Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au bouddhisme tibétain, l’un des premiers livres que j’ai lus était Cette précieuse vie humaine : Enseignements du bouddhisme tibétain sur la voie de l’Éveil, d’une maître tibétaine dont je n’avais, à l’époque, jamais entendu parler. Les enseignements puissants de ce livre, exprimés avec une telle clarté et une telle beauté, m’ont poussé à vouloir en apprendre davantage. C’est pourquoi je suis si enthousiaste par l’interview d’aujourd’hui. Nous sommes au centre bouddhiste Dharma Mati, à l’Ouest de Berlin, et nous sommes sur le point de rencontrer l’un des plus grands lamas féminins de notre époque.
Son Éminence Mindrolling Jetsün Khandro Rinpotché est la détentrice d’une lignée unique de femmes maîtres connue sous le nom de la lignée Jetsünma. Elle est la fille du célèbre Mindrolling Trichen Rinpotché, détenteur du trône de l’illustre lignée Mindrolling de la tradition Nyingma. À l’âge de deux ans, elle a été reconnue par Sa Sainteté le XVIe Karmapa comme la réincarnation de Khandro Orgyen Tsomo, femme maître vénérée qui a passée une grande partie de sa vie en retraite.
En tant que détentrice des lignées Kagyou et Nyingma, elles est activement impliquée en Inde, dans le monastère de Mindrolling ainsi que dans le centre d’études et de retraite pour les nonnes et les pratiquants laïcs occidentaux qu’elle a établi à Mussoorie, le Centre Samten Tsé. Khandro Rinpotché dirige plusieurs organisations caritatives en Inde, héritage de la vision de son gourou et père Trichen Rinpotché, qui considérait qu’il était essentiel que les pratiquants bouddhistes s’engagent dans des actions bénéfiques aux autres.
Elle est connue pour son style d’enseignement direct, sans fioritures et plein d’humour. Dans cette interview, elle tient sa réputation !
Study Buddhism : Rinpotché, vous avez voyagé pour enseigner à travers le monde au cours de ces dernières décennies. Vous en savez donc beaucoup sur le développement du bouddhisme en Occident. L’accès aux enseignements du Dharma semble croître de manière exponentielle, notamment en ligne. Cet accès très facile au Dharma est-il nécessairement un phénomène positif ?
Khandro Rinpotché : J’ai commencé à voyager à la fin des années 80, et en regardant en arrière, je suis un peu nostalgique de cette période, car lorsque le bouddhisme est arrivé en Occident, il y avait un véritable engouement. Il y avait moins de centres du Dharma, et moins d’enseignants. J’avais été très impressionnée par la caravane de personnes qui suivaient les maîtres en visite tout au long de l’été, après avoir quitté leur travail et leur famille. Dans les centres du Dharma, il n’y avait pas d’hébergement adapté, si bien que tous les terrains alentours étaient parsemés de tentes. Qu’il pleuve ou qu’il neige, les gens étaient très dévoués et pratiquait assidûment.
Ces dernières années, plus particulièrement cette dernière décennie, les choses ont changé. Aujourd’hui, nous sommes très structurés, il y a d’énormes centres du Dharma qui sont bien établis et qui fournissent des programmes et du contenu très exhaustifs et intensifs. Bien que cela soit merveilleux, la simplicité de l’ancien temps, comme d’être sous une tente, me manque. Je ne sais pas dans quelle mesure il s’agit de nostalgie.
Les gens étudient et apprennent davantage. Le Dharma n’a jamais été aussi accessible qu’aujourd’hui. Vous n’avez plus à être nécessairement nonne, moine ou un yogi sérieux pour étudier en profondeur, ce qui est une très bonne chose. Les enseignements du Bouddha ont pu voir le jour et fusionner avec une communauté de personnes qui ne sont pas des stéréotypes religieux, ce que je trouve formidable.
En même temps, le fait que le Dharma soit si accessible peut être un inconvénient. Je ne sais pas combien de personnes seront capables de réaliser le caractère précieux des enseignements du Bouddha alors qu’ils sont si faciles d’accès. Bien sûr, en parallèle, enseignants et étudiants développeront probablement des moyens très habiles en vue de communiquer cet aspect.
