L’ultime refuge du Dharma réside dans les véritables cessations et les vrais chemins
Prendre refuge est un processus actif qui consiste à donner une direction sûre et sensée à nos vies, telle qu’indiquée par les Trois Rares et Précieux Joyaux : le Bouddha, le Dharma et le Sangha. Il en existe plusieurs niveaux de compréhension, mais, au niveau le plus profond, le Joyau du Dharma fait référence aux véritables cessations et aux vrais chemins, tandis que le Joyau du Bouddha fait référence à celles et ceux qui ont pleinement réalisé le Joyau du Dharma, enfin, le Joyau du Sangha,à celles et ceux qui l’ont réalisé en partie.
Le premier aspect du Joyau du Dharma le plus profond, la troisième des Nobles Vérités, fait référence aux véritables cessations de tous les défauts, des émotions perturbatrices, des tendances, de la confusion et de la compulsion du karma qui se produisent au sein de notre activité mentale. Cela veut dire qu’ils ont été éradiqués pour toujours et ne peuvent plus jamais se manifester. C’est possible parce que,par nature, notre activité mentale n’est pas polluée par ces côtés perturbants, lesquels reposent sur la confusion.
L’autre aspect de ce Joyau du Dharma le plus profond, la quatrième des Nobles Vérités, fait référence aux véritables chemins, c’est-à-dire aux vrais chemins de compréhension, de réalisation et à toutes les autres bonnes qualités, telles que l’amour et la compassion, qu’il est possible de développer au sein de notre activité mentale. La raison en est que cette dernière possède tous les potentiels et les capacités pour comprendre n’importe quel objet, pour éprouver de l’amour et de la sollicitude pour absolument n’importe qui, etc. C’est ainsi, bien que, pour l’instant, à cause de notre équipement restreint – à savoir fondamentalement notre corps et notre esprit limité – nous ne comprenions qu’une certaine quantité donnée de choses et souvent de manière confuse. De plus, habituellement, nous ne nous soucions que de nous-mêmes. Sans doute étendons-nous notre souci à notre famille et aux êtres aimés, mais non à tout le monde. Cela reste limité.
Quand on parle de tout ça du point de vue de la nature de l’activité mentale et de notre expérience personnelle, on a besoin de beaucoup de réflexion pour se convaincre que ces véritables cessations et ces vrais chemins sont possibles. Seulement alors, pouvons-nous concevoir les bouddhas comme celles et ceux qui les ont réalisés pleinement et l’Arya Sangha comme celles et ceux qui les ont réalisés partiellement. Sans quoi, si on pense qu’il est impossible de les réaliser, comment est-il possible qu’il y ait des bouddhas et des aryas qui aient obtenu ces réalisations ? Et s’ils n’ont jamais atteint le Joyau du Dharma, comment le pourrions-nous ?
La nature de l’activité mentale
Pour enquêter et savoir s’il est possible de réaliser le Joyau du Dharma, il est important d’observer la nature de l’activité mentale, dans la mesure où les véritables cessations et les vrais chemins se produisent en son sein. L’activité mentale, ou l’esprit, est l’expérience subjective, individuelle, d’instant en instant, d’une chose.Même s’il s’agit de faire l’expérience du sommeil, ou d’être inconscient, voire même de la mort, il y a toujours une expérience de quelque chose. Plus précisément, il s’agit de la manifestation de l’hologramme mental complexe d’un objet ou d’une pensée, associée au sentiment d’un certain niveau de bonheur ou de malheur, ainsi que d’un mélange d’émotions à son sujet. Cette manifestation équivautà un engagement cognitif vis-à-vis de cet objet ou de cette pensée, et elle se produit sans faire appel à un « moi » séparé, ou « esprit », qui la ferait se produire ou qui l’observerait. Telle est la nature conventionnelle de l’activité mentale.
Notre activité mentale individuelle subjective peut également être décrite d’un point de vue physique. Il faut une certaine énergie et un support physique pour qu’elle advienne, tels qu’un cerveau et un corps. D’une certaine façon cette énergie irradie et c’est ainsi que nous communiquons. En jargon bouddhique, on s’y réfère habituellement comme étant la parole. Mais la parole ne veut pas nécessairement dire uniquement des mots. Il s’agit de toute forme de communication.
Si la nature foncière de l’activité mentale est de permettre à des hologrammes mentaux de s’élever, cela signifie qu’elle peut permettre la manifestation de l’hologramme mental de n’importe quelle chose. En fait, elle peut permettre la manifestation de l’hologramme mental de toute chose. Bien sûr, l’engagement cognitif peut être la confusion, mais il peut se faire également avec une totale compréhension, un amour et une patience complets, de même qu’avec toutes les autres qualités positives aussi bien.
Quand on parle de la nature conventionnelle innée de l’esprit, on parle de la structure de son fonctionnement, à savoir au moyen de la simple manifestation d’un hologramme mental et d’un engagement mental.« Inné » veut dire que cela fait partie intégrante de cette activité mentale. On ne parle pas du contenu réel, ni de quel genre d’hologramme mental elle est la manifestation, ni de quel niveau d’engagement cognitif il s’agit.
Le contenu peut être limité, comme d’être seulement capable de percevoir ce qui se trouve directement devant notre nez. Souvent, dans ce processus, il peuttout aussi bien y avoir un grand nombre de projections et l’engagement peut se faire avec une grande confusion. Mais ce sont là des exemples de limitations du contenu. Celles-ci n’affectent ni ne restreignent ce qui se produit au sein de l’activité mentale. La structure reste la même indépendamment du contenu.
Les limites de l’équipement humain
Si on devait se demander quel est le problème ici, le problème c’est que les limites de notre activité mentale sont conditionnées par notre matériel humain. Jetez un œil sur l’équipement limité d’un corps humain, en dépit du fait qu’il s’agisse du meilleur type de matériel qu’on puisse obtenir au cours d’une renaissance. D’abord, nous commençons par être un enfant et, en tant que bébé, nous ne comprenons rien. Nous ne pouvons pas véritablement communiquer. Tout ce que nous pouvons faire c’est de pleurer. À mesure que nous grandissons et progressons dans l’adolescence, nous sommes sous l’influence de toutes nos hormones, et ainsi nous avons un fort appétit sexuel et devenons agressifs. Toutes ces choses sont de grandes contraintes, n’est-ce pas ?
Au fur et à mesure que nous vieillissons, notre corps tombe malade, il commence à se détériorer. Nous ne pouvons plus nous souvenir aussi bien des choses et devenons confus. C’est là une grande limite de notre équipement. D’autres limites incluent d’être seulement capables de voir les choses situées directement devant ces deux trous qui se trouvent sur le devant de nos têtes. Nous ne pouvons plus voir de choses en dehors de ce champ et nous ne pouvons certainement pas voir au-delà de ce qui se passe sur le moment présent.
Toutes ces limitations, au regard de ce dont nous pouvons être conscient et de combien d’engagement cognitif nous pouvons avoir, sont fondamentalement des problèmes d’équipement. Parce que nous sommes confus et parce que nous pensons que ce que nous percevons est la totalité de la réalité, dès lors à travers un mécanisme très complexe connu comme les douze liens de la coproduction conditionnée,nous perpétuons le fait d’avoir cet équipement limité, encore et encore, vie après vie.
Toutefois, si on raisonne seulement en termes de structure de notre activité mentale, cette structure en elle-même est sans limite. On dit qu’elle est « pure ». Elle n’est pas souillée par les limitations causées par notre équipement et notre confusion. Cela signifie que quand notre activité mentale s’exerce sans ce type de matériel, sans ce perpétuel engendrement, vie après vie, avec ce genre de matériel, du fait que sa structure recèle tous les potentiels et les capacités à percevoir absolument tout, alors notre activité mentale pourrait s’exercer avec une complète compréhension, un amour complet, une préoccupation complète et avoir une fantastique communication sans aucune limite. Ne serait-ce pas génial ?
Il ne s’agit pas de résoudre leproblème en se suicidant afin de se libérer de cet équipement limité. Par la force de notre confusion et de tous les potentiels et tendances karmiques que nous avons accumulés en agissant sur la base de cette confusion, nous ne faisons juste que générer plus de matériel limité, encore plus limité probablement que celui que nous avons maintenant.
