Activité mentale et mode d’existence du « moi »
Nous avons démarré notre discussion sur un développement sain du soi grâce aux étapes graduées du lam-rim. Et nous avons vu que nous devions opérer une distinction claire entre le soi conventionnel et le faux soi, le soi que l’on doit réfuter. Quand nous parlons du soi ou « moi », il s’agit d’une étiquette qu’on appose sur chacun des moments de notre expérience et sur la totalité des différents facteurs, qu’on appelle les cinq agrégats, qui composent chaque moment de notre expérience. Chacun de ces moments fait l’objet d’une forme d’activité mentale – cela concerne tout ce qui est en train d’arriver, de se produire, de se passer – et, associé à cette activité mentale, il y a un contenu. Un objet s’élève pareil à un hologramme mental, et il y a une forme de connaissance de cet objet, faite de lumière et de vibrations d’air, qui se communique grâce aux cellules photosensibles et audio-sensibles du corps, etc. ; et le cerveau, le système nerveux et tout le reste, transforment ces signaux, cette information, en une sorte d’hologramme mental qui constitue notre perception. Telle est donc la nature de cette activité mentale, c’est-à-dire le fait de connaître que quelque chose est. C’est la création d’un hologramme mental, lequel constitue la connaissance d’une chose.
Qu’il s’agisse d’une pensée ou d’une perception sensorielle, il s’agit du même type de mécanisme. Et la connaissance de ce phénomène s’accompagne d’une forme de conscience : conscience sensorielle ou conscience mentale. Tel est l’un des agrégats concernés. Et en faire l’expérience veut dire qu’on l’expérimente avec un certain niveau de bien-être ou de mal-être – il s’agit là d’un autre agrégat. Et pour connaître une chose il faut qu’il puisse y avoir une faculté de distinguer divers éléments au sein de tout un champ sensoriel ; sans quoi la vision, par exemple, ne serait juste qu’une masse de pixels – or ce n’est du tout ce que nous voyons, n’est-ce pas : des pixels ? On doit pouvoir distinguer des objets à l’intérieur de ce champ. Et toutes sortes d’émotions accompagnent ce processus ainsi que des mécanismes mentaux comme la concentration, la curiosité, l’attention, etc.
Tout ceci se produit de moment en moment. Chacun des aspects de ce processus change d’instant en instant à un rythme différent. Et sur chacun de ces moments nous pouvons apposer l’étiquette « moi », le fait que j’en fasse l’expérience. Ce n’est pas comme si quelqu’un d’autre en faisait l’expérience à ma place, or ce « moi » existe – on pourrait bien entendu se lancer dans une grande discussion sur la façon dont ce « moi » existe, mais le fait est que le « moi » est simplement ce qu’on peut désigner sur cette base. On a donc le mot « moi » ; il peut aussi y avoir un nom qui lui soit associé, dans mon cas, c’est Alex. Mais je ne suis pas seulement un mot, « moi » ; de toute évidence, je ne suis pas non plus juste un nom. Toutefois, ce nom, ou ce mot « moi », peut servir de référent à cette expérience, je devrais dire au fait de faire l’expérience de cette activité. Et ce « moi » se réfère à quelqu’un. À qui se réfère-t-il ? À « moi ». Il ne se réfère pas à vous, il ne se réfère pas à la table ; il fait référence à « moi ». Ainsi, tel est le « moi conventionnel ». Il existe vraiment.
De quelle façon existe-t-il, etc., à dire vrai, cela devient un petit peu plus compliqué. Mais il existe, il fonctionne : je fais des choses, j’expérimente des choses, etc. Et quand nous pensons « moi », nous pensons « moi » au moyen de la catégorie « moi », parce que, chaque fois que nous en faisons l’expérience, chaque moment est différent ; c’est la raison pour laquelle la prétendue « base d’étiquetage » change tout le temps. Aussi, bien que le mot, ou bien le nom, demeure le même – « moi » – [de même que la catégorie « moi »], en réalité (le « moi conventionnel ») diffère d’instant en instant selon le type d’expérience en cours.
Prenons comme exemple celui d’un film. Il y a le titre du film, n’est-ce pas ? Mais le film n’est pas seulement son titre. Chaque moment du film est différent, mais leur ensemble constitue tel film particulier. Le nom du film fait référence à chacun d’entre eux. Or voilà qu’il y a cette scène du film, puis cette scène, puis cette autre scène – en fait cela change de moment en moment. Le film en son entier ne se déroule pas [ne se joue pas] en un seul moment [en une seule scène, en un seul « plan »], n’est-ce pas ? De même, nous avons ce « moi conventionnel ». Le nom du film, son titre [« moi »] fait référence au film [« moi »]. Il y a un film en cours de projection [le film « moi »], pour cette raison « moi » se réfère à quelque chose, au « moi conventionnel ». Il y a donc bien un « moi ».
C’est donc cela le « moi conventionnel », et si nous vivons nos vies avec ce sentiment-là du « moi », fonctionnant et pensant à nous avec ce concept du « moi », il s’agit d’un soi qui est sain. Sur cette base, je suis responsable de ce que je fais. Je récolte les effets de mes actes. Et c’est sur cette base qu’on déploie nos efforts et notre volonté pour réellement faire quelque chose, comme de sortir du lit le matin. « Je dois me lever pour aller travailler ou pour prendre soin des enfants. » Il s’agit là d’un sentiment conventionnel, sain, du « moi ». S’il vous plaît prenez un moment pour affermir et confirmer votre compréhension du « moi conventionnel » ; nous existons vraiment.
