Quel rapport y a-t-il entre considérer incorrectement quelque chose de non statique comme statique et considérer incorrectement la souffrance comme bonheur ?
Nous avons parlé des considérations incorrectes concernant les choses qui changent. Nous considérons notre relation comme quelque chose qui va durer toujours alors que sa fin est inéluctable. Ensuite nous considérons que notre relation est quelque chose de statique et de non changeant alors qu’elle change d’instant en instant tout au long de sa durée.
Croire qu’une projection qui relève d’une considération incorrecte est correcte peut avoir une origine doctrinale. Nous lisons toutes sortes de contes de fées et nous regardons des films de Hollywood qui nous font croire que nous serons heureux pour toujours, générant ainsi en nous une attente, alors que tout est faux. Il peut y avoir une base doctrinale, comme je viens de l’expliquer, mais quand bien même nous comprenons que la propagande qui nous a été servie est absurde et fausse et que la vie n’est pas un conte de fées, nous ne voulons pas vraiment l’accepter. Il y a encore des considérations incorrectes qui apparaissent automatiquement. Si nous nous examinons attentivement, nous nous rendons compte qu’il y a une très grande résistance à accepter ce que nous savons être impossible en réalité.
Un examen plus approfondi va nous permettre de découvrir qu’il y a d’autres types de considérations incorrectes qui s’alimentent les unes les autres et nourrissent notre méprise selon laquelle tout est statique et immuable. Pourquoi vouloir considérer qu’une relation est stable et statique, etc. ? Eh bien ! Parce qu’on la considère comme un bonheur. « J’ai une relation heureuse », « être avec toi me rend heureux », etc. Or, l’étape suivante consiste à comprendre que l’on prend incorrectement la souffrance pour le bonheur.
Qu’est-ce que cela signifie vraiment ? C’est très lié au processus de changement. Nous croyons, par exemple, que « le bonheur consiste à tenir la main de mon (ma) bien-aimé(e), cela me rend heureux(se) ». Mais si c’était vraiment le cas, ce devrait toujours être le cas. Or, plus longtemps nous tenons la main de quelqu’un dans la nôtre, plus cela devient désagréable. Inéluctablement il arrive un moment où nous voulons faire autre chose. On ne veut pas passer les vingts prochaines années en restant collé à la main de l’autre personne. Et voilà que sa main et la nôtre se mettent à transpirer ! La situation devient très désagréable !
Si notre bien-aimé(e) nous caresse la main ou une autre partie du corps pendant une heure sans discontinuer, nous aurons une irritation de la peau et la caresse va se changer en douleur. Ou encore, si nous dormons avec une autre personne et que nous mettons notre bras autour d’elle, notre bras va rapidement s’engourdir et cela va devenir très, très inconfortable. Si c’était là le véritable bonheur, plus longtemps nous laisserions notre bras autour de la personne, plus nous serions heureux ; or, de toute évidence, ce n’est pas le cas. Considérer toutes ces choses comme un bonheur est une conception fausse. Ces choses ne procurent pas un bonheur véritable, parce qu’elles vont se changer en désagrément et, bien sûr, parce qu’elles vont prendre fin.
