Pourquoi y a-t-il de l’ignorance ?
Les gens demandent souvent : « Pourquoi y a-t-il de l’ignorance dans le monde ? A-t-elle été créée par quelqu’un ? Est-ce parce qu’Adam et Ève ont cueilli la pomme défendue et l’ont mangée ? D’où vient l’ignorance ? »
Dans le bouddhisme, nous disons que l’inconnaissance n’a pas de commencement. La raison pour laquelle nous sommes ignorants et ne savons pas comment les choses existent réellement, est due au fait que les apparences ne correspondent pas à la réalité. Ceci concerne les choses ordinaires, conventionnelles. Par exemple, il m’apparaît que je suis le centre de l’univers ; de même, il apparaît aussi à chacun qu’il est le centre de l’univers. Quand nous fermons les yeux pour nous endormir, il nous semble que le reste du monde n’est pas là et que nous sommes tout seul à exister, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas ainsi que le monde existe ! Or quand nous croyons que le monde existe réellement de cette façon fausse, nous créons des tas de problèmes, à la fois pour nous-mêmes et pour les autres.
C’est un exemple très simple, mais il est vrai pour toutes nos expériences courantes. Notre esprit fait apparaître les choses de façons très confuse et étrange et nous croyons qu’elles sont ainsi. Nous ne comprenons pas vraiment comment elles existent en réalité. C’est pareil pour les animaux : il leur apparaît aussi qu’ils sont le centre de l’univers. Nous ne parlons pas ici d’une sorte de faute intellectuelle. Nous disons que la façon dont les choses nous apparaissent au cours de notre expérience quotidienne est incorrecte, y compris pour les animaux.
Mais en fait, il est possible de nous débarrasser de la confusion, ou ignorance, qui est la cause de nos problèmes. Ne pas savoir comment les choses existent ou en avoir une compréhension incorrecte ne peut pas coexister dans notre esprit avec une compréhension complètement correcte. Entre les deux, nous hésitons ; nous ne sommes pas sûrs, nous soupesons les possibilités : « C’est peut-être comme ceci ; c’est peut-être comme cela ». Mais une fois que nous sommes pleinement persuadés qu’un certain mode d’existence de notre personne, des autres et des choses, correspond à la réalité, il devient impossible d’entretenir en même temps une compréhension incorrecte ou une méconnaissance à ce sujet. Si l’on sait que la terre est ronde, on ne peut plus croire qu’elle est plate – on sait qu’elle est ronde. Étant donné qu’une compréhension juste peut complètement remplacer une compréhension fausse au point que cette dernière ne surviendra jamais plus – parce que nous sommes absolument convaincus qu’elle est correcte, – nous nous débarrassons des causes de nos problèmes, et les problèmes eux-mêmes ne surviendront jamais plus. Si nous suivons ce raisonnement, nous acquérons la conviction qu’il est effectivement possible de nous débarrasser de nos problèmes. En fait, acquérir la conviction que nous pouvons atteindre ce but est quelque chose de très important dans le bouddhisme.
Les cinq facteurs agrégés de l’expérience
La confusion à leur sujet
Notre confusion fondamentale au sujet de la réalité concerne la relation entre « moi », le corps et l’esprit. Pour éliminer cette confusion, une compréhension claire des cinq facteurs agrégés de l’expérience, dénommés « cinq agrégats », est nécessaire. « Agrégé » est un adjectif qui signifie « composé de plusieurs parties » [NDT : « agrégat » est un substantif qui désigne un assemblage de plusieurs éléments]. En fait, il s’agit de notre expérience de tous les jours, d’instant en instant. Celle-ci se compose de nombreux éléments qui changent tous continuellement, mais ce n’est pas ainsi qu’elle nous apparaît. Par exemple, nous nous réveillons de mauvaise humeur le matin et croyons que cette humeur est une chose solide, lourde, qui va durer toute la journée. Nous ne nous rendons pas compte qu’à chaque instant nous voyons quelque chose de différent, entendons quelque chose de différent, etc. Nous ne considérons pas ce qui survient réellement à chaque instant. Si nous avons mal à la tête, il nous semble que rien d’autre n’existe hormis notre mal de tête. Cela montre bien que la façon dont les choses nous apparaissent ne correspond pas à la façon dont elles existent.
C’est pareil en ce qui nous concerne personnellement. Par exemple : « Je suis gros(se) ». Nous n’accordons aucune importance au fait qu’à chaque instant nous faisons l’expérience de toutes sortes de choses car nous nous identifions avec une seule, c’est-à-dire : avec le surpoids. C’est ce qui nous apparaît quand, nous regardant dans le miroir, nous nous identifions avec un certain aspect de notre expérience, en l’occurrence : avec le poids de notre corps… Mais il y a beaucoup d’autres éléments qui nous composent, pas seulement le poids de notre corps, n’est-ce pas ? Il faut comprendre l’ensemble de ce qui constitue notre expérience : autrement dit, il faut comprendre les cinq agrégats.
La classification bouddhique des phénomènes
La philosophie bouddhique établit une différence entre les choses qui existent et celles qui n’existent pas. Ce qui existe peut faire l’objet d’une connaissance valide. Ce qui n’existe pas ne peut pas faire l’objet d’une connaissance valide. Les lèvres de poulet n’existent pas. Nous pouvons imaginer les lèvres d’un être humain sur un poulet, mais nous ne pouvons pas imaginer des lèvres de poulet sur un poulet, parce qu’une telle chose n’existe pas.
