Quelle différence y a-t-il entre une déité bouddhique et Mickey Mouse ?

Si on étudie le bouddhisme suffisamment longtemps, nul doute qu’on tombera un jour ou l’autre sur la pratique du tantra. Avec ses nombreuses méthodes de visualisation, il est facile de devenir confus, voire même de penser qu’on est fou si on n’a pas une solide formation dans les principes de base du bouddhisme Mahayana. Cet article expose les conditions qu’exige la pratique du tantra, et détaille ce qui la rend différente des hallucinations d’une personne à l’esprit dérangé.

Cet article examine la différence qu’il y a entre se visualiser sous l’aspect d’une figure-de-bouddha (une déité) et s’imaginer qu’on est Mickey Mouse. Cela peut paraître drôle, mais souvent, quand on s’est engagé dans la pratique du tantra, on atteint un certain stade où on se demande ce que l’on fait. On travaille avec des visualisations bizarres, lesquelles, si nous manquons d’une bonne fondation, peuvent commencer d’apparaître insensées. En particulier si on parle à d’autres de ce qu’on fait, on peut en arriver à tenir des propos du genre : « J’imagine que je suis la Fée Rouge, la Fée Mélusine ou l’Enchanteur Merlin et que je vais au Pays des Fées, en emmenant tout le monde avec moi ! » Ils auront probablement l’idée de nous enfermer ! Nous allons donc examiner en profondeur cette question des figures-de-bouddha et de Mickey Mouse.

S’imaginer comme une figure-de-bouddha

Une des caractéristiques les plus remarquables du tantra est ce qu’on appelle le « yoga de la déité », au cours duquel on s’imagine sous l’aspect d’une figure-de-bouddha. Au lieu du verbe « imaginer », on traduit habituellement le terme par « visualiser », bien qu’il ne s’agisse pas d’une sorte d’image visuelle de nous-mêmes. Je trouve que le mot « imaginer » est très juste car on imagine qu’on est vraiment un bouddha sous la forme de cette figure. On ne s’imagine pas seulement sous les traits de cette figure, mais on imagine également qu’on parle, qu’on pense, qu’on aide les autres et qu’on jouit de l’expérience de tous nos sens comme le ferait cette déité. Nous imaginons aussi posséder toutes ses bonnes qualités, telles que l’amour impartial, la compassion pour tous les êtres et une profonde compréhension de tous les phénomènes. Bien entendu, pour accomplir ces choses avec succès, on doit s’être entraîné préalablement dans chacune de ces qualités par la pratique des soutras. En les réunissant toutes grâce au yoga de la déité, c’est comme « la générale » [d’une pièce de théâtre], la répétition « en avant-première » du fait d’être véritablement un bouddha. En répétant dès maintenant [« en costume » pour ainsi dire], nous accumulons des causes puissantes pour atteindre l’illumination. Cette méthode extrêmement efficace est connue sous le nom de « pratiquer les causes qui sont les plus similaires au résultat ».

Ce que je traduis par « figure-de-bouddha » correspond au mot tibétain « yidam », parfois appelé « type particulier de déité », bien que ce ne soit pas le type habituel de divinités auxquelles nous sommes habitués, comme celles qu’on trouve chez les dieux hindous ou grecs. Mais, pareilles à une divinité, ces figures possèdent des qualités qui dépassent de loin celles que nous autres, humbles humains, possédons. Littéralement, le mot tibétain « yidam » signifie une figure avec laquelle notre esprit crée un lien étroit. Nous tissons donc un lien étroit avec telle figure-de-bouddha particulière afin de véritablement devenir bouddha sous la forme physique de cette figure. La figure peut être masculine, comme celle d’Avalokiteshvara (Chenrezig, en tibétain), ou féminine comme Tara, ou même accouplée, telle que Kalachakra.

La question alors est de savoir quelle différence y a-t-il entre des pratiquants tantriques qui s’imaginent être des bouddhas sous la forme d’une figure-de-bouddha, et des personnes délirantes imaginant qu’elles sont Mickey Mouse ?