Peu importe à quel point nous aimons quelqu’un, si nous restons trop longtemps ensemble, l’autre va finir par nous taper sur les nerfs : « S’il te plaît, j’ai besoin d’être un peu seul ». On ne veut pas que la personne nous suive aux toilettes... Encore une fois, nous avons cette conception incorrecte – basée sur une sorte de doctrine – qui consiste à prendre la souffrance pour le bonheur. On nous a inculqué que ceci ou cela est le bonheur véritable : « Si vous achetez cette voiture, vous serez vraiment heureux », etc. Il se peut que nous soyons nourris de propagande et de publicité, ou il se peut que des considérations incorrectes jaillissent automatiquement en nous. Mais attention ! Nous ne sommes pas en train de dire que le bonheur n’existe pas, le bouddhisme ne dit pas que tout est moche et effroyable ! Il convient juste de comprendre la réalité des choses et de ne pas exagérer : « J’aime beaucoup passer du temps avec toi, mais…. »
Les choses changent, mais que cela ne nous empêche pas de profiter de ce que nous considérons être le bonheur ! Néanmoins, ces choses ne nous satisferont pas de façon ultime. Elles changeront, nous nous sentirons frustrés, etc. Il y a donc encore pas mal de problèmes. Nous nous lassons des choses quand nous les avons tout le temps. J’aime bien manger des crèmes glacées, mais si je ne devais rien manger d’autre pendant quelques années, je finirais par m’en lasser. N’importe qui s’en lasserait. C’est un exemple de la considération incorrecte de « la souffrance comme bonheur ».
Passons maintenant un peu plus de temps à analyser et à réfléchir à ce qu’il en est. Que considérons-nous vraiment comme le « bonheur » ? Exagérons-nous les choses ? Que faisons-nous ? Quelle est notre attitude ? Tâchons de comprendre le lien entre nos attentes de bonheur et notre conception erronée de la stabilité et de l’immuabilité des choses, parce que dans la perspective de notre discussion sur la vacuité – et bien que ce ne soit pas encore du domaine de la vacuité – il faut bien comprendre que nous devons nous débarrasser des exagérations. Nous exagérons les choses et croyons que la réalité correspond à notre exagération.
[Méditation]
Discussion sur le bonheur
Qu’entendons-nous par « bonheur ? »
Voilà une question très complexe. Est-ce : « Oh ! Comme c’est merveilleux ! » et, comme dans un film de Hollywood, nous dansons sous la pluie en chantant ? Ou est-ce quand on se contente des choses : « Bon, ce n’est pas si bien, mais ça va, je ne dis rien et m’en contente » ? Qu’est-ce que la définition du bonheur ? C’est une question importante.
Le bonheur est d’abord un « ressenti ». Nous parlons du ressenti d’un niveau de bonheur ou d’un niveau de souffrance. Selon une définition et une explication très intéressante, on dit que c’est « la manière dont nous faisons l’expérience de l’arrivée à maturation de notre karma ». Suite à des actes destructeurs, nous vivons des expériences – être avec autrui, parler avec quelqu’un, voir quelque chose, écouter de la musique – de manière désagréable ; par contre, en résultat d’une conduite constructive, nous vivons ces mêmes expériences de manière agréable. En général, de manière conventionnelle, c’est ce que l’on veut dire quand on parle de ressentis de bonheur ou de souffrance.
Le bonheur est aussi caractérisé comme le ressenti que nous avons l’intention d’éprouver de nouveau quand il cesse, et la souffrance comme l’expérience du ressenti dont on a l’intention de se séparer. Les traducteurs tibétains ont rendu le terme sanskrit chandas, l’intention, par ‘dod-pa qui signifie « souhaiter ». Mais même avec le terme « souhaiter », on ne parle pas du facteur mental de « l’envie irrépressible ». Le mot sanskrit traduit en tibétain par « envie irrépressible » ou « désir ardent » signifie en réalité « soif » : « Je dois absolument me libérer de cette souffrance » et « je dois absolument refaire l’expérience de ce bonheur ». On ne parle pas ici de l’exagération qui fait du bonheur la chose la plus merveilleuse du monde et de la souffrance la chose plus horrible qui soit. Si nous nous en tenons au terme originel sanskrit, on parle de se sentir « heureux » de manière conventionnelle. Pour ce qui est du bonheur, il serait agréable d’en refaire l’expérience quand il cesse, c’est le but vers lequel nous tendons [l’intention que nous poursuivons] ; pour ce qui est de la souffrance, nous aimerions en être séparés quand nous en faisons l’expérience, c’est le but vers lequel nous tendons [l’intention que nous poursuivons].