Ce que je constate, c’est qu’en raison de la facilité d’accès aux enseignements, la tendance à les chérir et le type de diligence qu’ils requièrent s’affaiblissent. En outre, j’ai l’impression que l’on reste davantage en surface. La véritable acuité de la sagesse qui doit s’élever, celle qui a le pouvoir de couper court aux illusions, n’est pas encore advenue. Ce à quoi j’aspire et ce que j’espère, c’est que nous ne nous perdions pas dans le côté « corporatif » de tout cela.
Même si la méditation et la présence attentive (pleine conscience) sont devenues très répandues et bien connues, je trouve que beaucoup de gens, et même ceux qui étudient le bouddhisme, savent à peine ce qu’est la méditation. En tant qu’enseignante, quels types de malentendus rencontrez-vous fréquemment ?
Un jour, quelqu’un voulait en savoir plus sur la méditation, alors je lui ai demandé : « Est-ce que vous méditez ? » Et il a répondu : « Non, non, non, non ! Je ne médite pas. Je ne peux pas rester assis immobile pendant des heures. » Cela m’a donc fait réfléchir sur la façon dont les gens de nos jours interprètent ce qu’est la méditation.
Ils pensent que la méditation se limite à s’asseoir dans une posture inconfortable pendant des heures et des heures. Eh bien, c’est une façon de faire ! C’est l’une des postures phares de la méditation. Mais la méditation est avant tout une question d’observation douce et de vigilance. C’est ce sur quoi j’insiste toujours. Avant même de penser que vous êtes un méditant, vous devez exercer votre capacité naturelle d’être humain à être attentif et à observer des choses simples : comment vous parlez, comment vous mangez, comment vous pensez. Par exemple, il est tellement ancré en nous de dire « Quel plaisir de te voir ! » quand nous rencontrons quelqu’un alors que l’esprit peut penser quelque chose d’entièrement opposé !
La méditation consiste à observer pareille situation et à s’interroger : « Pourquoi ai-je fait ça là ? » Non que vous vouliez simplement fuir et dire : « J’essayais de vous éviter », mais observez pourquoi vous n’avez pas pu être sincère. Ainsi, un autre aspect de la méditation serait qu’en tant qu’être humain, vous pourriez travailler avec votre propre personne pour être plus honnête à tout moment.
Vous êtes le créateur de vos propres expériences, c’est donc vous qui créez des types d’expériences que vous reproduisez constamment, qu’elles soient des expériences de bonheur, de bien-être, d’amitié ou autre. C’est un aspect important de la méditation que les gens doivent comprendre. Bien sûr, les méthodes traditionnelles d’entraînement du corps, de la parole et de l’esprit peuvent aussi être utiles pour s’en rendre compte et nous aider à avancer et à être plus constructif.
Comme vous le dites, nous sommes les créateurs de nos expériences : nous pouvons nous créer de la souffrance rien que par le pouvoir, ou plutôt la confusion, de notre propre esprit. J’ai un ami qui, chaque vendredi, s’écrie toujours : « J’ai eu une semaine d’enfer ! » Quelle est la compréhension bouddhique de l’enfer ?
Je plaisante souvent avec mes amis qui viennent d’un milieu chrétien et qui sont devenus bouddhistes en leur disant qu’avant ils connaissaient un seul enfer, ce qui était déjà trop, puis ils deviennent bouddhistes et découvrent que nous avons dix-huit royaumes infernaux. Cela n’arrange pas la situation !
Lorsque vous avez une compréhension très étroite et limitée de la capacité de conceptualisation de l’esprit, vous créez un monde très restreint autour de vous, dans lequel certaines choses sont possibles et d’autres non. Dans ce cas, ne vous efforcez pas de comprendre le concept bouddhique des plans infernaux (royaumes de l’enfer). Si vous n’y croyez pas, vous n’y croyez pas. C’est une manière de voir les choses.
Essayez plutôt de comprendre le potentiel créatif de votre esprit. Puis élargissez-le, sortez de votre petit monde pour commencer à voir réellement le potentiel de création illimité de votre esprit.