Refuge et comportement éthique

Tout d’abord, en tant que pratiquants tantriques – on parle ici de celles et ceux qui ont une démarche authentique, et pratiquent correctement – nous donnons une direction sûre à notre vie (ce qu’on appelle ordinairement le « refuge »). Qu’est-ce que cela signifie ? En premier, cela veut dire que nous avons une vue réaliste des quatre nobles vérités :

  • Nous reconnaissons ce que sont les véritables souffrances.
  • Nous connaissons leurs véritables causes.
  • Nous voyons qu’il est possible d’atteindre à une véritable cessation de ces causes.
  • Nous comprenons les véritables chemins d’esprit qui produiront ce résultat.

Le Joyau du Dharma le plus profond, ou refuge du Dharma, sont les véritables cessations et les véritables chemins, soit les troisième et quatrième nobles vérités. Les bouddhas sont celles et ceux dont les continuums mentaux actualisent pleinement les véritables cessations et les véritables chemins. L’Arya Sangha est la communauté des êtres chez qui les deux dernières vérités sont présentes mais en partie seulement, et non dans leur intégralité.

Donc, en tant que pratiquants du tantra, nous devons donner un sens positif – une direction sûre – à nos vies. Nous reconnaissons nos divers problèmes et leurs causes, et nous mettons en œuvre les méthodes qui conduiront à une véritable cessation de ces causes, et donc des problèmes eux-mêmes. Nous savons pertinemment qu’il y a une issue à la souffrance, et nous sommes donc tout à fait sûrs de ce que nous faisons. Nous savons également que nous ne sommes pas seuls, mais que d’autres travaillent dans la même direction, tandis que d’autres encore ont atteint ces buts, soit en totalité, soit partiellement.

En allant dans cette direction sûre et pleine de sens, la première chose que nous faisons, c’est de nous réfréner d’avoir des comportements destructeurs, car cela entraîne le malheur et ce qu’on appelle la « souffrance de la souffrance ». En tant que pratiquants du tantra, nous nous engageons alors dans un comportement éthique, tant en imagination que dans notre vie de tous les jours, en s’imaginant être des bouddhas sous la forme de figures-de-bouddha. On fait cela en voyant que les causes de tous les problèmes et de toutes les souffrances sont intérieures. Elles sont dues à notre comportement karmique, compulsif et destructeur, sous l’influence de nos émotions perturbatrices, et sont issues de notre inconnaissance et de notre confusion à propos des effets de notre comportement et de la réalité. C’est ce sur quoi nous devons travailler pour nous en sortir ; de même, nous voyons qu’il est possible de nous en débarrasser pour toujours.

Les personnes délirantes, par ailleurs, cherchent ordinairement un bouc émissaire à leurs problèmes. Elles incriminent leurs parents ou la société, et deviennent paranoïaques. Elles ne reconnaissent pas ce qu’elles font – à savoir que leur comportement affectera leur futur et ce dont elles feront l’expérience. D’habitude, si quelqu’un pense qu’il est Mickey Mouse, ce n’est pas dans l’intention de s’en servir comme cadre à un comportement éthique, ou pour atteindre la libération et l’illumination, libre de tout problème.

Le renoncement

La différence suivante [avec Mickey Mouse] concerne ce qu’on appelle le « renoncement », qui est la détermination à se libérer de nos problèmes et de leurs causes, tant dans cette vie que dans les vies futures. Cela comporte, bien entendu, la volonté d’abandonner les problèmes et leurs causes.

D’aucuns objecteront : « N’est-ce pas là juste un désir d’évasion ? Fuir la réalité en renonçant simplement à cette vie et aux conditions d’existence en général ? » La réponse est non, il ne s’agit en aucune façon de fuite. Le renoncement, c’est voir la vie ordinaire pour exactement ce qu’elle est. Nous naissons, nous tombons malades, nous vieillissons et nous mourons ; entre-temps, nous n’obtenons pas ce que nous voulons, et nous sommes confrontés à ce que nous ne voulons pas. Même quand tout va bien, nous nous sentons frustrés, jamais satisfaits. Nous en voulons toujours plus. Tout change tout le temps – tout est complètement instable.

Avec le renoncement, nous considérons tous ces problèmes sérieusement, en générant un fort sentiment du style : « J’en ai eu assez. Je ne veux pas continuer à accepter tout ça. Je vais me mettre en quête d’une solution. » Nous avons déjà la fondation d’une direction sûre, nous sommes confiants dans le fait qu’il existe une solution à nos problèmes. En outre, il y a une issue car on peut se débarrasser des problèmes et de leurs causes pour toujours. On se détourne donc tout simplement des choses sans intérêt de cette vie et des vies futures en ne se laissant pas accaparés par elles, et en se tournant vers cette direction sûre (le refuge). De la sorte on travaille à mettre en œuvre les véritables cessations et les véritables chemins qui conduisent à la libération et à l’illumination, comme étant des moyens de faire face à nos problèmes et de les résoudre.

