ou de thérapie. Je pense que c’est problématique. 

Il est vrai que l’on peut tirer un grand bénéfice de l’utilisation des enseignements bouddhiques de cette manière. Ils peuvent grandement nous éclairer sur nos comportements et notre façon de penser. Toutefois, l’utilisation du bouddhisme à des fins de développement personnel néglige et élimine le rôle du maître spirituel, qui est pourtant central sur la voie bouddhique. À vrai dire, nous avons besoin d’un enseignant bouddhiste qualifié, ce qui est assez rare à trouver. Il nous faut examiner cette personne avec un grand soin avant de l’accepter comme notre maître spirituel. Un maître spirituel est quelqu’un qui possède d’excellentes qualités. Une vaste connaissance des enseignements bouddhiques ne suffit pas. Il faut qu’il ait sérieusement travaillé sur lui et développé les enseignements en lui. Il doit avoir atteint un certain équilibre émotionnel, un calme intérieur, développé une compréhension globale et de la bonté. 

Au contact d’un maître spirituel qualifié, nous devons développer, sur la base du respect de ces qualités, la confiance qu’il ou elle possède effectivement ces qualités, ainsi qu’une appréciation et de la gratitude pour la bonté dont il ou elle fait preuve en nous enseignant, en nous guidant et en nous aidant. 

Lorsque nous développons le respect pour leurs qualités et une appréciation de leur bonté, cela nous permet ensuite de transférer ce respect et cette appréciation envers nous-mêmes. Nous avons appris à lire pour pouvoir lire des livres et les comprendre, nous avons appris à communiquer, à bien nous comporter avec les autres. Si nous n’avons aucun respect pour nous-mêmes et pour nos propres qualités et ne sommes pas capable d’apprécier notre propre bonté, il sera très difficile de développer d’autres bonnes qualités, comme celles de notre maître. Ainsi, travailler et développer des qualités d’esprit positives et des émotions telles que le respect, l’appréciation, la gratitude, etc., à l’égard de notre enseignant nous permet de les développer à notre égard. Ensuite, nous pouvons étendre ce respect et cette appréciation de notre maître spirituel et de nous-mêmes à toutes celles et ceux qui nous entourent. 

Avoir une attitude très positive, voir et reconnaître les bonnes qualités des autres, est également la base d’une attitude éthique. Il est donc important que nous respections les  autres et nous-mêmes, et que nous appréciions leur bonté et la nôtre. Un autre grand avantage à cela est que nous avons le sentiment de ne pas être seuls. 

Considérer le bouddhisme comme une simple méthode de développement personnel est également dangereux dans le sens où nous n’avons aucun contrôle sur notre pratique. Nous n’avons aucun retour sur la façon dont nous appliquons réellement les enseignements. Les gens ont également tendance à choisir et à sélectionner dans les enseignements les points qu’ils aiment et à ignorer ceux qu’ils déprécient. De cette manière, ils établissent un programme à l’avance de leurs objectifs, alors qu’avec le bouddhisme, lorsque vous travaillez avec votre maître, vous travaillez avec les enseignements qu’il ou elle choisit de vous transmettre. Votre maître vous fait sortir de votre zone de confort afin que vous puissiez travailler sur vos points difficiles. 

Dans les textes de l’entraînement de l’esprit, l’un des conseils est de travailler en premier lieu sur l’émotion la plus perturbatrice, de vraiment nous y confronter et de la traiter. Si vous ne faites que du développement personnel, vous risquez de trop vous ménager et de ne pas aller assez loin dans les endroits où vous avez le plus besoin de travailler.

Vous venez de mentionner l’importance de travailler avec un maître spirituel de confiance et qualifié. À ce sujet, votre livre, Relating to a Spiritual Teacher : Building a Healthy Relationship, réédité sous le titre Wise Teacher, Wise Student, a été fort utile pour de nombreuses personnes. En Occident, nous aimons partager beaucoup de nos problèmes personnels avec nos maîtres spirituels et nous pouvons facilement en venir à les considérer en quelque sorte comme des thérapeutes. Ces rôles sont-ils comparables ? 

En dehors du fait que le maître spirituel sert de modèle, je pense que l’interaction avec un maître est très différente de celle d’un thérapeute. 

