La vacuité, aussi appelée « le vide », est très difficile à comprendre. Pour pouvoir et vouloir en obtenir une compréhension correcte, une bonne dose de force positive, de concentration et d’étude sont nécessaires, ainsi qu’une forte motivation basée sur l’idée très ancrée qu’une telle connaissance est absolument essentielle. Au début, nous en aurons sans doute une conception générale sans grande clarté, mais il en va de même pour tout le monde. Puis, petit à petit, avec le temps et à force de travail, notre concept de la vacuité deviendra de plus en plus clair. C’est pour cette raison que les Tibétains l’étudient selon des niveaux graduels de compréhension.
Les différentes traditions et interprétations bouddhiques
Tous les systèmes philosophiques bouddhiques indiens, ou « systèmes de pensée », sont fondés sur les enseignements du Bouddha, lesquels ont été dispensés par le Bouddha de telle sorte qu’ils puissent convenir à différents types de personnes selon leurs dispositions et leurs stades de développement. Ainsi que l’a expliqué Atisha en termes simples, tout ce que le Bouddha a enseigné a pour seul but de nous aider dans notre développement selon des étapes progressives. Il serait faux de croire que tel ou tel enseignement est pour les Béotiens, mais qu’en ce qui nous concerne, nous n’avons pas besoin de passer par la même étape de réalisation. Selon le grand maître indien Shantidéva, si nous travaillons avec des thèmes communs à tous ces systèmes de pensée et que nous obtenons une compréhension dans un système assez simple, nous pouvons user de la même analogie pour passer à une compréhension plus profonde.
L’exemple courant le plus important cité par Shantidéva est que tout est comme une illusion et que, pourtant, tout fonctionne. D’un certain point de vue, les choses telles qu’un corps, une chaise, etc., sont solides, mais ce n’est qu’une apparence superficielle. Quand on regarde les choses de plus près, on voit que tout est fait de minuscules atomes. Donc, même à ce niveau élémentaire, il serait illusoire de considérer que notre corps et la chaise sont solides. Bien que nous ayons affaire à deux rassemblements d’atomes avec beaucoup d’espace entre eux, nous ne passons pas à travers la chaise...
L’on ne devrait pas se contenter du niveau de réflexion « Quel miracle que nous ne passions pas à travers la chaise ! ». Intéressons-nous plutôt à ce que l’on veut dire quand on parle de « réalité » et de choses qui sont « comme une illusion ». L’on ne devrait pas non plus minimiser ni négliger le niveau initial d’explication, car le seul fait de digérer une telle compréhension au niveau émotionnel et de l’intégrer dans notre vie témoigne déjà d’un niveau très avancé.
Les quatre systèmes de pensée
Il y a quatre systèmes de pensée dans la philosophie bouddhique indienne. Deux pour le Hinayana et deux pour le Mahayana. Il ne faut pas confondre les écoles vaibashika et sautrantika du Hinayana avec les enseignements du Théravada prévalents en Asie du Sud-Est. Le Théravada est une différente « marque » du Hinayana. Il y avait 18 écoles du Hinayana, et le Théravada était l’une d’elles. Vaibashika et sautrantika sont les subdivisions d’un autre système du Hinayana, le sarvastivada, qui est principalement resté dans le nord de l’Inde. Les deux écoles du Mahayana sont le chittamatra qui signifie « esprit seulement », et le madyamaka qui signifie « voie médiane ». Au sein du madyamaka, il y a deux subdivisions selon la classification tibétaine : svatantrika et prasangika.
Pour compliquer les choses encore plus délicieusement, chaque tradition du bouddhisme tibétain a une interprétation différente de tous ces systèmes. Au cours de notre discussion, nous allons nous attacher uniquement à la tradition guéloug ou gelug. Chez les guélougpa ou gelugpa, malheureusement ou heureusement peut-être, à des fins de développement de l’esprit, différents livres de texte sont utilisés dans différents monastères, chacun avec des interprétations qui varient légèrement sur de nombreux points. Nous allons suivre l’un d’entre eux que la plupart de mes enseignants ont utilisé, c’est la tradition du manuel intitulé Jetsunpa étudié par les guéshés au monastère de Séra-Jé et de Ganden Jangtsé.
Il est important de savoir qu’il existe divers textes et sources. Au monastère de Drépung Loseling et de Ganden Shartsé, les guéshés étudient un autre système de livres de texte intitulé Panchen. Il nous arrive parfois d’entendre des explications différentes de la part de guéshés qui viennent de monastères différents, mais ce ne devrait pas semer le trouble dans notre esprit. Tâchons de laisser chaque chose à sa place, il n’y a que quelques petites différences sur certains points.
En fait, il y a quatre traditions textuelles différentes chez les guélougpa. Les livres de Jeffrey Hopkins en suivent une autre, kunkhyen du monastère de Drépung Gomang. Michael Roach en suit encore une autre, tendarma du monastère de Séra-Mé. Sachez qu’il y a des différences, lesquelles sont vraiment très utiles car une seule explication peut facilement devenir dogmatique. On apprend différemment quand on est mis au défi de trouver pourquoi ces différents ouvrages disent ce qu’ils disent, pourquoi il y a des différences, et ainsi de suite.
La vacuité est une absence de façons impossibles d’exister
Notre activité mentale donne lieu à des hologrammes mentaux de choses ; c’est ainsi que nous connaissons ces choses. Parmi ces hologrammes mentaux, il y a l’apparence de ce que quelque chose est, et l’apparence de la façon dont ce quelque chose existe. L’une et l’autre peuvent être fausses, je les qualifie d’« impossibles ». Bien que l’activité mentale ne donne lieu qu’occasionnellement à des apparences fausses de ce que quelque chose est, elle donne constamment lieu à des apparences fausses de la façon dont les choses existent.
Cependant que se manifestent les fausses apparences de la façon dont les choses existent, nous les considérons avec ignorance ou inconnaissance. Selon certains maîtres, notre inconnaissance consiste à ne pas savoir que cette apparence est celle de quelque chose d’impossible. Selon d’autres maîtres, notre ignorance est plus active. Nous croyons que l’apparence de quelque chose d’impossible est, en fait, l’apparence de quelque chose de possible. C’est comme la différence entre ne pas savoir que l’apparence d’un monstre sous le lit ne correspond pas à la réalité, et penser que l’apparence du monstre correspond effectivement à un réel monstre sous le lit. Nous devons cesser d’imaginer que l’apparence d’une façon impossible d’exister correspond effectivement à la façon dont les choses existent. C’est ce dont nous devons nous débarrasser.
Or c’est exactement le thème de la vacuité : la vacuité est une absence absolue. Il n’existe rien de tel qu’un véritable référent réel qui puisse correspondre à cette apparence de quelque chose qui est impossible. Un référent réel est totalement absent : il n’a jamais été là. En termes occidentaux, nous parlons de projections fantasmagoriques. Ces projections ne correspondent à rien de réel.
Selon un autre type de terminologie, on dirait que ce qui est impossible et totalement absent, c’est une « âme » ou un « soi » impossibles. Il y a une « âme » impossible des personnes et une « âme » impossible des phénomènes – quelque chose de trouvable au sein d’une personne ou au sein d’un phénomène qui, en un sens, lui prête « vie ».
L’analyse d’une « âme » impossible diffère légèrement dans chaque système de pensée bouddhique. Chacun, progressivement, affirme d’une manière plus subtile ce qui est impossible. Il s’agit de nous rendre compte que, bien que notre activité mentale donne lieu à l’apparence de ces « âmes », celles-ci sont impossibles. Elles ne correspondent à rien de réel. Il nous faut nier ces apparences au travers d’une compréhension correcte de la vacuité. « Malgré les apparences, une telle chose n’existe pas ».
Les écoles du Hinayana ne parlent que de « l’âme impossible des personnes », y compris de nous-même et de tout un chacun. Les écoles du Mahayana parlent, en plus, de « l’âme impossible des phénomènes ». Selon les écoles du Hinayana, pour atteindre la libération ou l’illumination il suffit de se débarrasser de cette croyance en une âme impossible des personnes. Il faut réaliser l’absence de soi des personnes, laquelle est équivalente à la vacuité des personnes. Et pour atteindre l’illumination et devenir un bouddha, il suffit d’avoir davantage de force positive, appelée aussi « mérite », que pour atteindre la libération. Cette force positive nous permettra de savoir comment aider au mieux tous les êtres. Il n’est pas nécessaire de se débarrasser de la croyance en une âme impossible des phénomènes pour devenir un bouddha, parce que le Hinayana n’affirme pas l’existence d’une telle chose. Le Mahayana est en désaccord et affirme que, pour atteindre l’illumination, la pleine compréhension de la vacuité des phénomènes est requise.