La considération incorrecte qui consiste à prendre la souffrance ou le malheur pour du bonheur est fondée sur une exagération différente de celle qui considère le bonheur comme une chose merveilleuse et la souffrance comme une chose horrible. [Dans le cas de la considération incorrecte dont nous parlons ici] nous projetons que le bonheur dont nous jouissons va durer toujours. Or ce n’est pas le cas, il change ou prend fin, et nous sommes frustrés.
Maintenant, certes, la souffrance non plus ne va pas durer toujours. Néanmoins, étant donné que nous préférons le bonheur à la souffrance, nous avons le problème de l’exagération du bonheur, peut-être parce que, au fond, nous ne sommes pas si souvent heureux. Alors concernant le bonheur, nous avons cette attente, cet espoir que, en quelque sorte « si je pouvais être tout le temps avec mon ou ma bien-aimé(e), je serais heureux (se) » ou « si j’avais une grosse somme d’argent à la banque, je serais heureux ».
De toute évidence, il y a énormément de choses à dire sur le bonheur et la souffrance, sur la manière dont nous gérons nos ressentis, etc., mais ce sera pour une autre fois.
Tous les êtres doués de sensibilité souhaitent être heureux ou avoir du bonheur. Par exemple, si un animal trouve de la nourriture pour sa progéniture, il se sent heureux ; « le seul fait de donner un petit morceau de nourriture » produit de la force positive dont il résulte du bonheur. Ne restons-nous pas empêtrés dans nos obscurcissements mentaux, autrement dit : dans notre esprit négatif, au cours de notre discussion sur le bonheur ?
C’est pour cette raison que j’établis une distinction ici. Au plan conventionnel, nous avons du bonheur et de la souffrance. Tout le monde veut être heureux, personne ne veut être malheureux. Toutefois, en ce qui concerne les considérations incorrectes dont nous parlons ici, la question est : comment considérons-nous le bonheur, quelle est notre attitude envers lui, qu’en attendons-nous ? On ne devrait pas exagérer le bonheur et le considérer incorrectement comme quelque chose de fabuleux, comme quelque chose qui va durer toujours, qui ne mènera jamais à l’insatisfaction, ou qui ne se changera pas en souffrance.
Le terme « considération incorrecte » correspond exactement à son sens littéral. Nous considérons quelque chose de manière incorrecte. Prenons l’exemple de la démocratie et de la liberté que d’aucuns considèrent comme du bonheur. Mais qu’impliquent-elles ? Elles impliquent beaucoup de choix. Par exemple, elles impliquent que nous avons la liberté de choisir ce qui nous plaît. Une étude a été faite à ce sujet, parmi les diverses études scientifiques auxquelles Sa Sainteté participe et apporte son soutien en tant que sponsor. Au cours de cette étude sur le bonheur, on a découvert que plus nous avons le choix, moins nous sommes heureux. S’il y a 150 types différents de savons ou de céréales pour le petit-déjeuner dans un supermarché, nous réfléchissons : « Je ne sais pas lequel choisir, je ne sais pas lequel est le mieux, lequel est le meilleur ». Nous pensons : « Une si large gamme de produits devrait me combler car je peux choisir ce que je veux », mais que se passe-t-il ? Nous choisissons quelque chose et ensuite nous pensons : « L’autre aurait peut-être été un meilleur choix… » et, du coup, nous ne sommes jamais réellement satisfaits de ce que nous avons et nous sommes toujours dans le doute.
C’est comme quand on a la possibilité de regarder 600 chaînes différentes à la télévision, nous trouvons un programme, puis nous pensons : « Il y a peut-être autre chose de mieux ». Plus nous avons le choix, plus nous sommes frustrés. Cela a trait à nos attentes. Dès lors que nous avons tellement le choix, nous nous attendons à quelque chose de parfait. Mais rien n’est jamais parfait. En fait, un si grand choix nous met en situation de souffrance, alors que c’est quelque chose que nous considérons comme du « bonheur ». Nous ferions la guerre pour l’apporter à des pays qui ne l’ont pas. Pourquoi ? Parce que nous avons cette considération incorrecte selon laquelle « ceci est le bonheur ». C’est absurde.
