Équanimité à propos de ce que nous avons fait au cours de notre vie

Introduction

J’aimerais vous parler d’un problème assez typique parmi les Occidentaux, celui d’une attitude négative qu’ils ont à l’égard d’eux-mêmes, d’un manque d’estime de soi. Cela peut aller non seulement du simple fait de ne pas s’aimer, jusqu’à l’extrême de se haïr.

Il est très curieux que ce problème ne semble pas universel. Par exemple, c’est une chose étrangère et quasi inconnue chez les Tibétains. Il m’est arrivé d’assister une fois à une conférence avec Sa Sainteté le Dalaï-Lama et un groupe de psychologues. Le sujet du manque d’estime et de la haine de soi a été abordé, et Sa Sainteté a été très surprise : jamais elle n’avait entendu parler de ça. Elle trouvait très difficile de croire que les Occidentaux puissent avoir ce genre d’attitude vis-à-vis d’eux-mêmes. Nous étions une vingtaine à assister à cette conférence. Sa Sainteté a demandé à chacun des participants s’il leur arrivait d’éprouver un manque d’estime de soi, et tout le monde dans la pièce a répondu oui. Sa Sainteté en était totalement interloquée.

Bien sûr, on pourrait se demander quelles sont les raisons qui font qu’on ne retrouve pas ce sentiment aussi fréquemment chez les Tibétains, pas plus que chez les Indiens. Ayant vécu en Inde pendant vingt-neuf ans, une des théories à laquelle je suis parvenu est que cela a à voir avec la façon d’éduquer et d’élever les enfants. Je pense que ce n’est pas seulement le cas parmi le Tibétains et les Indiens, je pense que c’était aussi le cas dans l’Europe médiévale, et, de manière presque aussi certaine, en Afrique, en Amérique latine et dans d’autres parties de l’Asie. Dans les sociétés traditionnelles, les bébés sont toujours avec leur mère ou une sœur plus âgée. Soit elles les attachent dans le dos, soit sur le côté comme en Inde. Constamment, ils sont en contact physique avec elles. Je pense que cela fait que les enfants, surtout lorsqu’ils sont très jeunes, se sentent en relative sécurité.

Pensez à la façon dont beaucoup d’Occidentaux modernes traitent leurs bébés : ils les laissent seuls dans un berceau, et, avec un peu de chance, ils les prennent dans leur bras et les consolent seulement quand ils pleurent. Je pense que le fait de les laisser dans un berceau engendre un sentiment profond d’abandon et d’insécurité. 

Pensez aux landaus, les poussettes dans lesquelles on promène les bébés à l’Ouest. Le bébé fait face à sa mère ou à son père. On a donc un petit enfant, d’une année tout au plus, assis là à regarder la circulation dans la rue, avec ces énormes camions et toutes ces choses qui vont et viennent et auxquelles il est confronté. Je suis sûr que c’est très effrayant alors que dans les sociétés traditionnelles, face à ces choses, le bébé serait attaché dans le dos de sa mère ou de son père et se sentirait en sécurité et protégé. C’est pourquoi je pense que dès le plus jeune âge la façon dont nous élevons nos enfants peut faire que l’enfant éprouve le sentiment que « quelque chose ne va pas ». Je crois que cela peut engendrer ce mauvais sentiment à l’égard de soi.

Maintenant, que mon hypothèse soit juste ou non, je l’ignore, mais c’est, semble-t-il, l’un des facteurs qui expliquerait la prévalence dans le monde moderne de cette attitude parmi les gens élevés selon des critères occidentaux, et pourquoi on ne la rencontre pas si souvent dans les sociétés traditionnelles. Ajoutez à cela, dans le monde moderne de l’Ouest, le fait qu’il s’agit d’un système où domine l’esprit de compétition et la pression de la réussite. Tout cela fait que, si nous ne sommes pas des gagnants, très souvent on pense : « je ne suis pas assez bon ».

En tout cas, le manque d’estime et la haine de soi sont des problèmes que beaucoup d’entre nous rencontrent. Si on se reporte aux enseignements bouddhiques, tout dans ces enseignements vise à nous aider à surmonter la souffrance en nous débarrassant de ses causes. Donc, si le manque d’estime de soi ou le fait d’avoir une attitude négative à son égard est une cause de souffrance et de mal-être, et si nous avons une confiance ferme dans les enseignements, il doit bien y avoir des méthodes bouddhiques à appliquer pour nous aider à surmonter cela.

