Révision de la vacuité et des projections
Hier nous avons commencé notre discussion sur la vacuité, ou le vide, et nous avons vu que la vacuité parle d’une absence, l’absence de quelque chose qui n’a jamais été là. On ne parle pas seulement d’un objet qui n’a jamais été là, à l’instar du président de l’Italie qui n’a jamais été présent dans cette pièce. Il aurait pu être ici, mais il n’est jamais venu ici. On ne parle pas non plus de l’absence d’un objet ou d’une chose au milieu de cette pièce, à l’instar d’une personne ou d’une voiture. Ce dont on parle, c’est de l’absence de quelque chose d’impossible. On ne parle pas d’une chose impossible, comme un monstre… Ce dont on parle, c’est d’une façon impossible d’exister. Il y a des choses qui n’existent pas, par exemple : les monstres n’existent pas. Et il y a des choses qui existent, mais qui n’existent pas de façon impossible.
Soit dit en passant que du point de vue bouddhique, ce qui fait la différence entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, c’est la connaissance valide que l’on peut avoir d’un objet. Il pourrait y avoir un fou qui se prend pour Napoléon ou Cléopâtre, mais ce n’est pas valide, parce que tout le monde le contredirait et lui dirait : « Allons donc ! Tu n’es pas Cléopâtre ».
Nous avons aussi discuté des projections, c’est-à-dire du fait que l’esprit projette quelque chose sur diverses choses. Il y a des choses que l’esprit projette qui correspondent simplement à ce qui est. Par exemple : nous voyons quelque chose dans le pré et notre esprit projette que c’est un être humain, mais quand nous nous rapprochons, nous découvrons que ce n’est pas vrai, c’est inexact. En fait, c’est un corbeau. Donc, la projection que c’était un être humain n’était pas exacte. Néanmoins, nous pouvons également voir au loin quelque chose qui n’est pas très clair. Nous ne sommes pas très sûr de ce que c’est, nous projetons que c’est un être humain. Puis nous nous rapprochons et nous découvrons que, effectivement, c’est un être humain ; c’était donc vrai. Ainsi cette projection était exacte.
Je suis sûr que nous avons, toutes et tous, eu des expériences semblables, peut-être pas avec un corbeau et un être humain, mais nous avons vu de loin quelqu’un dans la rue qui se dirigeait vers nous, nous pensions que c’était notre ami mais nous ne voyions pas très clairement. Puis nous nous sommes approché, et quelquefois c’était correct, c’était bien notre ami ; d’autres fois c’était incorrect, c’était simplement quelqu’un qui lui ressemblait. Cependant, quand on parle de la vacuité, on ne parle pas d’une projection de ce que quelque chose est, comme dans l’exemple de l’ami ou de l’étranger. On parle d’une projection du mode d’existence de quelque chose. On peut développer ce thème à des niveaux de plus en plus subtils, mais nous n’en ferons rien pour le moment.
Hologramme mental versus projection
Ainsi la vacuité traite de l’absence de modes d’existence impossibles. Nous pouvons projeter ce qui est possible, et nous pouvons projeter ce qui est impossible. Je dois dire que le verbe « projeter » est un peu bizarre ici, parce que, en anglais, « projeter » a une connotation de « incorrect », de quelque chose qui n’est pas là. Maintenant ça commence à devenir un peu compliqué parce que, pour prendre connaissance de quelque chose, pour le voir, l’entendre, ou le penser d’une certaine manière, l’esprit produit un « hologramme mental ».
« Hologramme mental » – du point de vue scientifique – est un terme tout ce qu’il y a de plus adéquat. Par exemple, la lumière heurte divers bâtonnets et cônes dans la rétine, lesquels les transmettent au cerveau sous forme d’impulsions électriques et de séquences chimiques, puis le cerveau se débrouille pour les transformer en…en quoi ? Je ne peux imaginer un terme plus descriptif que « hologramme mental » ; c’est bien ce que nous voyons, n’est-ce pas ? L’hologramme mental peut être exact ou inexact, mais voulons-nous l’appeler « projection » ? Je ne sais pas. « Projection » n’est peut-être pas aussi précis dans ce contexte, vous ne trouvez pas ?