Ce qui existe peut être divisé en deux vastes catégories : « statique » et « non statique ». Ces termes sont habituellement traduits par « permanent » et « impermanent », mais cette traduction induit en erreur. Ce qui fait la différence, c’est si une chose change ou ne change pas au cours de son existence. Une chose peut exister pendant une courte période ou pour toujours. Je ne veux pas vraiment aborder des exemples de phénomènes statiques, mais en une phrase je dirais que ce sont des choses comme des qualités mathématiques, des faits qui ne changent jamais. « Un plus un égal deux » ne change jamais.
Les cinq facteurs agrégés désignent uniquement les phénomènes non statiques qui constituent notre expérience d’instant en instant. Certains sont reliés à notre continuum mental, d’autres ne le sont pas. Il y a trois catégories fondamentales de phénomènes non statiques : les formes de phénomènes physiques, les manières d’avoir conscience de quelque chose, et les variables d’influence qui n’appartiennent à aucune des deux autres catégories (les variables d’influence non concomitantes).
Les formes de phénomènes physiques constituent le premier facteur agrégé de notre expérience : c’est l’agrégat des formes. Ces dernières comprennent les vues, les sons, les odeurs, les saveurs, les sensations physiques, etc. Il y a aussi certaines formes qui ne sont pas matérielles, à l’instar des objets que nous voyons et entendons en rêve.
Ce que je traduis par « manière d’avoir conscience de quelque chose » est d’habitude traduit par « phénomènes mentaux », mais cette façon de rendre le terme n’est pas claire. Il y a plusieurs manières d’avoir conscience de quelque chose : entendre, voir, ressentir et penser quelque chose, être en colère contre quelque chose, aimer quelque chose, etc. Tout ce que je viens d’énumérer sont des manières d’avoir conscience de quelque chose. Elles sont très différentes de la forme d’un phénomène physique, n’est-ce pas ?
Ensuite il y a des choses qui influent sur notre expérience et n’appartiennent à aucune de ces deux catégories. Un exemple est le temps. Le temps passe et nous affecte : nous vieillissons. Mais le temps n’appartient à aucune des deux catégories précédentes.
La conscience primaire et les facteurs mentaux
Il y a deux sortes de manières d’avoir conscience de quelque chose : la conscience primaire et les facteurs mentaux. La conscience primaire, qui est le deuxième agrégat, a purement et simplement conscience de la nature essentielle de quelque chose. La nature essentielle de quelque chose quelle qu’elle soit : un son, une vue, une odeur, une pensée. Voir, par exemple, a tout simplement connaissance de la nature essentielle d’une vue en tant que vue.
Prenons l’exemple simple, mais très profond, de l’orange. Qu’est-ce qu’une orange ? Voilà une question intéressante. Est-ce la vue d’une orange ? Est-ce le son d’une orange quand on la presse ? Est-ce l’odeur d’une orange ? Est-ce le goût d’une orange ? Est-ce la sensation d’une orange dans la main ? Qu’est-ce qu’une orange ? Est-ce-que tout cela est à l’intérieur d’une orange ? Avec la conscience primaire, nous avons simplement conscience du champ d’information dont nous prenons connaissance. En fait, nous parlons du canal sur lequel nous sommes : est-ce le canal visuel ? Le canal audio ? Le canal olfactif ? Avons-nous affaire à des vues, à des sons, à des pensées ? À quoi avons-nous affaire dans le cas de cette orange ?
Question : Je n’arrive pas à faire la différence entre la forme physique et la conscience d’une forme physique. Il faut bien que j’aie conscience de quelque chose...
C’est une très bonne remarque, parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose dont nous avons conscience. Le sujet et l’objet, ou la conscience et l’objet, sont appelés « non duels ». C’est une traduction littérale, elle peut induire en erreur. Cela ne veut pas dire que les deux soient identiques. En termes très simples : les deux forment toujours un lot. On ne peut pas avoir l’un sans l’autre. On ne peut pas faire une expérience sans faire l’expérience de quelque chose. On ne peut pas avoir une pensée sans penser une pensée. Les deux choses sont différentes, elles ne sont pas identiques, mais elles viennent toujours ensemble.
Puis, autour de cette conscience primaire viennent se greffer tous les facteurs mentaux, ou types subsidiaires de conscience, – aimer l’objet, ne pas l’aimer, y prêter attention, s’y intéresser, ainsi que toute la gamme d’émotions possibles. Et chaque type de conscience primaire fonctionne à travers un pouvoir sensoriel spécifique, mais « pouvoir sensoriel » n’est pas non plus le bon terme. Nous voulons parler de capteurs cognitifs ; pour les cinq sens physiques, ce sont des formes de phénomènes physiques qui appartiennent à l’agrégat des formes. Il y a les cellules photosensibles des yeux, les cellules audio-sensibles des oreilles, et ainsi de suite. Chaque type de conscience primaire sensorielle fonctionne avec son propre type spécifique de cellules sensibles. La conscience primaire, qui fonctionne via les cellules sensorielles, ne fait rien d’autre que de mettre une chaîne à la télévision.
