Introduction : examiner le soi et le « moi »
Ce soir, nous démarrons un cours sur la manière saine de développer le soi grâce aux étapes graduées du lam-rim. Or, comme on peut le voir, quand on se forge une motivation pour écouter ce cours, le concept de « soi » est éminemment central dans le cheminement spirituel du bouddhisme. Nous sommes mus par la compassion pour nous efforcer d’atteindre un état dans lequel nous pouvons aider les autres à surmonter leurs problèmes du mieux possible. Cependant, qui est motivé par la compassion pour accomplir cela ? Force vous est de répondre qu’il s’agit de « moi ». Et qui va essayer d’aider les autres à atteindre la libération et l’état d’illumination ? C’est toujours « moi ». Et qu’est-ce qui m’empêche d’être en mesure de le faire ? Là encore, vous devrez dire que c’est « moi », n’est-ce pas ? Qu’il s’agisse de ma paresse, de mon manque de courage ou de sentiment pour les autres, cela revient toujours à la question du « moi », n’est-ce pas ? « Je n’ai pas envie de le faire », « Je ne veux pas le faire », « J’ai peur d’essayer de le faire » – tout tourne autour de la notion de « moi », c’est-à-dire autour de ce que je pense que je suis et autour de ce que je pense que ce « moi », ce « je », est capable de faire. N’en est-il pas ainsi ?
Quand on examine la chose un peu plus en profondeur, selon les enseignements bouddhiques, ce qui pose problème ici, l’obstacle, c’est notre inconnaissance de notre mode d’existence. Soit nous ignorons simplement la façon dont nous existons, soit nous en avons une idée inversée, à l’opposé de ce qui est correct. C’est pourquoi il est très important de commencer par examiner cette question du soi, ou du « moi », dans son intégralité. Aussi je pense qu’une bonne manière de démarrer notre séminaire est que, dans un premier temps, chacun consacre une courte période à réfléchir sur ce qu’on entend par « moi », quand nous parlons de nous. Essayez d’examiner à l’intérieur de vous et d’identifier ce qu’est véritablement ce « moi ». C’est difficile de le dire avec des mots car notre langue n’est pas vraiment faite pour ça, en anglais du moins [en français également], ne serait-ce que pour formuler la question.
Néanmoins nous pensons tous du point de vue du « moi », n’est-ce pas ? « Que vais-je faire ? » « Qu’est-ce que les gens pensent de moi ? » Ce que je veux dire, c’est que nous pensons vraiment du point de vue du « moi ». « Je suis un raté. » « Je suis un gagnant. » Nous avons toutes sortes d’idées à propos de nous-mêmes. Aussi, essayons de penser au « moi », nous en l’occurrence, non en termes de qualités – je suis jeune, je suis vieux, je suis un homme, je suis une femme, pas de cette façon-là, et pas non plus en se demandant qui je suis, bien que ce soit là une question vraiment ardue : qui suis-je ? Quand on dit je suis « moi », eh bien qu’est-ce que cela veut dire ? Suis-je un nom ? Qui suis-je ? Qui est ce « je » ? En tout cas, demandons-nous simplement quel est ce « moi », et ce sentiment du « moi », car nous avons tous un sentiment du « moi ». Et nous ne parlons pas ici du point de vue de théories psychologiques sur l’ego en tant qu’opposées à un surmoi, et toutes ces histoires-là. Nous parlons du sentiment ordinaire du « moi », du « simple je » ; de quoi parlons-nous quand nous parlons de « moi », ou quand on pense à soi, quand on pense « moi » ?
Consacrons quelques minutes à contempler cela.
La représentation du « moi » et sa désignation
Je pense que quand on essaie d’examiner ce qu’est vraiment ce « moi », ce n’est pas une tâche facile, n’est-ce pas ? Dans notre vie quotidienne, nous fonctionnons toujours avec ce concept de « moi », de manière prééminente, mais quand nous essayons vraiment de nous focaliser dessus, sur ce « moi », ce n’est pas si facile. Si on veut être un peu didactique, la description technique de la façon dont nous devrions nous concentrer sur le « moi » se trouve dans les enseignements de base du bouddhisme sur la cognition. Ce à quoi nous pensons quand nous pensons au « moi » est un objet composé de multiples strates. En premier, on a la catégorie générale « moi » – c’est bien la catégorie à laquelle nous pensons, n’est-ce pas ? Et chaque fois que nous pensons « moi » ou que, d’une certaine façon, le « moi » est impliqué dans notre processus mental, alors chacun de ces « moi » vient se ranger dans cette catégorie, cette catégorie générale du « moi ». Toutes les occurrences où l’on pense « moi », toutes vont se ranger dans cette catégorie de la pensée du « moi ». Elle ne vont pas dans la catégorie du « toi », n’est-ce pas ?
Maintenant, individuellement, quels sont les membres [ou composants] qui font partie de cette catégorie ? Plusieurs occurrences spécifiques se présentent comme candidates à l’étiquette « moi ». Et ce « moi » se verra imputé à une base – connue sous le nom d’agrégats, les facteurs composés qui constituent notre expérience. Il peut s’agir ainsi d’une forme de phénomène physique comme l’aspect de notre corps ; cela peut être une quelconque sensation physique qu’on ressent au niveau de l’estomac (« J’ai faim ») ; cela peut être le son de notre voix ; enfin, cela peut être un son mental comme quand on pense « moi » ou encore la voix qui semble résonner à l’intérieur de notre tête.