Par exemple, quand j’enlève mes lunettes et que je vous regarde, mon esprit produit un hologramme mental de « flous colorés ». Est-ce exact ? Non, ce n’est pas exact. Quand je remets mes lunettes, il y a un hologramme mental des corps des gens qui sont l’objet de focalisation. Aussi certains hologrammes mentaux sont-ils exacts et d’autres inexacts. Personne ne s’accorderait pour dire que cette pièce est remplie de flous colorés, n’est-ce pas ? Est-ce une « projection » ? Je ne sais pas. Il est difficile de trouver une terminologie adéquate. Quand on s’engage dans des études bouddhiques, on fait des distinctions extrêmement précises dans l’emploi des termes.
Quand on voit un objet qui tombe de la table, que voit-on en réalité ? C’est un petit peu comme un dessin animé ; à chaque instant nous voyons le verre dans une position différente. Le verre qui tombe de la table, le verre qui atteint le sol, le verre qui se casse – tout ce processus ne se déroule pas simultanément en un instant. Un autre hologramme mental intervient et juxtapose tous ces instants, puis…que voyons-nous ? Nous voyons le verre qui tombe de la table et se casse.
Encore plus étonnant est la façon dont nous comprenons le langage. Nous n’entendons même pas un mot à la fois ; nous n’entendons qu’une consonne et qu’une voyelle à la fois. Et pourtant, nous entendons une phrase complète, ce qui nous prend un intervalle de temps pour entendre. Nous n’entendons qu’un minuscule petit son à la fois, et pourtant il y a un hologramme auditif, si l’on peut dire, que l’esprit produit et dont nous comprenons le sens. C’est extraordinaire quand on y pense. Est-ce une projection ? Comment voulons-nous l’appeler ? C’est quelque chose qui, sans aucun doute, est produit par l’esprit, mais c’est extrêmement utile, c’est même nécessaire, autrement on ne pourrait pas communiquer entre nous.
La conscience connaissante et le discernement
Nous ne pourrions pas vivre dans ce monde si nous ne pouvions pas, de façon mentale, ficeler les séquences les unes aux autres. Comme quand un rocher nous arrive dessus : nous juxtaposons les séquences et voyons que « bon, si le rocher poursuit sa trajectoire, il va me heurter de plein fouet ». Sur ce, évidemment, nous bougeons. Nous avons besoin de cette fonction. Quelquefois nous entendons l’expression « constructions mentales », beaucoup sont non seulement très utiles à notre fonctionnement, mais nécessaires aussi.
C’est pour cela que nous avons besoin de développer la « conscience connaissante discriminatrice » : c’est pour pouvoir discriminer ce qui est utile et ce qui est inutile, ce qui est exact et ce qui est inexact.
La compréhension de la vacuité requiert l’application de la « conscience connaissante discriminatrice ». Ce terme est souvent traduit très approximativement par « sagesse », mais « sagesse » est un mot si vague qu’il ne veut pas dire grand-chose. Il arrive souvent que de nombreux termes différents, très spécifiques et très précisément définis dans le bouddhisme, soient tous indistinctement traduits par « sagesse ». Ce n’est pas rendre justice à la tradition, c’est un excès de simplification.
La compréhension de la vacuité requiert la discrimination qui porte sur comment quelque chose existe – ou, plus précisément, sur comment nous établissons l’existence de quelque chose : qu’est-ce qui établit ou prouve que quelque chose existe – mais c’est parler de la vacuité à un niveau beaucoup plus subtil, alors parlons d’abord de manière générale.
Nous avons tous des facteurs mentaux qui accompagnent nos divers types de conscience. Il y a des facteurs mentaux qui accompagnent notre conscience [de type] œil pour voir quelque chose, notre conscience [de type] oreille pour entendre quelque chose, notre conscience [de type] mental pour penser quelque chose, etc. De nombreux facteurs mentaux accompagnent chacune d’elles. L’un des facteurs mentaux les plus essentiels est le « discernement ». Je discerne les formes colorées de vos corps de celles des murs. Dans le champ visuel de ce que je vois, je vois beaucoup de formes colorées et je peux discerner un objet d’un autre.
Ce terme est parfois traduit par « reconnaissance », mais cette traduction est complètement inexacte. On parle de « discernement ». À chaque instant, on discerne ; sinon, comment pourrions-nous fonctionner ? Nous ne pourrions pas discerner les formes colorées des portes de celles des murs ; du coup, nous rentrerions dans le mur. Il faut que nous soyons capables de discerner les objets au sein d’un champ de perception. C’est exact, n’est-ce pas ? À y réfléchir de plus près, que voyons-nous ? Voyons-nous seulement des formes colorées ? Non. Nous voyons aussi des objets, n’est-ce pas ? Alors comment savons-nous où tracer la ligne entre un ensemble de formes colorées et un autre autour ?