Bien que la cause la plus profonde pour avoir un matériel limité à notre disposition soit notre confusion, malgré tout, l’esprit est capable d’une compréhension correcte. La confusion ne peut être validée, tandis que la compréhension correcte le peut. Cela veut dire qu’à force de revalidation répétée et une totale familiarité, nous sommes en mesure de reconditionner notre activité mentale de telle sorte que la compréhension correcte remplace la confusion, et que nous atteignions une véritable cessation de toute confusion et des facteurs perturbateurs qui en découlent.
Plus grande sera notre compréhension et notre conviction de la façon dont une compréhension correcte peut remplacer la confusion, et plus nous serons convaincus qu’il est possible, en s’appuyant sur la pureté foncière de cette activité mentale et ses capacités innées, de véritablement réaliser une authentique cessation, la troisième des Nobles Vérités, ainsi que la quatrième, à savoir le vrai chemin. Les troisième et quatrième nobles vérités constituent le refuge du Dharma le plus profond.
Y a-t-il jamais eu un bouddha ?
En s’appuyant sur cette logique,nous pouvons avoir confiance dans le faitqu’il existe une chose comme le refuge du Dharma, qu’il existe des choses telles que les véritables cessations et les vrais chemins, et qu’il est possible de les réaliser. Bien entendu, la question peut se poser de savoir, dans le cas où il est possible de les réaliser, si cela signifie nécessairement que quelqu’un les a vraiment réalisés ? Je dois dire que c’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. Telle est la véritable question. Y a-t-il jamais eu un bouddha et pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux maintenant ? Même si, sans doute, les Tibétains disent qu’il y en a beaucoup aujourd’hui, peut-on vraiment y croire ? Difficile d’y répondre, je dois dire.
Maintenant il faut analyser la chose. Sa Sainteté le Dalaï-Lama et les grands maîtres insistent toujours sur le fait que nous devons analyser. J’entre dans tous ces détails parce que si on parle d’une application pratique du refuge dans la vie de tous les jours, et si on ne croit pas vraiment qu’il existe des choses telles que le Bouddha, le Dharma et le Sangha au niveau le plus profond, comment pouvons-nous réellement appliquer ce refuge dans nos vies ? Nous vison un but, la libération ou l’illumination, sans même croire que cela est possible. Toute l’affaire devient hypocrite si nous n’avons pas confiance dans le fait qu’il y a vraiment un Bouddha, un Dharma, un Sangha et que nous pouvons prendre la direction sûre qu’ils nous montrent.
Voyez-vous, le faitd’être capable d’avoir ce refuge comme la chose centrale la plus importante dans nos vies, je pense qu’il peut s’agir là d’un sabotage. Soit nous n’avons aucune idée de ce que signifie réellement le refuge, soit, même si nous le savons, nous ne croyons pas qu’il soit vraiment possible de réaliser ces états de refuge. Et même si nous croyons que cela est possible, nous ne savons pas vraiment comment les appliquer dans nos vies. Ànouveau, c’est la raison pour laquelle j’entre un peu dans le détail de cet aspect analytique et non du côté de l’énumération de toutes les qualités du Bouddha, du Dharma et du Sangha.
Voyons à ce stade jusqu’où nous pouvons arriver à partir de notre analyse. Nous avons établi et vérifié que les taches qui souillent notre activité mentale – c’est le jargon bouddhique utilisé pour décrire cela – peuvent être ôtées pour toujours et que toutes ses qualités et potentiels positifs peuvent être pleinement réalisés. À cette affirmation bouddhique nous devons ajouter celle d’un temps sans commencement. Maintenant, si on emprunte au jargon scientifique – sans doute de manière imprécise – sur la base de ces affirmations, il existe une probabilité statistique que quelqu’un ait vraiment réalisé ces véritables cessations et ces vrais chemins dans leur intégralité. On ne peut pas dire qu’il n’y ait aucune possibilité que cela ne soit jamais arrivé, étant donné que c’est théoriquement possible et que le temps est sans commencement.
D’après ce raisonnement, la probabilité qu’il y ait eu un bouddha est très élevée et, outre cela, qu’il y ait eu quelqu’un que tous les textes ont appelé le « Bouddha ». Ensuite nous enquêtons sur ce que ce bouddha a enseigné concernant la manière dont il a réalisé les véritables cessations et les vrais chemins, lesquels ont fait de lui un bouddha illuminé. Quand on met ses enseignements en pratique, nous commençons à faire l’expérience des résultats dont ce bouddha a dit qu’ils étaient réalisables. En se fondant sur cette logique, nous pouvons commencer à devenir convaincu qu’il y a vraiment eu un bouddha.
Maintenant, le bouddhisme est assez différent des autres philosophies indiennes dans le sens où le bouddhisme ne dit pas que tout le monde, inévitablement, atteindra la libération et l’illumination. Tout le monde peutatteindre la libération et l’illumination parce que la nature foncière de notre activité mentale individuelle est pure, mais cela ne veut dire que tout le monde atteindra nécessairement la libération et l’illumination. La raison en est qu’étant donné un temps infini, sans commencement, si tout le monde pouvait atteindre la libération et l’illumination, ils l’auraient déjà fait. Mais, de toute évidence, tel n’est pas le cas. Par conséquent, bien que tout le monde puisse atteindre la libération et l’illumination, cela ne veut dire nécessairement que tout le monde le fera.
Mais, s’il existe une probabilité statistique que quelqu’un ait parcouru tout le chemin de ce processus de purification et soit devenu un bouddha, alors il existe également une probabilité statistique qu’il y ait ceux qui ont fait une partie du chemin bien qu’ils n’aient pas terminé le processus. Il s’agit de l’Arya Sangha. Si d’autres ont pu le faire, étant donné que le bouddhisme affirme également que nous sommes tous égaux, il existe tout autant une probabilité statistique que nous puissions réaliser la libération et l’illumination.Il ne s’agit donc pas d’un vœu pieux que de donner cette direction à nos vies en travaillant à la réalisation du Joyau ultime du Dharma au sein de nos propres continuums, de la même manière que les bouddhas l’ont fait et que l’Arya Sangha le fait.
La possibilité qu’il n’y ait jamais eu un bouddha illuminé
Il y a encore une chose que je veux ajouter à notre discussion sur la question de savoir s’il y a jamais eu un bouddha ou non. En termes de probabilité statistique,il existe aussi une possibilité qu’il n’y ait jamais eu aucun bouddha. Cela soulève un problème très intéressant. Nous pouvons l’analyser sous plusieurs angles.
En termes de probabilité, la probabilité existe qu’il y ait eu un, deux, trois, quatre, cinq bouddhas – jusqu’à égaler le nombre fini d’êtres sensibles. Donc, vu sous l’angle de toutes ces possibilités, il existe une probabilité plus grande qu’il y en ait eu que la seule possibilité qu’il n’y ait jamais eu aucun bouddha.
C’est une des façons de considérer la chose, mais il y a une autre façon de l’analyser. Une des caractéristiques d’un bouddha, c’est qu’un être illuminé exerce une influence illuminatrice qui, pareille à un aimant, attire les autres vers la libération et l’illumination en les inspirant pour travailler vers ces objectifs. En outre, l’une des facettes de la nature-de-bouddha que nous possédons tous dans nos continuums mentaux peut être affectée par cette influence illuminatrice afin de croître au moyen d’un chemin spirituel. Donc, s’il n’y a jamais eu de bouddha et donc aucune influence illuminatrice d’un bouddha, comment quiconque aurait jamais pu progresser spirituellement sur la voie bouddhique ? Mais, de toute évidence, il y a eu des gens qui ont travaillé sur la voie bouddhique et ont fait des progrès spirituels. Nous pouvons le vérifier par nous-mêmes si nous mettons à l’essai les enseignements.
Manifestement, cela requiert une pensée plus approfondie sur ce qu’est l’inspiration et quelle est l’importance d’être inspiré ou stimulé pour améliorer notre situation en prenant exemple sur quelqu’un d’autre ou sur ses enseignements. Est-il possible de faire des progrès sans cela ? Nous devons réfléchir quelque peu sur ce point. Si on dit que ceux qui ont progressé ont pu recevoir une influence illuminatrice seulement de maîtres qui n’étaient pas des bouddhas – d’où ces maîtres non illuminés ont-ils reçu leur influence illuminatrice ? Y avait-il toujours des bouddhas qui exerçaient cette influence illuminatrice ou bien l’influence illuminatrice venait-elle de maîtres spirituels qui n’étaient pas encore illuminés ? Avec ce genre de raisonnement, nous en arrivons à la conclusion qu’il n’y a jamais eu un premier bouddha, d’autant plus que le temps est sans commencement.