S’inspirer des méthodes tirées des enseignements sur l’entraînement de l’esprit

Sans doute quelques uns d’entre vous sont-ils familiers avec un programme élaboré par mes soins, intitulé Développer une sensibilité équilibrée. J’ai écrit un petit livre sur ce sujet. On le trouve sur mon site Internet. Dans ce programme de vingt-deux exercices, j’ai réuni diverses méthodes afin de pouvoir répondre à certains problèmes spécifiques plus couramment répandus à l’Ouest, problèmes qui ne sont pas traités de manière aussi explicite dans les enseignements bouddhiques traditionnels. En premier lieu, cela concerne les problèmes liés au fait d’être insensible aux autres et à soi-même, ou d’être hypersensible et blessé très facilement, sans lien avec nos sentiments ou avec notre corps, certaines formes d’aliénation, etc.

Depuis le démarrage de ce programme en 1998, j’ai élaboré plusieurs autres programmes pour gérer divers problèmes non encore abordés dans ce premier livre. Par exemple, j’ai mis au point des exercices permettant d’intégrer notre vie comme formant un tout dans ses différents aspects. J’ai jugé que c’était nécessaire car très souvent, à l’époque actuelle, nos vies sont tellement fragmentées que nous ne les ressentons pas comme constituant un tout. On trouve cela également sur mon site Internet.

Aujourd’hui, j’ai mis au point un autre programme, un autre entraînement plus spécifiquement destiné à surmonter la haine de soi. J’ai élaboré ce programme à partir d’une série d’enseignements particuliers au bouddhisme, entraînement connu sous le nom de « comment égaliser et échanger nos attitudes envers soi-même et les autres », lequel vise à nous aider à surmonter ce qu’on appelle « l’auto-chérissement » – en d’autres termes, l’égoïsme, le fait de ne penser qu’à soi et d’ignorer les besoins des autres. Cet exercice culmine dans la pratique appelée « tonglen » en tibétain, ce qui veut dire « prendre-et- donner ». Grâce à cette pratique, vous imaginez prendre sur vous et accueillir tous les problèmes des autres, les traitant avec autant de sollicitude que si c’était les vôtres, puis vous essayez de leur trouver une solution, et ainsi d’offrir aux autres le bonheur. Concernant cette pratique méditative, Guéshé Chékawa, dans L’Entraînement de l’esprit en sept points, écrit ceci : « pour ce qui est de prendre, commencer par vous-mêmes ». Autrement dit on doit d’abord commencer par prendre sur soi ses propres problèmes.

Quels sont les problèmes que nous devons aborder dans un premier temps ? Cela comprend les problèmes liés à la vieillesse et à la maladie, par exemple – et pas seulement le fait de prendre soin de nos vieux parents malades, mais le fait que nous-mêmes vieillissons et pouvons tomber malades, choses que nous n’imaginons pas qu’elles puissent même nous arriver. De même, le fait de pourvoir aux besoins de notre famille, si nous venions à mourir, est quelque chose que nous devons prendre en compte. Inutile d’être dans le déni à ce propos. Nous prenons la chose à notre compte maintenant, au lieu de se dire : « D’accord, je vais m’en occuper. Mais suis-je émotionnellement préparé pour cela ? Est-ce que j’y suis psychologiquement prêt ? Ai-je la moindre idée de la façon de gérer cette situation ? », etc. Nous nous en préoccupons dès maintenant, au moins dans notre tête, ce qui, bien entendu, est une pratique très utile.

Anticiper les problèmes qui peuvent surgir dans la vie quotidienne en est également une application et une approche très pragmatique. Mon maître, Tzenshab Serkong Rinpoché, insistait sur le fait que nous devrions toujours avoir un plan B ou C, au cas où le plan A ne marcherait pas. Par exemple, un de mes étudiants avait fait une demande de visa pour étudier dans un autre pays, mais n’avait pas de plan B dans le cas où le visa lui serait refusé. C’était risqué car effectivement le visa lui a été refusé, et il avait déjà dépassé la date limite pour s’inscrire à un programme d’étude dans un autre endroit où il lui aurait été plus facile de se rendre. En fin de compte, il a eu de la chance : il a refait une demande pour le même visa, et finalement, à la troisième tentative, on le lui a accordé. Je pense néanmoins que cette stratégie est très importante qui consiste à se préparer à l’éventualité qu’une chose ne marche pas et à avoir une solution de rechange. Ainsi, vous ne vous retrouvez pas le bec dans l’eau, sans rien.