Par exemple, lorsque vous souriez à une personne que vous croisez et qu’elle ne vous sourit pas en retour, votre esprit peut se lancer dans toute une histoire. Comment vous êtes une bonne personne contrairement à elle, les problèmes d’immigration, les différences culturelles… Vous pouvez écrire une thèse sur le sujet !
C’est dire à quel point votre esprit est créatif. Si vous examinez le potentiel créatif de votre esprit, vous commencez à comprendre qu’il peut créer des mondes d’expériences qui lui sont propres.
L’enfer, et tout le concept de l’enfer, n’est qu’un exemple minuscule de la torture et de l’énorme souffrance que notre esprit peut créer. Si vous l’interprétez de cette façon, ce n’est pas difficile à expliquer. Les dix-huit royaumes de l’enfer ne sont que le sommet de l’iceberg, comme on dit. Ils ne sont qu’une partie de la création illimitée de multiples enfers, ici comme ailleurs.
Par conséquent, l’entraînement de notre esprit est-il la clé de notre expérience de la vie ?
Oui. Le désespoir, c’est lorsque vous êtes entièrement dépendant de tout et de tous les autres pour obtenir ce que vous souhaitez vivre. L’entraînement de l’esprit permet à chacun de ne pas rester coincé dans cet état de désespoir.
Vous n’êtes plus dépendant d’une autre personne, mais vous exercez réellement vos capacités et votre liberté. Lorsque vous passez de l’état de dépendance totale à celui de liberté, créant et façonnant votre propre existence, vous concrétisez vos propres attentes et aspirations.
La véritable liberté survient lorsque vous comprenez vos propres capacités intérieures, que vous les perfectionnez et que vous les laissez devenir la base de votre propre expérience.
Je suppose qu’il est parfois difficile de comprendre comment exercer nos propres capacités et libertés, et de réaliser à quel point il est précieux d’être né en tant qu’être humain. Je pense que nous sommes nombreux à passer nos journées en ayant « la flemme de tout ». Comment pouvons-nous lutter contre ce sentiment ?
La vie est précieuse. C’est dans cette forme humaine que tous vos sens, vos expériences, vos émotions et vos sentiments s’ancrent dans votre propre conscience mentale. C’est un don exceptionnel. La capacité de faire bouger les choses, de rendre ce moment vraiment heureux, joyeux et constructif est un potentiel que nous avons tous en tant qu’être humain.
Non seulement vous avez ce potentiel, mais vous avez aussi l’avantage supplémentaire d’avoir l’intelligence pour le reconnaître. C’est ce que nous avons de plus précieux. Traditionnellement, nous parlons de dix-huit qualités majeures qu’ont les êtres humains, mais elles se résument toutes à cette seule et unique chose. Ainsi, toutes les causes et conditions vous équipent pour pouvoir être le créateur, le réalisateur, le peintre, le sculpteur d’un moment. Qui d’autre qu’un être humain peut jouir d’une telle liberté et d’une telle capacité ? C’est ce qui rend l’existence humaine si précieuse.
De nos jours, les réseaux sociaux font partie intégrante de la vie, surtout pour les jeunes générations. Sur les différentes plateformes de réseaux sociaux, nous sommes constamment inondés d’informations, d’opinions, et plus récemment, de « vérités » différentes. Comment les jeunes peuvent-ils apprendre à naviguer dans ce flot de contenus souvent peu fiables ?
J’aimerais encourager les jeunes à se parler, à participer à l’échange d’idées et à remettre en question leurs expériences de vie. Ces échanges ne pourront jamais être construits si vous vous limitez dans votre propre esprit en pensant que c’est aux autres de créer un environnement où ces questions peuvent être abordées. Penser qu’il suffit de tout taper sur Google pour trouver des solutions à tout n’est pas réaliste. La découverte exige que vous passiez à l’action.
Les jeunes générations doivent vraiment comprendre qu’il est important de ne pas compter sur les dirigeants pour leur montrer les questions ou les réponses, mais qu’ils doivent avoir le courage de lancer le dialogue et la recherche eux-mêmes. Vous devez être des leaders en vous-mêmes pour avoir le courage de remettre les choses en question et de chercher des réponses.
Un autre problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est qu’avec l’accès si facile à l’information, nous sommes témoins des inégalités sociales, de la peur belliciste et de la destruction environnementale de la planète. Tout ceci semble souvent être le fruit d’une poignée d’individus. Comment pouvons-nous développer de la compassion pour ceux qui causent tant de douleur et de souffrance dans le monde ?