Parmi les écoles du Mahayana, celles du chittamatra et du svatantrika expliquent que pour atteindre la libération, il faut se débarrasser de la saisie d’une âme impossible des personnes, et que pour l’illumination, il faut se débarrasser de la saisie d’une âme impossible des phénomènes. Seuls les tenants du prasangika affirment que, en fait, même pour atteindre la libération, il est nécessaire de se débarrasser de la saisie d’une âme impossible des personnes et des phénomènes, et que ce qui est impossible les concernant est exactement pareil. Selon les autres écoles du Mahayana, ce qui est impossible concernant les personnes et ce qui est impossible concernant les phénomènes est différent. De toute évidence, les personnes participent de tous les phénomènes, donc finalement il faudra comprendre que la vacuité des phénomènes concerne aussi les personnes.
Néanmoins, pour atteindre la libération, nous devons comprendre que ce qui est impossible concernant les personnes est moins profond que concernant tous les phénomènes. Pour atteindre l’illumination, selon les tenants du prasangika, après que nous nous sommes débarrassés de la saisie d’une âme impossible de tous les phénomènes y compris des personnes, nous devons nous débarrasser des constantes habitudes de l’inconnaissance qui donnent lieu à ces apparences impossibles, cependant que selon les autres écoles du Mahayana, nous pouvons nous débarrasser de concert des obstacles qui empêchent l’atteinte de la libération et de ceux qui empêchent l’atteinte de l’omniscience, graduellement tout le long du chemin plutôt que successivement.
L’impossible « âme » grossière des personnes
Commençons par l’impossible « âme » des personnes. Une personne, gang-zag en tibétain, pudgala en sanskrit, est une imputation sur un continuum mental individuel. Nous allons expliquer brièvement ce qu’est une imputation. Dans chaque vie, le continuum mental avec une personne en tant que phénomène d’imputation, va être associé aux éléments physiques d’une forme de vie en particulier. Il n’y a rien d’inhérent au continuum mental qui fasse toujours de lui un humain ou animal, un mâle ou une femelle, ni quoi que ce soit d’autre. Nous appelons aussi un insecte « une personne » et, encore une fois, l’insecte n’a rien d’inhérent qui fasse de lui un insecte. Celui-ci est un continuum mental individuel, et il se trouve que dans cette vie en particulier, il a les agrégats – le corps et l’esprit – d’un insecte.
Cela va très loin, surtout si nous explorons le thème de l’imputation dans la perspective de la renaissance. Ce n’est pas Alex-l’humain qui est re-né en tant que Fifi-le-caniche, mais il y a, dans ce continuum mental, une vie en tant qu’Alex-l’humain et puis une autre vie en tant que Fifi-le-caniche. Cela fait une grande différence dans la façon de concevoir la renaissance.
Les niveaux grossiers et subtils de l’impossible âme des personnes
Il y a deux niveaux d’âme impossible des personnes : un niveau grossier et un niveau subtil. L’école du prasangika en ajoute un troisième. Le premier, le niveau grossier ou brut, est la saisie à base doctrinale d’une âme impossible. Ce type de saisie répond à une définition très précise, basée sur l’éducation, l’acceptation et la croyance en des doctrines professées par un système philosophique indien non bouddhique. Parmi les huit écoles indiennes non bouddhiques, sept d’entre elles, à l’instar du bouddhisme, acceptent le karma et la re-naissance. La naissance qui advient encore et encore et encore, qui recommence encore et encore et encore, sur la base du karma. Celle-ci est présumée. La seule école qui n’admet pas le karma et la renaissance est celle des charvakas. On les appelle souvent les hédonistes ou les nihilistes. Ils défendent le point de vue que nous devrions tous nous amuser parce que, à la fin de cette vie, nous cessons d’exister.
La question qui se pose vraiment est la suivante : « Qu’est-ce qui continue de vie en vie par la force du karma ? » Qu’est-ce qui continue d’instant en instant dans cette vie-ci ? Les écoles non bouddhiques stipulent qu’un atman – les bouddhistes l’appellent une impossible âme existe continûment. Le bouddhisme, quant à lui, affirme qu’il n’existe rien de tel qu’un atman et que cette impossible âme ne correspond pas à la réalité. Quand on entend, apprend et accepte une théorie stipulant l’existence d’une âme impossible et qu’on y croit, on parle de la saisie d’une impossible âme grossière des personnes ou saisie d’un impossible soi des personnes.
Les qualités d’une impossible âme grossière des personnes
Quelles sont les qualités d’une impossible âme des personnes ? Toutes les écoles indiennes non bouddhiques partagent le point de vue que l’atman a trois qualités. En plus des trois qualités sur lesquelles elles s’accordent, elles présentent des différences. La première qualité de l’âme est d’être statique, ce qui signifie qu’elle ne change jamais parce qu’elle n’est pas affectée par quoi que ce soit. La deuxième est qu’elle est une monade sans parties. Soit elle est « une » avec l’univers sans parties, comme dans « atman est Brahman », un type de croyance brahmanique pré-hindoue, soit elle est une petite monade minuscule, comme une étincelle de lumière ou quelque chose de semblable. Ces deux premières qualités sont généralement traduites par « permanente et une ».
La troisième qualité est que l’atman, une âme ou un soi, peut exister indépendamment d’un corps, d’un esprit, d’émotions, etc., autrement dit : indépendamment des agrégats. Elle existe de cette façon indépendante quand elle atteint la libération de la renaissance. Dans chaque vie, ce type d’âme ou de soi habite ou possède un corps, un esprit et des émotions, et les contrôle comme s’ils étaient une machine et qu’il en était le chef. Il va de soi que ces trois qualités peuvent être combinées. Par exemple : « Maintenant je suis dans ce corps, je possède ce corps et cet esprit, je vais en faire usage et les contrôler. Pendant ce temps, je vis dans ma tête ». Lorsque la mort survient, cette âme qui existe de façon indépendante, ce « moi », quitte ce corps et cet esprit et va se loger dans un autre corps et dans un autre esprit qu’elle va posséder, utiliser et contrôler comme si elle poussait des boutons à l’intérieur.
Les émotions et les attitudes perturbatrices à base doctrinale
Il est possible que nous croyions automatiquement en certains de ces aspects et que nous les ressentions automatiquement. Cependant, notre discussion porte sur tout le lot, lequel n’est pas quelque chose auquel nous croirions automatiquement. Un animal ne croirait certainement pas automatiquement qu’il existe de cette façon. Il faut qu’une telle assertion nous soit inculquée par un système doctrinal. C’est pour cette raison que la saisie d’une âme d’une personne est « à base doctrinale », c’est parce qu’elle s’appuie sur une doctrine. Or c’est de cette croyance dont nous devons nous débarrasser en premier lieu. Il faut nous défaire de la croyance que notre existence est établie en tant que ce type d’âme, en tant que « soi » ou « moi ».
Sur la base de la croyance que nous existons en tant que ce type grossier d’âme impossible, nous avons ce qui s’appelle des « émotions perturbatrices et des attitudes perturbatrices à base doctrinale ». Par exemple, quand nous identifions la voix à l’intérieur de nous comme étant « moi » avec toutes les qualités d’une âme impossible, nous devenons très défensifs concernant ce « moi », nous nous mettons en colère contre quiconque nous contredit ou nous provoque. Nous identifions nos possessions comme appartenant à ce « moi » et nous nous y attachons fortement. Nous pouvons aussi identifier ce « moi » avec notre religion, notre nationalité ou notre race, nous serions prêts à faire la guerre pour les défendre. Nous pourrions même penser que si nous nous torturons et que si nous nous flagellons nous-même, cela permettra à cette âme impossible d’atteindre la libération.
Peut-être n’adhérons-nous pas complètement à la version indienne de cette vue doctrinale, mais si nous examinons nos religions et nos croyances occidentales, nous y trouverons de nombreuses similarités. Avec l’hédonisme, par exemple, nous pensons que nous allons vivre pour toujours, en quelque sorte indépendamment de ce corps et de cet esprit, que nous ne vieillissons pas et que, par conséquent, il faut profiter au maximum des plaisirs de la vie. Et dans certains systèmes religieux, nous croyons qu’en nous infligeant nous-même des tortures pour faire pénitence, nous atteindrons la libération sous forme de vie éternelle au ciel. Dès lors que nous nous identifions à quelqu’un dont les types de croyances présentent ces caractéristiques, nous développons de l’attachement à nos croyances et de la colère quand elles sont mises au défi. Nous faisons même la guerre avec une grande haine envers ceux dont les croyances diffèrent des nôtres.
Ce qu’il reste après chaque réfutation
Quand nous prenons conscience qu’il n’y a rien de tel que ce type d’âme, autrement dit : quand nous réalisons la grossière absence de soi des personnes, nous cessons de nous identifier avec celle-ci. Nous prenons conscience que nous n’existons pas en tant que cette impossible âme grossière.