Dans ma vie tout allait bien, avec mes parents il y avait beaucoup d’amour, et avec mes amis aussi. Tout ce que je voulais se réalisait. Pourtant, d’un autre côté, je me réveillais tous les matins en me demandant : « Qu’est-ce que je fais ici ? » Je me rendais compte que j’avais beaucoup de choses matérielles et que, pourtant, je n’étais pas heureux. Et maintenant même si je perdais ce que j’ai, je ne serais pas triste. Maintenant, c’est la vérité qui me rend heureux. Le bonheur, c’est quand j’ai un aperçu de la vérité, quand je vois la vérité dans la lumière.
Cela nous amène à un autre niveau de discussion. Il y a ce qu’on appelle « le bonheur teinté ». Une chose teintée est mêlée de confusion, mêlée d’inconnaissance quant à son mode d’existence. Ultimement, le bonheur teinté sera insatisfaisant et deviendra un grand problème. Mais il existe aussi un bonheur qui n’est pas mêlé de confusion, qui ne provient pas de la confusion et qui ne génère pas davantage de confusion.
Si nous parlons d’un bonheur durable, un bonheur durable provient d’une séparation de la confusion, d’une séparation de ce qui est traduit habituellement par « ignorance » ou « inconnaissance ». C’est comme un sentiment de soulagement, comme quand on enlève des chaussures trop petites : se séparer de cette restriction est un bonheur. Mais attention, nous ne parlons pas d’une séparation temporaire ! Ce n’est pas comme quand on est séparé de la faim après avoir mangé, car la faim va revenir. Ce n’est pas ce dont on parle. Ce dont on parle, c’est de la situation où notre confusion, notre inconnaissance et tout ce qui s’ensuit, est finie pour toujours et ne reviendra jamais. C’est ce qu’on appelle un bonheur durable. C’est différent ; c’est un niveau différent.
Le bonheur qui consiste à voir « la vérité » est sans aucun doute un thème de discussion dans le bouddhisme. Cependant, il nous faut vraiment aller au fond du sujet, sinon nous pourrions croire que nous avons compris ce qu’est la vérité alors qu’en fait nous n’avons pas assez creusé la question et nous nous retrouverons extrêmement déçus et frustrés. C’est un point important dans les enseignements bouddhiques : ne jamais croire que l’on a suffisamment bien compris quelque chose avant de devenir un bouddha. Creuser plus profondément, encore plus profondément, toujours plus profondément. Souvent nous croyons avoir réglé un problème et ne plus pouvoir y être confronté, ou nous pensons que « si un problème devait se présenter dans le futur, je pourrai le régler facilement ». Et pourtant, quand le problème se présente effectivement, on se rend compte que ce n’est pas si facile…
Vérifions maintenant que nous ne considérons pas le bonheur d’une façon fausse… si nous nous apercevons que nous exagérons le bonheur ou ce que nous considérons être le bonheur, il serait bon de déconstruire de telles considérations afin de voir ce qu’il en est réellement. À nous d’apprécier ce que nous avons, tout en sachant que ce n’est pas le bonheur ultime et que les choses peuvent changer, etc., et n’ayons pas la naïveté de croire que ce soit chose aisée dans la réalité de la vie de tous les jours. Ce n’est pas facile, parce que nous nous agrippons automatiquement au bonheur pour le faire durer, nous prenons [ce bonheur conventionnel] pour le bonheur ultime et nous sommes persuadés que « c’est ça qui me rend vraiment, réellement heureux ». Nous réagissons ainsi, nous avons cette saisie qui jaillit automatiquement, surtout quand il s’agit du bonheur d’être avec une personne à qui nous sommes attachés.