Les personnes délirantes qui imaginent être des Mickey Mouse ont tout simplement une attitude de fuite face à la vie. Elles n’affrontent pas leurs problèmes, mais tentent plutôt de s’échapper dans une réalité parallèle sans aucun rapport avec leurs vies. Les visualisations tantriques sont des méthodes pour faire face avec la vie ordinaire de manière créative et constructive alors que les personnes hallucinées ne gèrent en aucune manière leurs vies.

Formes de figure-de-bouddha considérées comme des formes anticipées de la forme d’un bouddha

Maintenant, on pourrait se demander si le fait de s’imaginer comme Mickey Mouse ou comme un bouddha sous les traits d’Avalokiteshvara n’est pas tout autant une forme d’hallucination ? À nouveau, la réponse est non, il y a là une grande différence.

Dans la pratique du tantra, nous imaginons des situations qui ne se sont pas encore produites – autrement dit des choses que nous n’avons pas encore expérimentées comme étant arrivées vraiment – mais dont nous serons en mesure de faire l’expérience ultérieure sur la base de ce qui est connu comme les « facteurs de notre nature-de-bouddha ». Ces facteurs font partie de nos continuums mentaux, et nous tous les possédons. Notre continuum mental est la séquence ininterrompue des moments consécutifs de notre expérience des choses.

Par exemple, chaque enfant possède les facteurs de la nature-de-bouddha, à savoir une forme physique, la capacité à communiquer, à connaître et faire des choses, à en jouir, et bien d’autres bonnes qualités encore comme l’amour, l’intelligence, bien qu’elles ne soient pas pleinement développées. En tant qu’enfant, nous pouvons nous imaginer sous l’aspect d’un adulte, parlant, pensant, comprenant, agissant comme tel, et également comme ayant les bonnes qualités d’un adulte mûr. Bien que le fait d’être un véritable adulte ne se soit pas encore produit – il s’agit là d’une occurrence « non-encore-survenue » – néanmoins le fait que nous imaginions être un adulte peut « arriver », se produire, survenir dès à présent. Ceci est dû au fait que notre corps d’enfant actuel a le potentiel d’évoluer vers celui d’un adulte. Nous faisons quelque chose de similaire dans le tantra.

Quand on s’imagine apparaissant, parlant, etc., comme une de ces figures-de bouddha, nous savons que le fait d’être vraiment un bouddha apparaissant sous cette forme ne s’est pas encore réellement produit. Il s’agit d’une occurrence « non-encore-survenue ». Nous sommes juste un être limité imaginant pour l’instant qu’il apparaît sous cette forme. Mais nous avons la ferme conviction, avec l’accumulation suffisamment forte de nos réseaux de force positive et de conscience profonde (les deux collections de mérite et de sagesse), accumulation dédiée à la réalisation de l’illumination, que notre potentiel pour être un bouddha sous la forme de cette figure-de-bouddha sera quelque chose qui se produira un jour. Nous avons tous les outils en main ; ils ont juste besoin d’être purifiés et davantage cultivés.

Les personnes hallucinées ne pensent certainement pas qu’elles possèdent tous les facteurs qui leur permettront de devenir Mickey Mouse dans le futur et qu’elles font simplement semblant d’être Mickey maintenant. Elles pensent vraiment qu’elles sont dores et déjà Mickey Mouse.