Et rappelez-vous que si vous avez des difficultés avec ce concept d’étiquetage – nous avons fait cet exercice hier – essayez de penser à vous-mêmes. Or nous avons découvert qu’on ne peut pas penser « moi » sans une base, sans une représentation de ce « moi » en pensée, qu’il s’agisse de la simple sonorité du mot « moi » – quand on pense « moi » – ou d’un hologramme mental de ce à quoi on ressemble ou d’une sensation quelconque, ou de quelque chose pour finir. Et nous apposons sur cela le label « moi » – pour le dire encore plus simplement, nous appelons cela « moi » – bien qu’on ne soit pas le mot « moi ». Je ne suis ni la base, ni l’hologramme mental. Il y a un « moi ». C’est cela l’étiquetage mental ; il est désigné sur la base d’une représentation du « moi » quand on pense « moi ».
Avez-vous saisi ? Dans le bouddhisme, on parle beaucoup d’étiquetage mental, et cependant ce n’est pas aussi facile à comprendre que ça en a l’air. Peut-être que cela vous rendra la chose un peu plus aisée.
Tout le monde affiche un air grave soudain, mais on est obligé de penser à quelque chose afin d’être en mesure de penser « moi ». Quoi qu’on pense, ce n’est pas « moi », c’est quelque chose qui « me » représente. C’est ainsi que le « moi » est imputé ; on appelle ça « moi ». Donc le « moi » est étiqueté sur ça. Ce label fait référence à quelque chose, mais, de toute évidence, je ne suis pas le son mental du mot « moi », certainement pas. Ce serait stupide.
Bien. Maintenant, comment ce « moi » existe-t-il ? De même qu’il a une véritable façon d’exister, de même il a une façon improbable d’exister dont on pourrait imaginer qu’elle existe, or cette dernière est impossible. Je me suis servi hier de l’exemple suivant :
- « Je ne suis qu’un individu parmi les sept milliards d’individus et il n’y a rien de spécial à mon sujet ; je dois interagir et vivre avec tout le monde » – voilà qui est correct.
- « Je suis la personne la plus spéciale de tout l’univers, et je dois toujours n’en faire qu’à ma tête, et j’ai toujours raison », etc. – voilà qui est impossible.
Que sommes-nous en train d’examiner ici ? Nous considérons le « moi conventionnel » qui existe vraiment. Et en considérant ses modes d’existence possibles, nous constatons que l’un est vrai et que l’autre est impossible. Donc, le mode possible, le mode en accord avec la réalité, fait référence à ce qui existe vraiment – un mode d’existence qui est la vraie manière dont notre réalité fonctionne. Le mode impossible, lui, ne se réfère à aucune possibilité d’existence qui corresponde à la réalité. C’est une projection, un fantasme comme quoi « je suis le centre de l’univers » ; comme si on pouvait être la personne la plus importante au monde, n’en faisant qu’à sa tête et ayant toujours raison. En toute éventualité, cela ne correspond à aucune façon possible d’exister qui puisse se produire.
Telles sont donc les deux manières de considérer le mode d’existence de cette même base, le « moi conventionnel ». Pour ce qui est du « faux moi », ce qui est faux en réalité n’est pas le « moi ». Ce qui est faux, et qui doit être réfuté, c’est la façon dont nous imaginons que ce « moi » existe. Quand on dit le « faux moi », il n’y a pas de « moi » comme tel. Ce serait mettre ensemble dans un même paquet le « moi conventionnel » qui existe et son mode d’existence impossible. Les mettre ensemble dans le même sac et appeler ça le « faux moi », (cela) n’existe pas. Il n’y a rien de tel. Une personne de cette sorte n’existe pas.
Mais, à y regarder d’un peu plus près, ce que nous voulons réfuter en réalité, c’est ce mode d’existence impossible du « moi conventionnel ». Si on comprend cela, on opère une subtile distinction, dès lors des questions comme celles qui ont surgi hier ne se poseraient pas. La question était, souvenez-vous : « Qui fait l’expérience physique, corporelle, de la maladie, le “moi conventionnel” ou le “faux moi” ? » À vrai dire, il n’y a pas de « faux moi », aussi la question n’est pas vraiment rigoureuse conceptuellement, elle est posée de manière inexacte. « Je fais l’expérience de la maladie ; je fais l’expérience de la douleur. Ce n’est pas quelqu’un d’autre. » C’est ça le « moi conventionnel ». Ça ne peut pas être quelqu’un d’autre.
En somme, la seule question véritable est de savoir quelle conception j’ai de moi-même en tant qu’expérimentateur de la maladie ? Quand on pense « moi », faisons-le de la manière suivante : « Je ne suis pas la seule personne à avoir jamais souffert de cette maladie ; de très nombreuses personnes en ont fait l’expérience. Cette maladie est survenue à la suite de causes et de conditions ; donc, elle va changer de moment en moment car les causes et les conditions qui l’ont produite changent de moment en moment. Du fait qu’il n’y ait rien de nouveau pour la produire, moment après moment, et qu’elle soit survenue à la suite de causes et de conditions changeantes, cette maladie aura une fin. Donc, sur cette base, je fais preuve de patience, etc., pour l’affronter de façon saine. »
Ou bien, si l’on considère la projection exagérée de notre mode d’existence, on se dit : « Dans tout l’univers, je suis le seul qui ai jamais enduré ça » ; « Pauvre de moi, je suis une victime ; tout le monde devrait se sentir triste pour moi » ; « Tout le monde devrait m’accorder une attention spéciale car je suis tellement misérable » ; etc. En fait, quel est le résultat de cette façon de penser ? À vrai dire, cela consiste à penser selon un mode d’existence impossible. Il s’agit, là encore, du « moi conventionnel », lequel fait l’expérience de la maladie. Et personne d’autre.
Il est très important, voyez-vous, quand on débat de la question du « moi conventionnel » par opposition au « faux moi », de ne pas les concevoir comme le « bon moi » et le « mauvais moi », en pensant : ça, c’est le « mauvais moi » et c’est stupide, ce n’est pas bien, et ça, c’est le « bon moi », le moi conventionnel. Si on commence à penser en ces termes, on s’égare ; on se fourvoie dans la façon de surmonter la souffrance, de traiter cette question.