Il se peut que nous ne soyons pas trop attachés à nos objets matériels, mais pour ce qui est d’autrui et de l’amour, cela devient très délicat, cela devient très personnel : « je veux être aimé par toi ». Est-ce du bonheur ? Qu’est-ce que c’est ? Question intéressante ! Je vous le demande : « être aimé par toi », est-ce du bonheur ou de la souffrance ? On parle d’un « toi » spécial, on parle de « toi dont on veut être aimé ». Est-ce du bonheur ? Est-ce de la souffrance ? Qu’en pensez-vous ?
L’amour comporte un risque potentiel de souffrance future. C’est comme le fugu, le poisson-globe japonais qui est vénéneux et létal quand il est incorrectement préparé.
Ainsi, être aimé par quelqu’un ou aimer quelqu’un comporte un risque de souffrance quand l’amour cesse. Qu’en est-il des attentes qui vont de pair avec l’amour que la personne nous porte ? Attend-elle de nous que nous soyons disponible pour elle selon ses désirs ? Attend-elle de nous que nous soyons parfait, la personne idéale pour elle ?
Par exemple, j’étais très amoureux mais ça s’est mal terminé et j’ai beaucoup souffert. Mais maintenant quand j’y pense, je ne souffre plus car j’ai beaucoup appris de toute cette histoire.
Est-ce à dire que vous ne souffrirez plus dans une autre relation future, en cas de rupture ? C’est là que je voulais en venir… Avons-nous analysé assez profondément la cause du problème ?
Dans les enseignements bouddhiques habituels, on dit qu’il y a la souffrance, et la souffrance de la souffrance, c’est-à-dire : la douleur physique et, en plus de celle-ci, la souffrance mentale, et il existe certains niveaux d’intensité de souffrance.
Bon, mais quoi qu’il en soit, quand on est aimé par quelqu’un, quelles sont nos attentes ? Nous attendons-nous à être aimé de la manière dont on voudrait l’être ? Et si la personne n’exprime pas son amour de la manière dont on aimerait qu’elle le fasse ? Faut-il tout le temps qu’elle nous montre son amour ? Faut-il tout le temps qu’elle nous dise qu’elle nous aime pour confirmer son amour ? À quelle fréquence doit-elle nous le dire ?
Parce que, en fait, aussi agréable que cela puisse être d’être aimé par quelqu’un, quelles en sont exactement les implications ? Quelles sont nos attentes ? La plupart d’entre nous savent combien il est douloureux de ne plus être aimé par l’autre et de ne plus avoir cet amour. Qu’est-ce qui est aimé par quelqu’un ? Pourquoi, si nous sommes aimé par une personne qui nous indiffère, cela ne compte-t-il pas ? « Je veux être aimé par toi », par cette personne-ci. Par exemple, être aimé par cette personne-là n’est pas le bonheur, mais être aimé par cette personne-ci est le bonheur. C’est bizarre… Être aimé par mon chien ne suffit pas.
Parfois ça suffit.
Parfois, oui. Mais est-ce que nous nous en contentons ? « Ma mère m’aime. C’est tout. » On peut réfléchir à ces questions, il n’y a pas de réponse claire et immédiate, ce sont des questions sur lesquelles il nous faut travailler. Nous voulons surmonter les considérations incorrectes, lesquelles sont fondées sur l’exagération.
Considérer quelque chose de sale comme quelque chose de propre
Continuons. Pourquoi considérons-nous comme du bonheur le fait d’« être avec toi » ? Peut-être à cause du type de considération incorrecte qui consiste à considérer quelque chose de « sale comme propre » – ce sont les termes employés. Voici la phrase que j’utilise volontiers lors de l’analyse de ce syndrome : « Si c’est la tasse de mon bien-aimé, elle est propre ; si c’est la tasse du personnel de ménage, elle est sale », ou encore : « Je suis très heureux de partager ma tasse avec mon bien-aimé et de boire à la même tasse que lui, mais je ne veux pas partager ma tasse avec l’ivrogne au coin de la rue ou avec le personnel de ménage, parce que ces personnes sont sales ». C’est bizarre, non ?