Lorsque nous travaillons avec un thérapeute, nous parlons de nous-mêmes, de nos problèmes personnels. Nous partageons de nombreuses histoires personnelles avec lui. Avec un maître spirituel, traditionnellement, ce n’est pas du tout le cas. 

Le maître spirituel vous donne des instructions, vous explique les enseignements, puis c’est à vous de les appliquer dans votre propre vie. Bien que certains Occidentaux aiment rapporter au maître leurs problèmes et lui poser des questions personnelles, cela reste une pratique occidentale. Traditionnellement, ce n’est pas vraiment ce qui se fait. Le maître spirituel peut vous interroger, ce qu’il fait très souvent, il vous teste et vous met à l’épreuve. Cela n’arrive pas avec les thérapeutes. C’est donc une dynamique vraiment différente.

Le Dr Berzin traduisant pour Serkong Rimpotché au Pays-Bas,1980.
Vous avez été un disciple très proche de Tsenshap Serkong Rimpotché pendant les dix dernières années de sa vie. Votre relation était-elle cette relation traditionnelle maître-élève que vous avez décrite ? Si oui, cela ne vous a-t-il pas manqué de pouvoir partager vos problèmes personnels ?

J’avais une relation très étroite avec mon enseignant principal Serkong Rimpotché, mais il ne m’a jamais posé une seule question sur ma vie personnelle, et je ne lui en ai jamais parlé. Cela me semblait totalement hors de propos.

Quand je suis allé en Inde, j’y suis allé en tant qu’étudiant diplômé pour faire des recherches pour ma thèse de doctorat. À cette époque, à la fin des années soixante, le bouddhisme, en particulier le bouddhisme tibétain, était présenté à l’université comme un domaine d’étude mort, comme les études sur l’Égypte ancienne. En Inde, j’ai vu que le bouddhisme tibétain était loin d’avoir disparu. J’ai rencontré Sa Sainteté le Dalaï-Lama ainsi que ses maîtres. À l’époque, il était très facile de rencontrer les plus grands lamas qui avaient été formés au Tibet, et j’ai réalisé que le bouddhisme était bien vivant, que ces grands lamas tibétains savaient ce que signifiaient réellement ces enseignements et que c’était tout simplement trop merveilleux pour ne pas les partager avec le monde. 

Mon objectif a été dès lors de me former jusqu’à pouvoir aider à rendre ces enseignements accessibles à tous. Cela nécessitait en premier lieu de perfectionner mon tibétain. Grâce à mes études à Harvard, j’avais déjà les bases pour pouvoir lire la langue, mais pas pour la parler. J’ai donc travaillé à cela pendant mes premières années en Inde, avant de commencer à étudier avec Serkong Rimpotché et de devenir capable de traduire pour lui. 

Au début de mes études à ses côtés, je lui ai dit : « Je suis comme un âne. Je ne suis ni vraiment diplomate ni vraiment sociable. » J’étais pour ainsi dire un intello académique et je lui demandé qu’il me forme pour que je puisse être utile aux autres et que je puisse aider à transmettre ses enseignements. Pour moi, le but principal de ma relation avec lui était essentiellement de me développer jusqu’au point où je serais capable de mettre ses enseignements à la disposition du monde. J’ai agi dans le même but avec Sa Sainteté le Dalaï-Lama. 

J’étais très concentré sur cela, par conséquent, avec Serkong Rimpotché, nous ne parlions en rien de mon passé contrairement à ce qui se passe avec un thérapeute, où l’on se dit « je suis comme ci parce que mes parents ont fait ceci ou je suis comme ça à cause des camarades de classe qui ont fait cela ». Ce n’était pas du tout le propos. La tâche était d’être bénéfique aux autres, c’était très clair. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles il a consacré tant de temps et d’efforts à me former.

Vous avez beaucoup travaillé pour rendre les enseignements bouddhiques accessibles aux Occidentaux. Vous avez notamment développé un cours, Developing Balanced Sensitivity, qui propose des techniques très utiles pour développer et atteindre un équilibre émotionnel. Comment pouvons-nous exprimer nos émotions de manière saine et gérer les émotions négatives telle que la colère lorsqu’elles surviennent ? 