La vraie question est ce qu’on pense de notre soi ; comment imaginons-nous que nous existons ? Telle est la question. La question ce n’est pas le « moi ». Il y a bien un « moi ». D’accord ? Pensez-y. Il s’agit de notre attitude. Si on pense que le problème c’est le « faux moi » qu’il faudrait en quelque sorte chasser de notre tête, c’est plutôt bizarre, ce serait comme une sorte d’envahisseur extraterrestre à l’intérieur de notre tête, un monstre qu’il faudrait expulser. Ce n’est pas de ça qu’on parle. On parle de changer notre attitude. Grâce à la compréhension, on change notre attitude à propos de nous-mêmes. C’est là tout l’enjeu du bouddhisme.
Pour user d’une autre terminologie : on croit que le problème c’est d’avoir un ego, et c’est ainsi qu’on conçoit le « faux moi ». On pense : « Bon, je dois juste me débarrasser de mon ego, sinon je m’embarque dans un scénario égotique. » C’est bien là le véritable problème, celui d’avoir un ego surdimensionné. Or voilà qu’on fait campagne pour que je me débarrasse de l’ego. C’est une totale incompréhension de la voie bouddhique. Ce n’est pas de cela qu’on parle. C’est pourquoi, de grâce, réfléchissez-y, parce que je crois que la plupart d’entre nous, issus d’un milieu occidental avec quelques notions sur la psychologie selon les théories de l’Ouest, superposons ce genre d’idées sur le bouddhisme et pensons que c’est de ça que nous parlons, à savoir se débarrasser de l’ego. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de nous débarrasser d’une attitude, d’une mauvaise compréhension de notre mode d’existence. C’est la raison pour laquelle ne raisonnez pas selon cette terminologie – ego, non-ego, ce genre de chose – cela ne fera qu’ajouter à votre confusion.
Digérez cela, s’il vous plaît, c’est plutôt copieux comme repas.
Passer d’un cadre conceptuel occidental à une approche conceptuelle bouddhiste
À dire vrai, je pense que cela prendra un certain temps pour nous dé-conditionner de nos cadres conceptuels occidentaux d’analyse et de pensée. Nous abordons les enseignements bouddhiques, mais qu’avons-nous appris précédemment au cours de nos existences ? À l’Ouest, dans les domaines de la psychologie ou encore de la religion, nous avons des habitudes occidentales de penser – nombreux en effet sont les cadres conceptuels que nous avons acquis au cours de nos vies avant d’étudier le bouddhisme. Aussi, tout naturellement, nous essayons de donner un sens à ce que nous entendons – le processus d’écoute du Dharma – selon les schémas conceptuels qui nous sont déjà familiers. Cela entraîne des malentendus.
Nous devons donc apprendre les cadres conceptuels du bouddhisme. C’est pourquoi l’étude des enseignements bouddhiques avec toutes ces listes – les cinquante et un facteurs mentaux, les cinq agrégats, toutes ces choses – ne sont pas des informations inutiles. Elles fournissent le cadre conceptuel au sein duquel nous pouvons analyser et comprendre les aspects les plus profonds des enseignements bouddhiques. Essayer de les comprendre en dehors de ce cadre selon des normes conceptuelles différentes, c’est tout simplement inadéquat.
Mais, à l’évidence, nous ne commençons pas notre étude avec un cadre conceptuel complètement nouveau. La meilleure attitude à avoir, l’attitude optimale est d’accepter que notre compréhension initiale des enseignements bouddhiques au moyen de notre cadre conceptuel occidental soit simplement provisoire, et, au fur et à mesure que nous progressons plus avant dans notre étude, d’accepter de devoir la réviser et de ne pas nous y attacher. Or, pour pouvoir la réviser, on ne doit pas s’y attacher, sans quoi on s’y cramponne et on insiste sur le fait que c’est la seule façon de comprendre.
Chaque cadre conceptuel peut être valide. Nous ne disons pas que les schémas de pensée occidentaux d’analyse, comme la psychologie, etc., sont stupides et non valides. Ils sont valides, mais pour comprendre un même phénomène il peut y avoir plusieurs cadres conceptuels, ce qui fondamentalement constitue notre expérience même de la vie. Donc, si nous voulons bénéficier au mieux des enseignements bouddhiques, nous devons les aborder, à un niveau de plus en plus profond, au travers du cadre conceptuel même du bouddhisme. Et à l’intérieur même du cadre conceptuel bouddhique, il existe des systèmes philosophiques différents, etc., qui nous conduisent progressivement à des compréhensions de plus en plus profondes. Le cadre conceptuel est juste un instrument utile. Mais choisissez les bons, ceux qui sont appropriés.
Est-ce clair ? Maintenant, le « moi conventionnel » existe vraiment ; c’est ce à quoi l’étiquette « moi » se réfère sur la base en perpétuel changement de notre expérience. Or, si on examine la chose sérieusement, sans tenir compte de notre précédent cadre conceptuel sur la durée d’existence de notre soi, nous avons vu que nous pensons du point de vue d’un soi éternel, comme dans l’exemple « je suis mort ». À vrai dire, comment peut-on être mort si l’on n’est rien ? Si vous n’êtes rien vous ne pouvez même pas conceptualiser l’idée « je suis mort », car il n’y a pas de « je » qui soit mort, n’est-ce pas ? Il se peut que ce ne soit pas aussi clair dans nos esprits, cependant c’est la façon dont nous nous concevons, comme étant éternels, mais qu’importe, c’est vraiment ce que nous pensons.