Cette question devient, en fait, plus que très profonde. Les lignes de démarcation sont-elles établies du côté de l’objet ou du côté de l’esprit ? C’est un point qu’il est important d’explorer, mais cela nous mène beaucoup plus loin dans notre analyse, surtout quand on commence à s’intéresser au niveau atomique infra-microscopique. Où sont les limites des choses ? Du coup cela devient très intéressant…
Ressentir un niveau de bonheur ou de souffrance
Il y a une multitude d’autres facteurs mentaux ; il y en a des listes, longues et encore plus longues dans les divers enseignements bouddhiques, des listes variées, pas toujours les mêmes. Un autre facteur mental important est le « ressenti ». Dans le bouddhisme, le « ressenti » renvoie au ressenti d’un niveau de bonheur, de souffrance ou de neutralité expérimenté dans un état de méditation extrêmement profond. Un large éventail de ressentis accompagne notre perception des choses. C’est ce qui, en fait, nous différencie des machines, des appareils photos et des ordinateurs. Les ordinateurs traitent des informations, mais en ce qui nous concerne, nous ne faisons pas que traiter des informations : nous faisons l’expérience de percevoir les informations avec un niveau de bonheur ou de souffrance. Un ordinateur ne se sent ni heureux ni malheureux ; un robot ne se sent ni heureux ni malheureux quand il traite des informations sensorielles. C’est un point important quand on parle des agrégats qui composent chaque instant de notre expérience.
L’agrégat du ressenti ne concerne que la variable du bonheur et de la souffrance. Il n’a absolument rien à faire avec les émotions. Les émotions sont dans une autre catégorie. C’est pour cela que nous avons parfois des difficultés linguistiques, car il n’est pas très aisé d’effectuer ce type de distinction dans nos langues. Aussi parlons-nous parfois d’un « ressenti d’un niveau de bonheur, ni plus ni moins », c’est un peu plus long à dire. Chaque langue a ses propres difficultés pour exprimer ces choses. Dans certaines langues, c’est plus facile ; dans d’autres langues, c’est moins facile.
C’est quelque chose auquel il faut vraiment faire attention quand on étudie le Dharma. La plupart des malentendus concernant les enseignements bouddhiques proviennent de traductions terminologiques inexactes ou qui induisent en erreur. C’est ma propre expérience et la plupart des traducteurs l’ont constaté aussi. Mais il ne faudrait pas croire que nous sommes, en tant qu’Occidentaux, les seuls à avoir rencontré ou à éprouver cette difficulté. Les Chinois ont eu beaucoup de mal à comprendre la terminologie bouddhique indienne car leur langue est très différente des langues indiennes.
Considérations correctes versus considérations incorrectes
Dans tous les cas, le facteur mental que je veux aborder s’appelle « considération ». C’est le même mot que « attention ». Il comporte deux facettes : l’une est la façon dont nous prêtons attention à quelque chose, l’autre est la façon dont nous le considérons. Littéralement, il signifie « porter quelque chose à l’esprit ». Il y a des considérations correctes et des considérations incorrectes, « concordantes » ou « discordantes ». Notre façon de considérer quelque chose s’accorde-t-elle, oui ou non, avec la façon dont sont réellement les choses ?
De plus, pour comprendre la vacuité, il est important de l’approcher par étapes. D’abord il nous faut comprendre quelques-unes des façons incorrectes dont nous considérons habituellement les choses, et voir qu’elles ne sont pas exactes. Il nous faut discriminer les choses et essayer de les voir plus en accord avec ce qu’elles sont en réalité. Ensuite, quand nous arrivons à la vacuité, nous parlons de la façon dont existent tous les phénomènes et, surtout, de la façon dont existent les « personnes » – encore un mot difficile à traduire, parce qu’il ne renvoie pas qu’aux êtres humains, il désigne aussi les animaux, les diverses formes de vie pourvues d’un esprit, autrement dit : tous les individus. De plus, la vacuité traite aussi de la façon dont les objets – nos ordinateurs, nos voitures, etc. – existent.