Le ressenti d’un niveau de bonheur
Les facteurs mentaux vont avec la chaîne [de télévision]. Une fois que nous sommes sur une chaîne, nous devons actionner les boutons de réglage pour fixer l’image, ajuster le volume et faire toutes les autres mises au point. C’est pareil pour les facteurs mentaux, ou divers types de conscience subsidiaire, et il y en a un grand nombre.
Parmi les plus importants, citons d’abord le ressenti d’un niveau de bonheur. En général ce terme est simplement traduit par « sentiment », mais cette traduction induit en erreur car il n’y a pas d’émotion ici. Quand on lit le mot « sentiment » dans un texte bouddhique, il ne signifie rien d’autre que le « ressenti d’un niveau de bonheur ». Bien que « sentiment » soit la traduction habituelle, le terme ne désigne ni une émotion, ni une intuition, ni la perception d’une sensation comme chaud ou froid.
À chaque instant nous sommes branchés sur une chaîne : nous avons affaire à quelque chose, par exemple, à des vues, auquel cas cela a lieu sur le support des cellules photosensibles des yeux et par l’intermédiaire du corps en général. C’est ce qui se passe continuellement. En même temps, à chaque instant, nous éprouvons quelque chose sur une échelle entre « heureux » et « malheureux » – ce peut être neutre, ce peut être à n’importe quel niveau – prêtant à chaque instant une tonalité d’expérience. Ce facteur mental en soi constitue le troisième facteur agrégé, l’agrégat du ressenti d’un niveau de bonheur.
Le discernement
Le discernement est un autre facteur mental important. Il est d’habitude traduit par « reconnaissance », mais cette traduction induit complètement en erreur. La « reconnaissance » signifie que l’on a déjà vu quelque chose ; on compare quelque chose de nouveau avec quelque chose qu’on a vu auparavant et reconnaît la chose nouvelle comme appartenant à la même catégorie. Mais ce n’est pas ce dont nous parlons ici.
Par exemple, nous sommes sur le canal visuel, alors nous voyons un champ de vision. Pour pouvoir en faire quelque chose, nous devons être capables de discerner quelque chose par rapport à tout le reste, dans ce champ de vision. Pour vous voir, je dois discerner la forme colorée de votre tête par rapport à la forme colorée du mur qui est derrière vous, afin de pouvoir vous regarder, faire l’expérience de vous et vous donner une réponse émotionnelle. En réalité, il nous serait impossible de survivre autrement ; sans le discernement, nous ne pourrions pas fonctionner dans ce monde. C’est la même chose quand on parle de discerner la voix de quelqu’un par rapport au bruit de fond produit par la circulation en ville. Le discernement, c’est cela. Il constitue un facteur agrégé à lui tout seul.
L’agrégat de tout le reste
Ensuite il y a « tout le reste » qui est non statique et change tout le temps. C’est le cinquième agrégat. « Tout le reste » comprend : prêter attention, l’intérêt, la colère, le désir, l’amour, la compassion – toutes les émotions et toutes les choses qui nous permettent de nous concentrer, etc. C’est une grande catégorie.
Est-ce que l’un des trois derniers agrégats survient en premier, ou est-ce qu’ils sont là tous ensemble en même temps ?
En fait, les cinq vont en même temps. On ne peut pas dire qu’une pensée survienne, puis qu’on la remarque, puis qu’on la pense.
Les cinq agrégats sont cinq regroupements, ils sont comme cinq sacs. Chaque instant de notre expérience est constitué d’un ou de plusieurs articles de chaque sac.
- L’agrégat des formes : c’est notre corps et toutes les vues, les sons, et ainsi de suite
- L’agrégat de la conscience : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, éprouver une sensation physique et penser
- L’agrégat des ressentis – ressentir un niveau de bonheur
- L’agrégat du discernement
- L’agrégat des autres variables d’influence, parfois appelé « agrégat de la volition ».
C’est ce dernier que j’ai appelé « agrégat de tout le reste ». Il inclut les impulsions du genre : « J’ai envie de me gratter la tête ». Selon certains systèmes de pensée bouddhique, c’est le karma. Étant donné que les impulsions, ou karma, sont le facteur dominant de cette catégorie, certains traducteurs appellent cet agrégat « l’agrégat des volitions ». Parler de « volonté » est beaucoup trop exagéré. Mais les volitions et les émotions sont toutes dans un grand sac.
Identifier le « moi » conventionnel en prenant l’exemple d’une habitude
Maintenant nous pouvons travailler avec le schéma des cinq agrégats de notre expérience. Ce que nous voulons faire, c’est identifier le « moi » conventionnel qui est inclus dans le dernier facteur, c’est-à-dire dans l’agrégat des autres variables d’influence, et comprendre sa relation avec tous les membres des autres agrégats.
Le « moi » conventionnel est un phénomène non statique. Parmi les trois types de phénomènes non statiques dont nous avons parlé, le troisième regroupe les phénomènes qui ne sont ni une forme de phénomène physique, ni une manière d’avoir conscience de quelque chose. Ils sont compris dans l’agrégat des autres variables d’influence. Pour commencer, laissez-moi vous donner quelques autres exemples d’éléments qui appartiennent à cette troisième catégorie de phénomènes non statiques, afin d’avoir une meilleure idée de quoi nous parlons. Nous avons déjà mentionné le « temps » comme exemple, mais il y en a d’autres qui sont importants, par exemple : les habitudes.