Les enseignements du lam-rim
Bien. Passons maintenant aux enseignements du lam-rim. Ce « moi conventionnel » éternel, que faisons-nous avec ? Comment le nourrissons-nous de façon saine afin de pouvoir véritablement surmonter nos problèmes ? C’est tout ce à quoi le bouddhisme s’attache, n’est-ce pas ? À se débarrasser de la souffrance. Aussi pour se débarrasser de la souffrance et y remédier, on doit avoir un sentiment sain du soi, du soi conventionnel. Si nous avons besoin d’un sentiment sain du soi qui prenne la responsabilité de nos vies et possède une forme de volonté pour diriger nos actes – on a vu que sans ça on n’est même pas capable de se lever le matin pour prendre soin des enfants et aller travailler – alors combien plus encore en avons-nous besoin pour progresser sur la voie spirituelle et atteindre la libération et l’illumination !
La précieuse vie humaine
Commençons dès lors par la précieuse vie humaine. Si nous avons un sentiment du soi éternel, alors, ce dont nous disposons maintenant, cette opportunité de jouir d’une précieuse vie humaine, est très, très rare. C’est proprement incroyable et prodigieux ; nous devons en faire bon usage. Donc, avec cette pensée de la préciosité de la vie humaine et de sa valeur, que cherchons-nous à développer ? On cherche à développer une attitude constructive vis-à-vis de soi-même. « Quelle chance est la mienne, comme il est incroyable que je fasse cette expérience – celle d’une précieuse vie humaine. » On commence donc par générer une attitude positive à notre égard.
Un de mes amis, qui enseigne le bouddhisme, soumet ses étudiants à un type d’exercice très puissant afin qu’ils mesurent toute la valeur de la précieuse vie humaine dont ils disposent. Il leur fait porter un lourd et épais bandeau noir sur les yeux pendant tout un jour et leur demande de passer la journée comme une personne aveugle afin qu’ils apprécient le moment où ils ôtent le bandeau et retrouvent la vue. En vérité, c’est un exercice très pénible et contraignant.
Peut-être avez-vous cela ici, à Riga, mais à Berlin nous avons ce qu’on appelle des « restaurants aveugles » où, une fois à l’intérieur, il fait noir à 100%, et vous devez manger votre repas dans ces conditions. Vous devez essayer de manger dans l’obscurité absolue. Il s’est tenu également une exposition où tout était plongé dans le noir le plus complet, on y avait installé un marché et vous deviez faire vos courses comme si vous étiez aveugle. On commence alors à apprécier vraiment ce qu’on a, ne serait-ce que le simple fait de jouir de la vue. Ou encore le fait d’être sourd pendant une journée en portant un casque ou des bouchons dans les oreilles. Ou enfin, en étant dans un fauteuil roulant tout un jour. Ces exercices sont très puissants pour nous montrer notre chance de jouir d’un répit, d’être libre temporairement de telles situations.
Cela ne veut pas dire que les aveugles et les sourds sont dans l’incapacité de suivre le Dharma et de s’améliorer. De nos jours, c’est possible, bien que ce soit beaucoup plus difficile [de pratiquer dans ces conditions]. Donc, si nous ne sommes pas confrontés à ces défis, nous sommes d’autant plus chanceux. [Et si nous sommes aveugles ou sourds, pensons au fait de nos jours nous ne sommes plus autant entravés par ces handicaps.] Nous n’avons pas non plus besoin d’aller dans les royaumes inférieurs, ou d’endurer des états de ce genre ; imaginons un instant que nous avons la danse de saint Gui et que notre tête tremble tout le temps. Comment pourrions-nous lire ? Si nous ne souffrons pas de cette maladie, c’est proprement incroyable. Ou que nous soyons mongolien, souffrant de trisomie 21, avec un développement cognitif très faible. Ou encore que nous ne puissions bénéficier d’aucune opportunité d’être éduqué – vivant dans une société totalement barbare, ou enfin qu’il n’y ait aucun maître spirituel, aucun soutien ni intérêt pour les choses spirituelles.
Pour ceux d’entre vous qui sont suffisamment âgés, comparez les opportunités que vous aviez pendant la période soviétique et celles que vous avez maintenant. Donc, en raisonnant ainsi, chacun peut se dire : « Comme j’ai de la chance ! » Nous parlons du « moi conventionnel ». C’est donc une façon très positive de se considérer. Réfléchissons-y. C’est à partir de là que, dans l’entraînement bouddhique, nous développons un sentiment sain du « moi », en commençant par apprécier combien « on est chanceux ». Et on se dit : « Quelle belle opportunité j’ai de faire quelque chose de positif de ma vie, en particulier à la lumière du fait que je vais pouvoir continuer à le faire pour toujours. »
Conscience discriminante et confiance en soi
Bien. Je suppose que je dois maintenant indiquer comment nous devons vraiment y réfléchir ? Comment médite-t-on réellement sur ça ? Souvenez-vous, nous avons abordé la question du « moi » – le « moi conventionnel » – et il fallait quelque chose pour « le » représenter. On pouvait se faire une image mentale de nous-mêmes. La représentation importait peu. Cela pouvait être juste le son mental du mot « moi ». Bien. Maintenant comment existons-nous ? Rappelez-vous la question : qu’est-ce qui est correct, et qu’est-ce qui est impossible ou incorrect ? Nous parlons ici de ce qui est incorrect, de son éventualité. Pour cela nous nous servons de ce qu’on appelle la « conscience discriminante », pour faire une distinction entre ce qui est correct et ce qui ne l’est pas.
Par exemple, ce qui est exact, dans notre cas, c’est que nous ne sommes pas aveugles. Donc, nous sommes libres de la cécité – temporairement, car on peut perdre la vue avec l’âge – et nous jouissons de la vision. Qu’est-ce qui est présent et qu’est-ce qui est absent ? Je peux voir ; je ne suis pas aveugle. Je suis libre ; je ne suis pas en prison. Ce genre de choses. Nous pouvons aborder maintenant les deux principales attitudes mentionnées dans les enseignements sur la façon d’accorder notre confiance à un maître spirituel. Quelles sont ces deux attitudes ? L’une consiste à avoir une ferme conviction dans les bonnes qualités du maître. Nous parlons donc ici de la ferme conviction de disposer de ces incroyables libertés. Je vois ; je ne suis pas aveugle. Je suis libre ; je ne suis pas en prison. Les enseignements sur la précieuse renaissance humaine mentionnent une longue liste de ces libertés.