Statique versus non statique
L’une des variables selon lesquelles nous considérons les choses est habituellement traduite par « permanente » et « impermanente ». Nous considérons incorrectement que les choses impermanentes sont permanentes. Mais attention à ce terme ! Je n’aime pas beaucoup l’employer. Le problème est que ces mots, « permanent » et « impermanent », peuvent avoir deux sens très différents. L’un interroge sur la durée de quelque chose : est-ce quelque chose qui dure toujours, ou est-ce quelque chose de courte durée ? L’autre interroge sur l’évolution de quelque chose : est-ce quelque chose qui change ? Ou est-ce quelque chose qui reste statique pendant toute la durée de son existence ? Il y a deux variables différentes. En général dans le bouddhisme, quand on utilise ces termes, on ne se demande pas si quelque chose est éternel ou temporaire. On se demande plutôt si, oui ou non, quelque chose change d’instant en instant et si quelque chose a une fin – auquel cas il subit d’instant en instant un changement grossier. Mais utilisé dans le contexte des considérations incorrectes, ils se rapportent parfois à la variable « éternelle » ou « temporaire ». Dans ses deux sens – statique ou non statique, éternel ou temporaire – une considération incorrecte peut avoir une base doctrinale – autrement dit : elle nous a été inculquée – ou survenir automatiquement.
Prenons un exemple : mon corps et le fait que je considère qu’il est « toujours jeune ». Je reconnais vaguement que je vais mourir un jour, néanmoins, selon ma projection, mon corps est toujours robuste, toujours en forme, il n’a jamais changé et ne changera jamais. En quelque sorte, j’ai cette image de moi à 25 ans alors que j’en ai 62. C’est très courant, n’est-ce pas ? Un homme de 60 ans rencontre une femme de 25 ans et, dans son esprit, son corps est toujours aussi attirant que celui de l’autre personne qui a 25 ans. Sa véritable apparence lui est inconcevable. Sur la base de cette projection, l’homme s’attend à ce que la femme de 25 ans le trouve attirant. En général il finit très déçu et frustré.
Ainsi notre corps change, vieillit de plus en plus ; cette considération est exacte, de plus, elle nous est utile. Or il nous arrive de ne pas vouloir nous regarder dans un miroir ; nous gardons juste cette image de nous-même toujours jeune : cette considération est incorrecte.
Cette considération incorrecte concernant notre corps peut nous être inculquée par les médias au travers de la publicité : « Grâce à cette crème de beauté vous jouirez d’une jeunesse éternelle ». Cette idée selon laquelle on ne change jamais peut avoir une « base doctrinale » – être basée sur de la propagande ou de la publicité – ou « survenir automatiquement en tant que considération incorrecte », auquel cas personne n’a besoin de nous l’inculquer ; l’image de nous-même jouissant d’une jeunesse éternelle et ne subissant pas de changement survient automatiquement. Nous confondons « éternel » et « non changeant ».
C’est très intéressant. Quand nous sommes adolescents, nous considérons les personnes de 30 ans comme des « vieux ». Ça change très vite, quand on a 30 ans, on trouve que ce n’est pas si vieux…les vieux, ce sont les gens de 50 ans. Puis ça change encore, et même quand nous avons 80 ans, ce n’est pas si vieux, parce que les vieux ont 90 ans. Ma mère vivait dans un village de retraités où tout le monde avait plus de 60 ans, et ils étaient tous « jeunes ». Ils étaient tous jeunes, cependant que les gens dans les maisons de retraites étaient vieux, contrairement à ceux qui étaient dans le village de retraités qui eux, étaient jeunes, évidemment. Intéressant, non ?
Nous avons cette considération incorrecte qui consiste à considérer quelque chose de non statique comme étant statique. Une telle projection peut concerner notre corps, notre ordinateur. Nous attendons de notre ordinateur qu’il fonctionne toujours. Nous ne pensons pas vraiment que l’ordinateur vieillit et se désagrège peu à peu, et qu’il finira par avoir un crash. Et qu’en est-il de nos disques CD, de nos vieilles cassettes vidéo, etc. ? Nous croyons que les choses ne changent pas, mais elles se dégradent et, inexorablement, elles arriveront à leur fin et ne fonctionneront plus. Nous mettons un disque dans le lecteur, et voilà que le son est brouillé et, pour finir, il se désagrège. Pourtant nous croyons qu’il ne change pas, nous croyons qu’il reste toujours pareil.