Quand on travaille avec la vacuité – qu’on appelle dans ce contexte « absence de soi » ou « absence d’identité » – il est très important de regarder ce qu’il reste après avoir réfuté un certain niveau de ce qui est impossible. Nous n’avons pas nié la personne, « moi », nous avons simplement réfuté l’existence d’une personne en tant qu’âme statique, sans parties, non imputée aux agrégats d’un corps, d’un esprit, etc., laquelle, de surcroît, pourrait exister indépendamment de ces derniers une fois libérée de la renaissance. Ce qu’il reste est donc un « soi » qui est une imputation sur les agrégats – un soi qui ne peut pas exister indépendamment des agrégats –, qui est non statique et qui comporte des parties. Puisque les agrégats changent constamment, le soi, « moi », change constamment aussi et n’est jamais statique. Et puisque les agrégats sont constitués de nombreux instants de nombreuses parties, le soi ne peut pas être sans parties.
Imputation et étiquetage mental
Il est très important de comprendre ce qui est signifié par « imputation et étiquetage mental ». Bien que les deux répondent au même terme tibétain tagpa (btags-pa), celui-ci peut masquer des différences, en particulier du point de vue du prasangika dans la discussion concernant comment établir l’existence de toute chose. Par exemple, le soi est une imputation sur les cinq agrégats, mais selon le prasangika, son existence ne peut pas être établie exclusivement en termes d’étiquetage mental sur la base des cinq agrégats Ceux-ci sont différents.
Quelque chose qui est une imputation – un phénomène d’imputation – ne peut pas exister séparément d’une base d’imputation (gdags-gzhi). Le phénomène et son support existent dépendamment l’un de l’autre, comme s’ils étaient liés l’un à l’autre. Certains phénomènes d’imputation sont des formes de phénomènes physiques ou des façons de connaître quelque chose. Un corps entier, par exemple, est un phénomène d’imputation sur la base de ses parties, soit : une conscience, un éventail d’émotions et un ressenti de bonheur ou de non-bonheur. Un corps entier et une humeur entière ne peuvent pas exister indépendamment de leurs parties, et les deux peuvent être connus à la fois non conceptuellement et conceptuellement. Nous pouvons voir notre propre corps et celui d’autrui, ou y penser. Nous pouvons nous rappeler notre humeur et, si nous avons des perceptions extrasensorielles, nous pouvons aussi connaître non conceptuellement les humeurs d’autrui.
D’autres phénomènes d’imputation ne sont ni des formes de phénomènes physiques, ni des façons d’être conscient de quelque chose – on les appelle « variables non congruentes influençables » (ldan-min ‘du-byed) – mais sont encore des phénomènes non statiques. Ils changent d’instant en instant ; par exemple, une année entière est un phénomène d’imputation sur la base de 365 jours et un quart de jour et ne peut pas exister indépendamment de ces jours. De façon similaire, l’âge ne peut pas exister indépendamment d’être l’âge de quelque chose.
Le soi, « moi » en tant que personne, est un autre exemple de phénomène d’imputation non statique qui n’a ni une forme de phénomène physique, ni une façon d’être conscient de quelque chose : il s’agit dans ce cas d’une imputation sur la base des cinq agrégats. Une personne, un « moi », ne peut pas exister indépendamment d’un corps, d’un esprit, d’émotions et de ressentis, et « moi » peut être connu à la fois non conceptuellement et conceptuellement. Nous pouvons nous voir et nous concevoir.
Nul besoin, pour qu’ils existent, d’assigner activement les phénomènes d’imputation non statiques tels un corps, une humeur, une année et une personne à leur base d’imputation, à leurs parties. Si nous voyons une tête, un tronc, des bras et des jambes tous reliés les uns aux autres, nous voyons un corps. Si nous vivons pendant 365 jours et un quart de jour, nous vivons pendant une année. S’il y a un corps avec un esprit, des émotions et des ressentis, il y a une personne, un « moi ». Ce sont des faits.
L’étiquetage mental, d’un autre côté, décrit la relation entre une catégorie statique, telle que l’Homo sapiens, avec des membres individuels de cette catégorie, des humains individuels. À l’instar des phénomènes d’imputation, l’étiquetage mental d’une catégorie et les membres de cette catégorie existent dans une dépendance mutuelle et ne peuvent pas exister tout seuls séparément.
Néanmoins il y a une grande différence entre un phénomène d’imputation non statique et une étiquette mentale statique. L’étiquette mentale d’une catégorie ne peut être connue que conceptuellement ; c’est, par exemple, le concept ou l’idée de ce qu’est l’Homo sapiens par rapport au Néandertalien. Quand on voit un certain corps avec un esprit, des émotions et des ressentis, lui assigner l´étiquette mentale « Homo sapiens » est une possibilité. Il n’y a d’Homo sapiens qu’en relation avec la catégorie, le concept et l’idée de l’Homo sapiens. Pour pouvoir concevoir celui-ci en tant qu’Homo sapiens, il faut activement l’étiqueter en tant que tel – c’est-à-dire qu’il nous faut le classifier et le ranger conceptuellement dans notre tiroir mental « Homo sapiens ». Mais quand on voit un corps avec un esprit, des émotions et des ressentis, on voit une personne, un « moi », indépendamment de la catégorie que nous lui assignons mentalement.
Il est important de faire la différence entre le soi, « moi » en tant que phénomène d’imputation non statique, et l’étiquette mentale statique « moi » que nous pouvons assigner à toutes les occurrences du « moi » et des cinq agrégats. Pour ce qui est du phénomène d’imputation, deux choses sont impliquées : le phénomène d’imputation et la base d’imputation, c’est-à-dire le soi et les cinq agrégats. Mais pour ce qui est de l’étiquetage mental, trois choses sont impliquées : l’étiquette mentale, la base de l’étiquetage et l’objet référentiel de l’étiquette (btags-chos). Dans le cas du soi, l’étiquette mentale est la catégorie statique « moi », la base de l’étiquetage est les cinq agrégats, l’objet référentiel de l’étiquette est le soi, « moi » en tant que phénomène d’imputation sur la base des cinq agrégats aussi.
Quand on parle de mots ou de noms, les mots sont des phénomènes d’imputation sur la base de la signification de mots. Un son sans signification n’est pas un mot, il n’est qu’un son. À l’instar d’autres phénomènes d’imputation, les mots et leurs significations ne peuvent pas exister indépendamment les uns des autres. Les mots désignent des catégories, et au travers des catégories qu’ils désignent, ils désignent aussi les membres individuels qui entrent dans les catégories. Aussi les mots, à l’instar des catégories, ne peuvent-ils être connus que conceptuellement. Comme pour les catégories aussi, trois choses sont impliquées avec les mots : un mot, par exemple « moi » en tant que désignation, les cinq agrégats en tant que base de la désignation, et l’objet référentiel de la désignation – de nouveau le soi, « moi » en tant que phénomène d’imputation sur la base des cinq agrégats aussi.
Il va de soi que ce n’est qu’une introduction à un thème qui demande à être travaillé, étudié et analysé. L’imputation, l’étiquetage mental et la désignation ne sont pas faciles à comprendre, mais l’essentiel est de comprendre que, bien qu’ils aient quelque chose en commun, ils ont aussi des différences. Ils ont en commun : un soi non statique en tant que phénomène d’imputation, la catégorie statique d’un soi, et le mot « soi » – aucun de ceux-ci ne peut exister indépendamment d’un lot de cinq agrégats comme base d’imputation, base d’étiquetage mental et base de désignation.
J’ai déjà expliqué leurs différences. Mais il y a encore une chose importante à noter. L’étiquetage mental des cinq agrégats au travers de la catégorie « moi » et leur désignation avec le mot « moi » ne créent pas le soi, « moi », comme objet référentiel. Que nous concevions ou non notre corps, esprit, émotions et ainsi de suite au travers de la catégorie statique « moi » et par le mot « moi », il reste toujours le « moi » non statique en tant que phénomène d’imputation sur la base du corps, esprit et émotions. L’étiquetage mental au travers de catégories et de concepts et la désignation par des mots ne créent pas le soi non statique, ne créent pas « moi ».
Quand nous pensons à nous-même, quand nous pensons « moi » sur la base des cinq agrégats, l’objet référentiel est en réalité le « moi » non statique, lequel a des parties et ne peut en aucun cas exister indépendamment de sa base d’imputation, les cinq agrégats. Ce « moi » existe effectivement, il fonctionne, il fait des choses. Mais il est comme une illusion parce qu’il paraît exister d’une façon qui ne correspond pas à la façon dont il existe réellement. Sous l’influence de la non-connaissance, c’est-à-dire de l’ignorance – à base doctrinale – il semble que l’objet référentiel est l’impossible « moi » grossier, une « âme » statique et sans parties qui n’est pas un phénomène d’imputation et qui peut exister indépendamment d’une base d’imputation ou d’un lot de cinq agrégats. Un tel soi impossible, en fait, est une illusion totale. Une telle chose n’existe pas. Alors rappelez-vous : le faux « moi » est une illusion, et le « moi » réel est comme une illusion car il paraît exister d’une manière impossible, il a l’air d’exister d’une façon qui correspond à la réalité.