Ensuite, nous devons examiner ce que le Bouddha Shakyamouni a enseigné. Si nous mettons en pratique ces enseignements, quelque soit le niveau de pratique dont nous sommes capables, alors empiriquement nous savons par notre propre expérience qu’ils fonctionnent vraiment pour produire les résultats annoncés. Ils aident à diminuer notre souffrance et nos problèmes. Nous ne parlons pas ici des méthodes que le Bouddha a enseignées qui sont partagées en commun avec la plupart des philosophies et des systèmes indiens, telles que les méthodes pour réaliser la concentration, etc. Ce ne sont pas là des enseignements proprement bouddhiques. Mais ce qui est spécifiquement bouddhique, ce sont les QuatreNobles Vérités – de manière générale, tant pour le Hinayana que le Mahayana – et, dans le cadre du Mahayana, les enseignements sur le vide [la vacuité]. Quand on met ces enseignements en pratique, nous faisons l’expérience que plus nous comprenons la vacuité, plus nous appliquons cette compréhension dans notre vie de tous les jours, et plus nos problèmes diminuent. Ils fonctionnent réellement.
Par ailleurs, si on se penche sur les étapes progressives enseignées par le Bouddha pour atteindre la libération et l’illumination, nous découvrons empiriquement, en les suivant autant que nous le pouvons, que toutes fonctionnent pour produire les résultats annoncés. Si c’est le cas, et telle qu’on trouve cette question débattue dans les textes bouddhiques, y a-t-il une raison quelconque pour que le Bouddha ait menti au sujet des étapes successives pour parcourir le chemin et atteindre l’illumination ? Après tout, la seule motivation du Bouddha d’atteindre l’illumination était son égale et infinie compassion pour tous les êtres limités. Sans ce niveau de compassion, son illumination n’aurait pas été possible. En étant à ce point compatissant dans son désir d’aider tous les êtres à s’extraire de leurs souffrances, il n’y a aucune raison pour que le Bouddha ait essayé de nous décevoir quand il a déclaré : « J’ai réalisé l’illumination ; je prends la terre à témoin. » Il n’y a aucune raison pour que le Bouddha ait menti. Tel est l’argument classique. De même, si on considère toutes les activités du Bouddha, le fait que le Bouddha ait pu mentir à ce propos ne cadre pas avec le reste, dans la mesure où toutes les autres choses qu’il a accomplies étaient bénéfiques et honnêtes.
Mais si on va plus loin dans l’analyse – et désormais j’analyse à mesure que je parle – on pourrait soulever une autre objection. Si on regarde les étapes finales du chemin, on apprend que si on pouvait avoir constamment une compréhension parfaite de la vacuité [du vide] qui soit non conceptuelle, alors notre ignorance et notre inconscience ne se manifesteraient plus jamais. Telle est la manière dont nous atteignons la véritable cessation de la cause la plus profonde de nos souffrances et obtenons la libération. Et, en l’adossant à l’esprit de bodhichitta, si notre cognition non conceptuelle du vide est suffisamment forte, nous obtenons la série complète des véritables cessations de tous les obscurcissements et atteignons l’illumination.
Voici maintenant mon objection. Qu’en serait-il si le Bouddha avait une compréhension non conceptuelle du vide seulement une grande partie du temps – mais beaucoup plus que ce que nous pourrions avoir réalisé nous-mêmes pour le moment – et s’il voyait que plus il avait cette cognition non conceptuelle, plus faibles devenaient sa confusion, ses émotions perturbatrices et son comportement karmique compulsif, et moins il faisait l’expérience de la souffrance. Qu’en serait-il s’il avait simplement déduit qu’en ayant cette cognition non conceptuelle du vide tout le temps, il se débarrasserait pour toujours de la véritable cause de toute souffrance ? Cela ne voudrait pas dire nécessairement qu’il aurait atteint cet état ultime. Il pourrait simplement inférer son existence, et ce serait une compréhension inférentielle valide. Il n’aurait pas eu besoin d’avoir atteint lui-même l’illumination. C’est le plus loin où je suis allé dans mon analyse, car je ne suis pas arrivé à trouver une réponse à cette objection.
Mais je pense qu’il s’agit là d’une objection importante à soulever, en particulier du point de vue de la pertinence du refuge dans nos vies de tous les jours. Toute la question consiste à se demander si quelqu’un est réellement devenu un bouddha. Est-il même véritablement possible de réaliser la bouddhéité ? Et s’il n’y a jamais eu de bouddha et qu’il est impossible d’atteindre l’illumination, dès lors que faisons-nous quand nous prenons refuge dans le Bouddha, le Dharma, et le Sangha ? Prenons-nous comme notre source d’une direction sûre une chose impossible ? Est-ce comme de s’efforcer de devenir Mickey Mouse ? De quoi s’agit-il ? Est-ce que notre pratique bouddhique va vraiment plus loin que de simplement essayer d’améliorer le plus possible les choses? Si tel est le cas et qu’on suive la voie bouddhique sans croire qu’on puisse jamais devenir pleinement illuminé – ou, pour la même raison, être simplement libéré–alors c’est bien. Mais je pense qu’on doit être clair à propos de ce qu’on fait en pratiquant le bouddhisme et ne pas se leurrer : vers quoi nous efforçons-nous vraiment et que pensons-nous qui soit réellement possible ?
Nul doute qu’il est important, quand on prend refuge, d’avoir cette direction, ce refuge, de façon sûre et stable dans nos esprits. Ce que j’expose ici, ce sont le genre de doutes qui pourraients’élever. Je pense que nombre d’entre nous ne se posent jamais vraiment la question de la possibilité d’atteindre la libération ou l’illumination. En somme, nous acceptons juste le fait. Mais après quelque temps, nous commençons à nous poser des questions. Ce qui se passe alors, c’est que nous laissons tomber et disons que le but que nous nous efforçons d’atteindre est impossible. Personne ne l’a jamais atteint, alors pourquoi est-ce qu’on s’illusionne en pensant qu’on peut l’atteindre ? Et donc, on abandonne. Ou bien nous acceptons l’idée qu’atteindre l’illumination est réellement impossible, mais nous sommes satisfaits d’aller dans cette direction le plus loin possible. Logiquement, il se peut que nous soyons convaincus qu’il soit possible en théorie d’obtenir la libération et l’illumination. Il y a suffisamment de raisons et de méthodes pour vraiment acquérir une compréhension inférentielle valide que l’illumination est réellement réalisable de façon théorique. Mais alors, à un niveau pratique, la question est de savoir si c’est réellement possible ? Il s’agit là d’une dialectique très intéressante entre ce qui est théoriquement possible et ce qui est réellement possible.
La seule façon de pouvoir se convaincre qu’il est possible,pratiquement,d’atteindre l’illumination,c’est de l’atteindre nous-mêmes. Après tout, les textes disent que seul un bouddha peut reconnaître un autre bouddha. Aussi, comment pouvons-nous même savoir si quelqu’un est vraiment un bouddha ? Simplement parce qu’il dit qu’il est un bouddha ? Un grand nombre de gens dérangés disent qu’ils sont des bouddhas. On peut seulement savoir par déduction que quelqu’un d’autre est un bouddha parce que, à moins d’être soi-même un bouddha, on ne peut pas réellement le savoir de façon directe.
On peut dire : « Théoriquement, je peux déduire qu’il doit y avoir un bouddha. » Mais afin d’en être réellement convaincu, nous devons devenirs des bouddhas nous-mêmes, et donc nous décidons de travailler dans cette direction. Il se peut que ce soit la solution à toutes nos objections à la question de savoir s’il y a jamais eu un bouddha et si l’illumination est même possible.