Donc : « Oui, je suis vraiment libre de cet empêchement, de cet handicap, du moins pour l’instant. Et je dispose de cette opportunité [la faculté de vision, en l’occurrence]. Oui, j’en dispose vraiment » – on doit se convaincre véritablement du fait. C’est là une part de l’attitude à avoir quand nous pensons au « moi ». L’autre part de l’attitude correcte à avoir quand on s’en remet à un maître est d’apprécier la valeur de sa bonté. À ce stade, on n’apprécie pas tant sa bonté que le bénéfice qu’on retire du fait d’être libre de handicaps, du fait que notre vie soit riche d’opportunités. Donc nous apprécions ce fait à sa juste valeur. Pour le dire simplement, c’est fantastique ! « J’ai cette opportunité et c’est fantastique. » Telle est la manière de se focaliser sur le « moi » qui jouit de cette précieuse renaissance humaine. « J’en jouis vraiment et c’est incroyablement génial et fantastique ! J’en suis réellement conscient. » Pensez ainsi pendant un moment. Et, souvenez-vous, la qualité la plus importante que nous avons, c’est que nous ne sommes pas fermés au Dharma, à une voie spirituelle. Nous gardons l’esprit ouvert à ce sujet. C’est la chose la plus fantastique dont nous puissions disposer.
Bien. Dès lors nous commençons à lutter contre cette attitude du « pauvre de moi » avec laquelle nous nous considérons comme existant selon un mode impossible, incorrect, qu’on appelle le « faux moi ». « Je suis incapable de rien faire, pauvre de moi », etc. C’est vraiment très intéressant d’examiner cette attitude du « pauvre de moi ». « Pauvre de moi – je n’ai pas de petit(e) ami(e) », « je n’ai pas d’enfant », « je ne gagne pas assez d’argent, pauvre de moi. » Nous pensons à toutes ces caractéristiques qui font de « moi », un « pauvre moi ». Qu’est-ce que cela a comme effet ? Cela vous rend malheureux quand vous y pensez, n’est-ce pas ? Tandis que si vous pensiez : « Comme c’est fantastique que je ne sois pas aveugle, que je ne sois pas paralysé, que je n’aie pas l’esprit fermé, c’est génial, c’est super ! » De la sorte, nous avons une attitude beaucoup plus positive envers le « moi conventionnel ». C’est le point de départ d’un sentiment sain du « moi ».
Faire appel à la bonté, à la gratitude, à l’amour, et à la compassion
Introduisons maintenant un autre facteur des enseignements du Dharma. Vous savez, tout l’art de l’étude du Dharma, c’est que plus vous apprenez et plus vous êtes capable d’assembler les différents éléments du Dharma de façon de plus en plus créative et bénéfique. Faisons appel à un conseil tiré de la méditation de cause à effet en sept points sur la bodhicitta. Comment fait-on cela ? De même que nous réfléchissions sur le fait d’apprécier la bonté du maître spirituel, de même nous apprécions la bonté et l’opportunité fantastique que cela représente d’avoir cette précieuse vie humaine. Donc maintenant dans notre moteur de recherche intérieur nous mettons « bonté » et nous cliquons, et nous voyons quels sont les enseignements qui parlent de la bonté. On voit que tous les êtres ont été notre mère et, quand ils l’étaient, combien ils ont été bons. Voyons maintenant comment ces deux éléments peuvent se conjuguer. C’est ainsi qu’on assemble les morceaux du puzzle au moyen de notre moteur de recherche intérieur.
Dans cette méditation de cause à effet en sept points, l’étape qui suit le fait de se rappeler la bonté de l’amour maternel, c’est le désir de « payer en retour cette bonté » – c’est simplement traduit ainsi d’habitude, mais cela sonne comme si on avait une dette et qu’on serait coupable si on ne la remboursait pas, etc. C’est une mauvaise façon de concevoir la chose. Mais, en réalité, l'attitude est celle-ci : « Vous avez été si bonne avec moi, je vous suis vraiment reconnaissant. » C’est de la gratitude. Et du fait qu’on se sente tellement reconnaissant, on aimerait être bon en retour. L’état d’esprit n’est pas celui d’avoir une dette, l’état d’esprit est d’éprouver de la gratitude. Alors on se dit : « J’'apprécie le fait d’avoir une précieuse vie humaine, et j’en suis reconnaissant. » Et qu’est-ce qui surgit automatiquement quand on éprouve cette grande gratitude et cette reconnaissance [dans le contexte où on reconnaît tout le monde comme ayant été notre mère dans une vie antérieure et où on se souvient de la bonté de l’amour maternel que nous avons reçu] ? C’est un sentiment d’amour chaleureux, qui fait que chaque fois qu’on voit quelqu’un, cela nous chauffe le cœur et nous fait dire : « Comme il est merveilleux que je voie cette personne ; ce serait vraiment terrible que quelque chose de mauvais lui soit arrivé ou lui arrive. »
Pareillement, si on applique cela à la méditation sur la précieuse vie humaine et qu’on pense : « C’est génial, c’est fantastique toutes ces opportunités que j’ai », alors on en est reconnaissant, on en apprécie la valeur, et quand on pense à soi c’est avec un attitude positive. On se sent bien avec soi-même. C’est tellement important.