Nous avons la même considération incorrecte nous concernant. Il arrive que nous disions : « Je suis comme ça, c’est à prendre ou à laisser ». Ou encore : « J’ai besoin de ça, je suis comme ça ». Nous croyons que notre personnalité, nos goûts et nos besoins ne changent jamais. « Tu dois m’accepter comme je suis ! » Or, il faut bien se rendre compte que – bon, ce n’est pas la vacuité au sens technique – mais nous devons nous rendre compte que « c’est impossible ». Un corps ne reste pas pareil ; une personnalité ne reste pas pareille. Les choses changent. Par exemple, la dépression n’est pas toujours pareille. Sommes-nous désespérés à chaque instant ? Non, notre humeur change, il y a des hauts et des bas, même quand « on est en dépression », comme on dit couramment.
Il est très important de comprendre que les choses qui sont affectées par des causes et des conditions ne sont pas statiques. Elles ne sont pas statiques, parce que des causes et des conditions les produisent et les affectent de telle manière qu’elles changent. Par exemple : nous souffrons de dépression ; nous nous sentons désespéré. Quelqu’un nous dit une blague, nous rions. À cet instant, quand nous rions, sommes-nous désespérés ? Non, nous sommes influencés par la blague que nous entendons. Or, étant donné que nous sommes influencés par des choses, nous changeons d’instant en instant.
Prenons un moment pour réfléchir à notre propre expérience. Avons-nous une image statique de nous-même, de notre personnalité, de qui nous sommes ? Nos objets, par exemple, croyons-nous que nos ordinateurs ou nos véhicules marcheront toujours comme ils le font actuellement ? Prenons quelques instants pour y réfléchir…si nous découvrons, comme c’est probablement le cas pour la plupart d’entre nous, que nous avons une image de nous-même ou de ces objets comme étant des choses statiques, non changeantes, il nous faut bien reconnaître que c’est absurde. De telles méprises ne correspondent à rien de réel ; elles ne sont pas exactes. Alors nous essayons simplement de trancher net notre croyance car, effectivement : « Les choses ne sont pas comme ça ».
C’est la raison pour laquelle, au début de cet exposé, j’ai évoqué la différence entre un hologramme mental et une projection. Quand nous voyons notre corps ou le corps de quelqu’un d’autre, un hologramme mental surgit. L’hologramme mental du corps n’est pas le problème. Le problème, c’est la façon dont nous le considérons. Quand on parle de projection au sens où nous l’entendons en Occident, on ne parle pas d’autre chose. Un corps existe-t-il comme quelque chose de statique, ou comme quelque chose qui change d’instant en instant ?
Un exemple encore plus parlant : nos relations. Une relation avec quelqu’un, est-elle statique et stable, ou change-t-elle d’instant en instant ? C’est un exemple très clair qui illustre bien comment nous considérons nos relations : comme quelque chose de solide et de stable. Mais est-ce bien le cas ? Nous ne pouvons que l’espérer…
Le bouddhisme parle de « non-statique subtil » et de « non-statique grossier ». Le non-statique grossier signifie que la fin est inéluctable. Si nous avons une relation avec quelqu’un, celle-ci est vouée à sa fin : soit nous mourrons en premier, soit l’autre personne mourra en premier, soit nous romprons. La relation ne peut pas durer toujours ; elle finira. Quant au non-statique subtil, il signifie qu’elle change et se rapproche inexorablement de sa fin à chaque instant. Quelle est la raison pour laquelle la relation se terminera ? La raison pour laquelle la relation se terminera est qu’elle a commencé. Si nous ne nous étions pas rencontrés, elle n’aurait pas de fin. Quant à la dispute qui cause la rupture de notre relation, elle n’est que la circonstance de la rupture et non pas la cause profonde.
C’est comme la cause de la mort. « Quelle est la cause de la mort ? », « La cause de la mort, c’est la naissance ». Si nous n’étions pas nés, nous ne mourrions pas. Cela ne veut pas dire que nous sommes fatalistes, nous profitons simplement du temps que nous passons ensemble, pleinement conscients que la relation va changer d’instant en instant et se terminera inéluctablement. Les gens évoluent séparément. C’est un point important auquel il nous faut réfléchir. Si nous considérons que notre relation, ou un corps, ou une personnalité, ou quoi que ce soit d’autre, sont des choses statiques qui ne changent jamais et durent toujours, cette conception nous cause vraiment beaucoup de souffrances.