La raison pour laquelle je mentionne ce point est que, puisque les instructions sur la pratique de « prendre-et-donner » disent de commencer par soi-même et qu’il y a toute une série d’étapes préliminaires à cette pratique, je me suis dit : pourquoi ne pas commencer, en premier, par traiter nos propres problèmes ? C’est ainsi que j’ai mis au point cette méthode. Au lieu de mettre en œuvre toutes les étapes du processus de l’égalisation et de l’échange de nos attitudes à propos de nous-mêmes et des autres en se focalisant sur les autres – ce qui est la manière traditionnelle de procéder – avec la nouvelle façon de s’entraîner que j’ai développée, on ciblera les étapes du processus sur nous-mêmes à différentes périodes de notre vie.

Malheureusement, nous ne disposons pas de beaucoup de temps ce week-end, or il y a de nombreuses phases dans ce programme. Tout comme avec le programme de l’entraînement de la sensibilité, je dois vous prévenir que le fait de se pencher sur des événements difficiles de nos vies peut faire remonter certains troubles émotionnels. C’est pourquoi si l’une de ces étapes est un peu trop pour vous, ne vous y soumettez pas. De toute façon, nous n’avons que peu de temps à consacrer à chacune des parties de cet entraînement, aussi n’en tirerons-nous qu’un avant-goût. Commençons donc.

Développer l’équanimité à notre égard

La première étape du processus consiste à développer l’équanimité vis-à-vis de soi. Il existe plusieurs sortes d’équanimité. Celle qui nous occupe ici est un état d’esprit provisoirement dépourvu de répulsion, d’attrait et de désintérêt. Se négliger ou s’ignorer fait traditionnellement référence à une forme de « naïveté ». Quand nous ne prenons pas au sérieux certains aspects de nous-mêmes, que ce soit nos besoins ou nos sentiments, nous sommes naïfs à notre égard. Ce que nous voulons faire ici c’est nettoyer – au moins dans un premier temps (car nous n’allons pas nous en débarrasser complètement) – le niveau grossier de ces trois sortes d’attitudes perturbatrices que nous entretenons vis-à-vis de nous-mêmes. Une fois notre esprit devenu plus égal, nous nous ouvrons davantage et pouvons développer un sentiment plus positif à notre égard.

Nous développerons ici ces sortes d’équanimités en trois grandes étapes, chacune se subdivisant en plusieurs parties. Ainsi, nous essaierons de développer un sentiment d'équanimité au sujet de :

  • Ce que nous avons fait au cours de notre vie et nos attitudes à ce propos
  • Comment nous nous sommes perçus et traités tout au long de notre vie
  • Comment considérons-nous les différents aspects de notre personnalité.

Comme vous pouvez le voir, il s’agit là d’une analyse très personnelle. Non pas que vous deviez partager ces sentiments intimes avec quiconque, mais, si vous voulez tirer des résultats positifs de ce programme, il vous faudra faire preuve d’introspection et vous examiner honnêtement.

Développer l’équanimité à propos de ce que nous avons fait au cours de notre vie

Considérons d’abord nos attitudes à propos de ce que nous avons fait dans la vie. Pour faire cela, considérons trois types de situations : quand nous avons commis une grave erreur ou échoué dans une entreprise, quand nous avons été couronné de succès, et quand rien de significatif ne s’est produit. Examinons nos sentiments dans ces trois cas.

Penser à nos échecs

Tout d’abord, essayez de vous rappeler quand vous avez commis une grave erreur ou échoué dans une entreprise – que ce soit à votre travail ou à l’école, dans une relation avec quelqu’un, quelle qu’ait été la nature de cette relation, et où vous vous êtes dit : « Ah, là, je me suis vraiment pris les pieds dans le tapis. » En cherchant bien, vous serez même en mesure de vous souvenir de plusieurs incidents. Choisissez-en un à titre d’exemple, sans toutefois en prendre un qui soit vraiment trop douloureux ou difficile à gérer émotionnellement.

On repense à cet échec et on laisse monter le sentiment comme quoi « nous avons été et sommes horrible ». Je suis sûr que nous employons souvent un langage plus rude que ça à notre égard quand nous pensons aux erreurs que nous avons commises ou à nos échecs.