L’impossible « âme » subtile des personnes
Nous allons maintenant aborder la discussion sur l’impossible « moi » subtil. Le « moi » subtil, c’est ce qui jaillit automatiquement. Nul besoin de nous l’inculquer, les animaux l’ont aussi. Sans l’avoir appris, il semble qu’une personne puisse être connue d’une façon suffisante en soi (rang-kya thub-pa’i rdzas-yod). Cela suppose qu’une personne – par exemple : moi-même, « moi » – puisse être connue sans que sa base d’imputation – c’est-à-dire le corps, l’esprit, les émotions, ou quelque chose – soit connue immédiatement avant, puis simultanément. Néanmoins, même si nous comprenons qu’une personne est une imputation non statique sur les agrégats et qu’elle ne peut pas exister tout seule séparément de son côté, l’image qui jaillit automatiquement est encore celle d’une personne pouvant être connue tout seule séparément de son côté.
Pour ce qui est des hologrammes mentaux, quand nous nous voyons nous-même ou quand nous pensons à nous-même, l’hologramme mental de « moi » et l’hologramme mental de sa base d’imputation jaillissent ensemble, même lorsque cette base n’est que le son mental du mot « moi ». D’abord nous avons la cognition du son mental du mot, puis nous avons à la fois celle du son mental et de « moi ». Or nous n’avons pas cette impression. Il nous semble qu’il y a juste un hologramme de « moi », il ne nous semble pas que cet hologramme est celui d’un corps, d’un esprit, d’émotions ou d’un mot mental qui apparaît et qui est l’objet d’une cognition, avec « moi » en tant que personne qui est un phénomène d’imputation sur cet hologramme en tant que sa base. C’est ce qu’il nous apparaît et c’est ce que nous croyons correspondre à la réalité. En voici quelques exemples : « Je ne me connais pas très bien », ou « Je me connais très bien », comme si « moi » était quelque chose que l’on pouvait connaître indépendamment de connaître son corps, son esprit ou ses émotions, et ainsi de suite. Il nous semble que nous pourrions nous connaître nous-même sans rien connaître d’autre. C’est quelque chose de très subtil, de très profond.
Par exemple : « Connaissez-vous Maria ? » « Oui, je connais Maria ». C’est comme si Maria était quelque chose que l’on peut connaître en soi. On ne dit ni ne pense « je sais à quoi ressemble Maria, donc je sais qui est Maria ». Quand on pense « je connais Maria », on pense juste qu’on connaît cette personne. Mais en fait, qu’est-ce qu’on connaît ? C’est comme si l’on pouvait connaître Maria d’une façon suffisante en soi, sans avoir simultanément au moins un hologramme mental de son nom. On ne peut pas penser à Maria sans qu’une base soit connue d’abord, puis simultanément. Comment pensons-nous à Maria ? Nous pensons à Maria soit au travers d’un hologramme mental de ce à quoi elle ressemble, soit de son nom, soit d’autre chose. On ne peut pas juste penser à Maria, voir Maria ou connaître Maria d’une façon suffisante en soi, sans qu’une base apparaisse aussi et soit connue.
Même si nous savons que nous sommes un phénomène d’imputation sur la base des agrégats, automatiquement c’est comme si nous connaissions « moi » d’une façon auto-suffisante. Nous pouvons nous connaître : « Je me vois dans le miroir ». Est-ce que nous nous voyons dans le miroir ? Oui, nous nous voyons dans le miroir. Mais nous nous voyons dans le miroir seulement et aussi sur la base du corps que nous voyons dans le miroir. Et pourtant nous avons le sentiment que c’est « moi » qui apparais tout seul, et non pas un corps avec « moi » comme imputation sur un corps en tant que sa base.
Il y a beaucoup d’expressions qui révèlent cette façon automatique de penser : « Je ne suis pas moi-même aujourd’hui », « Je ne me sens pas en phase avec moi-même », « Je cherche mon vrai moi », « Soyez vous-même ! ». Automatiquement, c’est ce que nous pensons ou ressentons. Puis, sur la base de notre croyance que cette apparence d’une impossible « âme » subtile correspond à la réalité, nous avons automatiquement des émotions perturbatrices. Nous avons des attachements à « moi » et à autrui comme s’il s’agissait d’un simple attachement à la personne et non pas aussi à quelque chose en lien avec elle. Nous avons aussi de la colère, laquelle survient de la même façon. Ces occurrences jaillissent automatiquement. Chez les animaux aussi.
Ainsi le soi, « moi », qui est comme une illusion, n’est pas seulement un phénomène d’imputation inséparable d’une base d’imputation, il est aussi un phénomène connaissable de façon imputée (btags-yod). Il ne peut pas être connu séparément de la cognition première puis simultanée de sa base d’imputation. Il est comme une illusion car il semble exister d’une façon qui ne correspond pas à celle dont il existe effectivement ; néanmoins, la personne, « moi », existe et fonctionne. Le soi n’est pas la même chose qu’une illusion ; il n’est pas non existant. Nous nous voyons dans le miroir ; ce n’est pas comme si l’on ne voyait personne. Et c’est « moi », ce n’est personne d’autre, et ce n’est pas non plus un corps mort.
L’impossible âme subtile d’une personne, donc, est une âme connaissable d’une façon suffisante en soi ; or il n’y a rien de tel. Le soi est vide d’être établi comme existant de cette façon impossible. Selon toutes les écoles non prasangika, pour obtenir la libération du samsara, il suffit de comprendre et d’avoir une cognition non conceptuelle de l’absence subtile du soi des personnes – c’est-à-dire, de l’absence totale ou de la vacuité de tout ce qui correspond à cette « âme » subtile dans la réalité – et de se familiariser avec cette réalisation au point qu’elle nous débarrasse de tous les niveaux de subtilité des émotions perturbatrices qui jaillissent automatiquement.
Pour ne pas tomber dans l’extrême du nihilisme quand nous réfutons les impossibles modes d’existence, il nous faut examiner la question suivante : « Comment le soi et comment toutes les choses existent réellement ? ». Comment les choses existent, cependant, n’est pas la vraie question. La vraie question est beaucoup plus subtile. La question est : « Qu’est-ce qui établit ou prouve que quelque chose existe ? » Comment savoir que quelque chose existe ? On ne parle pas de ce qui fait exister quelque chose. On parle de ce qui prouve ou établit que quelque chose existe.
Ici, le terme sanskrit siddha, drub (sgrub) en tibétain, ne signifie pas « exister ». C’est le même mot que « prouver » et « affirmation », comme dans « phénomène d’affirmation ». Qu’est-ce qui affirme, qu’est-ce qui prouve, qu’est-ce qui établit que quelque chose existe ? Affirmer que quelque chose « existe » signifie que quelque chose est validement connaissable. Mais qu’est-ce qui établit que quelque chose est validement connaissable et qu’il n’est pas une simple illusion ? Or, c’est là le propos de la discussion sur la vacuité. La vacuité est l’absence totale d’un mode valide d’établissement que quelque chose correspondant à un mode impossible d’établissement existe. Ce mode impossible est une totale aberration. Il est comme une illusion.
Nous pourrions croire que certaines caractéristiques établissent ou prouvent que quelque chose existe et est validement connaissable ; mais il est impossible qu’elles en soient la preuve. La vacuité est l’absence totale de tout mode réel permettant d’établir l’existence et la connaissabilité valides de quelque chose correspondant à l’impossible mode d’établissement que nous imaginons. Chaque système de pensée bouddhique réfute un impossible mode d’établissement de l’existence des choses, que ce soit à propos des personnes seulement ou à propos des phénomènes aussi, et affirme un mode réel d’établissement de leur existence. Au fur et à mesure que l’on avance dans ces systèmes philosophiques, ce qui est réfuté et ce qui est établi deviennent de plus en plus subtils.
C’est le propos de la vacuité : la vacuité a pour objet la négation des modes impossibles d’établissement que les choses existent et peuvent être validement connues. Si nous ne pensons à la vacuité qu’en termes d’impossibles modes d’existence, notre compréhension ne sera pas aussi précise.
Comment les systèmes du Hinayana établissent l’existence
Voyons d’abord les systèmes philosophiques vaibashika et sautrantika du Hinayana. Ces systèmes réfutent seulement les impossibles modes d’établissement qu’une personne existe. Le système vaibashika n’accepte pas qu’une personne puisse être établie comme existante et validement connaissable en tant qu’atman statique, sans parties et indépendante. Le système sautrantika rejette en plus l’affirmation qu’une personne puisse être établie comme étant existante et validement connaissable en tant que phénomène connaissable d’une façon suffisante en soi. Ni l’un ni l’autre ne réfute les impossibles modes d’établissement que tous les phénomènes existent, mais les deux affirment encore quelque chose qui établit que tous les phénomènes existent et peuvent être validement connus.