Si nous ressentons beaucoup d’agressivité et de colère, nous pouvons faire du sport ou autre chose pour canaliser cette énergie agressive. Si cette énergie agressive se calme grâce à ce processus, alors si quelque chose nous irrite, si quelqu’un nous dit des mots blessants, nous pourrons réfléchir plus clairement à la manière d’y faire face lorsque notre esprit sera plus calme et apaisé. Lorsque nous sommes sous l’emprise de la colère et que nous nous sentons vraiment blessés, nous ne faisons pas preuve de discernement et nous disons ou faisons des choses que nous allons souvent regretter plus tard. Il est donc très important de commencer par se calmer avant quoi que ce soit. 

Comme je l’ai dit, si, pour nous calmer, nous avons besoin de libérer cette énergie agressive, nous devons la libérer de manière saine, par exemple en faisant du sport ou de la course à pied, puis nous pouvons traiter le problème. Si nous sommes agacés par quelqu’un, nous devons utiliser notre intelligence et notre sensibilité à l’égard de cette personne pour savoir quelle serait la meilleure chose à dire, et bien sûr choisir le bon moment. Vous savez, le bon geste au mauvais moment n’est pas une bonne équation. Il faut donc choisir le bon moment, c’est-à-dire lorsque l’autre personne est réceptive, et non lorsqu’elle est bouleversée et en colère contre nous. 

Pour ce qui est de l’expression de l’affection, il faut encore une fois être sensible à la manière dont l’autre personne peut accepter l’affection. Il y a des gens qui aiment être pris dans les bras, d’autres qui n’aiment pas être touchés. Il y a tant de façons de montrer son affection, en faisant des choses pour les autres, en les aidant. Il s’agit de faire preuve de discernement. Il ne s’agit pas seulement de ce qui nous fera nous sentir mieux, mais de ce qui fera que l’autre se sentira mieux.

Le Dr Berzin marche avec Sa Sainteté le Dalaï-Lama à Sofia, en Bulgarie, alors qu’il se prépare à rencontrer le président bulgare, Zhelyu Zhelev, 1991.
Nous devons donc faire la différence entre ce que nous avons envie de faire sur le moment et ce qu’il serait préférable de faire. Ainsi, nous pouvons atténuer nos envies destructrices. Cela nous amène à discuter de votre point de vue sur le karma, que vous décrivez comme une sorte de compulsivité plutôt qu’une « action », comme on le traduit si souvent. Comment cette compulsivité se manifeste-t-elle et que pouvons-nous faire à son sujet ? 

« Karma » est généralement traduit en Occident par « actions ». La raison principale pour laquelle il est généralement expliqué ainsi est que le mot tibétain classique pour karma est le mot tibétain familier pour actions. Cependant, si le karma n’est que des actions, il s’ensuit que si vous cessez de faire quoi que ce soit, vous serez libéré de tous vos problèmes. Ce n’est pas du tout la signification du karma. 

Si vous y réfléchissez plus profondément, ce à quoi le karma fait référence, c’est à la compulsivité de notre comportement. En raison de notre comportement et de notre conditionnement passés, nous agissons, parlons et pensons de manière compulsive de certaines façons. Si nous n’utilisons pas le discernement pour voir si ce que nous nous apprêtons à dire ou à faire est bénéfique ou nuisible, alors on s’attire beaucoup d’ennuis. 

C’est là que les problèmes surgissent, qu’il s’agisse de comportements compulsifs destructeurs ou même de comportements compulsifs constructifs, comme être perfectionniste ou vouloir s’occuper de tout le monde. Cela peut aussi aller très loin et causer des problèmes. C’est donc bien de cela que parle le karma : la compulsivité de nos actions et de notre comportement. C’est quelque chose qu’il nous faut surmonter afin d’éviter de causer du tort aux autres et à soi. 

L’intérêt d’essayer de comprendre le karma est que nous avons souvent tendance à agir sans réfléchir. Nous devons donc examiner notre comportement. Lorsque nous agissons de manière compulsive, nous devons examiner et évaluer les effets de l’ensemble de nos actions ; que ce soit de manière constructive ou destructive, que nous soyons perfectionnistes ou simplement très négatifs et critiquions les autres en permanence. La question est alors de mesurer quels en sont les effets sur les autres et sur nous-mêmes ?