Puis nous nous disons : « Pourquoi est-ce que je pense que je suis aussi horrible ? La raison en est que j’ai échoué. J’ai commis une faute. C’est pourquoi j’ai le sentiment d’être mauvais. Peut-être ai-je blessé quelqu’un émotionnellement, peut-être n’ai-je pas été un bon parent, ou un bon fils, ou une bonne fille, ou un bon ami ; malgré tout, il y a beaucoup d’autres choses dans ma vie que j’ai bien faites. Ce n’est pas comme si j’avais échoué absolument en tout. Je n’ai pas fait que des erreurs dans ma vie. Il n’est donc pas correct de me focaliser uniquement sur mes erreurs et mes échecs. Je ne suis pas juste envers moi-même. Tout le monde fait des erreurs. Tout le monde réussit certaines choses. Je ne suis pas différent des autres, pourquoi alors m’attendre à vouloir toujours tout réussir. Je ne suis qu’un être humain. »

Ensuite essayons de penser à cette situation de notre vie où nous avons échoué ou commis une erreur et essayons de la considérer sans éprouver un sentiment de récrimination ou de haine de soi. Bien sûr, il est important de regretter les échecs et les fautes que nous avons commis, et de prendre la résolution d’essayer de ne pas les répéter mais de faire mieux à l’avenir. Toutefois rien ne sert de se haïr parce qu’on a échoué. C’est ce à quoi on essaie de parvenir ici : être capable de repenser à nos échecs – ou même quand on se trouve présentement dans cette situation – et d’éprouver une certaine égalité d’humeur à leur propos, du genre : « Bon, j’essaierai de faire mieux la prochaine fois. » L’équanimité dans ce cas consiste à se dire : « Parfois, j’y arrive ; parfois, j’échoue, comme n’importe qui d’autre. Il n’y a donc rien de spécial à commettre parfois des erreurs dans la vie. Tout le monde en fait. »

[Pause pour pratiquer]

Penser à nos succès

La prochaine chose à considérer, c’est un moment dans notre vie où nous avons réussi et fait du bon travail, que ce soit dans notre métier, à l’école, ou en aidant quelqu’un – peu importe ce que nous avons fait de bien. Laissons alors monter en nous le sentiment suivant : « Comme je suis merveilleux. » Je pense au geste des footballers quand ils marquent un but et lèvent les bras en criant : « Ouais ! », tant ils sont fiers d’eux-mêmes.

Examinons-nous alors : « Pourquoi ai-je une si bonne opinion de moi-même, pourquoi est-ce que je me sens si spécial ? C’est parce j’ai très bien agi ; j’ai réussi. Cependant je n’ai pas réussi en tout. Quelquefois j’ai échoué, pas vrai ? C’est pourquoi il n’y a rien d’extraordinaire à réussir quelque chose. »

De la même manière dont nous avions réagi quand nous avions échoué, nous prenons la résolution, quand nous agissons bien et réussissons, de ne pas nous laisser gagner par la surexcitation et de nous dire : « Comme je suis merveilleux ! », comme si nous allions nous embrasser dans un miroir. En d’autres termes, nous envisageons nos succès avec calme.

Quand on parle d’équanimité ici, on parle d’un état d’esprit calme. Que nous échouions, ou que nous réussissions, nous gardons notre calme. Être calme ne veut pas dire ne rien ressentir. Ce qu’on cherche à faire c’est d’atténuer le plus possible l’état d’esprit perturbé – voire éventuellement de ne plus l’éprouver – à propos de nos succès ou de nos échecs. Alors, en s’appuyant sur le fait d’être calme plutôt que perturbé, nous pouvons développer un état d’esprit plus constructif.

Plutôt que de nous sentir coupable si nous avons mal agi – et donc de nous punir – on se contente d’éprouver du regret. « Je suis désolé de m’être emmêlé les pinceaux, et je ferai de mon mieux pour ne pas recommencer. » Ce n’est pas pareil que de se sentir coupable : « Comme je suis horrible ! Je suis quelqu’un de mauvais. » De même, au lieu de se dire : « Comme je suis merveilleux d’avoir réussi » – ce qui revient à faire preuve d’orgueil, d’arrogance, etc., et traduit en vérité un état d’esprit perturbé comme si on devait se récompenser soi-même – on se réjouit simplement de ce qu’on a fait. « Je suis heureux de la façon dont ça s’est passé. »

Comme le disait un grand maître bouddhiste indien : quand notre main porte la nourriture à notre bouche, est-ce qu’on doit pour autant remercier notre main ? « Oh ! Oh ! Tu as vraiment fait du bon travail ! Tu as porté la nourriture jusqu’à ma bouche. » N’est-ce pas stupide ? Ne faites pas l’erreur de croire que l’état d’équanimité veut dire être comme un robot et n’éprouver aucune sorte de sentiment. Non, ce n’est pas cela que cela veut dire. Mais ce que  nous cherchons, c’est d’éprouver des émotions saines, qui ne soient pas des émotions perturbées.