Tous les systèmes de pensée bouddhiques Hinayana et Mahayana, à l’exception du prasangika, s’accordent d’abord sur certains modes généraux d’établissement de l’existence et de la connaissabilité valide de tous les phénomènes. Tous, sauf le prasangika, affirment que tout objet a quelque chose de son côté qui a le pouvoir d’établir son existence en tant qu’objet validement connaissable. C’est ce qu’on appelle une nature établissante en soi (rang-bzhin) rang-bzhin) ou nature en soi, un terme parfois traduit par « nature inhérente ou intrinsèque ». Celle-ci établit l’existence de quelque chose comme « chose » référentielle (bdags-don) trouvable, c’est-à-dire comme soutien focal (dmigs-rten) qui, en un sens, étaie et soutient l’objet référentiel de l’étiquetage mental.
Rappelez-vous : avec l’étiquetage mental de la catégorie « moi » sur la base des cinq agrégats, l’objet référentiel de l’étiquette mentale est le réel « moi » en tant que phénomène d’imputation sur la base des cinq agrégats. Dans ce cas, la « chose » référentielle qui étaie et soutient ce phénomène d’imputation est un « moi » trouvable, établi en soi, qui a de son propre côté une nature établissante en soi, laquelle établit qu’il est une « chose » existante et validement connaissable. Ainsi, tous les systèmes de pensée autres que le prasangika, affirment que tous les phénomènes validement connaissables, y compris les personnes, ont une existence établie en soi (rang-bzhin-gyis grub-pa) – en d’autres mots : leur existence est établie par une nature établissante en soi, trouvable de leur propre côté. La plupart des traducteurs rendent ce mode d’existence par existence inhérente équivalente à l’existence établie du propre côté de quelque chose (rang-gi ngos-nas grub-pa).
Une autre assertion partagée par tous les systèmes de pensée bouddhique à l’exception du prasangika concerne le signe caractéristique déterminant unique (mtshan-nyid) à chaque phénomène qui permet, par le biais du facteur mental de la distinction (‘du-shes), de différencier un phénomène comme étant un phénomène existant, validement connaissable et distinct. Ces systèmes philosophiques affirment que ce signe caractéristique est également trouvable du côté de chaque objet. Dans le cas d’un phénomène d’imputation tel que le soi, « moi », son signe caractéristique déterminant est trouvable du côté de sa base d’imputation, donc quelque part du côté des cinq agrégats.
Cependant, ces systèmes de pensée divergent quand il s’agit de décider si oui ou non le signe caractéristique a le pouvoir d’établir l’existence et la connaissabilité valide d’un objet et si oui ou non il en a tout seul le pouvoir. Dans l’affirmative, pour expliquer ce point de vue j’utilise depuis des années l’analogie d’une ligne solide ou d’une enveloppe en plastique autour de chaque objet qui établit celui-ci en tant qu’objet validement connaissable et spécifique, et non pas en tant qu’un autre objet. Une telle enveloppe en plastique, par exemple, établit que cette table ne se confond pas avec toutes les choses en arrière-plan en tant que partie d’une grande soupe indifférenciée.
Ainsi tous les systèmes de pensée, sauf le prasangika, s’accordent pour affirmer que tout ce qui est validement connaissable, y compris le soi, « moi », a une nature établissante en soi, trouvable de son propre côté et, dans la plupart des cas, un signe caractéristique déterminant qui a le pouvoir d’établir son existence en tant qu’objet validement connaissable unique le singularisant par rapport à tout le reste. En d’autres termes : tous les phénomènes validement connaissables ont leur existence établie par leur signe caractéristique déterminant individuel (rang-gi mtshan-nyid-kyis grub-pa) ainsi que par leur nature établissante en soi. C’est le point de vue général des systèmes de pensée non prasangika concernant tout ce que nous pourrions validement connaître.
Vaibhashika
La pensée vaibashika renchérit en affirmant que ce qui établit et prouve que quelque chose existe est sa capacité d’exercer une fonction (don-byed nus-pa) : sa capacité de faire quelque chose. Le plus élémentaire que toutes choses, les phénomènes non statiques et même les phénomènes statiques, sont capables de faire, est de servir d’objet à la cognition valide les concernant. Toute chose a une existence établie substantiellement (rdzas-su grub-pa) parce que toute chose sert de source natale (rdzas) à la cognition valide la concernant. Le fait même que quelque chose puisse remplir cette fonction prouve son existence, laquelle existence est véritablement établie (bden-par grub-pa). Un imaginaire « envahisseur venu de la cinquième dimension » ne peut pas remplir cette fonction, parce qu’il ne peut pas être validement connu ; par conséquent, celui-ci n’existe pas.
Même l’existence du réel moi en tant que phénomène d’imputation sur la base des agrégats peut être établie comme existant de cette façon. Une personne, un soi, « moi », fait des choses : nous respirons, nous pensons, nous marchons, nous parlons et nous voyons des choses. C’est la preuve que nous existons. Et, certes, nous pouvons être connu par une cognition valide : d’autres personnes nous voient. Le soi, « moi », comme tous les autres phénomènes validement connaissables, non statiques et statiques, a une nature établissante en soi de son propre côté qui en fait une « chose », une « chose » validement connaissable. Et son signe caractéristique déterminant qui, en un sens, l’enveloppe d’un film en plastique en tant que personne individuelle se trouve du côté du réseau des cinq agrégats, selon le système vaibashika.
Sautrantika
L’école de pensée sautrantika effectue une différence entre les phénomènes objectifs (rang-mtshan), lesquels renvoient à tous les phénomènes y compris aux personnes, et les phénomènes métaphysiques (spyi-mtshan), lesquels renvoient à tous les phénomènes statiques à l’instar des catégories (spyi). Selon le système sautrantika, ce que le vaibashika affirme au sujet des phénomènes établis substantiellement s’applique uniquement aux phénomènes objectifs. Seuls les phénomènes objectifs peuvent remplir une fonction et, donc, eux seuls ont une existence substantiellement établie. Et selon les définitions du manuel guéloug Jetsunpa, eux seuls ont une existence véritablement établie. Le corps, l’esprit et les personnes sont « réels ». Ils sont une réalité objective.
D’un autre côté, les phénomènes métaphysiques à l’instar des catégories statiques, ne peuvent pas exercer de fonction. À la différence du vaibashika, le sautrantika ne considère pas que servir de base à la cognition est une fonction. Ainsi les phénomènes statiques ne sont-ils pas établis substantiellement, et selon les manuels Jetsunpa, ils n’ont pas d’existence véritablement établie. L’existence des phénomènes métaphysiques est établie purement et simplement par le fait d’être quelque chose qui est étiqueté mentalement par une cognition conceptuelle (rtog-pa btags-pa tsam-du grub-pa). Cependant, au sein du contexte de la cognition conceptuelle, ils ont encore une existence établie en soi et une existence établie par leurs signes caractéristiques individuels. « Purement et simplement » ne fait qu’exclure qu’ils puissent être établis comme quelque chose qui n’est pas étiqueté mentalement par la cognition conceptuelle.
En ce qui concerne le soi, « moi », les « moi » individuels sont objectivement réels, mais la catégorie « moi » qui leur est apposée mentalement ne l’est pas. Son existence ne peut être établie que dans la pensée conceptuelle de quelqu’un.
Pour le sautrantika, le signe caractéristique déterminant individuel d’une personne, « moi », est trouvable du côté de sa conscience mentale en tant que base d’imputation, plutôt que du côté du réseau des cinq agrégats comme l’affirme le vaibhashika. Cette affirmation du sautrantika s’appuie sur le point de vue que seule la conscience mentale est ce qui va de vie en vie. L’idée est que quelque chose doit être toujours disponible pour pouvoir être une base d’étiquetage. Or, la conscience mentale est toujours disponible, c’est donc là que nous pouvons trouver le « moi ». C’est là que nous pouvons désigner l’objet référentiel du mot « moi » comme étant une « chose » référentielle.
Comment les systèmes du Mahayana établissent l’existence
Chittamatra
Le chittamatra est d’accord avec le sautrantika pour dire qu’afin d’atteindre la libération, il faut seulement se débarrasser de la saisie d’impossibles âmes grossière et subtile des personnes telles qu’elles sont définies par le sautrantika, mais que pour atteindre l’illumination, il faut aussi se débarrasser de la saisie de ce qu’on appelle « l’âme » impossible de tous les phénomènes.
Le chittamatra est d’accord à la fois avec le vaibashika et le sautrantika pour dire que tous les phénomènes validement connaissables ont une existence établie en soi et une existence établie à partir de leur propre côté. Cependant, seuls les phénomènes dépendants (gzhan-dbang) qui se rapportent aux phénomènes non statiques et les phénomènes minutieusement établis (yongs-grub) qui se rapportent aux deux types de vacuité affirmés par le chittamatra, ont une existence établie par leurs signes caractéristiques déterminants individuels. Ils sont dénués d’une existence établie purement et simplement ou exclusivement par le fait d’être étiquetés mentalement par la cognition conceptuelle. De ce fait, ils sont véritablement existants.