Nous devons faire la part des choses entre ce que nous avons envie de dire ou de faire et ce qui peut être nuisible ou bénéfique. Si vous regardez les enseignements sur le karma, ils décrivent ainsi le déroulé d’une action : premièrement, une pensée de dire ou de faire quelque chose surgit. Cette pensée est suivie sans discernement par le sentiment ou le désir d’agir, verbalement ou physiquement. Parfois, lorsqu’un tel sentiment apparaît, nous y pensons d’abord puis décidons de l’exprimer, et parfois nous parlons ou agissons sans y penser au préalable. Ce n’est qu’après l’apparition de ce désir que surgit l’impulsion mentale, cette envie irrépressible, qui nous pousse à agir de manière compulsive. Cette impulsion mentale ou cette envie irrépressible est appelée « karma ». Je l’appelle « l’impulsion karmique ». Elle est irrésistible et entraîne un comportement compulsif. Ce qu’il nous faut voir, c’est qu’il y a un espace entre la pensée et le désir de dire ou de faire quelque chose et entre le désir et l’apparition de l’impulsion karmique qui nous pousse à agir. Grâce à la méditation, qui nous permet de nous entraîner à ralentir les choses, et à l’introspection, qui nous rend plus conscient de ce qui se passe dans notre esprit, nous devenons capables de reconnaître ces espaces et de les utiliser comme autant d’opportunités pour décider de poursuivre ou non la pensée ou le sentiment. En prenant l’habitude de s’exercer dans le cadre délimité de la méditation, nous devenons capables de le faire dans notre vie quotidienne. 

Ainsi, lorsque nous évaluons que nos pensées, nos sentiments ou nos désirs de nous exprimer ou d’agir vont être préjudiciables ou nuisibles, alors comme le dit le grand maître indien Shantideva : « Agissez tel un bloc de bois. » N’intervenez pas. Ce n’est pas une question de répression ou de réprimande. Il ne s’agit pas d’être policier avec soi-même, mais plutôt d’utiliser notre intelligence. C’est notre plus grand don en tant qu’êtres humains : nous avons l’intelligence de pouvoir faire la différence entre ce qui est utile et ce qui est nuisible. Nous devons cultiver cela, et c’est ce que le bouddhisme nous apprend très bien à faire. 

Vous avez commencé à vous intéresser au dialogue islamo-bouddhiste après une longue tournée de conférences en Asie centrale en 1994. Vous avez compris que le dialogue pouvait conduire à une meilleure compréhension entre les pratiquants religieux et à une stabilité politique renforcée dans les régions où plusieurs groupes d’individus vivent en voisins. Qu’est-ce qui vous a incité à entreprendre ce travail novateur ? 

À l’origine, dans les années quatre-vingt-dix, je me suis penché sur la situation en Asie centrale et j’ai constaté qu’il y existait des civilisations islamiques, bouddhistes et chrétiennes orthodoxes. Il y avait déjà eu beaucoup de choses de faites pour améliorer les relations entre les chrétiens et les bouddhistes, mais presque rien pour le bouddhisme et l’islam. J’ai pensé, en termes de considérations d’ordre géopolitique, que les bouddhistes et les musulmans devaient d’une manière ou d’une autre travailler ensemble afin de vivre en harmonie dans cette région. 

C’était mes premières réflexions, et investiguant sur la façon dont l’histoire présentait traditionnellement le bouddhisme et l’islam, j’ai constaté que l’accent était mis sur la façon dont les conquérants musulmans en Inde avaient détruit les monastères bouddhistes. J’ai pensé que c’était vraiment une façon très unilatérale d’envisager l’interaction entre les deux civilisations. 