Qu’est-ce qu’une habitude ? Prenons l’exemple de l’habitude qui consiste à fumer des cigarettes. L’habitude de fumer n’est pas l’ acte réel physique de fumer, car l’acte physique de fumer est l’acte de fumer, il n’est pas l’habitude de fumer. L’habitude de fumer n’est pas non plus l’envie ou l’impulsion de prendre une cigarette, car l’impulsion de prendre une cigarette est une manière d’avoir conscience de quelque chose : on voit la cigarette et on la veut.
Mais John, le fumeur, n’a pas conscience qu’il veut fumer parce que dans ses cellules, il a des substances chimiques qui le poussent à fumer...
Ces substances chimiques sont le support physique de l’habitude de fumer, mais l’habitude n’est pas les substances chimiques elles-mêmes. S’il y a une bouteille pleine de ces produits chimiques, cela ne va pas pousser cette bouteille à fumer une cigarette, n’est-ce pas ? Par conséquent, une habitude n’est pas le support chimique d’une habitude. Une habitude n’est même pas une voie « bien lubrifiée » d’impulsions neurochimiques dans le cerveau. Un cerveau mort qui aurait une telle voie ne fumerait pas non plus une cigarette.
Qu’est-ce que l’habitude de fumer des cigarettes ? Il y a une séquence répétitive d’évènements identiques fréquents. Disons que toutes les heures, de manière pulsionnelle, nous fumons une cigarette. C’est sur la base de cette séquence répétitive d’évènements identiques que l’on peut dire objectivement qu’« il y a une habitude de fumer ». L’habitude de fumer est, dans le jargon bouddhique, une « imputation » basée sur ces évènements identiques.
Qu’est-ce qu’un phénomène imputé ? Un phénomène imputé, comme dans l’exemple d’une habitude, est quelque chose dont l’existence ne peut être établie que sur la base d’autres phénomènes, et qui ne peut faire l’objet d’une connaissance valide que dépendamment d’eux. Par exemple, pour qu’une habitude de fumer existe et soit connue de manière valide, il faut qu’elle soit dépendante des actes de fumer. L’habitude n’existe pas indépendamment de ces actes. De même, le mouvement est un phénomène imputé sur le support d’un objet physique qui se trouve séquentiellement en des endroits légèrement différents. Il ne peut y avoir de mouvement sans que quelque chose bouge.
Une habitude, donc, à l’instar du mouvement, n’est pas quelque chose qui est fabriqué par une pensée conceptuelle. Si nous stoppions toute la pensée conceptuelle, cela ne ferait pas cesser d’exister toutes les habitudes et tous les mouvements, n’est-ce pas ? Les habitudes, donc, sont des phénomènes non statiques, validement connaissables et affectés par beaucoup de choses. Les habitudes peuvent changer : elles peuvent se renforcer ou s’affaiblir. C’est cela, une habitude. On la met dans la troisième catégorie des phénomènes non statiques, la catégorie des « ni…ni ».
Le « moi » conventionnel
Le « moi » conventionnel, qui va être très important dans notre discussion, est un autre exemple de cette catégorie de « ni…ni ». Par exemple, une séquence individuelle d’expérience subjective de quelque chose a lieu, laquelle peut être analysée dans le cadre des cinq facteurs agrégés qui constituent chaque instant de cette expérience. Il y a : voir quelqu’un, entendre quelque chose, aller là, faire ceci, faire cela. Tout cela forme une séquence individuelle d’expérience subjective de quelque chose, parce qu’un instant fait suite à un autre. Le « moi » conventionnel est un phénomène imputé sur la base de cette séquence d’expérience de quelque chose. Ce « moi » conventionnel n’existe et ne peut être validement connu que dépendamment de ce support. Nous pouvons donc valider la déclaration selon laquelle « c’est moi – je fais ceci, je dis cela, j’entends ceci ou cela. » Nos déclarations ne sont pas le fruit de notre imagination. On ne peut pas dire que c’est quelqu’un d’autre qui fait ceci, ou que personne ne fait cela. « Je » fais ceci ; « je » fais l’expérience de ceci ou cela.
De même qu’une habitude n’est pas une sorte de petit diable assis dans notre tête qui dit : « Fume une cigarette maintenant », le « moi » conventionnel n’est pas un petit chef dans notre tête qui dit : « Fais ceci maintenant ; fais cela maintenant », mais est une imputation qui n’est ni une forme de phénomène physique, ni une manière de connaître quelque chose. Le problème est que, selon toute apparence, il semble qu’il y a un petit chef dans notre tête, parce que nous faisons l’expérience d’une voix qui dit : « Maintenant je vais faire ceci et cela ». C’est ce qu’il nous semble, et nous croyons qu’il en est ainsi ; mais ce n’est pas la façon dont le « moi » conventionnel existe en réalité.
Dans le bouddhisme, nous parlons du « moi » conventionnel, certes, lequel existe. Nous existons. Nous ne disons pas simplement : « Ce corps est assis sur une chaise ». Nous disons : « Je suis assis sur une chaise. » D’un point de vue conventionnel, nous sommes assis ici. Et d’un point de vue conventionnel, nous faisons l’expérience de toutes ces choses : nous voyons, nous ressentons, et ainsi de suite. Mais il n’y a ni petit diable solide, ni petit ange, assis dans notre tête, qui soit le vrai « moi » et fasse l’expérience de ces choses.