Le bouddhisme n’est pas juste une autre école de psychologie
Ce qui est significatif dans cette longue discussion, c’est que, sans être convaincu qu’il soit possible de réaliser les buts ultimes du bouddhisme, nous puissions malgré tout donner cette direction à nos vies dans l’idée que, en allant plus loin que là où nous en sommes pour le moment, même si nous ne pouvons pas atteindre le but, alors cela constituera une amélioration.Cependant, si nous raisonnons seulement en termes d’amélioration et ne parcourons pas toute la voie parce qu’on pense que c’est impossible, alors notre pratique du bouddhisme aura régressé plutôt qu’évolué. Elle aura régressé au rang d’une psychologie. Les enseignements bouddhiques deviennent juste une autre école de psychologie et la pratique bouddhique devient juste une autre forme de psychothérapie. Mais il ne s’agit certainement pas de cela. Bien que nous puissions pratiquer le bouddhisme à ce niveau, j’appelle cela le « Dharma allégé ». Ce n’est pas le véritable Dharma. Bien sûr, il comporte des bénéfices. On ne peut pas dire qu’il n’y ait aucun bénéfice à penser uniquement en termes de travail sur nous-mêmes pour améliorer cette vie, mais ce n’est pas vraiment ce dont parle le refuge.
Un extrême que l’on doit éviter en matière de refuge est de penser au Bouddha comme à notre sauveur personnel. Mais un autre extrême est de penser que le bouddhisme enseigne juste des moyens pour travailler sur nos émotions et notre comportement, comme dans une forme de psychothérapie. « Travaillez juste sur vous-mêmes. » Cela résonne comme une psychothérapie, n’est-ce pas ? Nous devons éviter cet extrême car, en un sens, c’est ignorer qu’il y a les Trois Précieux Joyaux et ne considérer que le seul Dharma. Mais il y a le Bouddha et il y a l’Arya Sangha. Contrairement à un thérapeute, le Bouddha et l’Arya Sangha sont nos modèles. Ils sont ceux à qui nous voulons ressembler. Le thérapeute ne nous sert pas exactement de modèle. Si nous connaissions personnellement les thérapeutes, nous découvririons qu’ils ont probablement aussi beaucoup de problèmes. De plus, le bouddhisme implique une éthique. La psychothérapie ne comporte pas nécessairement un entraînement éthique. En fait, certaines écoles de psychothérapie veulent éviter toute espèce de conseil éthique.
Le côté dévotionnel du refuge
Le bouddhisme a un côté dévotionnel qui peut aider à renforcer notre prise de refuge. Ce n’est pas quelque chose que nous devrions nier ou contester. Ce côté dévotionnel consiste à recevoir de l’inspiration et à donner une forme d’expression rituelle à nos états émotionnels positifs. Par exemple, il se pourrait que nousdirigions nos pratiques dévotionnelles vers les bouddhas et, en tant que représentants du Sangha, vers des bodhisattvas comme Tara et Chenrezig, etc. Mais nous devons éviter le danger d’en faire des saints ou des sauveurs personnels.
Pour beaucoup d’entre nous qui ne peuvent pas vraiment se relier au Bouddha lui-même, que ce soit le Bouddha historique Shakyamouni ou Chenrezig, dès lors, ce qui leur tient lieu de représentants, ce sont les maîtres spirituels – aussi bien les maîtres historiques comme Gourou Rinpotché et Milarepa que les maîtres actuels. Nous ne parlons pas juste de ceux qui se font appeler comme tels. Il se pourrait bien qu’ils ne soient pas terriblement qualifiés. Nous parlons de ceux qui le sont éminemment comme Sa Sainteté le Dalaï-Lama. N’importe qui peu s’appeler « lama » et convaincre les autres également de les appeler ainsi, mais cela ne signifie pas qu’ils possèdent aucune des bonnes qualités. Cela signifie seulement qu’ils sont charismatiques, capables d’influencer les autres et ambitieux.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, on traduit souvent ce facteur d’inspiration par « bénédiction », et je pense que cela peut s’avérer être une traduction trompeuse. L’inspiration aide à nous donner de l’énergie et du courage pour vraiment engager notre vie dans cette direction. Il n’y a rien de mystique à ce propos. Pareille inspiration est quelque chose que nous recevons des maîtres spirituels. Grâce à eux, nous pouvons acquérir une forme de compréhension des bouddhas et de l’Arya Sangha. À travers eux, nous obtenons des explications sur les enseignements. Bien que nous puissions avoir des informations sur le Dharma dans les livres ou sur Internet, souvent ce n’est pas si clair. Souvent, nous avons besoin de quelqu’un qui nous explique et réponde à nos questions. Et, non seulement ça, nous avons également besoin de quelqu’un qui incarne ce vers quoi nous tendons, en sorte que nous avons une idée beaucoup plus réaliste de ce dont tous ces enseignements parlent.
Avoir une figure qui nous serve de modèle
Pour donner cette direction sûre à notre vie sur un plan pratique quotidien, je pense qu’il est réellement important d’avoir une figure-modèle à laquelle se relier. Peut-être que pour certains il est difficile de se relier à Gourou Rinpotché comme figure-modèle ? Gourou Rinpotché est né d’un lotus et était capable de traverser les flammes sans se brûler, ce genre de choses. Il est vraiment difficile de se relier à cette figure comme modèle, n’est-ce pas ? Certes, je ne minimise en rien l’importance de Gourou Rinpotché ni le fait que l’exemple de Gourou Rinpotché soit une source d’inspiration pour beaucoup de gens, mais pour certaines personnes, il est très difficile de s’y relier sur un plan personnel. Dans quelle mesure est-ce pertinent pour moi en tant que modèle au niveau de ce que je peux faire ? C’est la raison pour laquelle nos maîtres spirituels ordinaires, et, bien sûr, celles et ceux qui sont réellement plus avancés, restent des modèles auxquels nous pouvons nous relier un peu mieux. Même si nous ne pouvons pas nous relier à quelqu’un comme Sa Sainteté le Dalaï-Lama, il y a des maîtres spirituels moins accomplis auxquels nous pouvons peut-être nous relier plus facilement.
Ce que je trouve très intéressant, c’est que Sa Sainteté le Dalaï-Lama a dit que pour lui le modèle qu’il essaie de suivre et par lequel il se sent inspiré, c’est le modèle du Bouddha Shakyamouni lui-même. Très fréquemment,Sa Sainteté enseigne à un public de cent mille personnes ou plus. De toute évidence, nous n’avons jamais fait ce genre d’expérience. Il influence tellement de gens dans le monde et, pour être en mesure de faire cela, il tire son inspiration du modèle le plus avancé, celui d’un bouddha capable d’enseigner tout le monde simultanément. Chacun de nous peut avoir des modèles de plus en plus avancés à mesure que nous progressons, jusqu’à la figure du Bouddha. Même pour Sa Sainteté le Dalaï-Lama, le rôle inspirant de ses maîtres spirituels, ou du Bouddha lui-même, et très important et central.
Quelle signification le refuge revêt-il dans nos vies ?
Qu’avons-nous mis en place jusqu’à présent ? Nous avons établi cette ultime direction sûre que nous essayons de donner à nos vies. En langage très simple, nous travaillons sur nous-mêmes pour nous débarrasser de nos défauts et aspects perturbants, et pour réaliser tous nos potentiels positifs. J’ai donné quelques indications sur la manière dont nous pourrions commencer à réfléchir ou analyser, et éventuellement être convaincu qu’il est possible de parcourir la voie dans sa totalité. Nous pouvons nous débarrasser de toute la face perturbée et réaliser tout le côté positif de notre activité mentale. C’est possible. Il y a des bouddhas qui l’ont fait et, non seulement cela, qui nous ont enseigné comment le faire par nous-mêmes. Il y a l’Arya Sangha, celles et ceux qui ont fait une partie du chemin et travaillent toujours vers ce but. Il y a des maîtres spirituels qui, peut-être, n’ont pas encore atteint le stade des véritables cessations et des vrais cheminsd’un arya mais qui, néanmoins, sont plus avancés sur le chemin que nous ne le sommes. Grâce à eux tous, selon notre niveau, nous pouvons tirer une grande inspiration et avoir d’authentiques modèles. Nous sommes tous capables de parcourir le chemin en entier dans cette direction. Avec l’aide des maîtres spirituels et beaucoup de dur travail, nous serons vraiment capables de réaliser l’objectif de la libération, et, dans l’optique du Mahayana, celui de l’illumination.