« Statique » signifie « non affecté » par quoi que ce soit, comme si nous étions la seule personne et la seule chose dans la vie d’autrui. Mais ce n’est pas vrai. Nos relations seront affectées par le fait que les autres personnes font d’autres rencontres, changent de travail, tombent malades, etc. C’est comme : « Il n’y a pas de père Noël. Le père Noël n’existe pas ». Il n’y a pas de relation stable, non changeante, éternelle avec quelqu’un, cela n’existe pas. Y croire serait comme croire au père Noël. n’existe pas.
[Méditation]
Avez-vous des questions ?
Questions
Votre explication de la vacuité est-elle basée sur Nagarjuna ?
Nous n’avons pas encore creusé le type de réfutation spécifique de Nagarjuna, mais, oui, les explications sont basées sur les enseignements de Nagarjuna.
Il semble que la vacuité soit expliquée de deux manières. L’une, comme vous le faites, peut nous aider à vivre mieux ; le fait de considérer l’impermanence des choses va nous aider à les percevoir de manière plus adéquate. Et l’autre, selon Nagarjuna, est que les choses n’existent pas.
Si nous regardons de plus près ce que dit Nagarjuna, Nagarjuna ne dit pas qu’il n’y a pas d’impermanence. Nagarjuna ne dit pas qu’il n’y a pas de changement d’instant en instant. La question est la suivante : comment comprenons-nous ce qui change ? Y a-t-il quelque chose assis là, établi par soi-même, qui change d’instant en instant – ou que se passe-t-il ? Y-a-t-il un substrat qui demeure d’instant en instant ? Est-ce comme un bagage sur un tapis roulant dont la position change d’instant en instant tout en restant le même bagage ?
Nous pouvons aller beaucoup plus profondément dans la compréhension du processus de changement. Nagarjuna ne nie pas le changement, il analyse comment il s’opère. Il réfute le fait qu’il se produise d’une façon impossible, mais il ne nie pas que tout change d’instant en instant.
Les choses ont beau changer d’instant en instant, il est très difficile de s’en rendre compte, de le voir, c’est trop difficile. Ne serait-ce pas plus facile de considérer que les choses changent au rythme humain ? Par exemple, croire que notre relation est complètement statique est un extrême, c’est faux ; mais d’un autre côté il est très difficile de considérer qu’elle change d’instant en instant. Ne pourrions-nous pas, selon la voie du milieu, considérer qu’elle change au rythme humain ?
Absolument, c’est notre façon d’approcher la compréhension de l’impermanence, du changement. D’abord nous comprenons que, à cause du non-statique grossier ou de l’impermanence grossière, la relation est vouée à finir, soit par la mort, soit pour une autre raison et que, inéluctablement, notre ordinateur se cassera. On commence avec ce laps de temps très grossier, ensuite on peut penser en termes de périodes légèrement plus courtes. Nous comprenons probablement que notre relation avec quelqu’un a changé, disons…par rapport à avant notre mariage, puis après notre mariage, puis après avoir eu des enfants, puis quand les enfants ont grandi et, enfin, après leur départ du foyer. Nous comprenons que la relation change sur une période plus longue. Et finalement nous en arrivons au changement d’instant en instant. La compréhension doit se faire par étapes, pas à pas.
Pour pouvoir se rendre compte que les choses changent d’instant en instant, une grande sensibilité est requise. Je pense que c’est un petit peu plus facile dans le cadre de nos relations, parce que quand nous conversons avec quelqu’un, nous voyons que l’humeur et les émotions changent. Tantôt la communication est bonne ; tantôt on ne comprend pas vraiment ce que l’autre personne dit ou fait. Je crois qu’il est plus facile d’appréhender le changement d’instant en instant à l’aide de l’exemple particulier de nos relations plutôt qu’à travers l’observation de notre ordinateur et de notre corps.
Mais pour revenir à votre question au sujet de Nagarjuna, Nagarjuna remet tout en question et analyse tout, tout le temps. Par exemple : y a-t-il une substance qui reste la même au cours d’une période de changement ? À l’instar du lait qui se change en yoghourt et du yoghourt qui se change en fromage : peut-on trouver une substance qui s’est changé en trois choses différentes tout en restant la même ? Est-ce que le lait, le yoghourt et le fromage sont la même chose, ou n’y a-t-il aucun lien entre eux ? Comment marchent les causes et les effets ?