Mais, ce sur quoi l’étiquette « moi » est apposée peut aussi bien être notre conscience ; cela peut être un sentiment de bien-être ou de malaise ; cela peut être une émotion. Ces différentes choses composent ce qu’on appelle les cinq agrégats. Et c’est cela qui représente le « moi » quand on pense « moi ». On ne peut pas penser « moi » sans quelque chose qui représente ce « moi », n’est-ce pas ? Cela peut être le son mental du mot « moi » quand nous disons « moi » dans notre tête ; cela peut être notre image dans un miroir quand on se regarde : « Oui, c’est moi, c’est bien moi ». Cela peut être n’importe lequel des aspects que nous avons évoqués, comme étant des représentations du « moi » sur la base des agrégats. C’est bien ainsi que nous pensons à nous, n’est-ce pas ?
Réfléchissez-y. Est-ce que cela a du sens ? Il y a quelque chose qui sert à représenter le « moi » et cette chose se trouve dans la catégorie « moi ». Et dans cette catégorie « moi », il y a une occurrence spécifique pour apposer l’étiquette « moi » sur quelque chose qui « me » représente. Bien. Est-ce que vous me suivez jusque là ?
Maintenant, ce « moi » – chaque fois que l’étiquette « moi » est apposée sur quelque chose qui « me » représente – existe d’une certaine façon, n’est-ce pas ? Et quand nous pensons à ce « moi », notre conscience appréhendera son mode d’existence d’une façon ou d’une autre. Si elle le considère de façon correcte – alors cette prétendue « correcte appréhension » est juste. C’est ainsi que j’existe, et je l’impute à quelque chose qui « me » représente, laquelle me permet de penser à « moi » : mon aspect, mon âge, mon nom, peu importe. On appelle cela le « moi existant de manière conventionnelle », celui qui existe vraiment.
Cependant, il se peut que nous ayons une mauvaise appréhension de la façon dont ce « moi » existe. On pourrait le considérer et l’appréhender comme existant selon un mode d’existence impossible. Un exemple très simple est de considérer ce « moi » comme le centre de l’univers, la personne la plus importante, celle qui doit toujours n’en faire qu’à sa tête. (En revanche), le « moi conventionnel » (serait de se dire) : « Je ne suis qu’un des sept milliards d’individus, ni meilleur ni pire qu’un autre. Nous sommes tous interdépendants, tout le monde veut être heureux, et personne ne veut être malheureux. » Nous apposons cette désignation sur l’une ou l’autre de ces représentations – cette saisie est correcte, c’est cela le « moi conventionnel ».
Mais si nous considérons ce « moi » comme le plus important, comme vraiment spécial – « Je dois toujours en faire à ma guise, tout le monde doit faire attention à ce que je pense ; ce que je pense est important et tout le monde sur cette planète devrait en prendre connaissance grâce à Facebook et Twitter » – et que nous désignons cela comme représentant notre « moi », (alors) c’est cela le « faux moi ». Cela ne se réfère à rien de réel. Cela ne correspond même pas à quelque chose de réel. Il existe une légère différence entre ces deux dernières propositions. Mais inutile d’aborder le sujet ; c’est un peu hors du cadre de notre discussion actuelle.
Mais, de toute façon, la chose importante ici est de comprendre la distinction entre le « moi conventionnel » qui existe vraiment et le « faux moi », le soi-disant « soi » à réfuter et qui ne fait référence à rien. On peut l’étiqueter sur la base du corps, de l’âge, des sentiments, des opinions, etc., sans que cela fasse référence à rien de réel.
Donc, dans tous les cas, ce que nous faisons c’est de désigner le « moi conventionnel » sur la base de quelque chose qui « me » représente. Nous y pensons au moyen de la catégorie générale « moi », et nous avons soit une appréhension correcte, soit une saisie incorrecte de notre mode d’existence.
- Avec une saisie correcte, nous pensons en termes de « moi conventionnel ».
- Avec une saisie incorrecte, nous pensons en termes de « faux moi » – le « moi » qui n’existe pas.
Mais dans les deux cas, nous ne faisons que désigner ou imputer le « moi » à une représentation du « moi », quelle qu’elle soit.
Venons-en à l’objet de notre discussion : comment développer un sentiment du « moi » qui soit sain, ce qui revient à se penser en tant que « moi conventionnel » ; et comment nous débarrasser de ce « moi excessif » – de ce soi surdimensionné avec lequel nous nous identifions, qui fait qu’on se pense en termes de « faux moi ». À l’Ouest, on parle d’ego sain et d’ego exagéré. Avoir un ego sain, c’est penser à soi en termes de « moi existant conventionnellement » ; avec un ego malsain ou excessif, on pense à soi en termes de « faux moi » – celui qui ne se rapporte en aucune façon à la réalité.
Aussi le « moi conventionnel » (serait de se dire) : « Je ne me considère pas comme quelqu’un de spécial. Je ne suis qu’un des sept milliards d’individus et je veux être heureux. Comme tout un chacun, je ne veux pas être malheureux. » Or avoir un sentiment sain du « moi », c’est penser à soi de ce point de vue. Et, d’autre part, je suis responsable de ma vie et de ce dont je fais l’expérience selon le définition du « moi conventionnel », ce sentiment sain du « moi ». Mais si l’on pense à soi en se disant : « Je suis la personne la plus importante, je dois toujours n’en faire qu’à ma tête », etc. ; et si on s’identifie à cela – pour user de notre terminologie, si on se considère comme étant ce type de « moi » – il s’agit là d’un sentiment excessif du « moi ». Et du fait que ce dernier ne se réfère pas à la réalité, il ne peut jamais être satisfait. Il est impossible que nous agissions toujours à notre guise et que tout le monde nous considère comme la personne la plus spéciale qui soit – c’est impossible, n’est-ce pas ?