Une fois convaincu de tout cela, alors le refuge ou direction sûre devient véritablement le but central de nos vies, constamment doté pour nous de sens. Mais pour cela, nous devons réellement en être convaincu et être inspiré par nos modèles. Nous devons faire de notre refuge quelque chose de pertinent dans nos vies. Quand nous passons par un moment difficile, nous ne devons pas en être découragé. Nous devons réaliser que nous sommes capables de le gérer. Cela reste du domaine du possible. Peut-être que pour l’instant ce n’est pas possible, mais en donnant cette direction sûre à nos vies, nous pouvons progressivement surmonter notre colère, par exemple. Nous pouvons surmonter toutes les difficultés que nous rencontrons. Et nous allons y travailler.
Quand des problèmes surgissent dans notre vie de tous les jours, nous n’allons pas les nier. Non pas que nous allons essayer de les oublier et simplement nous tourner vers l’alcool, les drogues, le sexe, la télévision, ou n’importe quel dérivatif qui, d’une certaine façon, rende les choses un peu meilleures. Non. Au lieu de cela nous avons donné cette direction sûre à nos vies. Nous allons vraiment nous tourner vers les méthodes bouddhiques pour essayer de faire face à la situation. Si nous faisons cela, c’est une claire indication du fait que nous avons réellement donné cette direction sûre à nos vies. Nous avons alors vraiment pris refuge.
Prenons quelques minutes pour réaffirmer le terrainparcouru jusqu’à présent. Je pense qu’une partie de cette réflexion doit porter sur le point suivant : si on se considère comme des bouddhistes, est-ce que le refuge revêt une signification réelle dans nos vies ? Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Est-ce que cela possède une signification similaire à celle dont nous avons discuté, ou est-ce une chose très banale, une sorte d’à-côté dans nos vies, sans grande signification ? Si c’est le cas, c’est plutôt triste. Nous ratons une belle occasion.
[Pause]
Ce qu’il y a de spécial dans le bouddhisme : le but et la méthode
Le prochain point que je veux mentionner, c’est que nous pourrions croire en n’importe quelsystème comme étant le seul à enseigner la vérité. Nous pourrions être motivé par n’importe quelle espèce de guide spirituel charismatique issu de n’importe quelle tradition. Quelle est la différence ici avec le bouddhisme ? On doit prendre en compte deux choses : les objectifs bouddhiques et les méthodes pour les réaliser. Il se peut qu’il y ait nombre de religions qui nous enseignent, comme but, d’aller au ciel. Et elles peuvent enseigner des méthodes qui marchent vraiment et qui nous conduiront au ciel. Nous pouvons croire en ces religions, et avoir foi en leurs enseignements, et, en les suivant, disposer d’une voie spirituelle très bénéfique. Ou bien, nous pourrions avoir comme objectif la libération des renaissances récurrentes incontrôlées – ce qui implique bien entendu qu’il y ait des renaissances. Ce genre d’objectif existe, mais la plupart des religions indiennes l’enseigne. Dans le bouddhisme, nous avons l’illumination, ce qui veut dire que nous travaillons en direction de l’illumination afin de pouvoir aider les autres du mieux possible à réaliser cet objectif de la libération. Je ne vois pas d’autre système indien qui enseigne cela.
Mais,d’un point de vue bouddhique, à propos de ce que les autres systèmes indiens considèrent comme la libération, les méthodes pour y parvenir, les causes pour ne pas être libéré, les causes pour endurer des renaissances récurrentes incontrôlées – pour lesquelles ils se servent même du mot « samsara » – celles-ci sont seulement partielles. La compréhension que ces systèmes enseignent n’est pas tout à fait correcte. Pour véritablement avoir ce refuge, cette direction sûre dans nos vies, nousdevons nous convaincre plus encore detout ce dont nous avons débattu jusqu’à présent. Il ne s’agit là que d’une partie seulement. La partie en plus, d’importance capitale, est d’être convaincu de la validité de la méthode enseignée par le Bouddha pour réaliser le but. La méthode bouddhique comporte la compréhension de ce qu’on appelle le « vide » ou « vacuité » ainsi que les diverses méthodes pour développer la compassion. Nous devons savoir exactement ce qu’elles sont et être convaincu qu’elles fonctionnent véritablement.
En conséquence, pour vraiment donner cette direction à nos vies au niveau quotidien, nous devons également avoir une certaine compréhension de la méthode requise par le travail sur soi, et nous devons être convaincu qu’elle sera réellement efficace. Par ailleurs, nous devrions avoir une idée claire du but que nous cherchons à réaliser et, comme nous en avons discuté, qu’il est réaliste de réaliser ce but grâce aux méthodes enseignées par le Bouddha.
La nécessité du renoncement et d’une compréhension correcte du vide
Nous devons maintenant introduire les trois principes du chemin tels que les a exposés Tsongkhapa. Le premier est la détermination à être libre, c’est ce qu’on appelle le « renoncement ». Pour prendre la direction sûre du refuge, nous devons identifier notre situation douloureuse et les causes de celle-ci, et y renoncer réellement, craignant que si nous ne faisons rien, elles dureront toujours. Nous devons savoir que c’est de cela que nous voulons nous extraire, et être déterminés à nous en libérer. Sans ce renoncement, le refuge n’a aucun sens, n’est-ce pas ? Donner cette direction à notre vie n’aurait aucun sens sinon. Pourquoi le ferions-nous ?
Le deuxième principe du chemin consiste en une compréhension correcte du vide. Le vide, pour le dire très simplement, interroge le fait que nous imaginons toutes sortes de choses impossibles sur la manière dont les choses existent, mais nos imaginations et nos croyances sont des sottises. Cela ne correspond à rien de réel. « Vide » signifie une absence, une totale absence d’un véritable objet référent pour nos fabrications et imaginations mentales.
Par exemple, quand quelqu’un se comporte très mal et est très désagréable avec nous, etc., il nous semble que c’est la seule façon d’être de cette personne. On pense : c’est une mauvaise personne. C’est la seule chose qui nous apparaît à cause de notre entendement limité. Notre jugement se fonde seulement surce qui se passe à l’instant même devant nos yeux. « C’est une mauvaise personne. » Il nous semble que d’être une mauvaise personne est sa véritable identité, indépendamment des millions de facteurs qui ont influencé la façon dont elle s’est développée – sa famille, ses expériences dans la vie, la situation économique du monde, ses vies passées, etc. Et il nous semble qu’elle a toujours été et qu’elle sera toujours une mauvaise personne. Nous imaginons et croyons que cette apparence de quelqu’un existant de manière « inhérente » en tant que mauvaise personne, par le seul pouvoir de sa conduite actuelle, est sa véritable identité concrète. Elle est dûment établie comme « mauvaise ».
À vrai dire, une telle personneou, plus exactement, la manifestation de cette personne ne correspond à rien de réel. Personne n’existe de cette façon. C’est une fabrication mentale due à notre imagination. La fabrication mentale consiste à croire qu’elle existe vraiment de cette façon, de la façon dont elle apparaît. Mais elle apparaît ainsi à cause de notre entendement limité et de notre confusion. Et parce que, à cause de notre confusion et du fait de ne pas voir au-delà, nous croyons à notre fantasme, à savoir qu’elle est vraiment une mauvaise personne, nous nous mettons en colère et crions après elle, etc. Nous n’avons aucune tolérance à son égard, ni aucune compréhension
En matière de refuge, la compréhension du vide nous aide à éviter les extrêmes
Comment s’applique-t-elle à notre sujet sur le refuge ? Une certaine compréhension du vide nous aidera à éviter le danger de devenir perfectionniste alors même que nous travaillons à surmonter nos défauts et à réaliser nos potentiels. De manière trompeuse, il nous semble que nous sommes là, tels quels, dotés d’un « moi » solidement existant en plutôt mauvaise forme. Nous imaginons que c’est là notre véritable identité, et, pour surmonter cela, nous devons être parfaits. Ce « moi » solide se doit d’être parfait. Pour utiliser une terminologie chrétienne, c’est l’œuvre du Diable. Nous devons nous en débarrasser. Nous faisons de nos défauts une sorte de chose solide que le « moi » qui doit être parfait doit surmonter.