Dans les méditations visant à développer la bodhicitta, l’étape suivante est celle de l’amour – le souhait que les autres soient heureux et aient les causes du bonheur ; suivie de celle de la compassion – le souhait qu’ils soient délivrés de la souffrance et des causes de la souffrance. Similairement, en cultivant cette attitude positive et chaleureuse envers nous-mêmes, du fait que nous appréciions tellement cette liberté et ces opportunités que nous avons, cela nous conduit à nous sentir plus concernés par le fait qu’on veut vraiment être heureux et avoir les causes du bonheur, de même qu’on veut être délivrés de la souffrance et des causes de la souffrance. Cela nous pousse à commencer de prendre notre part de responsabilité à ce sujet. Est-ce que vous me suivez ?
Être conscient de la mort
Bien entendu, la situation qui est la nôtre, les opportunités que nous avons, tout cela ne durera pas. Nous mourrons un jour – c’est la réalité – aussi nous allons perdre cette belle opportunité. Nous devons donc vraiment en tirer parti pendant que nous l’avons. C’est comme si on était dans une cafétéria et que celle-ci ferme à deux heures, mieux vaut prendre notre repas avant deux heures parce qu’après ce sera fermé et qu’il n’y aura plus de nourriture disponible. C’est pourquoi on prend avantage de l’opportunité que nous avons, cette fenêtre d’opportunité, avant qu’elle ne se referme. C’est assez clair.
Et il n’est même pas nécessaire de penser exclusivement à la mort à ce stade. Qu’en est-il de la vieillesse ? Nous devons faire usage de cette opportunité avant que nous ne commencions à perdre la mémoire, avant que notre vue et notre audition ne baissent et que nous ayons de moins en moins d’énergie pour faire quoi que ce soit, etc. Il n’y a pas que la souffrance de la mort, il y a celles de la maladie et de la vieillesse. Quand on a vingt ou trente ans, la vieillesse paraît très éloignée, mais quand on a mon âge – j’ai soixante-huit ans – alors on commence vraiment à prendre au sérieux combien d’années de vie productive il vous reste. On ne sait jamais ce qui peut advenir.
C’est la raison pour laquelle on se soucie de ce qui peut nous arriver et dont nous faisons l’expérience, pas seulement maintenant mais également dans le futur. Ceci est très, très important pour développer un sentiment sain de soi. Nous avons une attitude positive envers nous-mêmes parce que nous apprécions ce que nous avons et « que nous voulons être heureux ; pas seulement heureux maintenant, mais aussi dans le futur parce que nous nous sentons concernés par ce qui arrivera. Ces opportunités que nous avons maintenant ne dureront pas. » Aussi tant que la cafétéria reste ouverte nous voulons prendre autant de nourriture que nous pouvons, n’est-ce pas ? Nous faisons des provisions pour l’avenir parce que la cafétéria risque de ne pas ouvrir à nouveau.
Du temps de l’Union Soviétique, c’était comme ça, n’est-ce pas ? Un magasin offrait une certaine denrée – du café, par exemple.
Vous deviez faire la queue une demi-heure pour avoir une tasse de café.
D’accord, donc c’était disponible à ce moment-là et vous essayiez d’en acheter le plus possible parce que vous ne saviez jamais quand il y en aurait encore, peu importait la marchandise. Quel autre bon exemple pourrait-on prendre ?
La viande.
La viande, c’est un bon exemple. Donc, la mort peut venir à tout instant.
Évoquer ce qui arrive après la mort
Qu’en est-il de ce qui se passe après la mort ? Si nous sommes des adeptes du bouddhisme ou de l’hindouisme, ou de tout système croyant en la renaissance, il est probable que nous ayons une moins bonne renaissance au cours de laquelle nous ne jouirons pas à nouveau des mêmes opportunités. Si on prend la chose vraiment au sérieux, c’est plutôt effrayant. Par exemple, comment est-ce que ce serait d’être un cafard et que chaque personne qui nous verrait ait envie de nous marcher dessus ? Pas très agréable, en vérité. Ou bien, si nous sommes des croyants d’une des religions de l’Ouest ou du Moyen-Orient, il est possible que nous soyons condamnés à l’enfer éternel. Pas très agréable comme pensée non plus. Ou encore, si nous pensons que nous devenons rien – « Maintenant je suis mort, je ne suis rien » – quand on y pense, pour la plupart des gens c’est plutôt effrayant car en réalité c’est comme de sombrer dans l’inconnu. Comme je l’ai dit, qu’en serait-il d’être rien – « maintenant je ne suis rien » – quand il y aurait toujours un « moi » ? En vérité, tout cela est plutôt effrayant.
Ou bien, comme je le disais également, on peut penser en termes de générations à venir, au fait que les gens gardent un mauvais souvenir de nous ou que nous ayons laissé toutes sortes de problèmes derrière nous pour les générations futures. Cela non plus n’est pas très agréable. Personne parmi nous n’aimerait qu’on se souvienne de nous comme d’une personne horrible, n’est-ce pas ?
Toutes ces méditations sur le fait d’avoir de moins bonnes renaissances après notre mort peuvent s’avérer très, très utile, encore une fois, pour développer un sentiment sain du « moi ». Nous préférerions vraiment éviter que cela n’arrive. Si nous sommes reconnaissants des opportunités dont nous jouissons, nous éprouvons un sentiment chaleureux à notre égard, nous voulons être heureux, en conséquence nous aimerions mieux éviter si possible que quelque chose d’horrible n’arrive après notre mort, de toute évidence. Nous cherchons à faire en sorte de l’éviter.
Si nous nous sentons impuissants et sans espoir, cela ne nous conduit pas à avoir un sentiment sain du « moi ». En revanche, nous pouvons nous sentir responsables de ce qui nous arrive, et c’est là que le refuge, ce que j’appelle la « direction sûre », intervient. La situation n’est pas désespérée ; nous ne sommes pas impuissants. Quelque chose peut être entrepris, que nous pouvons faire, non seulement pour éviter de perdre cette opportunité mais aussi pour ne pas l’obtenir à nouveau. Mais, en attendant notre prochaine session, laissons là cette discussion sur la direction sûre et ce que nous pourrions faire pour éviter les moins bonnes renaissances ou un avenir qui soit pire, et avec le peu de temps qui nous reste, passons aux questions si vous en avez.