Les phénomènes existants de façon totalement conceptuelle (yod-pa’i kun-brtags) qui se rapportent aux phénomènes statiques autres que les deux vacuités – c’est-à-dire : les catégories et l’espace – sont dénués d’existence établie par leurs signes caractéristiques déterminants individuels. C’est dans le sens de ce manque ou de cette absence qu’ils ont une existence purement et simplement ou exclusivement établie par le fait d’être quelque chose d’étiqueté mentalement par la cognition conceptuelle ; ils n’ont pas d’existence véritablement établie. Néanmoins, ces phénomènes totalement conceptuels ont des signes caractéristiques déterminants – dans ce cas, un trait composite (bkra-ba) – qui différencie chacun des autres phénomènes semblables en tant qu’objets distincts validement connaissables.
Le système chittamatra affirme deux aspects de la saisie d’une « âme » impossible ou de la façon d’établir l’existence des phénomènes et les considère comme étant subtils ; ainsi, le chittamatra affirme deux types de vacuité des phénomènes. Les deux concernent notre cognition des phénomènes dépendants, c’est-à-dire des phénomènes non statiques. Quant à ce que le chittamatra affirme au sujet des phénomènes statiques minutieusement établis et totalement conceptuels, cela concerne leurs signes caractéristiques déterminants. Ce point de vue est assez compliqué à expliquer, nous n’allons donc pas le développer à ce stade.
La première façon impossible d’établir l’existence des phénomènes non statiques, y compris des personnes, « moi », est quand ils sont les objets de la cognition non conceptuelle, par exemple, quand nous les voyons. Lors de tels moments, comment peut-on prouver de façon impossible que ces phénomènes validement connaissables non statiques existent ? Ce qui est impossible, c’est d’établir que quelque chose que nous voyons existait déjà l’instant d’avant, avant que nous le voyions. Il n’y a aucune façon de prouver que l’hologramme mental produit par notre activité mentale de l’objet que nous voyons, provient d’une source natale externe (rdzas) qui existait déjà auparavant.
Ainsi, dans le chittamatra, le premier type de vacuité est que les hologrammes mentaux des objets non statiques que nous voyons sont vides de provenir d’une source natale différente de la source natale de la conscience et des facteurs mentaux qui en prennent connaissance. L’hologramme mental et les façons d’en être conscient proviennent de la même source natale, soit la tendance karmique à avoir cette cognition. Ces tendances karmiques ou « graines » sont des imputations sur notre conscience de fond [fondement], l’alayavijnana.
Ici, le chittamatra réfute l’assertion sautrantika selon laquelle les choses non statiques ont une existence objective « là dehors » indépendamment de notre vision d’eux. Selon le sautrantika, elles existent de façon objective avant que les voyions. Les sources de ces hologrammes mentaux d’objets non statiques sont des objets objectivement présents avant que nous les voyions, ajoutés à notre potentiel karmique de les voir.
La question à examiner est la suivante : « Comment le savons-nous ? » Comment savoir si un objet existe de façon objective là dehors avant que nous le voyions ? Le chittamatra dit que c’est impossible. Comment savons-nous que dans une pièce où ne se trouve absolument personne, il y a un lit dedans ? Qu’est-ce qui prouve qu’il y a un lit dans cette pièce ? Pour le prouver, la seule chose serait d’ouvrir la porte et de regarder. Ce n’est que lorsque notre activité mentale produit l’hologramme mental d’un lit ou que quelqu’un d’autre va dans la pièce et que nous l’entendons dire qu’il y a un lit dans la pièce, que l’existence du lit dans la pièce est établie et prouvée. On ne peut pas prouver que le lit existe en disant qu’il est objectivement dans la pièce avant que quelqu’un le voie. Ainsi le chittamatra affirme qu’il n’y a pas de réalité objective.
Considérons une autre implication de l’assertion d’absence de réalité objective selon le chittamatra. Supposons qu’il y ait un âne au milieu de la pièce…nous sommes tous assis en cercle autour de lui et chacun prend une photo de lui. Chaque photo est un peu différente, alors à quoi ressemble l’âne en réalité ? Objectivement, il n’est pas « un ». On ne peut pas dire qu’il ressemble à quelque chose qui est séparé de la personne qui le regarde. C’est impossible. Tout ce que nous pouvons dire est que les sources des apparences de l’âne sur chacune de ces photos sont la caméra utilisée par chaque observateur pour prendre la photo et les tendances karmiques de l’observateur qui font qu’il est assis là où il est assis et qu’il prend la photo depuis cet angle et à cette distance.
Certes nous avons un karma commun qu’on appelle aussi « karma collectif ». Comme dans notre exemple, il apparaît à chacun de nous que nous sommes dans la même pièce, mais ce que chacun voit n’est pas pareil. Comme personne d’entre nous ne voit la même chose, on ne peut même pas vraiment prouver ou établir que nous sommes tous dans la même pièce. C’est comme une illusion car tout ce que nous expérimentons, voyons et entendons sont des hologrammes mentaux très individuels.
Plus nous examinons ce point, plus il devient subtil. Tout le monde dans la pièce me voit, moi Alex, mais chacun voit quelque chose de différent. Ce qui apparaît à chacun de nous provient de notre côté, du côté de l’esprit. On ne peut pas dire qu’Alex existe seulement dans l’esprit de chaque personne ; cependant, ce qui apparaît provient de chaque esprit. Si Alex n’existait que dans notre tête, alors il y aurait autant d’Alex que de personnes dans cette pièce, ce qui est clairement absurde. Par conséquent, il est illusoire de penser que nous voyons tous la même personne assise ici. Néanmoins, tout le monde dans la pièce me voit et m’entend, moi Alex ; pourtant, chacun entend et se rappelle quelque chose de différent. C’est comme une illusion.
Malgré ce paradoxe apparent, le chittamatra affirme encore qu’au sein de notre cognition non conceptuelle des phénomènes dépendants – au sein du contexte de notre vision oculaire – les objets non statiques que nous voyons sous la forme d’hologrammes mentaux ont une existence établie en soi, une existence établie à partir de leur propre côté et une existence établie par leurs signes caractéristiques déterminants individuels. De ce fait, au sein de l’hologramme mental qui jaillit lorsque nous voyons de tels objets, c’est comme si ceux-ci étaient enveloppés d’un film en plastique qui les rend distincts de ce qui est autour d’eux. En fait, leur source natale est la tendance karmique de la cognition que nous avons d’eux, laquelle tendance karmique est une imputation sur la conscience de fond [fondement], l’alayavijnana. Dans le cas du soi, « moi », son signe caractéristique déterminant individuel se trouve du côté de la conscience de fond, car selon le chittamatra, c’est la conscience de fond qui passe d’une vie à l’autre.
Qu’en est-il du second type de vacuité, c’est-à-dire de la vacuité du second type subtil d’une « âme » impossible des phénomènes ? Celle-ci concerne les phénomènes dépendants quand les hologrammes mentaux de ces derniers jaillissent et apparaissent dans la cognition conceptuelle que nous en avons. Dans ce cas aussi, les hologrammes mentaux qui jaillissent ne proviennent pas de sources natales externes à la conscience et de facteurs mentaux qui en ont la cognition, mais il y a quelque chose d’encore plus profond à leur propos.
Dans ce cas, le chittamatra s’accorde avec le sautrantika pour dire que même au sein du contexte des phénomènes dépendants qui apparaissent dans la cognition conceptuelle que nous en avons, leur existence en tant que phénomènes distincts validement connaissables est encore uniquement établie par le pouvoir de leurs caractéristiques déterminantes individuelles. Par contre, il diverge du sautrantika quand ce dernier affirme que les caractéristiques déterminantes individuelles – lesquelles sont la base sur laquelle les catégories sont étiquetées mentalement et les noms sont désignés – c’est-à-dire : quand il affirme que ces signes caractéristiques ont le pouvoir d’établir que ces phénomènes dépendants existent conformément à ces catégories et comme référents de ces noms. Selon le chittamatra, ils sont vides de cet impossible mode d’existence. Seuls l’étiquetage mental et la désignation mentale les établit comme étant conformes à ces catégories et comme étant le référent de ces noms.
L’image que j’utilise pour aider éventuellement à comprendre ce point subtil est que le sautrantika affirme que les signes caractéristiques déterminants individuels des phénomènes non statiques ont des crochets de leur côté sur lesquels les catégories et les noms peuvent être attachés. Par exemple, il y a un crochet quelque part à l’intérieur de moi, au sein du signe caractéristique déterminant qui fait de moi « moi » et auquel le nom et la catégorie « Alex » peuvent être accolés. Il y a un autre crochet pour « une personne » et un autre crochet pour « bonne personne », et un autre crochet pour une couleur de peau. Du côté de mon signe caractéristique déterminant individuel qui établit que je suis Alex, Alejandro ou une bonne personne, se trouve un crochet pour chaque qualité et chaque nom dans chaque langue, et c’est ce crochet qui a le pouvoir de m’établir comme existant en tant que tel.