On peut, bien sûr, entrer dans beaucoup plus de détails, mais telle est la situation générale. Quand on croit qu’il y a ce petit chef dans notre tête, on est très coincé, on commence à s’inquiéter de ce que les gens pensent de notre « moi ». On développe de l’anxiété et toutes sortes de problèmes et de névroses. On peut devenir paranoïaque et croire que tout le monde nous regarde et nous juge.
N’est-il pas nécessaire de me demander ce que les autres pensent de moi ?
C’est pour cela que nous faisons la différence entre le « moi » conventionnel et le faux « moi » : le faux « moi » est comme des lèvres de poulet, et le « moi » est comme le bec du poulet. Mais nous imaginons que le « moi » conventionnel existe comme un faux « moi » ; nous imaginons qu’il y a des lèvres sur ce poulet. Le faux « moi » serait comme le petit chef dans ma tête. Une telle croyance revient à imaginer du rouge à lèvres sur le bec d’un poulet. Nous disons : « Oh ! Il faut que je sois comme ceci, il faut que je sois comme cela ».
Au plan conventionnel, ce que les autres pensent de nous a de l’importance. Cela fait partie de l’éthique bouddhique de nous réfréner de blesser autrui, parce que nous avons de la considération pour ce qu’ils pensent, pour ce qu’ils éprouvent, nous sommes concernés par les effets de nos actes sur eux, et ainsi de suite. C’est quelque chose de vraiment important, c’est la gestion du « moi » conventionnel. Mais si nous confondons le « moi » conventionnel avec le faux « moi », nous faisons entièrement dépendre notre sentiment de valeur personnelle de l’opinion d’autrui. Par exemple, quelqu’un ne m’approuve pas, alors du coup je pense que je suis nul et ne vaux rien. Nous développons toutes sortes de problèmes psychologiques. Il y a une grande différence entre les deux « moi ». Le « moi » conventionnel est un peu impersonnel. Si quelqu’un nous critique, nous sommes en mesure d’apprendre de sa critique – tout sur la base du « moi » conventionnel. Par contre, si nous pensons du point de vue du faux « moi », nous prenons leurs critiques personnellement : « Les autres pensent que je suis nul, pas bon, méchant. Personne ne m’aime ». Il y a une grande différence.
On parle maintenant d’un « moi » conventionnel parmi d’autres choses qui existent. Mais dans le bouddhisme, il y a anatma, le non-soi, qui veut dire qu’il n’y a pas de « moi » du tout, même pas de « moi » conventionnel. Comment peut-on affirmer qu’il y a un « moi » conventionnel parmi d’autres choses existantes ?
C’est le malentendu le plus courant à propos des enseignements bouddhiques sur le non-soi, ou anatma. La négation porte sur le faux « moi ». La négation ne porte pas sur le « moi » conventionnel. Le poulet a un bec. Nous ne nions pas que le poulet a un bec. Nous nions que le poulet a des lèvres.
Bref résumé du « moi » conventionnel et des cinq agrégats
Nous avons parlé des cinq agrégats, les facteurs de notre expérience ; c’est une classification schématique de tous les phénomènes non statiques. Tous ces phénomènes non statiques peuvent être mis dans cinq sacs. Mais ces cinq sacs, les cinq agrégats, ne sont qu’une classification schématique ; ils n’existent pas de façon solide quelque part dans le ciel et ne sont pas non plus trouvables dans notre tête. Mais au moins un élément de chaque sac va constituer chaque instant de notre expérience. À chaque instant, nous sommes sur un canal – de la vue, de l’ouïe, de la pensée, etc., – et nous discernons quelque objet dans ce champ ; nous avons affaire à quelque chose – une vue, un son, etc., – et ressentons un certain niveau de bonheur ou de peine en lien avec ce quelque chose. Ensuite nous avons tout le reste : une émotion est impliquée, un niveau d’attention portée, un intérêt, et toutes ces choses. Puis, dans le sac qui contient tout le reste, on trouve le « moi » conventionnel, lequel est un phénomène imputé sur la base des agrégats de chaque instant en changement constant : « Je fais l’expérience de ceci, je vois cela, je fais ceci ou cela… »
L’étiquetage mental par des catégories et la désignation par des mots
Certes, les habitudes et le « moi » conventionnel existent, mais comme pour les mouvements, leur imputation dépend d’une base qui change constamment, ce qui fait qu’on ne peut ni les épingler, ni les connaître per se. Alors que sont-ils ? Et comment établir leur existence ? Pour ce faire, nous procédons du point de vue d’un étiquetage mental par catégories et d’une désignation par des mots et des noms. Je devrais ajouter que l’imputation, l’étiquetage mental et la désignation sont le même mot en sanskrit et en tibétain. À cause de cela, ils sont parfois employés de manière interchangeable dans nos langues [européennes] ; mais je trouve qu’il est utile de recourir à trois expressions distinctes pour correspondre aux trois usages du terme original.
Reprenons notre exemple de l’habitude. Nous avons beaucoup de types de comportements répétitifs : à part fumer de manière répétitive, nous pouvons aussi, de manière répétitive, prendre le petit déjeuner à une certaine heure, lire le journal en mangeant, emprunter le même chemin pour aller au travail, et ainsi de suite. Sur la base de chacun de ces types de conduite répétitive, il existe, en tant que phénomène imputé, une habitude d’agir de cette façon-là. Mais qu’est-ce qui permet d’établir qu’il y a quelque chose comme une habitude ? Qu’est-ce qui permet d’établir qu’il y a un phénomène qu’on appelle « habitude » ?