À quoi cela mène-t-il ? Cela conduit à la frustration, à la souffrance, au mal-être. Alors que si nous pensons : « Je ne suis qu’un individu parmi sept milliards, rien de particulier ; afin de mener une vie heureuse, réaliste, je dois m’accommoder des autres, leur témoigner de la considération ; nous sommes tous logés à la même enseigne » – alors cela mène vers une vie plus heureuse, plus réaliste, n’est-il pas vrai ? Cela revient à penser en termes de « moi existant conventionnellement », à avoir un sentiment sain du soi.
S’il vous plaît, réfléchissez à cela, car je pense qu’il est important pour notre séminaire de bien comprendre la distinction entre le « moi conventionnellement existant », celui qui existe vraiment, et celui qui n’existe pas, le « faux moi » surdimensionné. Il nous est impossible de penser au « moi » sans avoir recours à une représentation du « moi », n’est-ce pas ? Au cours de notre investigation, nous avons découvert que pour penser le « moi », nous devons ne serait-ce que verbalement penser « moi ». Et donc, en réalité, c’est juste une question de savoir comment nous considérons le mode d’existence de ce « moi ».
Le soi comme éternel
Bien. Maintenant, notre sujet comme je l’ai dit (et annoncé) est de développer le soi de manière saine grâce aux étapes graduées du lam-rim. Et bien qu’il puisse y avoir ce que j’appelle un « Dharma allégé du lam-rim », ce qui équivaut à mettre en œuvre ces étapes progressives dans le cadre d’une seule vie, en revanche l’entraînement complet du lam-rim pourrait s’intituler le « lam-rim authentique ». Or ce dernier tient compte de l’existence de vies passées et futures sans commencement.
Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique que le soi, le « moi », le « je » sont éternels. « Je » suis éternel. Sans commencement ni fin. Même si je deviens un bouddha – c’est toujours « moi ». Maintenant, si cette discussion est pertinente, la question se pose d’examiner et de savoir si je crois que je suis éternel ? Le suis-je ? Réfléchissez-y. En vérité, c’est une question très intéressante. De fait, le plus souvent, il est pratiquement exclu que je veuille même me penser comme n’étant pas éternel.
Il est vrai que si nous sommes des adeptes d’une des religions du monde occidental ou du Moyen-Orient, nous croyons que nous avons été créés par un Dieu éternel, de ce fait nous avons une origine sans commencement. Et nos âmes, nos « moi », sont éternels, et après cette vie nous allons soit au ciel, soit en enfer (ou bien, cela dépend de la religion de l’Ouest à laquelle nous adhérons, il peut y avoir également un purgatoire entre les deux), et c’est pour toujours. Dans ces religions de l’Ouest et du Moyen-Orient, nous croyons donc en un soi éternel. Nous sommes bien d’accord ? Dieu ne nous a pas créé à partir de rien, mais à partir d’une partie de lui-même en un sens, nous tenons donc notre origine sans commencement de Dieu, puis, après notre mort, nous continuerons à vivre pour toujours. Nous possédons donc un soi éternel.
Mais qu’en est-il si nous sommes non-croyants, une tradition ancienne chez vous, en Lettonie, que je sache ? Peut-être pas aussi ancienne que ça, mais remontant au siècle dernier, et bien établie. Alors en quoi croyons-nous si nous ne croyons ni en une création divine, ni en un ciel ou une damnation éternels ? À quoi pensons-nous ? Examinez cette question si vous êtes non-croyants. D’où venez-vous et où allez-vous ? Cela sonne comme une chanson, n’est-ce pas ?
Bon, je pense que la plupart d’entre nous répondraient : rien. Nous venons de rien et nous y retournons. Est-ce correct ? Et si vous dites que vous irez dans une tombe et que vous y resterez éternellement, très bien : votre corps est dans la tombe, mais vous, y êtes-vous ? [Vous dites :] « Je suis dans la tombe et je suis mort. » Dire « je suis mort » implique qu’il y a encore un « moi », et quelle est la caractéristique ou la phase dans laquelle ce « moi » se trouve ? La phase est celle de l’état de mort. Si on analyse cela, si on réfléchit de façon logique à cette déclaration : « je suis mort », il s’agit d’un présent, n’est-ce pas ? Quel terrible destin. Que signifie le fait qu’il y ait cette sorte de « moi » qui continue d’exister dans le Grand Rien. Et suis-je mort seulement pour une courte durée ? Non, je suis mort pour toujours, pour l’éternité. Cela semble drôle mais logiquement nous en arrivons à cette conclusion que, même si nous sommes non-croyants, nous croyons malgré tout en un soi éternel. Pensez-y. Est-ce que cela a un sens ? Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la conclusion logique.