Veuillez maintenant vous reporter en arrière et essayez de considérer un de vos succès sans éprouver l’attitude de vous dire : « Je suis vraiment super ; je suis fabuleux ! » Essayez de rester plus calme en vous remémorant la chose. Puis, sur cette base, ressentez de la satisfaction et soyez heureux de votre réussite – c’est ce qu’on appelle dans le bouddhisme : « se réjouir ».

[Pause pour pratiquer]

Penser aux moments où il ne s’est rien passé de significatif

Réfléchissons maintenant à la troisième situation : quand rien de particulier n’arrive dans notre vie. Sans avoir échoué ni réussi dans quoi que ce soit, nous poursuivons notre vie ordinaire. Que pensons-nous de tout ça sinon que c’est sans intérêt, profondément ennuyeux, n’est-ce pas ? Comme nous pensons que c’est ennuyeux et sans intérêt, aussitôt nous ignorons et mettons de côté ces aspects de notre vie. Nous sommes lassés de nous-mêmes, fatigués de la vie.

Ainsi, on laisse remonter ce sentiment d’ennui. Puis on se demande : « Pourquoi suis-je las de moi-même ? Pourquoi ce sentiment de lassitude à mon propos ? En fait, c’est parce que rien ne m’arrive vraiment, rien d’excitant. Je ne réussis ni n’échoue dans rien ; ma vie est toujours la même, encore et encore – quel ennui ! »

Mais, si on y réfléchit, ce n’est pas vraiment vrai. Tout d’abord, pourquoi la vie devrait-elle être excitante tout le temps ? Qui a dit ça ? Les films hollywoodiens ? Qui donc ? En fait, on ne cesse d’enregistrer de petits succès et de petits échecs tout le temps. « J’ai cuisiné un bon repas. » N’est-ce pas là une réussite ? Ou bien : « Je n’ai pas fait un très bon repas. » Des choses aussi simples et triviales que celle d’aller correctement à la selle sont à mettre au compte des succès. N’est-ce pas vrai ? Si vous êtes constipés, le simple fait d’avoir pu vous soulager est une réussite. Rien de dramatique là-dedans. Je veux juste dire que nous faisons l’expérience de nombreux petits succès : nous avons trouvé une place pour nous garer, nous avons réussi à rentrer chez nous sans avoir été coincés dans les embouteillages pendant deux heures. La vie n’est pas seulement une suite d’événements ennuyeux. Il y a des hauts et des bas de faible amplitude. Ainsi, on essaye de reconsidérer les moments de notre vie qu’on aurait tendance à ignorer et à juger particulièrement ennuyeux sans avoir à leur propos cette attitude de se dire : « Bah ! ce n’est rien ! »

[Pause pour pratiquer]

Réfléchir aux trois cas de figure

L’étape suivante, si vous y arrivez, consiste à garder présentes à l’esprit les trois situations au même moment. On se visualise en situation d’échec, puis de réussite, enfin menant notre vie selon notre train-train quotidien. On essaie d’éprouver de l’équanimité envers ces situations, à savoir sans répulsion vis-à-vis du moi en situation d’échec (« Quel perdant ! Quel raté ! »), sans attirance pour le moi qui réussit (« Ah ! si je pouvais toujours être ainsi ! »), et sans ignorer le dernier moi (« Je ne veux même pas y penser, c’est un personnage ennuyeux sans intérêt »). Si cela peut aider, imaginons que nous sommes à table, tous les quatre. Assurément c’est une façon de voir très dualiste. Et non seulement dualiste, mais doublement dualiste ! Essayez juste d’imaginer, comme au cours d’une rencontre émotionnelle, que vous êtes confronté et obligé de traiter avec tous ces différents « moi » sans vous sentir dégoûté par l’un, attiré par l’autre, ou ignorant le troisième. On reste simplement ouvert aux trois ; nous restons ouverts à toutes ces phases de notre personnalité.

[Pause pour pratiquer]

Le « moi conventionnel » et le « faux moi »

Pour comprendre de manière plus approfondie cette attitude de l’équanimité, on doit présenter ici un point important des enseignements bouddhiques, à savoir la différence entre ce que le bouddhisme appelle le « moi conventionnel » et le « faux moi ».