Visages, bras et jambes multiples

On pourrait alors objecter : « Mais est-ce que ce n’est pas tout aussi délirant d’imaginer qu’on a autant de visages, de bras et de jambes ? Avalokiteshvara  a quatre bras et Kalachakra vingt-quatre.  N’est-ce pas aussi fou que de penser qu’on est Mickey Mouse ? »

Non, ça ne l’est pas. Tous ces bras, ces visages et ces jambes représentent différents aspects du chemin spirituel – tout ce que nous avons besoin de réaliser et d’atteindre pour devenir un bouddha. Les quatre bras d’Avalokiteshvara par exemple représentent les quatre attitudes incommensurables : l’amour, la compassion, la joie et l’équanimité. Imaginer qu’on a quatre bras, dès lors, est un moyen habile pour s’entraîner à garder présentes à l’esprit et rester conscient des quatre attitudes incommensurables qu’ils symbolisent – toutes les quatre simultanément et de manière intégrée. C’est précisément parce que ces formes dotées de multiples membres sont des moyens habiles pour aider les gens à atteindre l’illumination, que les bouddhas se manifestent sous de telles formes. De même, en tant que pratiquants du tantra, on peut alors s’imaginer apparaissant sous ces aspects comme un outil pour venir en aide tant à nous-mêmes qu’aux autres sur le chemin vers l’illumination. On ne les revêt certainement pas pour devenir un phénomène de cirque !

Transformer l’image qu’on a de soi

S’imaginer comme un bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha a pour objectif de surmonter et dépasser notre apparence ordinaire et la saisie qu’on a de nous-mêmes sous notre forme ordinaire. Autrement dit, pour pratiquer sérieusement, nous devons laisser tomber l’image illusoire, ordinaire qu’on a de soi, l’image de quelqu’un de figé qui ne change pas. Personne n’existe comme ceci ou comme cela de façon immuable, parce que c’est impossible.

Notre apparence ordinaire et l’image qu’on a de soi ne sont pas limitées à ce à quoi nous ressemblons, à notre aspect. « Apparence », ici, signifie ce qui apparaît, ce qui surgit, [ce qui s’élève, se manifeste]. Ce à quoi nous ressemblons, à quoi nous pensons, ce que nous disons, sentons et comprenons, de même que les qualités et les défauts que nous avons, comme l’égoïsme ou la compassion, toutes ces choses surgissent et apparaissent. Les formes ordinaires qu’elles revêtent constituent notre apparence ordinaire, et leurs aspects – auxquels nous nous identifions comme étant notre « moi réel » – constituent l’image ordinaire qu’on a de soi. Ce sont ces choses que nous purifions et transformons grâce au tantra.

Cela ne fait pas de différence si l’image ordinaire que l’on a de soi est négative ou positive. Nous pouvons nous considérer comme quelqu’un de laid, de gros, d’horrible, que personne n’aime, ou comme un être jeune, éternellement beau, un don de Dieu au monde. Dans un cas comme dans l’autre, nous sentons que nous sommes vraiment ainsi, et le serons toujours, en dépit des circonstances. En jargon bouddhique, nous nous accrochons à cette image de nous comme étant notre « véritable identité », comme étant « vraiment » qui nous sommes. On doit surmonter et dépasser cette saisie ordinaire.

Dans le tantra, quand on remplace apparence ordinaire et image de soi par l’apparence « pure » d’un bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha, on remplace également la saisie ordinaire que nous en avons comme étant notre « véritable identité ». Nous remplaçons la méprise confuse de cette saisie par la compréhension claire de notre propre vacuité et de celle de toutes les apparences, images de soi et autres identités. Le vide, souvent traduit par « vacuité », signifie, pour nous-mêmes ou n’importe quelle apparence, l’absence totale d’existence établie selon un mode impossible – et, souvenez-vous, « apparence », ici, fait référence à notre apparence comme celle d’une personne horrible, laide et grosse, ou du cadeau prodigieux de Dieu au monde, ou d’Avalokiteshvara ou de Tara.

Nous réalisons que, quelle que soit l’image solide qu’on peut avoir de soi, qu’elle soit ordinaire ou pure, c’est une illusion, un leurre. La raison en est qu’il ne peut exister d’identité véritable, concrète, inchangée – une sorte de personne que nous serions « vraiment », auto-établie par le pouvoir de quelque chose de concret, localisable à l’intérieur de nous et indépendante de tout le reste. Le genre de personne que nous sommes, notre apparence, et le reste, surgissent en dépendance d’un gigantesque éventail de causes, de conditions, de parties et de désignations mentales. Et du fait que ces causes et ces conditions changent constamment, notre apparence physique, ce que nous disons ou faisons, tout cela aussi change constamment. Et ce n’est pas comme s’il y avait un « moi » réel à l’intérieur, toujours solidement le même, peu importe notre apparence de surface ou ce que nous faisons ; et ce n’est certainement pas non plus comme s’il y avait un « moi » solide, localisable, existant sans manifester une apparence. Le fait est qu’il n’existe nullement de « moi » solide, en dépit d’une quelconque apparence qu’on pourrait lui prêter.