De plus, y a-t-il une relation qui soit fondamentalement « notre relation » et qui change, « avant notre mariage », « après notre mariage », etc. ? Ou en faisons-nous une « chose » ? Si nous la chosifions, nous nous retrouvons dans un espace mental réellement bizarre, du genre : « Tu ne t’identifies pas à ‘notre relation’ », ou encore : « Quel est ton lien avec notre relation ? », ça commence à devenir très bizarre. Y a-t-il une relation fondamentale qui reste toujours la même, cependant que seules les circonstances changent ? Ou notre relation est-elle devenue totalement différente après que nous avons eu des enfants ?
Nous commençons à des niveaux de compréhension grossiers ; tôt ou tard quelque chose va se défaire et finir, puis nous passons à des périodes plus courtes, ensuite à des laps de temps encore plus courts d’instant en instant. Et finalement nous arrivons à la question suivante : « Si les choses changent d’instant en instant, comment marchent les causes et les effets ? » Notre analyse devient très, très profonde et très subtile.
Au fur et à mesure que nous nous débarrassons de nos projections, nous voyons de plus en plus clairement comment sont les choses. Je me demande comment elles sont réellement…
En fait, quand on travaille sur la compréhension de la vacuité, quand on traite de la réalité et que l’on différencie et discrimine la réalité de la fantasmagorie, on a besoin de passer par des étapes de compréhension. Dès lors que l’on a réfuté une compréhension et une projection très grossières, on regarde ce qu’il reste. Une fois accepté ce qu’il reste, comme, par exemple, le fait que les chose ne sont pas stables, pas statiques, qu’elles sont vouées à finir – l’ordinateur finira par se casser, la voiture finira par se casser, etc. – il nous faut l’accepter. Après quoi nous voyons ce qu’il reste encore.
Ce qu’il reste est quelque chose qui va durer un certain laps de temps. Un mariage commence par « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Donc, même une relation maritale ne dure qu’un certain laps de temps. Ensuite nous comprenons éventuellement qu’après avoir eu des enfants notre relation changera par rapport à celle qu’on avait avant d’avoir des enfants. Dès lors que nous reconnaissons que notre relation traversera ces grands changements, il reste les phases plus courtes de la relation. Nous commençons à les analyser et, finalement, nous nous débarrassons de toute mécompréhension que nous pourrions avoir.
Ensuite nous comprenons que notre relation va changer incessamment d’instant en instant en instant… Mais alors que nous reste-t-il dès lors que nous avons dissipé notre méprise concernant notre relation ? Peut-être nous reste-t-il encore la compréhension incorrecte selon laquelle notre relation est comme un objet solide qui, effectivement, traverse le changement d’instant en instant, mais est une « chose » trouvable... Il faut se débarrasser de cette idée, aller plus loin et creuser encore.
Si, dès le début, nous allons au niveau de compréhension le plus subtil sans passer par ces étapes antérieures, alors, dans tous les cas – bon, il y aura peut-être une exception sur un milliard – mais dans la plupart des cas on ne comprendra pas, et la plus subtile des explications nous semblera triviale. Je vais donner un exemple : on lit dans certains textes, disons, des textes de la tradition kagyu, l’analyse suivante : « Où est ton esprit ? De quelle couleur est ton esprit ? Ton esprit n’est pas vert, ton esprit n’est pas jaune non plus. Ton esprit est-il au-dessus de ton nez ? Ton esprit est-il sous ton aisselle ? » Puis : « Ok, on ne peut pas trouver l’esprit » et « il n’a pas de couleur », et à la fin de l’analyse on dit : « Et alors ? C’est évident, mon esprit n’est pas au-dessus de mon nez, et il n’est ni vert ni jaune. Et alors ? » Mais cela ne nous aide pas, cela ne fait aucune différence,.
Pourtant ces questions sont très profondes dès lors qu’elles sont posées au terme d’un processus analytique très long et très graduel. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on voit où ces enseignements veulent en venir. On ne peut pas commencer par la fin car, comme je l’ai dit, ça débouche sur : « Et alors ? » Donc, à la question de savoir comment sont réellement les choses on peut répondre à beaucoup, beaucoup de niveaux différents.