Il n’est pas facile d’avoir de la compassion impartiale si vous n’entrainez pas votre esprit au préalable. Il faut travailler avec les facteurs de causalité, ce qui est magnifiquement expliqué dans les enseignements du Mahayana.
Nous devons vraiment comprendre que nous sommes les bénéficiaires de beaucoup de bonté de la part des autres, de nos relations avec les autres. Il nous faut par conséquent comprendre que le concept bouddhique considérant tous les êtres sensibles comme une mère n’est pas seulement de la poésie. Toute attitude de bonté et de compassion naît toujours de la reconnaissance du fait que nous sommes les bénéficiaires de la bonté et de la compassion des autres, qu’il s’agisse de notre mère actuelle ou de toute autre personne.
Même lorsque nous buvons une tasse de thé, nous devons comprendre la situation dans son ensemble, c’est-à-dire réaliser le nombre de personnes qui ont contribué à rendre ce moment possible. Lorsque nous ignorons ce fait, nous commençons à développer un esprit très individualiste, endurci et insulaire.
C’est parce que nous pensons être un individu, sans attaches et sans aucune relation ou connexion avec les autres que pratiquer la compassion est difficile.
Lorsque nous comprenons notre lien et notre interdépendance avec les autres, nous arrivons à un point de notre esprit où nous réalisons que nous recevons beaucoup. Nous pouvons remercier et réfléchir à la meilleure façon de rendre tout ce que nous avons reçu. Sans ce genre de compréhension, l’attitude condescendante du type « Je suis le bon qui donne toujours de la compassion mais je ne reçois rien en retour » peut facilement apparaître.
Pourrions-nous qualifier de « compassion ordinaire » ce dont vous venez de parler ? Le bouddhisme parle aussi de compassion incommensurable. Quelle est la différence ?
La compassion incommensurable, du point de vue de sa qualité incommensurable, ne peut s’exprimer par un seul mot. Il faudrait beaucoup, beaucoup de mots pour l’exprimer. En bref, elle est quasi inexprimable, intraduisible, en tout cas difficile à dire avec des mots. C’est pourquoi, dans le contexte des enseignements incommensurables, il y a l’amour incommensurable, la bonté incommensurable, la joie incommensurable et l’équanimité incommensurable. La compassion doit être imprégnée de l’essence de ces quatre qualités, et même de bien d’autres, pour être véritablement une compassion incommensurable. La base de tout ce que vous ferez, direz et penserez sera alors imprégnée de beaucoup de prévenance à l’égard des autres. Si vous voulez dire quelque chose, la saveur sous-jacente de ce moment sera : « Est-ce que ce serait bon pour quelqu’un d’autre ? »
Je voulais revenir sur les malentendus concernant les sujets bouddhiques. Je pense que beaucoup de gens qui ne connaissent pas grand-chose au bouddhisme pensent que tout cela est bien joli, charmant et léger, une sorte de philosophie du « fais ce que tu veux ». D’un autre côté, il y a les débutants, qui, lorsqu’ils examinent réellement les enseignements du Bouddha, sont déconcertés et peut-être même découragés : tout n’est que souffrance, impermanence et mort ! Que diriez-vous à ces personnes ?
C’est presque comme si quelqu’un avait lancé une rumeur disant que l’impermanence était une mauvaise nouvelle, et que, depuis, nous sommes convaincus que le bouddhisme ne concerne que l’impermanence et la souffrance, des sujets terriblement sombres. En dépit de cela, tous les maîtres bouddhistes continueraient de nous dire que « l’impermanence est une bonne chose ».
Je pense que nous devons penser différemment. Nous devons penser à l’impermanence de cette façon : « C’est impermanent, par conséquent, cela passera » De ce fait, cette souffrance aussi passera. Plus encore, parce qu’il y a la mort, il y a la renaissance, il y a la naissance. Parce que cela change, quelque chose de nouveau peut se produire.
C’est probablement pour cela que nous célébrons la nouvelle année. Il s’agit d’un nouveau départ, d’un souffle nouveau que nous prenons comme un prétexte pour célébrer la possibilité d’avoir une opportunité nouvelle, et c’est une bonne chose.