« Si j’embrasse mon bien-aimé avec ma langue dans sa bouche, c’est propre, c’est du bonheur » et si je mets ma langue dans la bouche de l’ivrogne au coin de la rue, est-ce du bonheur, est-ce propre ? « Ah ! Dans la bouche de mon bien-aimé, c’est propre » et nous ressentons du bonheur sur la base de cette considération. C’est très bizarre. Nous sommes confrontés ici à un autre niveau de considération incorrecte. C’est absurde quand on y réfléchit. Nous n’hésitons pas à mettre nos doigts dans notre bouche pour nous curer les dents, ou à mettre notre doigt dans notre nez, mais que se passe-t-il si quelqu’un d’autre met son doigt dans notre bouche ? Notre doigt est propre et le sien est sale ? C’est absurde, non ? « Je peux me curer le nez, mais je ne vais pas curer le nez de quelqu’un d’autre car il est sale. Mais le mien, ça va ».
Mon nez n’est pas propre, mais c’est le mien. C’est la différence.
Ah ! Je vois, c’est la différence ! C’est bizarre, car d’un point de vue objectif c’est pareil. Un nez est un nez, peu importe à qui il est… Cela nous amène au prochain niveau de considération incorrecte qui concerne tout ce qui a trait à « moi » et « mien ». Nous en parlerons dans notre prochaine session. Les quatre types de considérations incorrectes sont liés : le non-statique comme statique, la souffrance comme bonheur, le sale comme propre, et le soi non existant de manière indépendante comme soi existant de manière indépendante.
Considérer quelque chose de sale comme quelque chose de propre peut avoir un fondement doctrinal. Par exemple, en Inde on dit : « Si un brahmane sert de la nourriture avec sa main » comme le font les Indiens, « pour moi, c’est propre ; mais si c’est un intouchable, c’est sale ». Une telle considération peut être basée sur de la propagande ou sur une doctrine, ou simplement jaillir automatiquement. Personne n’a besoin de nous enseigner que « la tasse de mon bien-aimé est propre et la tasse de l’ivrogne est sale ». Intéressant… Un bébé fait-il la différence ? Pas vraiment. Il est très intéressant de se rappeler qu’on apprend aux petits enfants ce qui est sale. Est-ce qu’on leur apprend ce qui est propre ? « Ne mets pas ça dans ta bouche, c’est sale ! » Est-ce qu’on leur apprend « mets-ça dans ta bouche, c’est propre » ?
Mais replaçons ce genre de considérations dans le contexte relationnel. Cela peut se faire à de très nombreux niveaux différents. Du point de vue bouddhique, nous débouchons sur le vaste thème du corps. On considère que le corps humain est beau et propre, mais si on lui retire sa peau, est-il encore beau et propre ? Si l’on regarde dans l’estomac, est-ce beau et propre ? On peut considérer que la nourriture que nous mangeons est propre et délicieuse, mais si nous la mâchons et la recrachons, est-elle encore propre et délicieuse ? Le bouddhisme propose ainsi une multitude de sujets d’études.
La conclusion n’est pas « donc je dois considérer que mon corps est mauvais et horrible » avec, en conséquence, un sentiment de forte aversion et de grande haine vis-à-vis du corps et de tout ce qui y a trait. Non. Il s’agit simplement de ne pas exagérer. Il est important de garder en mémoire qu’une considération incorrecte est l’exagération de quelque chose, en faire une montagne et ne pas voir la réalité – la réalité conventionnelle. Pourquoi sommes-nous si heureux avec notre bien-aimée ? Pourquoi sommes-nous si heureux de tenir sa main ? Pourquoi sommes-nous si heureux de partager son lit et non pas celui de quelqu’un d’autre ? La réponse est : parce que nous considérons cette personne comme une personne spéciale. « C’est beau, c’est propre, c’est le bonheur ». J’espère que vous voyez que toutes ces réflexions nous conduisent à la relation entre ces facteurs et l’esprit, comment ou de quelle façon nous considérons les choses. C’est là que nous voulons en venir.