Or n’est-il pas effrayant que je me change en rien ? Comment cela pourrait-il être effrayant, si vraiment nous ne sommes rien à moins d’exister en tant que rien, comme faisant partie du rien ? Bien entendu, la peur pourrait venir du fait que nous n’en soyons pas tout à fait sûr. Tout le monde dit que c’est le néant, on vous a appris que c’est zéro, rien, mais vous ne le savez pas vraiment. Donc, si vous êtes agnostique (« je ne sais pas, je ne suis pas sûr »), cela implique malgré tout qu’il y aura quand même quelque chose après, qui durera pour toujours, pas seulement pour un mois – et après ce serait fini. Aussi, que nous voulions ou non l’admettre, en réalité nous croyons vraiment en un soi éternel. Comment entendons-nous cela, comment considérer les diverses phases de notre existence dans l’éternité – cela différera et dépendra de notre cade conceptuel. Mais, en vérité, si on examine vraiment avec logique toutes les possibilités, je crois que tout le monde pense du point de vue d’un soi éternel.
C’est pourquoi renaître sans qu’il y ait eu un commencement, au sens où le bouddhisme l’entend, n’est juste qu’une variante sur le thème d’un soi éternel, dont cette vie ne serait qu’un épisode. Sans tenir compte de notre opinion sur la vie éternelle, cette vie-ci, actuellement, n’est juste qu’un épisode ou une petite partie de cette vie éternelle. Pour la très grande majorité d’entre nous, nous ne nous souvenons pas de notre « moi » dans notre vie précédente ni dans aucune de nos vies antérieures, pas plus que nous ne connaissons le « moi » de nos vies futures, mais cela n’est pas étonnant. Quand on était un fœtus dans le ventre de notre mère, est-ce que c’était « moi » ? Oui. Est-ce qu’on s’en souvient ? Non. Qu’en sera-t-il quand on sera très, très vieux, s’agira-t-il toujours de « moi » ? Cela ne s’est pas encore produit, mais ce sera encore « moi ». Ce ne sera pas quelqu’un d’autre. C’est pourquoi le fait que nous ne nous rappelions pas nos vies antérieures et que nous ne connaissions pas encore nos vies futures ne dément pas l’existence de vies passées et futures.
J’espère que vous voyez où tout cela nous conduit. Cela nous amène à toute la discussion par laquelle nous débutons le lam-rim à propos de la précieuse renaissance humaine, laquelle est pertinente pour quiconque, en dépit du fait que nous pensions en termes de renaissance selon le bouddhisme, ou que nous pensions en termes de religion occidentale ou moyen-orientale, ou que nous soyons non-croyants ; toutefois, au regard de l’éternité du « moi », cette précieuse vie humaine dont nous disposons actuellement constitue un épisode particulier.
Pourquoi est-il important d’être capable de penser à un « moi » éternel pour apprécier vraiment les méditations sur la précieuse renaissance humaine ? Parce que, même si on ne considère que cette seule vie, selon le point de vue du Dharma allégé, sans vraiment prendre en compte les vies passées et futures, on pourrait malgré tout s’efforcer d’en tirer avantage car tôt ou tard la mort viendra. Cela ne durera pas toujours. Ainsi on pourrait très bien avoir une vision du Dharma parfaitement bénéfique et allégée en ce qui concerne la méditation sur la précieuse vie humaine. Mais, si nous considérons cette vie juste comme un épisode d’un continuum beaucoup plus vaste et éternel, et que nous ignorons ce qui va venir ensuite, alors il devient vraiment urgent que nous fassions bon usage de cette vie car il y aura quelque chose après, même si c’est le Grand Rien. À vrai dire, qu’est-ce qu’on peut faire dans le Grand Rien ? Rien, de toute évidence.
Il me faut ici mentionner que du point de vue du Dharma allégé il existe une autre conséquence très utile et parfaitement valide à cette discussion, celle qui fait qu’il y a une autre variante à l’éternité, et que cette variante consiste à penser à notre famille et à nos descendants à venir. Et même si on n’a pas d’enfant, notre legs, notre souvenir se perpétuera dans le futur, et nous avons l’espoir que cela perdurera. Aussi nous pourrions nous dire : « Je veux me servir de cette précieuse vie humaine afin de ne pas laisser après moi un gâchis pour mes enfants, mes étudiants, les personnes qui travaillent pour moi et celles de la société à laquelle j’appartiens, ainsi que pour les générations futures (en causant des dégâts à l’environnement, etc.). » Nous pourrions penser en ces termes : « Je veux utiliser cette précieuse vie humaine maintenant afin d’être sûr de laisser derrière moi un bon héritage. »
Mais, de qui se moque-t-on au sujet de ce qui a de l’importance à nos yeux ? Est-ce de ce dont les gens auront à faire l’expérience dans le futur, ou à l’importance qu’on attache à ce dont on fera l’expérience dans le futur ? Pour la plupart d’entre nous, ce dont on fera l’expérience (à moins d’être hautement développé spirituellement) est beaucoup plus urgent que ce que les autres auront à expérimenter dans le futur. J’aimerais que vous réfléchissiez et compariez le fait de laisser un désastre derrière vous et que quelqu’un d’autre doive le nettoyer, avec le fait de faire le ménage soi-même. Dans cet ordre d’idée de ne pas créer de désordre, laquelle de ces deux alternatives est la plus urgente à nos yeux ?
Il est plus urgent pour nous de ne pas créer de désordre si nous devons nous charger de le gérer nous-mêmes, plutôt que de le laisser à nos descendants ou à d’autres dans le futur. C’est pourquoi ce que nous faisons de cette précieuse vie humaine, quand nous pensons que nous aurons à en payer les conséquences, est bien plus important que de laisser aux autres le soin de s’occuper de notre héritage. Et c’est parfaitement approprié ; c’est faire preuve d’un sentiment sain du « moi » : le fait que je sois responsable de ce que je fais, de ce que je fais de ma vie car je devrai en payer les résultats. C’est, assurément, faire montre d’une attitude saine.