Je pense que l’idée même de contempler la mort et l’impermanence est de chérir le moment présent. Réfléchir à l’impermanence et à la mort est un aspect important de la contemplation bouddhique. J’aime l’histoire de Milarépa, où il dit : « C’est la mort et l’impermanence, et ce qui se passe au moment de la mort et après la mort, qui m’ont inspiré pour aller dans les montagnes et méditer, jusqu’à ce que je n’ai plus peur de la mort. »
C’est tellement beau. Il faut le comprendre correctement. Toute la vision bouddhique de la contemplation de l’impermanence est qu’elle vous permet de voir le changement, que tout est transitoire par nature, que c’est interchangeable et épuisable.
Je pense que les êtres humains auraient une plus grande capacité à se détendre et à avoir plus d’humour dans leur vie s’ils comprenaient cette perspective du changement et la nature transitoire du soi et de tout le reste.
Ainsi, il y a un peu de soleil et de clarté dans la contemplation de l’impermanence et de la mort qui doivent être également compris. Sinon, si vous ne le considérez que dans le but de vous faire sentir mal, pauvre et misérable, alors vous perdez tout l’intérêt du sujet de cette contemplation. Il n’y a vraiment aucun avantage si cela vous affaiblit.
En tant que femme tibétaine, vous êtes une enseignante plutôt unique. En effet, au cours des dernières décennies, on peut compter sur les doigts d’une main le nombre de lamas tibétains féminins qui ont enseigné en Occident. Comme dans la majorité des religions et des cultures du monde entier, les femmes ont été confrontées à des préjugés dans les sociétés bouddhiques. Comment avez-vous surmonté ces préjugés ?
Jusqu’à ces deux dernières décennies, nous avons vu très peu d’enseignantes éminentes.
Je pense que c’est dû à un manque d’éducation. Les sociétés orientales, en Inde et au Tibet, et en fait partout où le bouddhisme s’est développé, étaient très patriarcales. Une société patriarcale limite les possibilités pour les femmes d’étudier et d’être indépendantes.
Cependant vous devez étudier et être indépendant pour manifester toute sorte de réalisation et de compréhension. Vous auriez tort d’imaginer que les bodhisattvas tombent du ciel et s’élèvent automatiquement en tant que femmes et hommes ou peu importe. Il faut beaucoup de travail pour apprendre, pratiquer et s’accomplir. Souvent, les femmes n’ont pas eu cette opportunité, ce qui explique leur nombre limité.
Heureusement, cela semble changer. Je pense vraiment que les opportunités d’éducation se sont vraiment développées pour les femmes, et elles deviennent très performantes et savantes.
S’il existe des sources textuelles qui ne font pas de remarques désobligeantes ou qui n’ont pas de préjugés à l’égard des femmes, c’est plutôt l’inverse dans les traditions Mahamoudra et Dzogchen. Il faut les considérer comme des œuvres littéraires d’érudits et de maîtres qui ont leurs propres opinions parce qu’ils ont été élevés dans ce type de société.
On y trouve beaucoup de : « Puissé-je ne pas renaître en tant que femme. » C’est une déclaration très courante dans certaines prières bouddhiques. Cela est très choquant pour les personnes qui viennent au bouddhisme en pensant qu’il s’agit uniquement de sagesse et de compassion impartiale, d’altruisme et d’absence d’égoïsme, et qui découvrent une telle discrimination. Les femmes trouvent cela très choquant, très irrespectueux et décourageant. Il est donc important de comprendre que ce sont des œuvres littéraires et des interprétations issues du point de vue d’un individu particulier.
En ce qui me concerne, je n’ai jamais permis que cela soit une sorte de blocage. Je suis allée voir mes enseignants, en particulier mon père, pour me plaindre en disant : « Regarde, c’est ce que vous avez tous écrit sur les femmes, et comment cela ne contredit-il pas les enseignements que tu as donnés l’autre jour ? »
Rinpotché m’a répondu qu’en fin de compte, le Dharma est une vision du monde, et que l’on doit l’examiner, y réfléchir, la ruminer dans notre esprit, en faire l’expérience, et ensuite prendre une décision basée sur notre propre compréhension, plutôt que sur ce que quelqu’un essaie de vous inculquer. Ce conseil m’a été d’une aide précieuse. Aujourd’hui, je prends ces problèmes avec une attitude détendue et avec un certain humour, et je considère ces passages dans les textes comme l’interprétation d’un individu, plutôt que nécessairement comme les paroles du Bouddha.