Comment assimiler les enseignements
Avant de commencer aujourd’hui, je vous ai demandé d’essayer de vous rappeler les points principaux de notre discussion d’hier soir. Il est très important de se prêter à un tel exercice après avoir écouté un exposé ou lu quelque chose. Je ne parle pas seulement de la lecture de journaux ou de réclames en devanture des kiosques, je parle de nos lectures d’apprentissage de quelque chose, que ce soit le Dharma ou autre. Après avoir lu quelque chose ou écouté un enseignement, tout de suite après, nous essayons de nous remémorer les points principaux. Cela laisse une impression plus profonde sur l’esprit. Puis, le lendemain, nous voyons ce que nous avons retenu.
Nous prenons des notes parce que notre mémoire n’est pas si bonne ou que nos souvenirs ne sont pas très exacts, mais il ne suffit pas de nous reposer uniquement sur nos notes. C’est comme, par exemple, quand l’heure de notre mort arrive, nous ne pouvons pas dire à la mort : « Attendez une minute, je vais chercher mes notes pour me rappeler à quoi je dois faire attention au moment de mourir ». Il faut que tout soit présent à notre esprit, il faut que nous ayons instantanément les informations « au bout des doigts », comme on dit en anglais.
Quand on reçoit un enseignement, que ce soit oralement ou par écrit, des efforts sont nécessaires pour pouvoir le digérer, le mémoriser et en faire une partie intégrante de nous-même. Il ne s’agit pas de se rappeler seulement les blagues et les boutades, mais de se souvenir de l’essence de ce que nous avons entendu ou lu. Cela fait partie de tout le processus de la méditation. La méditation a de multiples facettes et la « révision » en est une, c’est comme la « méditation de révision » qu’on appelle parfois « méditation coup d’œil ».
Peu importe le type de méditation que nous choisissons, il convient d’abord de nous remémorer les instructions. On ne reste pas assis là en disant : « Aucune idée de ce qu’il faut faire. Je ne me rappelle pas ce que je suis censé faire ». Même pour le type de méditation la plus élémentaire, même si c’est simplement la concentration sur la respiration, nous avons besoin de nous rappeler : « Que suis-je en train de faire » et « pourquoi ? », etc. Ce processus de révision n’est pas un simple exercice intellectuel, il fait partie du processus d’assimilation des enseignements.
Il est souvent utile de mettre nos propres mots sur les choses. Si nous sommes traducteur ou interprète, nous avons sans doute besoin de nous rappeler chaque mot qui a été dit afin de pouvoir le traduire. Néanmoins, il est important aussi de dire les choses avec nos propres mots pour pouvoir confirmer que nous avons bien compris. C’est un exercice que l’on peut faire seul ou avec une autre personne pour nous aider mutuellement, ou en groupe. Quelqu’un explique quelque chose et la personne suivante le rend dans ses propres mots. De cette manière nous nous aidons les uns les autres à mieux comprendre.
Les moines et moniales tibétains s’entraînent au débat. Le débat consiste essentiellement à mettre au défi la compréhension de chacun en posant des questions et en essayant de s’assurer que l’autre personne a une compréhension cohérente, sans contradiction. Même si l’on ne s’engage pas dans le débat et la logique – lesquels ne sont pas absolument nécessaires, à moins de vouloir réellement aller au fond des choses – néanmoins, si l’on se questionne réciproquement sur ce qu’on a compris et si cette compréhension s’avère incorrecte, on peut toujours se corriger mutuellement ou revenir aux enregistrements, reprendre nos notes, etc., nous pouvons clarifier les choses. Ce processus permet d’obtenir une compréhension plus correcte et plus précise.
C’est à ce stade que la motivation joue un rôle, car nous avons vraiment besoin d’une compréhension claire. Si nous ne faisons pas attention, nous allons assister à un enseignement – justement, nous y voilà ! – mais ce qui entre par une oreille ressort par l’autre, et c’est tout. Cela devient comme un événement social, pas plus. Il faut vraiment avoir la volonté de comprendre. Or, tout dépend de notre motivation. Il y a maints niveaux de motivation et le bouddhisme offre tout un cursus de formation pour développer une motivation de plus en plus forte, mais nous n’avons pas besoin d’entrer maintenant dans les détails.