Différencier le « faux moi » du « moi conventionnel »

En tant que pratiquants du tantra, nous faisons une différence entre ce qu’on appelle le « faux moi » et le « moi conventionnel ». Fondamentalement, nous existons (c’est le « moi conventionnel »), mais nous n’existons pas à la manière du « faux moi », lequel est un pur fantasme, une illusion, ne correspondant à rien de réel.

Conventionnellement, le « moi » est un phénomène qui change tout le temps et qu’on impute à un continuum individuel, ininterrompu, d’apparences manifestées – apparences d’objets, de sensations, d’émotions, de pensées, d’actes, de paroles et de conceptualisations. Il est désigné à la fois sur le surgissement et sur l’expérience subjective de ces apparences, de même que sur les apparences elles-mêmes. Tous ces phénomènes sont inséparables. Pour faire simple, disons que le « moi conventionnel » est une désignation qu’on impute à un continuum individuel d’apparences affectant un ensemble corps/parole/esprit.

Quel est le sens de l’expression « phénomène imputé » ? Prenons l’exemple du mouvement. Le mouvement est un phénomène imputé en dépendance d’un objet localisé sur un continuum individuel de positions consécutives. Nous pouvons tous constater le mouvement d’un objet qui se déplace, mais ce mouvement ne peut être trouvé comme une « chose » concrète à l’intérieur de cet objet dans aucune de ses positions. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas quelque chose comme le mouvement. Conventionnellement, il y a mouvement mais on ne peut l’épingler sur aucun moment donné d’aucun objet, or, après tout, chaque moment arrive seul à la fois.

Similairement, le « moi » est quelque chose qu’on impute, en dépendance d’un continuum individuel d’apparences, à un ensemble corps/parole/esprit en perpétuel changement sur la durée d’une vie entière, et sur toutes les vies passées et futures aussi bien. Bien qu’il soit désigné en dépendance d’un tel continuum, on ne peut le trouver en tant qu’une « chose » concrète (le « faux moi ») à l’intérieur d’aucun des moments d’apparence d’un ensemble corps/parole/esprit. Tout comme le mouvement, conventionnellement, il existe une chose telle qu’un « moi » ; mais il est impossible de l’épingler, de mettre le doigt dessus. Il [ce « moi »] ne se trouve dans aucune cellule du corps, dans aucune de ses actions, dans aucun son d’aucun mot d’aucun discours, ou encore dans aucune pensée, émotion, compréhension, ou en tout autre lieu. Et cependant, si on pose la question : « Qui apparaît [qui est là] ? », on se doit de répondre : « C’est moi, tout simplement ! » Ce n’est pas quelqu’un d’autre et ce n’est pas personne. Tel est le « moi conventionnel ».

Une question plus profonde maintenant : qu’est-ce qui établit qu’il y ait une chose conventionnelle telle que le « moi » ou le mouvement ? Autrement dit, qu’est-ce qui atteste le fait que tout le monde peut voir le mouvement et le moi ? De même, qu’est-ce qui atteste le fait que rien n’est « trouvable » à l’intérieur d’un moment d’un objet posé consécutivement en différents lieux, ou à l’intérieur d’un continuum individuel d’apparences d’un ensemble corps/parole/esprit ?

Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a le concept de « mouvement », avec le mot « mouvement » apposé sur lui, lequel est imputé à un objet situé en différents endroits à des moments consécutifs. Conventionnellement, donc, le mouvement est simplement ce à quoi ce concept et ce mot font référence sur la base d’un objet situé en différents endroits de manière consécutive, encore une fois malgré le fait qu’on ne puisse toujours pas trouver ce « mouvement » comme conventionnellement existant. Mais cela n’invalide pas son existence conventionnelle ni la perception valide que nous en avons.

De même, tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a ce concept de « moi », avec le mot « moi » apposé sur lui, lequel est imputé à un continuum individuel d’apparences, sans commencement ni fin, d’un ensemble corps/parole/esprit et à l’expérience subjective qu’on en fait. Conventionnellement, « moi » est ce à quoi ce concept et ce mot font référence, sur la base d’un tel continuum individuel. Et, à nouveau, on ne peut toujours pas trouver ce « moi » comme conventionnellement existant. Pareillement, cela n’invalide pas son existence conventionnelle ni la perception valide que nous en avons.