Le « moi conventionnel » est imputé à la totalité du continuum de notre vie entière. Chacun des événements de notre vie – les succès, les échecs ou les simples choses du quotidien – sont de manière équivalente des incidences de notre vie. Le tableau d’une vie est fait de continuels hauts et bas ; d’ailleurs la durée d’une vie les comprend et les passe tous en revue. Le « moi conventionnel » existe et fait référence au continuum dans son entier. Il est bien clair que j’existe ; mais mon existence est fondée sur cette succession d’événements changeants au cours d’une vie entière. C’est cela le « moi conventionnel », en perpétuel changement.

Le « faux moi », lui, n’existe pas du tout. C’est ce que nous projetons. Ce que nous projetons est un « moi » que nous identifions seulement à une partie de nous ou à un événement – « J’ai échoué ; je suis nul ! » – et qui ne change jamais. Nous pensons que c’est là le « moi » dans sa totalité : « Je suis coupable », ou « Je suis vraiment super. Je suis le don de Dieu au monde », ou « Je suis tellement inintéressant. Je suis un zéro. Je ne suis qu’une minuscule miette de cette énorme machine qu’est cette société. Quel ennui ! » Ça, c’est le « faux moi », le « moi » qu’on imagine concret et permanent, mais qui en fait n’existe en aucune façon. Cependant quand nous sommes la proie d’émotions perturbatrices, c’est parce que nous nous identifions à ce « faux moi ».

Ce que nous devons réaliser c’est que cette projection d’un « faux moi » ne correspond à rien de réel. Il nous faut alors réaffirmer le « moi conventionnel » qui possède toutes ces facettes, toutes ces diverses choses qui se produisent dans notre vie : parfois nous avons bien fait, parfois non, parfois rien de spécial ne s’est passé. C’est ainsi. Nous essayons de réaffirmer cela. Si nous entretenons de fausses idées à propos de ce « moi », nous identifiant juste à un ou deux événements, nous restons collés à cela et alors nous nous disons : « Tout ça ne vaut rien, c’est de la bouillie pour les chats. Ce n’est pas la réalité. »

Quand nous imaginons ces trois différentes sortes de situations dans nos vies, essayons de réaliser que nous sommes tout cela : le « moi conventionnel » est imputé sur tout cela et change tout le temps au fil des événements de notre vie. Nous ne restons jamais coincé sur un seul d’entre eux. Et nous essayons de garder notre calme à leur propos, sans faire toute une histoire à propos d’un événement particulier. Fondamentalement, nous sommes alors en paix avec nous-mêmes, et nous nous acceptons. Sur cette base, nous pouvons construire des attitudes plus positives à notre égard. Et sur cette même base, nous pouvons développer des attitudes plus positives envers les autres ; mais, dans un premier temps, nous devons être en paix avec nous-mêmes.

[Pause pour pratiquer

Peut-être est-ce suffisant pour notre première session. Avez-vous des questions ou des commentaires ?

Questions

La relation entre réussite et compétition

Que signifie le mot « réussite » et comment la mesure-t-on ? Est-ce un sentiment intérieur, subjectif, ou est-ce une chose répondant à des paramètres socialement établis ? Si cela correspond à ce dernier critère, alors la réussite a un caractère relatif qui ne peut être mesuré qu’en le comparant aux réalisations d’autres personnes. Est-ce que cela implique que nous soyons toujours dans une relation de compétition pour réussir ?

Votre question soulève le point de savoir si oui ou non il y a une différence entre ce que la société considère comme étant un succès et ce que nous, nous considérons subjectivement comme en étant un. Notre opinion personnelle peut être conditionnée par ce que la société à laquelle nous appartenons considère comme une réussite, et de toute évidence cela varie de lieu en lieu. Dans certaines sociétés, comme à l’Ouest, le fait d’être mince est un signe de succès. Dans d’autres, comme en Inde, être corpulent indique la richesse et la réussite. Alors, quel est le critère du succès ?

D’un point de vue bouddhiste, quand on parle de réussite on ne se réfère pas à ce que peut penser la société ou à une opinion fondée sur un critère personnel – il s’agit d’autre chose. D’un point de vue bouddhiste, réussir signifie accomplir un but spirituel. Dans ce cas précis, un but spirituel veut dire atteindre un certain niveau d’amélioration personnelle – avec pour objectif d’être en mesure d’aider mieux les autres. Aussi le succès ne dépend pas de votre séduction, ni de votre argent, ni du dernier vêtement à la mode que vous portez.