Bon, il y a une catégorie « habitude » à laquelle nous recourons dans la pensée conceptuelle et que nous étiquetons mentalement sur chacun de ces types de comportements répétitifs ; puis il y a la catégorie spécifique « habitude de fumer » que nous étiquetons mentalement de la même manière sur les occurrences individuelles consistant à fumer. Il y a aussi les mots « habitude » et « habitude de fumer » : à travers ces mots, nous désignons les catégories « habitude » et « habitude de fumer ». Par extension, nous désignons toutes les sortes de conduite de type répétitif par le mot « habitude », et l’acte répétitif de fumer par les mots « habitude de fumer ». Ce sont des conventions sur lesquelles tout le monde s’accorde.
Et maintenant, comment peut-on établir qu’il y a un phénomène tel qu’une habitude ? Ou en termes plus simples : qu’est-ce qu’une habitude ? Allons au plus facile et analysons du point de vue de la désignation par des mots, et prenons plus spécifiquement les mots « habitude de fumer ». Une habitude n’est pas un mot. Elle n’est pas le son des mots « habitude de fumer », ces mots sont la désignation. L’habitude de fumer n’est pas une action de fumer considérée individuellement, les actions de fumer considérées individuellement sont la base de la désignation d’une habitude. Mais tout le monde serait d’accord sur le fait que, objectivement, nous avons l’habitude de fumer, quoique notre habitude ne soit ni ces mots, ni aucune des actions considérée individuellement, ni leur déroulement. Mais les mots « habitude de fumer » réfèrent à quelque chose sur la base de ces actions considérées individuellement. Ils réfèrent à l’habitude réelle, mais nous ne pouvons pas la montrer comme si elle était trouvable dans les mots ou dans les actions. Donc, une habitude est un petit peu comme une illusion : ce n’est pas quelque chose de solide. Une habitude n’est que ce à quoi réfère le mot « habitude » sur la base de chaque instant, en changement constant, d’actions répétitives de type identique.
Ce qui établit qu’il y a une habitude de fumer, donc, est purement et simplement le fait que les mots « habitude de fumer » mis sur le compte de l’action répétitive de fumer, se rapportent à quelque chose qui fait l’unanimité par convention et ne contredit pas la cognition valide. En outre, cette habitude de fumer produit des effets : elle entraîne à sa suite d’autres occurrences consistant à fumer. Alors si nous devons dire ce qu’est l’habitude de fumer, nous dirons simplement que c’est ce à quoi réfère le mot « habitude » sur la base d’actions répétitives qui consistent à fumer.
Appliquons maintenant cette compréhension au « moi » conventionnel. Nous avons le mot « moi ». On pourrait pousser plus loin la désignation par un nom, comme Alex ou tout autre nom, mais contentons-nous de le désigner simplement par « moi ». Bon, alors, qui suis-je ? Je ne suis pas le mot « moi ». Je ne suis pas un mot. À quoi appliquons-nous le mot ? Nous l’appliquons à une séquence individuelle d’instants d’expérience de quelque chose, laquelle expérience est constituée de composantes des cinq agrégats. Il y a une séquence d’instants dans « marcher », « parler », « voir » et « faire » des choses. C’est la base de la désignation du « moi ». Et notez bien qu’il faut que la base soit une base appropriée, valide. On n’attribue pas le mot « moi » à quelque chose de complètement farfelu. Nous n’appelons pas « moi » une fusée qui va dans la lune.
À quoi se rapporte le mot « moi » ? Le mot « moi » se rapporte au « moi » conventionnel. Mais qui est-il et quel est-il ? Ce « moi » est quelque chose qu’on ne peut pas épingler ; il est simplement ce à quoi réfère le mot « moi » sur la base d’une séquence individuelle des cinq agrégats, en changement constant, de l’expérience. Selon toute apparence, il semble être un petit chef dans notre tête, mais ce n’est pas le cas : il n’est que ce à quoi un mot réfère sur la base de la séquence individuelle d’instants d’expérience subjective de quelque chose. Ce « moi » conventionnel est comme une illusion, il n’est pas la même chose qu’une illusion. Il est comme une illusion, parce qu’il apparaît comme quelque chose de solide alors qu’il ne l’est pas.
Maintenant, quand nous disons que l’existence de quelque chose est établie du point de vue de l’étiquetage mental ou de la désignation par des mots ou des par noms, nous ne disons pas que quelque chose est créé par l’étiquetage mental ou par la désignation. Le bébé n’existe pas uniquement parce qu’on voit cette petite créature et qu’on pense ou dit « bébé ». Que nous mettions ou non sur cette créature l’étiquette de « bébé » ou que nous la désignions ou non par le mot « bébé » ne change rien. L’étiquette ou la désignation « bébé » ne crée pas le bébé. On ne peut pas dire que le bébé n’existe pas quand personne ne lui attribue activement le label « bébé ».