En outre, c’est faire preuve d’une plus grande maturité que de savoir qu’en plus de soi les autres auront à en payer les conséquences. Aussi bien eux que moi, nous devrons en payer les conséquences. Mais penser qu’on aura aucunement à en payer les conséquences, que cela retombera sur quelqu’un d’autre, il y a dans cette attitude quelque chose qui, psychologiquement, est inadéquat. Réfléchissez-y.
Ce sur quoi nous réfléchissons, c’est l’importance et l’utilité de penser en termes d’un « moi » éternel, peu importe la manière dont nous concevons cette éternité, afin d’apprécier la valeur de la précieuse vie humaine dont nous disposons maintenant. Dans la mesure où nous pensons valablement qu’il y a quelque chose après, celle-ci n’est qu’un épisode.
Moyens de progresser grâce aux étapes du lam-rim
Voyez-vous, il y a deux niveaux, deux façons de parcourir le lam-rim. Je parle du lam-rim « authentique » ; le lam-rim « allégé » constituait à sa façon encore une autre variante. Mais pour progresser grâce au lam-rim authentique, l’un des moyens procède fondamentalement du domaine de ce que Sa Sainteté le Dalaï-Lama appelle la science du bouddhisme, à savoir la philosophie du bouddhisme et non pas nécessairement la religion du bouddhisme. Cela veut dire que l’on peut parcourir le lam-rim, du moins à son début, non pas en tant qu’adepte du bouddhisme. En somme, nous ne démarrons pas en tant que croyant bouddhiste, n’est-ce pas ? Nous commençons juste comme une personne ordinaire, peu importe nos croyances passées. Mais, à bien examiner les choses, le point de départ que j’essaie d’établir et de mettre en avant est qu’on croie en un soi éternel, car c’est, à mon avis, le critère principal pour pratiquer le Dharma authentique. Au fur et à mesure que nous progresserons à travers les étapes du lam-rim, en tant que non-bouddhiste, finalement nous verrons la valeur, la précision, la justesse de la vue bouddhique de la réalité. Nous accepterons alors vraiment la voie bouddhique.
Le moment où on aborde la vue correcte (de la réalité) peut varier au cours des étapes graduées. On peut l’aborder au moment du refuge, que j’appelle la « direction sûre ». On doit vraiment comprendre les Quatre Nobles Vérités afin d’acquérir une forme de confiance dans ce que le Bouddha a enseigné et réalisé. Pour comprendre les Quatre Nobles Vérités, on doit comprendre la vacuité, la réalité, et le véritable chemin. On pourrait donc l’aborder ici, ou au niveau de la motivation de portée intermédiaire ou avancée. Cela varie en fonction des dispositions des gens.
Au niveau de la dimension de portée initiale, dans le cadre de cette première approche où l’on commence sans pour autant être bouddhiste, si on pratique le Dharma authentique, on suppose simplement que les Quatre Nobles Vérités sont correctes. On n’en est pas certains, notre compréhension ne se fonde pas sur la logique et la déduction, encore moins sur l’expérience. On suppose donc que c’est vrai. Ce n’est vraiment qu’au niveau des dimensions de portée intermédiaire et avancée qu’on entre vraiment dans la discussion sur la vacuité ; et c’est bien ainsi.
La seconde façon de parcourir le lam-rim authentique, c’est quand on est déjà bouddhiste. On a déjà accepté la vue du bouddhisme. On a déjà probablement parcouru l’entraînement du lam-rim et maintenant, très, très important, on revient sur ses pas et on parcourt à nouveau tout le processus des étapes graduées sur la base d’un engagement mahayaniste : on a pour objectif l’illumination. Afin d’y parvenir, on doit faire bon usage de cette précieuse renaissance humaine, laquelle ne durera pas, etc., etc., etc.
Telles sont les deux variantes de la manière de parcourir le lam-rim authentique : soit initialement comme non-bouddhiste, soit initialement en tant que bouddhiste convaincu. Dans les deux cas, ce qui en fait une pratique du Dharma authentique c’est qu’on pense du point de vue d’un soi éternel.
Opposé à cela, nous avons le Dharma allégé au moyen duquel nous parcourons toutes les étapes du lam-rim à l’intérieur du cadre conceptuel consistant à juste améliorer cette vie, et c’est là notre seule préoccupation. Et cela peut s’avérer très bénéfique bien que malaisé, en matière de discussion sur le karma en particulier, dans la mesure où nous ne faisons pas l’expérience au cours de cette vie du résultat de la plupart de nos actes. Aussi notre compréhension n’est pas très stable et sûre.
Voilà donc les quelques points utiles (je l’espère) qui permettent d’apprécier les diverses manières de travailler avec les éléments du lam-rim :
- Le Dharma allégé ;
- Le Dharma authentique en tant qu’individu initialement non-bouddhiste, c’est-à-dire pas vraiment convaincu ni même au courant des enseignements bouddhiques sur la réalité ;
- Enfin, le véritable Dharma sur la base d’un entraînement préalable sur la voie bouddhique, en repassant les thèmes point par point et en les renforçant.