L’attitude juste à avoir envers la réussite est celle de la réjouissance : vous êtes heureux à son propos, sans être surexcité. Vous ne faites pas toute une montagne d’un quelconque succès que vous pourriez avoir. Nul besoin de faire paraître un article dans le journal. Que les autres soient ou non au courant est sans importance. Dans ce cas, se réjouir est un état d’esprit calme et serein. Cela s’apparente au sentiment de se dire qu’on va dans la bonne direction, qu’on est heureux et qu’on va tout simplement persévérer dans ce sens. Cela implique donc satisfaction et paix de l’esprit, lesquelles sont des états heureux. Intérieurement, vous êtes suffisamment confiant en vous-même pour savoir que votre vie va dans la bonne direction. Vous avez fait du bon travail – autant que vous le pouviez à ce stade. Dans L’entraînement de l’esprit en sept points, Guéshé Chékawa dit que des deux sortes de témoins, à savoir les autres et nous-même, nous sommes le principal témoin capable de témoigner et de savoir si, oui ou non, nous sommes devenu une personne au grand cœur, toujours à penser aux autres.

Il y a une grande différence entre être heureux de ce qu’on a fait et s’identifier au « faux moi » en clamant haut et fort : « Voyez, comme je suis bien ! » La mise au point n’est pas située sur « moi, moi, moi », mais sur une plus grande aptitude à venir en aide aux autres. Cela pourrait être de se montrer plus patient, moins irascible. C’est de ce genre de réussite dont nous parlons. « J’ai réussi à gérer un repas de famille avec tous mes oncles et mes tantes sans me mettre en colère. » Bravo. C’est un succès. « Je ne me suis pas irrité quand ma mère m’a harcelé avec des questions du genre : “Pourquoi ne fais-tu pas telle chose comme ça ? Pourquoi ne te marries-tu pas ? Pourquoi est-ce que tu n’as pas un meilleur travail ?” »

La réussite, dans ce cas, n’a pas à être une victoire revêtant un caractère dramatique, comme de gagner un prix dans un concours. Ce que nous recherchons, c’est d’être suffisamment confiant en nous-mêmes et en paix avec nous-mêmes, sans nous juger en nous comparant avec ce que les autres ont fait. Certes, la philosophie du capitalisme est que, par la compétition, vous pouvez vous comparer aux autres, car non seulement vous voulez être aussi bons qu’eux mais faire encore mieux. De cette façon, en se comparant aux autres, cela peut nous inspirer à faire mieux. C’est là assurément un aspect positif de faire des comparaisons.

Un des aspects de la pratique du tantra est de prendre une émotion potentiellement dérangeante et de la transformer pour l’utiliser dans un sens bénéfique. Un exemple quotidien, et simple, nous est fourni par la colère. Supposons qu’une injustice se produise dans la société. On peut se mettre très en colère à ce propos. Cette colère pourrait même nous amener à opérer des destructions en jetant une bombe. Ainsi la colère nous pousse à commettre un acte destructeur. Dans une autre optique, cette colère pourrait aussi nous faire ressentir : « Je suis tellement révolté et furieux par cet état de choses que je vais faire en sorte d’améliorer cette situation injuste. » Avec de telles pensées, on peut utiliser l’énergie de la colère de manière constructive plutôt que de manière destructive. De même, dans la compétition, en se comparant aux autres, soit on peut utiliser cette énergie pour se fustiger – « Je suis un désastre » – soit on peut l’utiliser pour se motiver et essayer de mieux faire.

La relation entre une attitude positive à notre égard et l’égocentrisme

Est-ce que le fait de développer une attitude positive à notre égard peut nous aider à éliminer l’égocentrisme ?

Comme nous l’avons évoqué plus haut, il y a une grande différence entre le « moi conventionnel » qui existe et le « faux moi » qui n’existe pas. Pour cette raison, avoir une attitude positive envers le « moi conventionnel » diffère sensiblement du fait d’avoir une attitude positive envers le « faux moi ». L’attitude positive envers le « faux moi » – « comme je suis merveilleux et génial » – peut conduire à renforcer l’égocentrisme et l’égoïsme. Par contre, avoir une attitude positive envers le « moi conventionnel » peut nous amener à être plus ouvert et juste, non seulement avec nous-même mais avec tous les autres.