Assurément, le bébé existe. C’est quelque chose que nous ne remettons pas en question. Mais qu’est-ce qu’un bébé, et qu’est-ce qui établit que cette petite créature existe en tant que bébé ? Ce qui établit son existence en tant que bébé est que le label mental et la désignation « bébé », appliqués sur une base d’étiquetage valide correspondante, réfèrent effectivement à quelque chose qui ne contredit ni la convention ni la cognition valide. C’est ce que cela veut dire, quand nous disons que cette chose existe en tant que « bébé » ou en tant que « bébé Maria » « sur la base d’un étiquetage mental ». Ce bébé existe aussi pour le moustique… en tant que « petit-déjeuner » ! Le moustique n’a pas besoin de connaître le mot « petit-déjeuner » pour voir bébé Maria comme quelque chose dont le sang est bon à sucer.
La vacuité en tant qu’absence
Voilà qui nous mène au thème de la vacuité, shunyata en sanskrit, appelée « vide » la plupart du temps. Excusez-moi, mais avec ma formation de traducteur, je trouve que la plupart des malentendus qui ont cours en Occident à propos du bouddhisme sont dus à des termes dont la traduction induit en erreur. « Vide » implique qu’il y a quelque chose de trouvable et de présent, comme un verre, mais que celui-ci est vide, qu’il n’y a rien dedans. C’est un verre vide. Telle n’est pas la signification de la vacuité selon la vue gelug prasangika [guéloug prasanguika]. La vacuité est simplement la négation de quelque chose dont l’existence est impossible et n’affirme pas l’existence de quoi que ce soit, comme par exemple l’existence d’un verre vide. Ainsi, dans une discussion du point de vue prasangika [pransanguika], bien que « vacuité » puisse ne pas être la meilleure traduction, elle est quand même plus exacte que le terme « vide ». Mais gardez à l’esprit que nous ne parlons pas de néant. Le sens du mot shunyata est beaucoup plus proche d’une absence. Plus précisément, c’est une absence de façons impossibles d’exister. En sanskrit, le mot shunyata et le même mot que pour « zéro ».
Tout d’abord, est-ce que l’absence existe ? Oui, l’absence existe. Peut-on la voir ? Oui, on peut voir qu’il n’y a pas d’éléphant dans cette pièce. Nous pouvons tous voir très clairement l’absence d’un éléphant. Cependant, avec la vacuité, nous ne parlons pas de l’absence de quelque chose qui pourrait exister, comme ce pourrait être le cas d’un éléphant dans cette pièce. Nous parlons de l’absence de quelque chose qui n’existe pas du tout. Nous pouvons voir aussi qu’il n’y a pas d’éléphant rose dans la pièce. Un éléphant rose n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais. On ne peut pas dire qu’un éléphant rose soit venu ici, puis qu’il soit passé dans la pièce d’à côté et risque de revenir… Nous ne parlons pas d’une absence de type temporaire. Nous parlons d’une absence totale, complète, comme celle d’un éléphant rose. Il n’y a jamais eu d’éléphant rose dans la pièce.
Avec la vacuité, nous parlons d’une absence de quelque chose de totalement impossible qui n’existe pas et ne peut exister en aucun cas. Mais le concept mental ou le fantasme qui nous fait imaginer un éléphant rose, existe, et peut nous effrayer. Nous pouvons avoir peur qu’il y ait un éléphant rose ou un monstre dans la pièce. Ce qui est absent, c’est ce à quoi réfère la fantasmagorie, comme si c’était quelque chose de réel, c’est-à-dire à un éléphant rose réel ou à un monstre réel. Nous pouvons avoir l’idée fausse qu’il y en a un, mais cette idée ne renvoie pas à quelque chose de réel. En réalité, il n’existe rien qui soit un éléphant rose réel ou un monstre réel.
Mais ici, nous ne parlons pas seulement de l’absence d’une chose impossible, comme un éléphant rose. Nous parlons de l’absence d’une façon impossible d’exister. Avec la vacuité, nous ne disons pas qu’il n’y a pas de monstre dans cette pièce. Nous disons que cette pièce n’est pas hantée par un monstre ; nous parlons de la façon dont la pièce existe. Elle n’a jamais existé en tant que pièce hantée par monstre. Bien sûr, si un enfant croit que sa chambre est hantée par un monstre, il aura très peur et ne pourra pas s’endormir. Mais cette fausse conception et la peur qui l’accompagne ne réfèrent à rien de réel quant à la façon dont la chambre existe. Si nous allumons la lumière, nous pouvons montrer à l’enfant que la pièce n’existe pas de cette façon.
Quand nous parlons de la vacuité, donc, nous parlons d’une « absence de façons impossibles d’exister ». Cela fait beaucoup de mots, mais c’est ce dont parle la vacuité.
Il y a le « moi » conventionnel – il existe : c’est ce à quoi le mot « moi » réfère sur la base des facteurs agrégés en changement constant qui constituent une séquence individuelle d’expérience de choses d’instant en instant. Mais nous projetons ou superposons sur le « moi » conventionnel la fausse conception qu’il existe à la manière du faux « moi », ce petit chef dans notre tête, ce qui est impossible. Cette fausse conception ne réfère pas à quelque chose de réel. Nous pensons que ce petit chef dans notre tête est le « moi » réel, le véritable « moi ». Mais ce n’est pas vrai, pour la bonne raison qu’il n’y a rien de tel qu’un petit chef assis dans notre tête.