Quand Sa Sainteté le Dalaï-Lama dit qu’il pourrait se réincarner en femme, c’est un grand message pour les femmes et pour les hommes qui pourraient se poser cette question. C’est l’incommensurable bonté de Sa Sainteté et son niveau de réalisation qui lui permettent de le proclamer.
D’un autre côté, nous devons être très pragmatiques à ce sujet. L’institution du Dalaï-Lama et ce qu’il incarne en tant que personne, ne doivent pas se limiter à être la réponse à une seule question. Le Dalaï-Lama a des responsabilités et des activités illimitées qui doivent tendre vers une bonté supérieure. Et si cette bonté supérieure peut être atteinte par son retour en tant que femme, c’est merveilleux. Si, toutefois, ce n’est pas opportun, nous pouvons attendre.
C’est formidable d’entendre que les temps changent et que des progrès sont réalisés. Dans une interview précédente avec Jetsünma Tenzin Palmo, nous avons parlé du fait que les nonnes réussissent souvent beaucoup mieux que les moines aux examens, maintenant qu’elles ont accès à une éducation complète. Comme vous l’avez dit, tout est donc une question d’éducation. À vrai dire, sous la direction de Jetsünma Tenzin Palmo, les nonnes du nord de l’Inde ont récemment ressuscité la danse des dakinis, une pratique de danse rituelle qui remonte aux débuts du Vajrayana. Elle était alors pratiquée par les moines et les nonnes. On entend souvent le mot « dakini ». Que signifie-t-il ?
Je ne pense pas que beaucoup de gens comprennent ce qu’est une dakini. J’entends tout le temps : « Tu es une dakini », « Une belle fille est une dakini », « Une femme forte et merveilleuse est une dakini », ou « Quelqu’un que vous respectez et que vous considérez comme une source d’inspiration est une dakini ». Contrairement à ce que les gens pensent, le concept de « dakini » ne se limite pas aux femmes et à la féminité. Dakas et dakinis sont synonymes. Toute personne qui a coupé court à l’illusion trompeuse est une dakini. Ce terme n’est pas réservé aux femmes et ne devrait jamais être utilisé comme un compliment que l’on fait aux femmes.
De plus, les gens pensent peut-être qu’une dakini est toujours très belle, douce, gentille, maternelle, nourricière, forte et ainsi de suite. Je ne pense pas que ces personnes en aient nécessairement rencontré une !
Pour finir, pourriez-vous nous dire ce que vous pensez être l’essence du bouddhisme ?
L’essence des enseignements bouddhiques consiste à encourager un individu à être plus perspicace et introspectif, à élargir son esprit à une compréhension qui exige de se plonger dans sa propre personne, son propre esprit, ses propres schémas de pensée.
Malheureusement, nous avons de la résistance, construite par notre entêtement et nos habitudes. Selon les enseignements bouddhiques, l’opposé de la sagesse est l’ignorance. Vous avez donc une lutte constante entre votre sagesse innée qui a son propre potentiel naturel d’introspection et de perspicacité, mais qui se heurte à la résistance de l’ignorance causée par l’habitude.
Par conséquent, tout l’apprentissage mis en avant dans les enseignements bouddhiques consiste à travailler sur nos excuses. Le but n’est pas d’acquérir la sagesse mais de développer un antidote puissant aux excuses et à l’énorme habitude de l’entêtement qui ne prend pas les choses simplement et telles qu’elles sont.
Il devient donc nécessaire d’étudier. Tout dépend de votre degré d’entêtement et de la manière dont vous continuez à vous défendre sournoisement contre ce qu’est la vérité. Tant que cette tendance en vous persiste, vous devez étudier. Par conséquent, il n’y a pas de fin à l’étude !
Rinpotché, merci beaucoup pour votre vision unique du monde et des enseignements bouddhiques !