Le bouddhisme utilise de nombreuses méthodes pour réfuter ce « faux moi », autrement dit pour nous apporter la preuve qu’il ne correspond à rien de réel. Être merveilleux ou horrible, si telle était ma véritable identité, alors je devrais l’avoir été depuis toujours dans toutes les situations. Clairement, ce n’est pas le cas. Je ne suis en rien l’égal d’un moi divin que « Dieu aurait offert au monde ». Mais dans quelle mesure en suis-je totalement différent, totalement séparé ? S’il en est ainsi, quel est ce « moi » qui pensait qu’il était si merveilleux ? Est-ce quelqu’un de différent de moi ? En analysant de la sorte, nous arrivons à la conclusion que toute cette idée d’un « moi » solide doté d’une identité solide est une bêtise. Cela ne correspond à rien de réel.

Le rôle de l’attention envers les autres dans le développement d’une attitude positive envers nous-mêmes

Vous avez expliqué qu’on doit d’abord développer une attitude positive à son égard, et qu’ensuite seulement on pourra la diriger sincèrement vers les autres. Mais, selon ma propre expérience, quand j’ai à faire à d’autres personnes, il m’est plus facile de m’accepter tel que je suis et d’avoir des sentiments positifs et de la compassion à mon égard. Est-ce que cela contredit vos propos ?

Il est vrai qu’une des meilleures façons de renforcer la confiance en soi et un sentiment plus positif à son endroit est d’être généreux. Si on est capable de faire quelque chose pour quelqu’un d’autre, ou d’être bon envers quelqu’un, ou de penser aux autres de manière bienveillante, cela nous apporte la preuve qu’on a quelque chose à offrir. Quand vous ressentez le fait que vous avez quelque chose à offrir, vous ne vous dites pas que vous ne valez rien. Donc oui, c’est là assurément une des méthodes utiles pour développer une attitude plus positive à son égard.

Mais ce que j’essayais d’expliquer c’était que si vous commencez par éprouver une attitude très négative à votre égard, et qu’ensuite vous essayez de sauter d’un bond et d’être généreux en vue d’aider les autres – bon, très bien, sans doute certaines personnes sont-elles capables de faire ce saut, personnellement je pense qu’une étape intermédiaire consiste d’abord à atténuer cette haine qu’on a de soi. Mais il est possible que pour certaines personnes ce ne soit pas nécessaire. Il se peut que ce soit plus facile de se contenter d’agir directement avec générosité et de se donner l’opportunité d’être généreux.

Cela me fait penser à un de mes amis psychiatres dont le rôle était de savoir comment gérer des adolescents rebelles, violents, qui ne coopèrent jamais et qui sont très, très difficiles à discipliner. Ce sont des jeunes que la société taxe de « perdants, de bons à rien ». Dès lors, ils s’identifient à cela et développent ce genre d’attitude qui leur fait dire : « Je vais vous montrer jusqu’à quel point je peux être mauvais. » Si, d’une façon ou d’une autre, vous parvenez à leur faire faire quelque chose, même s’ils font cela de manière catastrophique, cela leur donne le sens qu’ils ont quelque chose de valable à offrir. Une des thérapies qui prend en compte ce principe est d’emmener ces jeunes faire un longue randonnée et de donner à chacun une mule (ou un mulet) dont ils doivent s’occuper. En prenant soin de l’animal et en l’obligeant à coopérer, ils contribuent au succès de la randonnée et démontrent qu’ils sont capables de faire quelque chose de positif. Ils ne sont plus de complets perdants.
 
Toutefois, ce que vous dites est tout à fait exact : il est parfois beaucoup plus facile d’avoir des sentiments positifs envers les autres qu’envers soi. Je ne récuse pas le fait. Mais le problème ici est de savoir, dans le cas où vous êtes complètement obsédé par la haine de vous-même, comment vous motiver pour penser aux autres, pour être aimables avec eux, pour faire des choses pour eux. Comment faites-vous la transition ? Là est le problème. Pour la plupart de gens qui souffrent de haine de soi, il est très difficile d’effectuer ce passage. C’est la raison pour laquelle, dans un premier temps, atténuer ce sentiment peut s’avérer utile. Je pense que c’est pourquoi dans la présentation générale que j’ai faite de la pratique de prendre-et-donner, il est dit de commencer par soi-même. Mais ce n’est pas le but final ; ce n’est que la toute première étape. Ensuite vous l’étendez graduellement à des gens que vous aimez, puis à des étrangers, et même à de gens que vous n’aimez pas. Pour certaines personnes, aider des étrangers est en vérité plus facile que d’aider des gens qu’ils aiment, car avec ces personnes il y a moins de charge et d’implication émotionnelles qu’avec les membres de leur propre famille – je pense par exemple aux personnes qui travaillent dans un service social.

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