Le chittamatra réfute ce point de vue en lui opposant que si c’était le cas, les choses seraient tellement pleines de crochets que c’en deviendrait absurde. C’est impossible, il n’y a pas de crochets du côté du signe caractéristique déterminant individuel des objets dépendants qui apparaissent dans la cognition conceptuelle quand nous pensons à quelque chose. Ce n’est que par le seul pouvoir de l’étiquetage mental et de la désignation que les catégories, les qualités et les noms peuvent être appliqués à l’objet qui apparaît dans la pensée. Ce n’est pas comme s’il y avait du côté de l’objet un crochet spécifique qui permette de lui accoler chaque nom approprié.
Or, en fait, le point de vue sautrantika n’est pas aussi fantaisiste qu’il n’y paraît. Comment se fait-il que nous puissions avoir différents noms pour les choses, et des mots différents pour les choses dans différentes langues ? Par exemple, nous pourrions dire que ceci est une « table » ou que c’est est une « mesa », ou que c’est un « vieux truc » ou une « antiquité », que ceci est « beau » et que cela est « moche ». Comment se fait-il que nous puissions appliquer tous ces mots et que tous soient valides ? Ce n’est pas simplement arbitraire. On ne peut pas dire que ceci est un chien ; non, ce n’est pas un chien ; il doit donc y avoir dans la chose des crochets appropriés… On peut porter des jugements relatifs du genre « vieux truc » ou « belle antiquité », les deux peuvent être appliqués, mais pas « chien ».
Qu’est-ce que cette chose devant moi ? C’est une « table » ou, pour vous les hispanophones, est-ce une « mesa » ? C’est une question intéressante. Quel côté a le pouvoir d’établir que cette chose existe en tant que table ou en tant que mesa ? Est-ce le côté de l’objet ou est-ce le côté de l’esprit qui l’étiquette conceptuellement ? Qu’est-ce qui prouve que c’est une table ? Qu’est-ce qui prouve que c’est une mesa ? Pour pouvoir comprendre de quoi parle le bouddhisme quand il parle de la vacuité, il convient de véritablement comprendre le concept qui prouve que quelque chose existe en tant que quelque chose. Qu’est-ce qui prouve que quelque chose existe ?
Le chittamatra affirme que du côté de tout objet non statique qui apparaît dans l’hologramme mental qu’en a la cognition, il y a un film en plastique autour de lui qui le rend validement connaissable, soit non conceptuellement, soit conceptuellement. Cependant, ce qui l’établit comme étant une table ou une mesa a lieu dans le cadre de l’étiquetage mental et de la désignation, lesquels ne sont que dans la pensée conceptuelle.
Mais l’objet n’est pas simplement une étiquette mentale. Parce que, en fait, l’objet fonctionne. On ne peut pas dire que ce soit le fait de l’étiqueter mentalement qui en fasse un objet validement connaissable. D’après le chittamatra, quelque chose n’est pas validement connaissable par le simple fait d’être étiqueté mentalement comme tel. Il y a quelque chose depuis le côté de l’objet qui établit qu’il en est ainsi. Être un objet validement connaissable est établi par quelque chose à partir du côté de l’objet – par exemple, par un signe caractéristique déterminant individuel et par une nature établissante en soi – bien que l’objet provienne d’une tendance karmique qui en a la cognition.
La présentation de tous ces systèmes de pensée philosophique prend un peu de temps, mais une fois terminée nous aurons tout le tableau pour pouvoir nous en servir. Cette vue du chittamatra est extrêmement profonde. Maintenant dans le cadre de notre progression il est vraiment crucial de comprendre les assertions du chittamatra selon lesquelles l’existence des apparences des choses et ce qu’elles sont ne peut être établi qu’à partir du côté de l’esprit et en aucun cas depuis le côté de l’objet. Avoir cette compréhension et travailler avec elle va poser les jalons d’une compréhension de la vue prasangika selon laquelle l’existence même des choses ne peut être établie qu’à partir du côté de l’esprit et en aucun cas à partir du côté de l’objet. La compréhension de la vue chittamatra est un tremplin pour comprendre la vue prasangika.
Madhyamaka svatantrika
Vient ensuite le système madhyamaka svatantrika. Le svatantrika est d’accord avec le sautrantika et le chittamatra quand il affirme que pour atteindre la libération, il faut seulement se débarrasser de la saisie des « âmes » impossibles grossières et subtiles des personnes telles que le sautrantika les définit. Le svatantrika s’accorde aussi avec le chittamatra quand il affirme que pour atteindre la libération, il faut aussi se débarrasser de la saisie d’une « âme » impossible de tous les phénomènes, mais pas telle que la définit le chittamatra. Le svatantrika a sa propre façon d’affirmer un mode impossible d’établissement de l’existence des phénomènes et de sa vacuité.
Rappelez-vous, le vaibashika dit que tous les phénomènes validement connaissables ont une existence véritablement établie et que rien n’a d’existence établie par le simple fait d’être quelque chose qui est mentalement étiqueté par la cognition conceptuelle.
Le sautrantika n’accepte pas cette assertion. Selon le sautrantika, les phénomènes statiques, les entités métaphysiques, ont une existence purement et simplement établie par le fait d’être quelque chose qui est mentalement étiqueté par la cognition conceptuelle. Mais les phénomènes non statiques, les entités objectives, en sont totalement dénués. Selon la façon Jetsunpa de définir l’existence véritablement établie du sautrantika, les phénomènes non statiques ont une existence véritablement établie et les phénomènes statiques en sont dénués.
Le chittamatra affirme que les phénomènes totalement conceptuels – les catégories statiques et l’espace statique – ont une existence établie exclusivement par le fait d’être quelque chose qui est mentalement étiqueté par la cognition conceptuelle. Ils sont dénués d’existence établie. Mais les phénomènes non statiques et les deux types de vacuité, étant des phénomènes statiques minutieusement établis, ont une existence véritablement établie et sont dénués d’une existence exclusivement établie par le fait d’être mentalement étiqueté par la cognition conceptuelle. Ils ont une existence véritablement établie parce qu’ils apparaissent à l’esprit des aryas, c’est-à-dire aux esprits qui ont une cognition non conceptuelle de la vacuité. Les phénomènes minutieusement établis leur apparaissent lors de leur totale absorption (mnyam-bzhag) dans la vacuité, cependant que les phénomènes non statiques leur apparaissent lors de l’atteinte de la phase subséquente (rjes-thob) de leur méditation non conceptuelle.
Vous voyez la progression ici. Avec le vaibashika, rien n’a d’existence établie exclusivement par le fait d’être quelque chose qui est mentalement étiqueté par la cognition conceptuelle. Le sautrantika défend le point de vue que tous les phénomènes statiques ont une existence établie de cette façon, et le chittamatra limite ce point de vue aux catégories statiques et à l’espace statique. Le vaibashika défend le point de vue que tous les phénomènes connaissables ont une existence véritablement établie et le sautrantika Jetsunpa limite ce point de vue aux phénomènes non statiques. Le chittamatra ajoute que la vacuité aussi a une existence véritablement établie.
À la fois les systèmes de pensée du madhyamaka, du svatantrika et du prasangika affirment en commun que rien n’a d’existence véritablement établie. Mais ils diffèrent dans la façon dont ils traitent le thème de l’existence établie exclusivement par le fait d’être quelque chose qui est étiqueté mentalement par la cognition conceptuelle. Selon le svatantrika, tous les phénomènes validement connaissables sont dénués d’existence établie exclusivement par le fait d’être quelque chose qui est étiqueté mentalement par la cognition conceptuelle. Mais ils sont aussi dénués d’existence exclusivement établie par le fait d’être quelque chose qui n’est pas étiqueté mentalement par la cognition conceptuelle – ce qui est une autre façon de dire qu’ils sont dénués d’existence véritablement établie. Ils sont dénués des deux extrêmes parce que, d’après le svatantrika, l’existence de tous les phénomènes validement connaissables – aussi bien non statiques que statiques – est établie par le fait d’être quelque chose qui est étiqueté mentalement par la cognition conceptuelle en conjonction avec les signes caractéristiques déterminants individuels trouvables de leur propre côté. Ainsi, le svatantrika adopte une position de « voie médiane » qui évite l’extrême de la réalité objective telle qu’elle est défendue par le sautrantika, et l’extrême de l’esprit-seul tel qu’il est affirmé par le chittamatra.
Quant au signe caractéristique déterminant des personnes, « moi », le svatantrika, comme le sautrantika, affirme que la conscience mentale, en tant que base d’imputation des personnes, est la base qui comporte le signe caractéristique déterminant individuel (mtshan-gzhi) d’une personne. Le svatantrika n’accepte pas la conscience de fond [fondement], alayavijnanadc.