Prenons un moment pour réfléchir à la considération incorrecte qui consiste à prendre le sale pour du propre.
[Méditation]
Avez-vous des questions ?
Questions
Vous avez expliqué en deux étapes distinctes « considérer la souffrance comme du bonheur » et « considérer le sale comme propre ». Ces considérations sont-elles liées, ou concernent-elles le même sujet ?
Elles sont liées. Peut-être pouvons-nous trouver des exemples dans lesquelles elles ne sont pas nécessairement impliquées en même temps dans la même situation. Néanmoins, nous pouvons sûrement penser à une situation où tous ces facteurs sont réunis. Je suis couché au lit avec ma bien-aimée ou mon bien-aimé et je crois que cela va durer toujours alors que, de toute évidence, c’est impossible. Je peux croire que c’est le bonheur, alors que, en fait, mon bras commence à s’engourdir. L’autre personne est couchée dessus et je veux me retourner de l’autre côté mais si je le fais, je vais la réveiller et cette situation devient vraiment inconfortable. Un autre exemple : nous sommes couchés l’un sur l’autre et « nous sommes si propres, je suis si heureux » mais voilà que nous nous mettons tous les deux à transpirer. Est-ce encore du bonheur ? Est-ce encore propre ? Les deux vont de pair.
Dans l’exemple d’être allongé avec une personne que l’on aime, on peut passer à la quatrième considération incorrecte : « C’est avec toi, donc c’est spécial ». Si nous étions allongé là avec l’ivrogne ou le chien couché sur nous, ce ne serait pas pareil. On considère : « C’est avec toi, donc c’est spécial. C’est du bonheur ; c’est propre ».
Néanmoins les deux ne vont pas toujours de pair : « C’est l’été, je considère que l’été est un bonheur ». Ce n’est pas lié à la question « l’été est-il propre ou pas propre ? » Est-ce que l’été est le bonheur ? Si l’été est le bonheur, alors 45 degrés celsius doit encore être le bonheur ; or, de toute évidence, ce n’est pas le cas. Donc en ce qui concerne l’été, la question « propre ou sale » est absente. Mais pour pouvoir considérer l’été comme du bonheur, il faudrait que ce soit toujours le cas, quelle que soit la chaleur. Souvent ces différents types de considérations incorrectes vont ensemble et ces exemples sont, en fait, les plus intéressants car en général ce sont ceux qui ont la plus grande charge affective et qui sont les plus perturbants au plan émotionnel – et qui génèrent le plus d’attachement.
Y a-t-il d’autres exemples, à part le corps, pour propre et sale ?
« Si ma chambre est en désordre et que le lit n’est pas fait, ça va, c’est propre. Mais si c’est la chambre de quelqu’un d’autre, surtout celle de mes enfants, c’est sale », et nous sommes alors très contrariés. « Si je porte le même pantalon toute la semaine, ça va, il est encore propre, je peux le remettre. Mais si c’est quelqu’un d’autre qui a mis ce pantalon pendant une semaine, il est sale, je ne veux pas le mettre ». Il y a beaucoup d’exemples, mais ça suffit.
Il y a tellement de choses de ce genre, et souvent nos considérations incorrectes sont liées entre elles, surtout quand elles se rapportent à quelqu’un que nous considérons comme spécial. « Ma bien-aimée prépare le repas, c’est propre », nous avons confiance. Mais si c’est une autre personne qui l’a préparé, nous n’avons plus confiance. Peut-être n’a-t-elle pas bien fait la vaisselle ? « Si j’ai lavé la vaisselle seulement en la passant sous l’eau froide et que je l’ai séché avec un vieux torchon que je n’ai pas changé depuis un mois, c’est propre. Si quelqu’un d’autre en fait autant, c’est sale ».