Par exemple, on dit quelque chose à quelqu’un et cette personne se met en colère, puis nous échangeons des paroles vives. Les paroles que nous avons prononcées à l’origine, la réaction de l’autre personne, puis l’échange verbal qui a suivi : tout cela constitue la base sur laquelle nous apposons l’étiquette de la catégorie « moi ». Nous avons fait l’expérience de tout cela. Du point de vue du « moi » conventionnel, la description valide de cet incident serait : « J’ai dit quelque chose et l’autre personne a répondu avec colère, puis nous avons eu des échanges échauffés ». C’est ce qui s’est passé en réalité.
Or, si nous croyons et projetons le faux « moi » sur le « moi » conventionnel qui a participé à cet incident, nous pensons : « Je suis un véritable IDIOT ! J’ai recommencé ! Je dis toujours ce qu’il ne faut pas dire ! Je suis nul. » Ce qui est absent ici, c’est ce « moi » idiot en tant que quelque chose de vraiment réel. Nous avons le concept d’un « moi » idiot, pas bon – ce concept existe. Mais ce à quoi réfère ce concept – c’est-à-dire à un « moi » qui existerait véritablement en tant que réel idiot – est absent ; c’est quelque chose qui n’existe pas. Nous imaginons tout simplement que le « moi » conventionnel existe en tant que faux « moi ». C’est une façon impossible d’exister. Nous avons peut-être dit quelque chose de stupide du point de vue conventionnel, mais personne ne peut exister seulement comme quelqu’un de totalement stupide et rien d’autre.
Maintenant vous vous éloignez vraiment de cette vieille affirmation à jamais stupéfiante qu’on trouve dans le bouddhisme, selon laquelle il n’y a pas de « moi » du tout…
Le bouddhisme ne dit pas cela. Jamais, à aucun moment.
Mais c’est ce que nous entendons et lisons depuis des générations ! Le « moi » est ce que les hindous disent qu’ils ont, ce vrai « moi » qu’ils appellent atman et que les bouddhistes nient.
Je suis désolé, mais je pense que c’est un malentendu. Le bouddhisme nie l’existence de l’atman que les diverses écoles hindoues affirment, mais ne nie pas qu’il y a un « moi » conventionnel. C’est très clair dans les textes bouddhiques. Le « moi » conventionnel, ou la personne, pudgala en sanskrit, n’existe pas en tant qu’atman, en tant qu’âme ; mais les personnes existent. Il faut bien comprendre ce que cela signifie.
D’abord, il faut obtenir une idée générale de ce qui est absent ; ensuite, une fois que l’on cesse de projeter ce qui est absent, on voit ce qu’il reste. Puis on se rend compte que « bon, ce n’est pas exactement ça », alors on en enlève encore un peu. On fait ça plusieurs fois à différents niveaux de compréhension. De cette manière, on obtient la compréhension la plus pointue selon laquelle le « moi » qui ne peut être réfuté est comme une illusion. C’est ce que disent tous les bouddhistes : le « moi » conventionnel est COMME une illusion, ils ne disent pas qu’il n’existe pas. Quand ils parlent de « non-soi », ils veulent dire qu’il n’y a rien de tel qui existe en tant que faux « soi ».
Le « moi » conventionnel, lequel existe, est dépendant de, et affecté par, ce qui se passe : il change tout le temps. Il est comme une illusion car il apparaît comme quelque chose de solide [tangible] mais ne l’est pas. Or c’est bien parce qu’il y a quelque chose qui est le « moi » conventionnel que l’expression « ma vie » peut validement référer à une séquence individuelle d’expérience subjective des choses. Et c’est aussi parce qu’il y a quelque chose qui est le « moi » conventionnel que nous faisons l’expérience des effets de nos actions. Si ce n’était pas vrai, il n’y aurait pas de cause et d’effet, ce que nous faisons n’aurait pas d’importance, et tous les enseignements bouddhiques sur l’éthique et le karma n’auraient aucun sens… C’est très loin d’être le cas.
Résumé
Une compréhension correcte de la vacuité et une méditation sur le sujet sont les antidotes les plus puissants pour dissiper la cause la plus profonde de tous nos problèmes dans la vie : à savoir, notre ignorance de la façon dont nous, autrui et tout le monde, existons. Chaque instant de notre expérience est constitué de nombreuses composantes qui changent constamment – certaines sont physiques, certaines sont mentales, d’autres ne sont ni l’une ni l’autre. L’une d’elles est le « moi » conventionnel. En tant que phénomène imputé, ni physique ni mental, le « moi » conventionnel existe. Mais il ne peut ni exister ni être connu indépendamment d’un corps, d’un esprit et d’instants d’expérience. Pourtant nous imaginons que notre « moi » conventionnel existe d’une façon impossible, en tant que petit chef assis dans notre tête. Ce « moi » – le faux « moi » – ne peut exister en aucune façon. Il ne correspond pas à la réalité. Quand nous nous rendons compte que notre « moi » conventionnel est vide d’existence d’un faux « moi », nous cessons progressivement d’essayer de mettre ce faux « moi » non existant en sécurité. Nous cessons d’agir de manière pulsionnelle sous le coup du désir ardent, de la colère ou de la naïveté lors de vaines tentatives censées assurer sa protection. Ainsi, nous nous libérons de nos propres souffrances –, souffrances dont nous sommes les artisans.