L’habitude de notre confusion fait apparaître l’objectif qu’on essaie d’atteindre, celui de réaliser les Trois Joyaux, comme une chose fantastique, une chose qui existerait là-bas de manière solide. Soit qu’on veuille réellement réaliser cet objectif parce qu’il est à ce point fantastique, soit qu’il se situe tellement haut qu’il est impossible qu’on l’atteigne jamais.
C’est un danger fréquent qui se présente chez certains pratiquants du Dharma. Ils abordent le Dharma en perfectionnistes et deviennent très rigides et inflexibles, et, en réalité, très malheureux. Ils prennent tout à la lettre. Ils sont incroyablement stricts avec eux-mêmes. Souvent cela va de pair avec cette mauvaise estime de soi qui pense « je ne suis pas assez bon », et ils se fustigent psychologiquement. C’est une façon très névrosée de pratiquer le Dharma, laquelle ne véhicule que du mal-être sur le chemin. Dans cette approche erronée, nous allons même jusqu’à faire de notre motivation un bloc solide. « Oh, j’ai de l’amour pour tout le monde ! », etc. « Ah ! Je dois être tellement aimant et merveilleux. » De nouveau, nous ne pouvons pas vivre à la hauteur de nos espérances et, de nouveau, nous nous en voulons de ne pas être parfaits.
Nous pourrions, bien sûr, discuter de tout cela en termes de méditation analytique sur la vacuité, mais qu’est-ce que cela signifie vraiment au niveau pratique ? Que se passe-t-il si on n’a pas une compréhension à ce point profonde de la vacuité ? Sur un plan tout à fait pratique, je pense que cela veut dire que nous ne faisons pas toute une histoire de notre pratique du Dharma. Nous la faisons, tout simplement. Nous travaillons sur nous-mêmes. Nous essayons d’être plus patients. Nous la faisons sans toute cette fabrication mentale d’un « moi » qui se doit d’être parfait et sans aucune de ces pensées d’avoir à être comme ceci ou de faire cela parfaitement. Quand ces pensées s’élèvent, essayez juste de comprendre que ce sont des sottises. Cela ne fait que transformer le Dharma en un film malheureux, et nous ne voulons pas faire du Dharma un vaste scénario pour l’ego. Or c’est souvent ce que devient le perfectionnisme : un film égotiste.
Quand on dit : « Contentez-vous de le faire », cela ne veut pas dire le faire d’une façon mécanique, sans aucun sentiment, car c’est là également un autre extrême où l’on peut tomber. Par exemple, de façon mécanique, il se peut que nous ayons l’habitude de faire trois prosternations le matin et d’arranger des bols d’eau quand nous nous réveillons. Cela peut se faire totalement mécaniquement, on le fait tout simplement On ne pense pas en termes d’un « moi » solide ni d’un « je suis vraiment un saint pratiquant. J’ai disposé ces bols d’eau et allumé un bâton d’encens. » Nous pratiquons de façon simple et automatique. Nous devons avoir une motivation, sans en faire toute une histoire. C’est la raison pour laquelle on a toute cette liste de choses à faire afin d’être capable de s’entraîner à avoir cette orientation positive, cette direction sûre dans notre vie.
[Voir : Actions pour s’entraîner, issues de la prise de refuge]
Toutefois, pour servir de petite introduction, l’un des points importants est en vérité d’avoir un maître spirituel. Grâce à lui [ou elle], nous tirons une certaine inspiration et disposons d’un modèle. De plus, chaque jour nous nous rappelons cette direction dans laquelle nous nous engageons, et les bienfaits d’avoir une telle orientation dans notre vie, ce qui constitue une forme de motivation. De la sorte, nous essayons d’éviter les extrêmes dans lesquels nous pourrions tomber sans cette direction sûre donnée à notre vie. Nous le faisons d’une façon bénéfique, pragmatique, les deux pieds sur terre, et non d’une façon névrosée ou futile. Nous ne le faisons pas non plus de façon sectaire. Le sectarisme repose aussi sur le fait d’imaginer et de croire en un « moi » solide et sur l’idée que « ma solide tradition,qui est d’une telle envergure, fait que je suis sur la bonne voie, tandis que vous, vous ne suivez pas le bon chemin. »
Certains de mes étudiants m’ont fait part du problème de l’arrogance et de l’orgueil au sujet du fait d’être bouddhiste : « J’ai trouvé la lumière ! J’ai trouvé le bon chemin ! Je suis bien mieux loti que les amis avec qui j’allais à l’école, qui se sont juste égarés dans des poursuites mondaines. » Il se peut que nous nous sentions meilleurs que les autres et même que nous développions de la compassion à leur égard, mais il s’agit là d’une forme de pitié condescendante. De nouveau ici, le problème est de ne pas avoir une certaine compréhension du vide. Il se peut que nous fassions grand cas de notre « moi » et de ce que nous avons fait, de la direction que nous avons donnée à notre vie, dès lors nous sommes imbus de fierté et d’arrogance à cause de cela. Les autres n’ont pas ça, ils se situent donc quelque part en dessous de nous. Si nous n’y prenons pas garde, cela peut prendre un tour très grave du genre : « J’ai vu la lumière. Je vais être sauvé, et vous, vous irez en enfer. » On peut développer ainsi nombre de problèmes dus à une telle attitude arrogante.
L’importance du renoncement dans la prise de refuge
En somme, nous avons besoin de renoncementet d’une certaine compréhension du vide pour que cette direction sûre donnée à nos vies soit stable et non névrotique. Le renoncement ne signifie pas juste d’abandonner et d’essayer de se sortir de certains de nos problèmes et de leurs causes tout en voulant en garder certains autres, comme par exemplenotre esprit de contradiction agressif, parce qu’ils rendent la vie plus intéressante. Ce serait là une sorte d’approche naïve. Une autre attitude consisterait à ne pas vouloir abandonner certains attachements que nous avons, parce qu’il se trouve que nous aimons le sexe, les réseaux sociaux, la télévision, peu importe les objets d’attachement.
À nouveau, bien entendu, nous voulons éviter d’être fanatique et d’abandonner absolument tout, ce qui aurait pour effet de nous causer des difficultés dans la vie alors que nous n’y sommes pas prêts. Rappelez-vous, le renoncement ne signifie pas que nous n’aurons jamais aucune de ces choses que nous aimons, nous parlons icid’abandonner l’attachement que nous avons pour elles et la tendance obsessionnelle à penser qu’elles sont les sources du bonheur ultime. Nous voulons nous débarrasser de cette manière fautive de penser et nous sommes déterminés à agir dans ce sens, lentement, sûrement, mais fermement.
Il se peut que nous ne soyons pas encore capables d’untotal renoncement, mais nous voulons en faire notre but. C’est la raison pour laquelle j’utilise le mot « direction ». Telle est la direction dans laquelle nous nous engageons, même si nous ne la parcourons pas pleinement au cours de cette vie, mais dans une vie future. Nous y travaillons.
La nécessité de l’esprit de bodhichitta
Quant à la bodhichitta, le troisième des trois principaux chemins, en tant que pratiquant du Mahayana, elle est indiquée pour prendre refuge, une fois qu’on a donné cette orientation à notre vie. En général, cependant, le refuge est traditionnellement débattu dans l’optique d’atteindre la libération. On le pratique communément, qu’on emprunte un chemin Hinayana ou un chemin Mahayana. Dans le cadre du refuge, les véritables cessations et les vrais chemins font référence aux moyens qu’exige l’obtention de la libération des renaissances récurrentes incontrôlées. Un arhat est quelqu’un de libéré, et devenir un arhat est le but du Hinayana. Mais nous pouvons aussi prendre refuge quand, animé par l’esprit de bodhichitta, nous visonsla pleine illumination.