Ce que j’aimerais faire au cours de ce week-end – ce soir nous n’en sommes encore qu’à l’introduction – c’est de discuter du développement sain du soi au moyen du Dharma authentique, du lam-rim authentique, du point de vue de quelqu’un qui n’a pas encore vraiment accepté la vision bouddhique ; de même, j’aimerais discuter de la façon dont une personne ordinaire qui débute, en y réfléchissant plus profondément, accepterait l’idée de croire en un soi éternel d’une façon ou d’une autre, même si c’est en termes d’un Grand Rien qui lui fait dire : « Je suis mort. » Comme on l’a dit, il y a toujours un « moi » dans ce « je suis mort » conjugué au temps présent. Nous sommes bien d’accord ? Avant d’en passer aux questions et aux remarques, peut-être pourriez-vous juste réfléchir sur la façon dont nous avons abordé le lam-rim, vu que je suppose que la plupart d’entre vous ont déjà étudié les étapes graduées du lam-rim, que ce soit en profondeur, ou superficiellement. Comment l’avons-nous vraiment abordé et quel bénéfice en avons-nous tiré ?
Questions
Faire l’expérience de la souffrance avec le « moi » conventionnel ou avec le « moi » excessif
J’aimerais clarifier un point : au début vous avez dit qu’il y avait le « moi conventionnel » et le « moi excessif ». Ce dernier mène à la souffrance. Comment vous comporteriez-vous face aux maladies du corps avec ces deux « moi », le conventionnel et l’excessif ? Car les maladies sont cause de souffrances tout aussi bien [tant pour le « moi » conventionnel que pour le « moi » excessif].
Bien, tout d’abord, qui fait l’expérience de la souffrance physique de la maladie ? C’est le « moi » conventionnel. Le faux « moi » n’existe nullement. Nous pouvons avoir une appréhension incorrecte du « moi » conventionnel, et penser qu’il correspond et fait référence à quelque chose de réel. Mais il s’agit là du faux « moi ». Il ne se réfère à rien de réel. Donc le faux « moi » ne peut pas faire l’expérience de quoi que ce soit. Toutefois, nous pouvons faire l’expérience de la maladie, et de la souffrance qu’elle induit, avec une saisie incorrecte du « moi », comme quand on dit : « Pauvre de moi », « Je suis une victime », « Personne ne souffre autant que moi », « Pourquoi est-ce que cela m’arrive à moi ? », et toute cette agonie mentale qui peut accompagner une maladie.
Mais la question n’est pas vraiment de savoir dans quelle catégorie nous rangeons la souffrance de la maladie comme étant due à un « moi conventionnel » ou à un « faux moi », ou à l’assertion que j’ai faite comme quoi le fait de croire à nous-mêmes du point de vue du « faux moi » conduit à la souffrance. Je ne pense pas que ce soit la manière convenable de considérer le phénomène de la maladie physique. Cela commence à devenir très complexe. Vous savez, j’aime donner de longues réponses. Certaines personnes sont très habiles pour donner des réponses courtes, mais je ne suis pas doué pour cela ; aussi laissez-moi vous répondre longuement.
Bien. Comme nous l’avons dit le « moi conventionnel » fait l’expérience de la souffrance de la maladie, contrairement au « faux moi ». C’est clair. Maintenant vous pourriez dire : « Bon, la souffrance a pour origine mon karma. J’ai fait quelque chose d’horrible dans une vie précédente, j’ai abrégé la vie d’autrui et, en conséquence, ma propre vie est écourtée et je suis malade, etc. » ; ou bien : « J’ai agi par ignorance, inconscient de mon mode d’existence. J’ai pensé à moi du point de vue du “faux moi” ». On pourrait ainsi donner ce genre d’explications plutôt simplistes, si j’ose dire.
Avant de commencer, j’ai mentionné le recensement que fait Tsongkhapa de la présentation des objets de concentration pour développer shamatha, un état d’esprit calme et posé en un point. Et il mentionnait le fait que se focaliser sur la respiration était utile – en tant qu’objet de concentration – pour ceux qui sont en proie à une forte activité mentale de type verbal. Pour apaiser celle-ci, il convient juste de se concentrer sur la respiration. Pour ceux qui font preuve de naïveté à propos de la réalité, il recommande de se focaliser sur la coproduction conditionnée des agrégats.
Il en donne l’explication, laquelle n’est pas si facile à comprendre. Mais ce sur quoi nous nous concentrons ici est une situation dont nous faisons l’expérience, en l’occurrence une maladie physique. Celle-ci est le fruit de causes et de conditions qui surgissent en dépendance. D’un point de vue causal, l’expérience que nous en faisons vient du mûrissement d’une tendance karmique. Si on le formule d’une façon plus impersonnelle : cela surgit en dépendance d’une tendance karmique qui en serait la cause. Mais alors interviennent toutes sortes de conditions qui font qu’elle a mûri à ce moment particulier. Sans ces conditions, elle n’aurait pas pu mûrir à ce moment-là. On peut invoquer le temps qu’il fait, nos actes, une épidémie en cours – tant de choses différentes – la nourriture, la quantité d’exercice que l’on fait, les gens avec qui l’on a été en contact. On peut commencer à faire la liste de toutes les conditions qui ont contribué à ce qu’on tombe malade.