Si je mange chez ma mère, c’est une chose, mais si je mange chez ma belle-mère, c’est différent ?
Oui, exactement. Ce restaurant-ci est propre, ce restaurant-là est sale, c’est permanent, ça ne changera jamais.
C’est peut-être vrai ?
C’est peut-être vrai cette fois-ci, mais est-ce statique ? Est-ce toujours le cas ? Est-ce que tout ce que je mange dans ce restaurant va me rendre heureux ? Je pense que c’est assez drôle, parce que c’est quelque chose que nous pouvons observer. J’ai l’habitude d’aller à un certain restaurant, je n’aime pas avoir trop de choix. Quand il y a trop de choix, cela me rend vraiment malheureux, du coup j’ai tendance à manger tout le temps la même chose. J’ai trouvé un plat que j’aime bien manger, alors je le mange. Mais une fois il était tellement salé que je n’ai pas pu le manger, c’était trop salé. Soit le cuisinier avait oublié que le plat était déjà salé et l’a salé une seconde fois, soit il était malade et un autre a fait la cuisine à sa place. Nous nous attendons toujours au même bonheur, à un bonheur qui ne change pas.
En général les situations sont beaucoup plus complexes, différentes choses se passent tous les jours qui influent sur la qualité de notre expérience, même quand nous allons au même restaurant. N’est-ce pas un peu trop simpliste de séparer les choses entre « propres » et « sales » alors que beaucoup plus de facteurs sont impliqués ?
C’est très vrai. Mais la raison pour laquelle nous nous intéressons à ces situations est que si nous nous attendons à ce que la cuisine servie dans un certain restaurant soit toujours la même, toujours délicieuse, qu’elle nous rende toujours heureux et qu’elle soit toujours propre, nous avons un grand attachement, nous voulons vraiment y aller. Nous avons ce grand espoir, et dès lors que notre espoir n’est pas comblé, nous sommes contrariés, très déçus et frustrés. C’est ce que nous voulons éviter, nous voulons éviter la souffrance due aux attentes et à la considération que ce sera toujours pareil, que cela nous rendra toujours heureux, etc… Les choses changent. Ce que vous dites est vrai, les choses changent.
Si j’ai un gros problème à la maison et que j’envisage la possibilité de me soûler ou de me shooter avec des drogues car « ça va me rendre heureux », allons donc ! Ce ne sera pas le bonheur ! Le problème ne va pas se dissiper parce qu’on s’est soûlé ou défoncé. Être soûl ou défoncé pourrait créér d’autres problèmes, alors est-ce le bonheur ? Est-ce que manger du chocolat va vraiment me réconforter quand je suis malheureux ? Combien de temps va durer le bonheur que je ressentirai en mangeant du chocolat ? Qu’attendons-nous du chocolat ?
Manger du chocolat peut éventuellement aider. Personnellement, j’aime le chocolat. Quand je suis de très mauvaise humeur il m’arrive d’en prendre un morceau, mais je ne m’attends pas à un miracle. Si l’on se rend compte que manger un morceau de chocolat nous procure un bonheur momentané, ou peut-être pas, mais si c’est le cas, apprécions-le ; et si ce n’est pas le cas, manger un morceau de chocolat ne nous pose pas de problème. On n’en fait pas toute une histoire.
Le tout est de ne pas exagérer. Quand nous exagérons, quand nous projetons quelque chose de complètement irréaliste, il en résultera des problèmes et de la souffrance qui nous rendront malheureux. C’est là tout le bouddhisme : comment surmonter la souffrance. Mais nous nous situons ici à des niveaux très grossiers. Quand nous aborderons la discussion sur la vacuité, nous aborderons des niveaux de plus en plus subtils, mais d’abord nous devons nous pencher sur les niveaux grossiers.