La bodhichitta est l’état d’esprit qui se concentre sur notre illumination « non-encore-atteinte », mais que nous sommes en mesure d’atteindre à cause de la pureté innée de notre activité mentale. Elle vise à réaliser les véritables cessations et les vrais chemins de cet état illuminé afin d’être bénéfique à tous les êtres limités. De façon analogique, nous pouvons nous focaliser sur notre libération « non-encore-atteinte », « non-encore-advenue », que nous sommes également en mesure d’atteindre, et chercher à l’atteindre afin de mettre unterme à toute la souffrance due à une renaissance dans le samsara. La manière d’y parvenir ne se fait pas juste grâce à la compréhension de la description du vide qu’on trouve dans le Hinayana, mais aussi grâce à l’amour et à la compassion. Tout au long de la voie du Hinayana, nous allons aider les autres le plus possible, car sur ce chemin aussi nous avons besoin d’accumuler des réserves potentielles de forces positives. On accomplit cela grâce à la pratique de l’amour et de la compassion. C’est pourquoi nous ne devrions pas penser que de telles pratiques sont absentes du chemin du Hinayana. Elles ne le sont pas.
Mais nous pouvons également donner à notre vie cette direction dans une perspective mahayaniste. Nous ne visons pas seulement la libération ; nous visons l’illumination. Il ne s’agit pas seulement de pratiquer le plus que nous pouvons l’amour et la compassion le long du chemin, mais, une fois l’illumination réalisée, d’être véritablement en mesure d’aider les autres le plus pleinement possible.
Si on passe en revue ces différents points, le renoncement ajoute la dimension de ce dont nous voulons nous débarrasser et que nous cherchons à dépasser en nous engageant dans cette direction. Animés par l’esprit de bodhichitta, tant l’objectif de la libération que l’objectif de l’illumination nous donnent le but. Qu’allons-nous faire pour atteindre ce but ? Un des aspects qui nous aidera consiste à développer plus d’amour et de compassion, un autre à obtenir une compréhension correcte du vide. L’un comme l’autre de ces aspects nous offrent les moyens grâce auxquels nous sommes en mesure d’atteindre ces objectifs de manière réaliste, de même que les principaux aspects qui nous permettront de surmonter nos défauts. Comment mettons-nous en œuvre ces méthodes de façon non névrotique ? Nous le faisons grâce aux conseils et à l’exemple inspirant de nos maîtres spirituels – en veillant à ce qu’ils soient des maîtres spirituels proprement qualifiés.
La crainte d’une souffrance plus grande comme motivation pour prendre refuge
Un autre point me vient à l’esprit, que j’aimerais partager avec vous. Quand on regarde la présentation traditionnelle des causes du refuge, à savoir donner une direction sûre à notre vie, il s’agit de la peur de souffrances plus grandes dans le futur et de la confiance dans le fait qu’il existe un moyen d’éviter que les choses n’empirent pour nous. Nous avons débattu de la manière dont cela pouvait être généré de façon non névrotique. Quand on le fait dans un contexte mahayaniste, il existe une troisième cause pour s’engager dans cette direction : la compassion pour les autres. Nous voulons aller dans cette direction pouraider les autres à surmonter leur souffrance.
À Berlin, où je vis, je donne un cours hebdomadaire sur le lam-rim (les étapes progressives du chemin). Vous pouvez l’écouter dans son intégralité sur mon site Internet, et il est également disponible en Podcast. Quand nous avons abordé le sujet du karma, j’ai demandé aux participants de s’examiner honnêtement : « Pourquoi est-ce que vous ne trichez pas ? Pourquoi êtes-vous honnêtes ? Pourquoi êtes-vous malhonnêtes ? Est-ce pour la raison évoquée dans les textes du Dharma : parce que vous avez peur des conséquences négatives de la malhonnêteté, comme des renaissances mauvaises ou des choses terribles de ce genre ? Quelle est la véritable raison pour laquelle ne trichez pas ? » Cela implique le faitqu’ils ne trichent pas et ne volent pas, bien entendu.
Nous pouvons nous poser la même question, à savoir pourquoi est-ce que nous travaillons sur nous ? Est-ce parce que nous craignons vraiment les pires renaissances, ou d’autres conséquences similaires, si nous ne le faisons pas ? Prenez une minute ou deux pour examiner ce point honnêtement.
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Ce que la plupart des gens m’ont rapporté, moi y compris, c’était qu’on est honnête et qu’on ne triche pas parce que c’est la chose juste à faire. Cela semble juste. Il n’est pas juste de tricher ou de mentir, ou d’être malhonnête. Cela nous met mal à l’aise. On se sentplus confortable en étant honnête. Sinon, pourquoi travailler sur soi pour essayer de s’améliorer ? Qu’y a-t-il d’autre à faire dans la vie ? C’est la seule chose qui semble avoir du sens. À nouveau, cela apparaît comme la seule chose à faire. Tout le reste semble n’apporter que plus de problèmes. Comment est-ce que je veux passer ma vie ? En regardant plus la télévision, quoi d’autre ?
En vérité, cela devient très intéressant. Dans quelle mesure la discussion sur le karma est-elle pertinente pour nous en rapport avec la crainte de conséquences futures si nous ne pratiquons pas, et si nous n’avons pas confiance dans le fait qu’il y a une échappatoire ? Je dois dire que ce n’est pas une question à laquelle il est facile de répondre. Sans doute le fait d’aller dans cette direction apparaît comme la seule chose juste à faire, même si nous n’avons pas réfléchi à ces choses. Mais pour que notre engagement dans cette direction soit stable, je pense que nous devons examiner également la pertinence et l’applicabilité des motivations classiques telles qu’elles sont expliquées. Est-ce que ce sont des choses que nous ressentons vraiment ? Et comment cela fonctionne-t-il ?
Aller dans la direction du Bouddha, du Dharma et du Sangha parce que cela semble juste peut aussi fonctionner. Mais, sous-jacente, je pense qu’il doit y avoir au moins une forme de confiance dans tous les points que nous avons évoqués : il y a un but – la libération et l’illumination – et il est possible de le réaliser, et cela vaut peine d’y travailler. Pour ce faire, nous devons débarrasser notre esprit de toutes les attitudes dérangeantes ainsi que des émotions perturbatrices qui empêchent ces réalisations. Si on a confiance dans tout ça et qu’ensuite, en s’appuyant dessus, on aille dans cette direction qui paraît juste, je pense que cela devrait marcher. Sans quoi, je ne sais pas s’il y a une réelle profondeur à simplement suivre cette direction pour la seule raison qu’elle apparaît comme la chose juste à faire.
Pour clarifier mes propos, ce que je dis c’est que sans une compréhension sous-jacente, sans une certaine motivation émotionnelle en dessous, sans même parler de tout cet aspect dévotionnel d’être inspiré, se contenter d’aller dans cette direction simplement parce que « ça semble juste » n’a pas la profondeur ni la force que cela pourrait avoir sans ces autres facteurs pour les renforcer. Simplement faire une chose parce qu’elle semble justepourrait aller dans le sens de vouloir faire de bonnes choses et d’être une bonne personne. Mais il y a le danger de devenir un fanatique perfectionniste avec une telle attitude, ainsi que nous l’avons fait remarquer.
En poussant l’analyse un peu plus loin, que signifie le fait que cela paraisse juste, sinon qu’on pourrait dire qu’on se sent plus heureux en agissant de la sorte.Si nous devions tricher et être malhonnête, ou si nous pensions que nous étions juste en train de gâcher notre vie sans aucune porte de sortie, nous nous sentirions mal à l’aise et plus malheureux. Cela réaffirme un de principes de base du bouddhisme, à savoir que tout le monde veut être heureux et que personne ne veut être malheureux. Donner cette direction sûre à nos vies apporte plus de bonheur, alors que manquer d’une direction sûre et ferme dans la vie ou ne pas avoir de direction du tout apporte plus de malheur. Cette direction sûre implique de suivre le Dharma et d’être honnête.
Maintenant, bien sûr, on peut objecter et dire, bon, il y a des criminels qui trichent et font toutes sortes de choses illégales, et ils se sentent très à l’aise d’avoir donné cette direction à leur vie. Ils s’en sortent et font bon ménage avec leurs crimes. Mais alors nous devrions analyser plus en profondeur et voir combien de temps durent leurs sentiments de satisfaction et s’ils sont fondés sur une compréhension valide de la causalité comportementale.