Prenons l’exemple de quelque chose de non statique, par exemple : une table. Comment peut-on établir qu’il y a une chose comme une table et que cette chose devant moi existe en tant que table ? Le sautrantika affirme que, bien que nous puissions lui assigner l’étiquette mentale « table » et la désigner par le mot « table », cela n’établit pas pour autant que cette chose soit une table. Que nous l’appelions « table » ou pas, elle est établie là-bas de son propre côté en tant que table par le signe caractéristique déterminant individuel d’une table. Cela, parce qu’elle a la capacité de fonctionner comme table.
Le chittamatra affirme que seul le signe caractéristique déterminant individuel trouvable du côté de l’objet a le pouvoir d’établir que cet objet existe en tant qu’objet validement connaissable. Ce signe caractéristique est totalement dénué du pouvoir d’établir que cet objet existe en tant que table. C’est exclusivement par le pouvoir de cet objet mentalement étiqueté dans la catégorie « table » et désigné par le mot « table » que son existence est établie en tant que table. Néanmoins, comme une illusion, il remplit la fonction d’une table.
Le svatantrika ne nie pas qu’il y ait un signe caractéristique déterminant individuel trouvable du côté de cet objet. Par contre, il réfute l’assertion du sautrantika et du chittamatra lorsque ceux-ci affirment que ce signe caractéristique a le pouvoir tout seul de son côté d’établir que l’objet existe en tant qu’objet validement connaissable. Cet objet est vide d’un signe caractéristique qui aurait tout seul de son côté le pouvoir d’envelopper une réunion d’atomes dans une sorte de film en plastique, le séparant de tout le reste de sorte qu’il puisse être validement connu comme une « chose » distincte.
Le svatantrika poursuit sa réfutation de la position du sautrantika quand ce dernier affirme que ce signe caractéristique trouvable a le pouvoir tout seul de son côté d’établir que cet objet validement connaissable existe en tant que table. Mais il réfute aussi la position du chittamatra quand ce dernier affirme que c’est exclusivement l’étiquetage mental et la désignation qui établit que cet objet existe en tant que table. Selon le svatantrika, cet objet devant moi a, trouvable de son propre côté, le signe caractéristique déterminant à la fois d’un objet validement connaissable et d’une table, mais ne peut être établi comme existant en tant qu’objet validement connaissable et en tant que table validement connaissable que par le pouvoir de l’étiquetage mental et de la désignation de cet objet en tant que sa base, parce que cette base a un signe caractéristique déterminant trouvable. Si la base de l’étiquetage et de la désignation n’avait pas ce signe caractéristique spécifique trouvable de son propre côté, alors n’importe quoi pourrait être étiqueté et désigné comme objet validement connaissable, même une corne de lapin, et n’importe quoi pourrait être étiqueté et désigné comme table, y compris un chien.
Mais alors, qu’est-ce qu’une table ? Une table est ce à quoi renvoient la catégorie « table » et le mot « table » quand ces derniers sont étiquetés et désignés sur la base d’un objet qui a le signe caractéristique déterminant trouvable d’une table validement connaissable. Une table est l’objet référentiel de l’étiquetage mental et de la désignation. Cependant, le svatantrika aussi – comme le vaibhashika, le sautrantika et le chittamatra – affirme que, dans tous les cas, il y a une « chose » référentielle trouvable qui étaie et soutient l’objet référentiel de l’étiquetage mental et de la désignation. En tant que soutien focal, cette « chose » référentielle est, littéralement, la base sur laquelle la cognition valide de l’objet est dirigée ou se focalise, et cette chose référentielle a une nature établissante en soi qui établit son existence. Le svatantrika affirme que si l’objet n’avait pas une nature établissante en soi, la cognition valide le concernant se dirigerait sur « rien », ce qui représenterait l’extrême du nihilisme. Le fait que cette « chose » référentielle établie en soi existe est, en outre, établie par le fait qu’elle apparaît à l’esprit qui est dirigé ou focalisé sur elle.
En termes plus simples : le svatantrika affirme qu’il y a le mot « table » et qu’il y a, du côté de l’objet, quelque chose sur lequel il est désigné qui en fait une table ; ce n’est pas « rien ». Pareillement, il y a de mon côté quelque chose de trouvable qui fait de moi uniquement « moi » et non pas toi, et qui me permet d’être validement appelé « Alex » dans cette vie, et non pas « Fifi ». Plus précisément, « ce quelque chose de trouvable » qui peut être désigné est un signe caractéristique déterminant du côté de ma conscience mentale qui passe de vie en vie. Et quand une personne me voit de loin, peu importe qu’elle distingue et étiquette mentalement le fait qu’elle voit quelqu’un ou qu’elle voit Alex, c’est bien moi qu’elle voit. Cela parce que j’ai une nature établissante en soi, trouvable de mon propre côté, qui établit mon existence en tant que quelque chose qui apparaît validement.
Madhyamaka prasangika
Ce n’est qu’après avoir poussé notre compréhension jusqu’ici et après être arrivés progressivement à ce point de réflexion au fil de ces systèmes de pensée, que nous pouvons maintenant passer au prasangika. Nous avons déjà compris que le « moi » est un phénomène d’imputation sur la base d’un réseau de cinq agrégats et qu’il ne peut être connu tout seul. Nous savons ce qu’il en est de l’étiquetage mental par catégories et de la désignation par mots, et nous savons aussi ce qu’il en est des signes caractéristiques déterminants individuels.
Selon le prasangika, même au sein du contexte de l’étiquetage mental et de la désignation, il n’y a rien du côté de l’objet qui, en conjonction avec l’étiquetage mental et la désignation, établisse et prouve son existence. Mais alors, qu’est-ce qui établit que quelque chose existe en tant que table ? Le fait que quelque chose existe en tant que table est établi exclusivement par le pouvoir de l’étiquetage mental à travers la catégorie « table » et par la désignation avec le mot « table ». Cela signifie que l’existence de la table peut être établie comme étant ce à quoi la catégorie et le mot table se rapportent – leur objet référentiel – uniquement sur la base de parties, de causes, etc. En outre, il n’y a rien de trouvable qui la soutienne en tant que « chose » référentielle établie en soi. Tout est vide d’existence établie en soi. Il n’y a pas de « chose » trouvable qui est étiquetée comme « table » et qui a le pouvoir d’établir son existence en tant que ce à quoi renvoient la catégorie et le mot « table ».
Ainsi, la validité de l’étiquetage mental n’est pas déterminée par quelque chose du côté de l’objet, mais est déterminée exclusivement à partir du côté de l’esprit qui étiquette les choses conformément aux conventions acceptées. En premier lieu, il faut qu’il y ait la convention acceptée « table ». Il faut aussi que les personnes qui voient la table de façon valide ne contredisent pas que c’est une table. Parmi les personnes qui voient correctement la vérité conventionnelle, aucune ne dirait que c’est un chien quand elles voient de façon précise et décisive que c’est une table. Et enfin, il faut que celles et ceux qui ont une cognition valide de la vérité la plus profonde – c’est-à-dire de la vacuité d’être établie par une nature établissante en soi à partir de son propre côté – ne contredisent pas que c’est une table. Le simple fait que la table apparaisse comme étant établie à partir de son propre côté en tant que table comme l’affirme le svatantrika, ne prouve pas qu’elle existe de cette façon. Celles et ceux qui ont une cognition non conceptuelle correcte de la vacuité réalisent que cette apparence est fausse. Elle est comme une illusion.
Si nous comprenons correctement la position de prasangika, alors nous savons que le fait d’étiqueter mentalement les cinq agrégats dans la catégorie « moi » et de les désigner par le mot « moi » ne crée pas « moi ». Nous pouvons avoir une cognition valide des choses sans les ranger dans des catégories et sans leur donner de noms ; nous pouvons connaître les choses non conceptuellement. Cependant, ce qui établit ou prouve que les choses existent en tant que ceci ou cela est le fait qu’il y a des noms, des catégories et des concepts pour elles, et que les choses existent purement et simplement en tant que ce à quoi ces noms, catégories et concepts se rapportent. Cependant, ce à quoi ceux-ci se rapportent, l’objet référentiel du nom ou du concept, ne peut pas être trouvé.
L’on ne devrait pas s’attendre, après un seul exposé, à comprendre tout ce que nous avons expliqué ici. J’ai essayé d’offrir un gros paquet de matière à réflexion, d’expliquer les choses d’une manière peut-être un peu plus précise pour que nous ayons une bonne quantité de nourriture mentale à nous mettre sous la dent et que nous puissions ensuite avoir une idée de l’incroyable profondeur de la vue prasangika telle qu’elle est exposée dans l’école guélougpa. On ne devrait pas réduire la vacuité à une version simpliste et triviale, comme quand on cherche le soi quelque part dans notre corps – est-il dans notre nez ou sous notre aisselle ? – et qu’on ne le trouve pas. Il y a une grande subtilité dans la position du prasangika.
Dédicace
Terminons par une dédicace. Nous pensons que quelle que soit la compréhension que nous avons obtenue, puisse-t-elle devenir de plus en plus profonde et de plus en plus vaste, et puisse-t-elle agir comme cause pour atteindre l’illumination pour le bénéfice de toutes et tous.