Questions
Comment empêcher la souffrance dans les situations difficiles
Quand on parle de la souffrance des autres et de la manière de soulager cette souffrance, si, par exemple, on est confronté à une situation où la seule façon de soulager la souffrance d’un oiseau affamé est de le nourrir avec un ver de terre bien gras, comment est-ce qu’on perçoit et gère cela ?
De toute évidence, ce n’est pas une situation facile. Quand le cas se présente de savoir si je sauve la vie de mon enfant ou celle du ver parasite dans l’estomac de mon enfant, il est clair qu’on sauve la vie de l’enfant car cet enfant peut causer de plus grands bienfaits sous cette forme humaine que ne peut le faire un continuum mental qui a pris la forme d’un ver. Dans ce cas, la distinction est tout à fait claire. Mais si on prend l’exemple d’une araignée et d’une mouche, ou, comme vous le disiez, d’un oiseau et d’un ver, alors la conduite à suivre, le choix à faire, ne sont pas aussi clairs, n’est-ce pas ?
Reportons-nous aux exemples fournis par la littérature bouddhique. Comment dans une vie précédente le Bouddha a-t-il géré ce genre de situation ? Dans une vie antérieure le Bouddha a rencontré une tigresse affamée avec ses petits sur le point de mourir de faim. Qu’a fait le Bouddha ? Il a donné son corps pour nourrir la tigresse. Asanga, lui, a entaillé la chair de sa cuisse pour nourrir un chien, etc. Ce sont les exemples que nous offrent les grands bodhisattvas. On se demande alors : « Suis-je au même niveau qu’eux ? Puis-je agir de même ? » Si on réfléchit à ce qu’on est en mesure de faire pour l’instant, alors on considère, d’une part, l’effet karmique de sauver la vie du ver ou de la mouche, et, d’autre part, le fait d’empêcher l’araignée ou l’oiseau d’accumuler le karma négatif de tuer. Du point de vue du karma, ce sont là deux actions positives, n’est-ce pas ? Et si nous ne faisons rien alors que nous sommes dans la possibilité de faire quelque chose, tant pis, la mouche ou le ver perdent la vie, et l’oiseau ou l’araignée accumulent du karma négatif. Dans ce cas, est-ce que nous faisons malgré tout quelque chose de positif ? En fait, nous empêchons l’araignée ou l’oiseau de mourir de faim ; ils pourraient toutefois trouver de la nourriture ailleurs.
C’est ainsi qu’on doit disséquer la situation. Quand une question comme celle-ci se pose, on doit être en mesure de l’analyser. Ce que je veux dire c’est que si on dispose du cadre conceptuel du bouddhisme pour être capable d’analyser une situation, alors on peut savoir quoi faire. Et ce qu’on utilise dans ce cas ce sont les enseignements sur les conséquences karmiques : telle cause, tel effet. Quelle serait la conséquence karmique d’un choix par rapport à un autre choix ? Et on fait une distinction entre les deux : lequel est un karma négatif plus lourd, lequel est un karma positif fort. C’est comme ça qu’on décide. Réfléchissez-y.
Amour de soi et sentiment sain du soi
En rapport avec le fait de réfléchir aux bénéfices d’une précieuse renaissance humaine et le fait que nous développions alors un sentiment d’amour chaleureux envers nous-mêmes et commencions à nous soucier de notre bien-être, est-ce que cela ne va pas dans le sens de l’amour de soi, de s’aimer soi-même ?
Oui, cela va indubitablement dans le sens de l’amour de soi, mais ce n’est pas une faute. Quand on travail avec un soi en bonne santé – un sentiment sain du soi par opposition à un sentiment malsain du soi – on doit travailler à construire le premier avant de déconstruire le second. C’est la raison pour laquelle il est toujours recommandé de ne pas enseigner la vacuité aux enfants ni aux jeunes adolescents qui n’ont pas encore vraiment installé en eux un sentiment sain de leur soi. De même, il ne faut pas le faire avec des personnes qui sont gravement perturbées émotionnellement ou qui sont dépourvues d’un sentiment sain du soi. La raison en est que si dès le départ on commence par déconstruire tout sentiment du soi, quand ces personnes dépourvues d’un sentiment sain du soi conventionnel se retrouvent sans rien, cela peut leur causer de graves dégâts.
Aussi, bien qu’en parcourant le lam-rim en tant que débutant on travaille à construire cet amour de soi, ce fort sentiment d’un « moi », etc., c’est correct dans la mesure où au cours des étapes suivantes on défera toute exagération qu’on aura projeté dessus. Mais on disposera d’une base, une base saine qui sera toujours là. Parce que, souvenez-vous, ainsi que je l’ai expliqué, cette base saine est le « moi conventionnel ». C’est donc sur notre attitude envers ce « moi conventionnel » que nous devons travailler. On doit d’abord affirmer qu’on possède un « moi conventionnel » et qu’on a une attitude positive à son égard avant de commencer à se débarrasser de notre manière incorrecte de le considérer.
C’est pourquoi je disais qu’il y a deux niveaux de lecture du lam-rim. Un niveau en tant que débutant, où on n’a pas encore la vue bouddhique de la vacuité, etc. ; et un second niveau où on revient sur ses pas mais avec la vue bouddhique. Après avoir parcouru tout l’entraînement, on revient en arrière et alors on refait tout le parcours à nouveau avec la vue du Mahayana et une certaine compréhension de la vacuité. Et on recommence sans cesse à refaire le chemin, en pénétrant de plus en plus profondément son sens.