Toutes sortes de facteurs causals interviennent dans ma réponse émotionnelle, à savoir mon arrière-plan psychologique, tout ce qui m’a affecté au plan familial et pendant mon éducation, pourquoi on y trouve une certaine part d’apitoiement sur soi, etc. Il y a tellement d’émotions différentes qui entrent en jeu. Et chacune d’elles surgit d’un type de tendance différent, d’un type d’habitude différent. Et la situation n’existe pas comme suspendue dans un vide. Interviennent également d’autres circonstances : quelles sont les commodités médicales à proximité ; quelles sont les facilités hospitalières disponibles ; ai-je de la famille ou des amis en mesure de prendre soin de moi ? ; suis-je complètement isolé ? Il y a tellement d’autres facteurs qui contribuent à la situation.
Ainsi, la cause karmique – à savoir un type d’action antérieur lui aussi commis sous l’influence de tout un tas de conditions et de circonstances – n’est qu’une partie de ce gigantesque réseau de facteurs surgissant en dépendance. Et pour réaliser shamatha [la concentration en un point] sur cet objet, Tsongkhapa préconise de se focaliser simplement sur la compréhension de la situation comme étant le résultat de cet énorme réseau de causes et de conditions :
- sans qu’il y ait un « moi » vraiment existant qui ait servi d’agent, qui soit le coupable à l’origine de tout ça ;
- sans qu’il y ait un « moi » vraiment existant qui en expérimente le résultat, autrement dit sans victime, sans pauvre petit moi, sans culpabilité (« c’est moi le coupable de la situation parce que je me suis mal conduit dans une vie passée ») ;
- sans éprouver un sentiment victimaire du moi – « pauvre de moi, je ne mérite pas cela » – ou encore : « c’est bien fait pour moi, c’est ma punition » – sans tout ça.
Tout cela a surgi en dépendance d’un gigantesque réseau de causes et de conditions, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans tous les détails. Tel doit être l’objet de votre shamatha ; et c’est une méditation vraiment fantastique, absolument géniale.
Pourquoi est-ce que j’amène ça sur le tapis, en dehors du fait que je trouve que c’est une méditation fantastique ? C’est parce que, quand on étudie le Dharma, on dit que la racine de tous les problèmes – à savoir le premier lien dans les douze liens de la coproduction conditionnée – la racine de tous nos problèmes, c’est cette inconnaissance de notre mode d’existence, c’est-à-dire comment le soi existe, le « moi » et tout le reste. Soit nous ne savons pas, soit nous savons mais de manière incorrecte, et tout vient de là. Bien que cela semble correct, nous le comprenons de travers. En quoi consiste cette incompréhension ? Elle découle des quatre vues incorrectes de la deuxième noble vérité, dans le cadre des seize aspects des Quatre Nobles Vérités (simplement pour vous dire que je ne vous cache rien).
Qu’est-ce qu’une compréhension incorrecte de la vraie cause de la souffrance ? C’est de croire que toute souffrance vient d’une seule cause, que les résultats surgissent d’une seule cause. Il peut y avoir une cause racine, beaucoup plus fondamentale, pas seulement due à « moi » ou à ma stupidité, qui fait que j’endure une souffrance. Est-ce que vous voyez quel danger et quel fantasme égotique il y a dans cette façon de penser ? « C’est de ma faute, je suis stupide et je n’ai rien compris, et c’est la raison pour laquelle je suis la pauvre victime, et je dois juste me réveiller et avoir une compréhension correcte, et tous mes problèmes s’évanouiront. » C’est beaucoup trop simpliste ; cette façon de penser résulte vraiment d’une seule cause. Les effets surgissent d’un gigantesque réseau de causes et de conditions.
Voyez-vous, bien que nous passions momentanément par-dessus certaines séquences du lam-rim, c’est un point d’une telle importance. Nous pouvons voir la différence entre un « moi » sain et un « moi » excessif sur ce point particulier de savoir quelle est ma responsabilité dans la souffrance que j’endure. Le « moi » surdimensionné est le grand « moi » qui dit « c’est de ma faute », lequel est une exagération de ce « moi » qui pense que tout ce qui arrive est de ma faute. Vous pouvez voir alors comment cela commence à devenir paranoïaque : « J’ai fait cette mauvaise action ou cette chose stupide au cours de mes vies passées, et c’est pourquoi je souffre. »
Un sentiment sain du « moi » dirait : « Oui, conventionnellement j’ai agi comme ça, etc., et donc il existe des graines karmiques pour que j’expérimente ceci ou cela, mais il y a une quantité astronomique d’autres causes et conditions en jeu. » De la sorte, on ne gonfle pas notre sentiment du « moi » en se disant : « Je suis responsable de tous les désastres qui arrivent dans le monde, en particulier des catastrophes qui m’échoient. Tout est de ma faute. » C’est beaucoup trop exagéré.
Le plus difficile en vérité est d’éviter les deux extrêmes, à savoir :
- « Tout est de ma faute » est l’un des extrêmes, et c’est le « moi » excessif.
- L’autre extrême, c’est : « Je ne suis responsable de rien. Cette chose dont je fais l’expérience, c’est juste une chose qui vient de l’extérieur. Moi, je n’ai rien fait ; je suis innocent. »
Tels sont les deux extrêmes. Un sentiment sain du « moi » et de notre responsabilité se situe au milieu, entre les deux, et non un sentiment exagéré de notre responsabilité. Aussi les paramètres d’ « innocent » et de « coupable » ne conviennent vraiment pas à l’explication bouddhique dans son intégralité. En vérité, il est très intéressant, quand on y réfléchit, de voir comment nous entretenons des idées fausses en surimposant sur le bouddhisme certains concepts de notre culture qui viennent de notre sentiment de la loi : coupable ou non coupable, coupable ou innocent. C’est inadéquat et non pertinent.