J’ai donc fait beaucoup de recherches. J’ai discuté avec des professeurs et des chefs religieux lors de mes tournées de conférences au Moyen-Orient et en Asie centrale, pour essayer de comprendre quelles étaient les considérations économiques et politiques de cette interaction. Il s’est avéré comme pour toute analyse historique, que la principale motivation derrière toute sorte de conquête est avant tout politique et économique. Cela a stimulé mon intérêt. Au fil du temps, divers actes terroristes ont commencé à se produire et les musulmans ont été de plus en plus diabolisés. J’ai pensé que c’était très malheureux et j’ai donc poursuivi mes recherches et mes discussions avec les universitaires et des dirigeants du monde islamique et j’ai commencé à y donner des conférences sur le bouddhisme. 

J’ai par exemple donné une conférence d’introduction au bouddhisme à l’université du Caire et 300 étudiants sont venus. Ils n’ont cessé de me dire : « Nous sommes tellement isolés », en termes de manque d’informations, « nous voulons savoir ce qu’il se passe ». C’est ainsi qu’est née l’idée de mettre à disposition des informations sur le bouddhisme dans le monde musulman et aussi de faire connaître des informations sur l’islam dans les milieux bouddhiques, car la source des conflits est généralement l’incompréhension et le manque d’information. 

J’ai fait part de ce travail à Sa Sainteté le Dalaï-Lama, qui s’est montré très intéressé. Quand je me suis installé à Berlin et que j’ai lancé mon site web, appelé à l’époque Berzin Archives, Sa Sainteté m’a encouragé à rendre les enseignements bouddhiques élémentaires disponibles dans les principales langues islamiques. Non pas qu’il voulait que nous convertissions qui que ce soit au bouddhisme, ce qui aurait pu être offensant pour la communauté musulmane, mais dans le but de remédier à la cause de la plupart des malentendus, c’est-à-dire le manque d’information. En voyageant dans divers pays islamiques, c’est le principal sentiment que j’ai eu. 

Depuis, je me suis beaucoup impliqué dans ce travail, que j’ai trouvé très positif et très gratifiant. Il y a beaucoup de points communs entre les deux systèmes de croyances en ce qui concerne l’accent mis sur le développement de l’amour, du service et de l’aide aux autres. Les points de vues philosophiques qui sous-tendent cette approche sont très différents, mais l’effet est très similaire. 

Le Dr Berzin participe à une réunion à Dharamsala entre Sa Sainteté le Dalaï-Lama et le Dr Tirmiziou Diallo, le chef soufi héréditaire de Guinée.
Vous avez enseigné le bouddhisme dans le monde entier. Avez-vous constaté des différences d’intérêts de certains aspects du bouddhisme dans ces différents pays ? Quelles sont les principales différences que vous avez constatées dans la manière dont les différentes cultures abordent la pratique du bouddhisme ? 

Les différences culturelles se manifestent par exemple dans le fait que certaines personnes mettent davantage l’accent sur les pratiques dévotionnelles, tandis que d’autres privilégient des pratiques plus analytiques et rationnelles. Dans certains endroits, les gens aiment que les choses soient organisées sous la forme d’un cours, presque comme à l’université, car cela donne un certain type de structure et de discipline. Dans d’autres endroits, les gens préfèrent vivre des expériences émotionnelles. Il est difficile de généraliser quand on enseigne. J’ai donc toujours essayé de demander aux gens ce qui les intéresse lors de mes interventions. 

Vous constatez que certaines personnes sont très intéressées par la résolution de leurs problèmes personnels, tandis que d’autres considèrent le bouddhisme comme une sorte de diversion à la résolution des problèmes de leur vie. Pour ces personnes, le bouddhisme devient presque un passe-temps. C’est compréhensible, car les gens sont très occupés au travail, très occupés par leur famille et ils n’ont pas beaucoup de temps pour étudier ou pratiquer le bouddhisme. C’est donc une sorte de loisir lorsqu’ils assistent à un enseignement ou lorsqu’ils essaient de méditer. 

Je pense donc qu’il est très important d’essayer de présenter les enseignements bouddhistes d’une manière qui montre aux gens comment les appliquer dans leur vie quotidienne afin qu’ils comprennent que leur pratique, c’est leur vie de tous les jours. Les enseignements sur la patience, sur le pardon, sur le fait de cultiver le calme, doivent être appliqués dans la vie quotidienne, et c’est toujours ce que j’essaie de mettre en avant. 

Merci, Dr Berzin, d’avoir partagé avec nous vos réflexions et vos expériences. ! 
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