La plupart d’entre nous ont une approche du lam-rim correspondant au Dharma « allégé » ; sincèrement, on ne croit pas dans les vies futures, on n’y pense même pas. On le fait donc dans l’optique que ce soit profitable à cette vie-ci – très bien ; avec ce genre de motivation, il peut être utile de parcourir le lam-rim. On se dit que cela fait partie du domaine de la science du bouddhisme et de sa philosophie – très bien. Nous ne nous engageons pas dans le domaine religieux qui traite des vies futures. Très bien.
Mais si on commence à rentrer dans le système des vies futures, alors examinons la question – que se passe-t-il ? « Je veux une précieuse vie humaine dans le futur car je veux être en mesure de progresser sur la voie » – d’accord ; mais comment y pensons-nous ? On y pense en se disant : « je veux être à nouveau avec mes maîtres » et « je veux retrouver mes amis » – il entre beaucoup d’attachement dans cette façon de penser. Vous savez, c’est comme quand on pense qu’on est tous des tulkous (des lamas réincarnés), on se dit : « Ils vont me retrouver et nous allons tous être réunis à nouveau, aussi bien mes maîtres que mes amis, et je poursuivrai mon chemin. » En fait, cela ne se passera certainement pas comme ça ; mais tel est notre niveau de départ. Il entre beaucoup d’attachement et d’amour de soi dans cette manière de concevoir le souhait d’obtenir cette précieuse vie humaine à nouveau. Provisoirement, on peut s’en satisfaire, parce que, au minimum, on envisage de faire des choses pour éviter les renaissances les moins bonnes.
C’est seulement au niveau de la motivation de portée intermédiaire qu’on commence à penser : « Bon, même si je retrouve mes vieux amis et mon maître, etc., il y aura encore des problèmes », on doit donc développer du renoncement à cet égard. C’est l’étape suivante. Et ce n’est qu’une fois qu’on aura parcouru tout le processus du lam-rim et qu’on sera revenu au début, qu’on pourra commencer à développer le souhait d’éviter les moins bonnes renaissances et d’en obtenir de meilleures, non par attachement à notre vieille maison, à nos amis et à nos possessions, mais d’une façon plus pure en se disant : « Cela prend beaucoup de temps pour atteindre la libération et l’illumination, aussi ai-je besoin de nombreuses renaissances humaines, de précieuses renaissances humaines, pour accumuler toute la force positive et la compréhension nécessaires. » Il s’agit d’un autre niveau. On ne pense pas alors à en faire profiter le soi par amour de soi. Mais pour cela, on doit passer par tout un processus de développement et se placer à un niveau supérieur.
Avoir une motivation sincère
Je pense qu’une des vraies difficultés vient du fait que nous sommes mis en contact avec cet enseignement beaucoup trop rapidement. Nous avons déjà entendu parler de la nécessité de se débarrasser de l’amour excessif de soi. Nous avons déjà quelques notions sur la vacuité ; nous avons entendu parler de toutes ces différentes choses. Mais on a négligé le fait de travailler au niveau initial fondamental qui consiste à parcourir le lam-rim et à sincèrement éprouver nos motivations. Il est très, très difficile de ressentir ces motivations. On peut prononcer les mots, mais nos cœurs ne sont pas réellement touchés.
Je pense donc qu’il est un peu plus équilibré et réaliste de travailler à développer un sentiment sain du soi. Bien entendu, cela se fera grâce à l’amour de soi dans la mesure où on sera parvenu au point de sincèrement se préoccuper d’en faire bénéficier nos vies futures. « Oui, je veux obtenir une précieuse vie humaine afin d’être toujours sous la protection de mes maîtres », ce genre de choses. Puis, une fois qu’on aura vraiment progressé, on appliquera la compréhension de la vacuité. N’essayons pas de l’appliquer dès le départ, car il y a un grand danger de tomber dans le nihilisme.
Aussi longtemps qu’on gardera à l’esprit que ce niveau de travail pour les vies futures au moyen de l’amour de soi et de l’attachement est provisoire, alors tout va bien. Se dire qu’on ne le prend pas pour l’étape ultime mais que c’est provisoire, et qu’il est bien qu’il en soit ainsi, nous permet de le ressentir de manière plus sincère. Et je crois qu’il est vraiment très important de penser qu’on travaille sincèrement pour nos vies futures. On s’en préoccupe. Ensuite on peut songer à la manière dont on existera dans les vies à venir, etc., et on peut raffiner notre approche.
Laissez-moi vous donner un exemple tiré de ma propre vie. Je suis en train de constituer cet énorme site Internet, studybuddhism.com, et j’espère vraiment que, dans ma prochaine vie, grâce à la somme d’efforts investis je pourrai le trouver très rapidement, dès mon jeune âge, et que je me sentirai vraiment attiré par le site. Et c’est entièrement pour mon propre bénéfice. Si d’autres personnes en profitent, tant mieux ; mais je me sens vraiment concerné par l’idée de le retrouver très vite et très facilement, et d’être en mesure de le poursuivre, et, avec un peu de chance, de travailler dessus, de le porter plus loin. Bien sûr, il y a de l’attachement impliqué dans cette démarche, mais cela me permet d’y croire très sincèrement, si bien que je peux commencer à me dire que « peut-être je suis arrivé à un certain niveau sincère de motivation initiale ».
Donc, ce que je dis, c’est qu’essayer de générer ces motivations d’être sincère est vraiment la toute première et la plus importante des étapes. Par la suite on peut parfaire sa compréhension de la réalité du soi, et du reste, sur cette base. Mais si on n’est pas sincère, travaillant simplement à parfaire ses connaissances, que perfectionne-t-on en réalité ? On se retrouve sans rien en vérité. Si on se dit : « Je ne dois pas avoir d’amour de soi parce qu’il n’y a pas de soi. Et donc, s’il n’y a pas de soi, pourquoi devrais-je me donner du mal pour essayer d’obtenir des renaissances humaines pour un tel soi ? » Alors on se retrouve sans rien.
C’est pourquoi ce sont des points importants. S’il vous plaît, essayez de les digérer. Prenez votre temps pour le faire.