Je vous fais des excuses d’avoir consacré tout ce temps à une question. Mais votre question débouche sur des points très importants ; c’était une bonne question. Et je pense que cela peut également servir d’introduction pour établir une distinction entre un sentiment sain du « moi » et un sentiment excessif du « moi » du point de vue de notre responsabilité à propos de ce dont nous faisons l’expérience.
L’amour de soi et la racine des problèmes par opposition aux causes des problèmes
Si ce « faux moi » implique l’amour de soi, peut-on dire que le soi existant conventionnellement implique également l’amour de soi ?
Le « faux moi » n’existe pas. Nous concevons incorrectement le « moi conventionnel » comme étant le « faux moi ». Donc, lequel fait preuve d’amour de soi ? Ça ne peut pas être le « faux moi » car ce dernier n’existe pas. C’est donc le « moi conventionnel », à savoir que mon expérience du monde possède, comme faisant partie d’elle, le facteur mental de l’amour de soi, lequel accompagne divers moments de mon expérience. Et que se passe-t-il d’autre au niveau de mes cinq agrégats – qu’est-ce qui constitue mon expérience, ce [phénomène] composé – c’est la saisie incorrecte du « moi ». Je pense à « moi » comme étant le « faux moi ». Je pense : « Je suis le meilleur, je suis la personne la plus géniale, j’en ferai toujours à ma tête » – et cela constitue un facteur mental supplémentaire d’amour de soi. En conséquence, je vais seulement penser à « moi », à ce que j’obtiendrai.
On étudie ces différents facteurs mentaux, et tout ce qu’ils impliquent ; sans doute est-on en droit d’estimer qu’ils sont de simples morceaux de connaissances, etc. Mais si on commence vraiment à les analyser en tant que systèmes, ils indiquent la bonne manière de travailler sur les divers problèmes. Après tout, la totalité de ce que le Bouddha a enseigné avait pour but de faciliter le règlement des problèmes et de surmonter la souffrance. Donc, si je fais preuve d’amour de soi – que se passe-t-il ? L’amour de soi est « moi », je suis donc responsable, je suis le « moi conventionnel » qui fait une expérience. Or, je « me » considère incorrectement comme étant le « faux moi » et il y a l’amour de soi qui accompagne ce sentiment. Donc, si je me débarrasse de cette fausse idée du « moi », je n’aurai plus d’amour de soi. De la sorte, on voit ce sur quoi on doit travailler.
Si on se contente de travailler sur l’amour de soi, c’est bien, on n’en a plus, on s’en débarrasse, mais, comme on le sait, on pense toujours malgré tout à « moi », « moi », « moi ». Je pense donc à moi en me disant : « J’ai l’étoffe d’un martyr, je ne serai donc pas égoïste, et je prendrai sur moi toute la souffrance du monde » – il s’agit là d’un « moi » démesuré. On pense donc toujours à un « faux moi ». On n’est pas allé à la racine du problème. Mais le problème lui-même est complexe. Il est composé de plusieurs éléments, de nombreux facteurs.
Voyez-vous, la racine des problèmes est la fausse idée que l’on se fait du soi. Il y a une grande différence entre dire : « voici la racine du problème, donc, si on veut abattre la plante, on élimine la racine », et dire : « la racine est l’unique cause de la plante ». La croissance de la plante s’est faite grâce à de très nombreuses conditions et de multiples circonstances – le sol, la pluie, le temps qu’il a fait, d’innombrables facteurs y ont contribué. Mais si on veut s’en débarrasser, il faut éliminer la racine. Telle est la manière de traiter cette inconnaissance ou ignorance à propos du soi d’une façon conventionnelle qui soit correcte, et non en se disant : « bon, c’est l’unique cause » ou « je suis stupide », et tout ce qui s’ensuit.
Cela dit, s’il vous plaît, digérez cela pendant un moment : la différence qu’il y a entre la racine du problème et le fait de dire : « tout cela vient de cette seule cause et donc je suis le coupable » ; et la différence qu’il y a entre se débarrasser de la racine du problème et le fait de penser : « tout était de ma faute ».
Peut-on faire l’expérience des résultats d’une situation dont nous n’avons pas créé les causes ?
Il s’agit là de la quatrième loi du karma, le fait qu’on ne puisse pas faire l’expérience de résultats à moins d’en avoir accumulé les causes. Si c’était le cas [qu’on puisse expérimenter les effets d’actions que nous n’avons pas commises], on tomberait alors dans l’extrême de dire : « Je suis totalement innocent, je n’ai rien fait, alors pourquoi cela m’arrive-t-il ? » C’est l’extrême de se considérer comme la victime, l’extrême du nihilisme.
Bien. Terminons-en là, pour ce soir, par une dédicace. Pensons que quelle que soit la compréhension, l’énergie positive qui a été produite, puisse-t-elle faire son chemin de plus en plus profondément et agir comme cause contributive à l’illumination de tous – pas seulement à ce que « moi », « moi », « moi », je veuille obtenir l’illumination. C’est pour cette raison que le dixième chapitre [du Bodhicharyavatara] de Shantideva, le chapitre consacré à la prière de dédicace, est si merveilleux car il s’exprime toujours en disant : « Puisse tout le monde » être comme ceci ou comme cela, et jamais « puissé-je moi », je, être comme ceci ou comme cela.