Le « moi » conventionnel qui prend refuge
La dernière question que nous devons nous poser c’est : qui est ce « moi » qui veut être heureux et ne pas être malheureux, et, donc, donne cette direction sûre du refuge à sa vie ? C’est le « moi » conventionnel, le simple « moi ». Nous avons un continuum d’activité mentale. Je ne devrais pas dire que nous en « avons » un, comme s’il y avait un « moi » séparé qui le possède, comme quand on dit « j’ai une vache » ou « j’ai un bras » – qu’il s’agisse d’une chose qui fasse partie de moi ou n’en fasse pas partie. Mais plutôt, pour être plus précis, nous devrions dire qu’il existe un continuum individuel d’activité mentale qui génère des moments consécutifs d’expérience fondés sur la causalité comportementale ou karma. À cause de cela, il y a une séquence logique de ce dont on fait l’expérience au moyen de ce continuum mental. Étant à la fois individuel et subjectif, chaque continuum mental sert de base d’imputation à une personne, à un soi.
Une personne, un « moi » conventionnel, dès lors, est une désignation attribuée à un continuum d’activité mentale, de même qu’un film est une désignation attribuée à un continuum particulier de scènes. De manière conventionnelle cela existe, comme dans la séquence : « je fais l’expérience de ce qui m’arrive moment après moment et je donne à ma vie une direction sûre ». Mais comment établissons-nous que ce « moi » conventionnel existe ? On ne peut le trouver dans aucune des parties de sa base. Il peut cependant être étiqueté mentalement par le concept ou la catégorie « moi » et désigné par le mot « moi ». Le concept et le mot font référence à ce « moi » conventionnel. Aussi, bien que ce « moi » conventionnel ne puisse être trouvé comme existant solidement quelque part, nous pouvons établir son existence simplement par ce à quoi le concept et le mot « moi » font référence.
Le problème c’est que les concepts et les mots laissent entendre ou supposent des articles qui paraissent exister réellement comme s’ils correspondaient et s’ajustaient à leurs catégories. Mais il n’existe rien qui existe réellement de cette façon. Il n’existe pas une chose telle qu’un « moi » auto-établi, existant de par lui-même, qui corresponde au concept et au mot « moi ». Il est crucial, alors, que nous fassions la différence entre ce à quoi un label mental, un concept, fait référence et ce à quoi un label mental, ou concept, correspond.
Laissez-moi expliquer la différence par un exemple. À chaque instant, nous faisons l’expérience d’un certain niveau de sensation. Mentalement nous pouvons tous les étiqueter par un concept : la catégorie « bonheur », et tous les désigner avec le mot « bonheur ». Tous seront des occurrences d’une sensation heureuse, bien que de toute évidence ce que nous ressentons change de moment en moment. L’intensité et la qualité de bonheur que nous ressentons sont légèrement différentes à chaque instant. Quand nous disons : « je suis heureux », cela fait référence à quelque chose. Nous sentons réellement quelque chose mais il n’existe pas de « bonheur » existant séparément, concrètement, qui corresponde à ce label mental (concept, catégorie, ou mot), qu’on pourrait trouver comme existant quelque part et avec lequel, d’une certaine façon, je me connecterai et ressentirai maintenant. Les labels mentaux, équivalents aux catégories et aux concepts, sont des phénomènes statiques. Pareils à des boîtes mentales, ils ne sont affectés par rien ; ce sont des concepts fixes. Bien qu’on puisse les remplacer par des concepts plus récents, ils ne croissent pas organiquement. Quand on parle de choses correspondant à des labels mentaux – c’est-à-dire correspondant à des concepts fixes et à des catégories statiques – c’est comme si on parlait d’objets qui existeraient vraiment et correspondraient à ces boîtes mentales fixes. On dirait qu’ils sont assis dans ces boîtes, qu’on les trouverait à l’intérieur, mais cela ne correspond à rien de réel. Rien n’existe de cette façon. De la même manière rien n’existe à la manièred’une entrée dans un dictionnaire, comme le supposent les mots conventionnels pour désigner les choses.
Quand on parle de vide, on parle de l’absence d’une chose qui correspondrait à ce que ces étiquettes mentales ou mots supposent – à savoir une chose dûment établie et comme véritablement existante dans une case fixe. Néanmoins, de manière conventionnelle, on peut dire : « je me sens heureux », et ce bonheur éprouvé fait référence à quelque chose. Ce n’est pas juste tout à fait rien et la plupart des gens tomberaient d’accord pour appeler ça du « bonheur ». Malgré le fait que, bien entendu, tout cela est subjectif et individuel : comment pourrait-on savoir ce que je ressens ?
C’est la même chose avec le « moi » ou le soi, la personne, l’individu – quel que soit le nom qu’on veut lui donner. Il s’agit d’une imputation apposée sur un continuum d’activité mentale, individuel et subjectif. Nous pouvons étiqueter mentalement ce « moi » existant de façon conventionnelle avec le concept que nous avons de nous-même en tant que « moi » et le désigner par le mot « moi ». Tous deux font référence à quelque chose, à savoir le « moi » conventionnellement existant. Mais il n’y a rien qui corresponde à ce que ces concepts, ces catégories et ces mots « moi » supposent. Il n’existe pas de « moi » solidement existant en tant qu’entité fixe, trouvable comme s’il s’ajustait à la boîte mentale du concept fixe que nous avons de nous-même. On pourrait croire qu’un tel « moi » réside à l’intérieur de notre corps ou de notre esprit comme dans une maison, observant ou contrôlant ce que nous faisons, pensons ou disons, mais il s’agit là d’une complète fabrication mentale. Le « moi » conventionnelle n’existe pas selon ce mode impossible.
Dès lors, qu’est-ce qui existe de manière conventionnelle ? Il y a des continuums individuels d’activité mentale dotés de potentiels, d’énergie pour entrer en communication avec les autres, d’un corps pour leur servir de support physique, etc. Un individu, un « moi », est une imputation apposée sur un tel continuum qui lui sert de base. De même que sa base, il perdure d’instant en instant, sans rien de solide ni de statique, passant d’un moment à un autre comme sur un tapis roulant.
Si l’on rattache cela à notre discussion sur le refuge, on voit que c’est le « moi » conventionnel qui peut prendre refuge en donnant une direction sûre à sa vie, et qui peut atteindre la libération et l’illumination. Le « moi » conventionnel est une imputation apposée à un continuum individuel sans commencement ni fin, même au-delà de son atteinte de l’illumination. On peut mentalement l’étiqueter avec le concept d’un « moi » et du mot « moi » et ceux-ci lui serviront de référence valide. Mais le « moi » conventionnel n’existe pas en tant qu’entité solide et séparée, lequel, ayant pris refuge, n’est jamais assez bon et se doit maintenant d’être parfait.
Quand je disais que, une fois qu’on a pris refuge, nous devons simplement passer à l’acte, travailler juste sur nous-même, je voulais dire de le faire sans avoir le sentiment qu’on est un « moi » séparé et que maintenant, de façon dualiste, on doive l’obliger – comme s’il y avait deux « moi » en présence – à travailler sur lui-même. Ou bien y aurait-il déjà trois « moi » en scène ? Un troisième « moi » qui dirait : « Je dois m’obliger à travailler sur moi-même. » Il s’agit là d’une manière totalement confuse de se regarder, comme s’il y avait un « moi » disciplinaire qui doive mettre au travail un « moi » paresseux pour améliorer un « moi » qui n’est pas assez bon. C’est véritablement névrosé.
« Le faire simplement » signifie donner cette direction sûre à nos vies avec un esprit de décision, de volonté, de vigilance, de persévérance, etc. Ce sont tous là des facteurs mentaux qui doivent accompagner notre activité mentale, mais sans qu’il y ait une sorte de « moi » séparé à la table de contrôle qui appuierait sur des boutons : « Maintenant, travailleplus dur. Maintenant, extrais cet article de la boîte appelée « volonté et maîtrise de soi » et branche-le sur ce « moi » paresseux là-bas. » Ce n’est pas la façon dont ça fonctionne. Quand on le fait simplement, notre engagement dans une direction sûre s’effectue sans qu’il y ait un « moi » séparé qui le fasse vraiment. En dépit du fait que, bien sûr, conventionnellement, c’est moi qui fais, qui agis ; personne d’autre ne le fait à ma place.
Donc, finalement, cela revient à dire : « Faites-le simplement ! Donnez cette direction sûre du Bouddha, du Dharma, du Sangha à la vie ! » En agissant ainsi, notre refuge devient ferme.