En bref, que nous l’analysions au niveau conventionnel ou au niveau le plus profond, on ne peut jamais épingler ni trouver ce « moi conventionnel ». Néanmoins, quand on ne l’analyse pas, alors oui, certes : « Je suis là. Je suis assis ici. Je vous parle. » Il ne s’agit d’aucune des deux positions extrêmes : ce n’est pas comme si personne ne vous parlait, et ce n’est pas non plus comme si un « faux moi » qui existerait solidement, assis quelque part dans ma tête, était en train de vous parler.

En qualité de pratiquants tantriques, nous comprenons cela et pratiquons en conséquence. Quand nous remplaçons notre apparence ordinaire par celle d’un bouddha se manifestant sous la forme d’une figure-de-bouddha [une déité], nous déconstruisons et congédions tout attachement à notre apparence ordinaire ou à notre apparence pure comme étant celles du « faux moi » existant de manière solide. Nous comprenons que le « moi conventionnel » est quelque chose qui surgit seulement en dépendance, désigné de manière égale à la fois sur les apparences d’un ensemble corps/parole/esprit et désigné, d’égale manière, à la fois au moyen du concept « moi » et du mot « moi ».

Les personnes hallucinées qui imaginent qu’elles sont Mickey Mouse n’ont aucune compréhension de cela. Elles nient leur existence conventionnelle sous leur apparence ordinaire et identifient leur « faux moi » avec Mickey Mouse.

Imputation valide

On pourrait s’interroger : est-ce que notre « moi conventionnel » est désigné de façon valide à la fois sur notre apparence ordinaire et sur notre apparence pure ? Est-il également désigné de façon valide à la fois au moyen du concept de « moi » et du mot « moi » ? Pour faire simple, référons-nous à ces trois liens en tant qu’ « imputations ». La réponse est oui, les deux propositions sont valides.

Le « moi conventionnel » est quelque chose qu’on impute à un continuum individuel d’apparences momentanées d’un ensemble corps/parole/esprit et à l’expérience séquentielle subjective qui s’ensuit selon un processus causal. Tout au long de ce continuum, notre « moi conventionnel » est quelque chose de validement imputé aux apparences d’un ensemble corps/parole/esprit, apparences qui s’élèvent et font l’objet d’une expérience subjective immédiate, dans l’instant présent, mais c’est aussi quelque chose de validement imputé aux apparences qui ont surgi et furent expérimentées en tant que bébé. Il s’agissait bien aussi alors de « moi ». De même, le « moi » est quelque chose de validement imputé – si nous vivons assez longtemps – aux apparences d’un ensemble corps/parole/esprit qui se manifestera et sera subjectivement expérimenté au cours de la vieillesse.

Bien sûr, nous changeons tout le temps – nous ne sommes certainement pas les mêmes que quand nous étions des bébés – mais il y a un continuum du « moi conventionnel ». Les diverses potentialités et les tendances accumulées par l’habitude sur ce continuum mental, conjuguées aux circonstances et aux conditions perpétuellement changeantes, font se manifester toutes ces apparences. Mais peuvent-elles vraiment faire se manifester l’apparence de ce « moi conventionnel » en tant que bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha, et pas seulement en imagination ? Telle est notre question.

Les facteurs de la nature-de-bouddha

Pour y répondre, nous devons examiner de plus près les facteurs de la nature-de-bouddha qui font partie intégrante de notre continuum. Certains changent tout le temps, tandis que le vide [la vacuité] de notre continuum – le fait que ce dernier n’existe pas vraiment comme quelque chose de solide, affecté par rien – permet ces changements. Ces facteurs en perpétuel changement comprennent le fait d’apparaître et d’agir avec un corps, de communiquer par la parole, et de penser, ressentir et comprendre au moyen d’un esprit. En réponse aux circonstances extérieures, ce qui affecte intérieurement ces changements dans leur façon de se manifester et de fonctionner, ce sont nos réseaux de potentiel positif et de conscience profonde, appelés aussi « collections de mérite et de sagesse ». Si on analyse de manière plus large comment ces réseaux fonctionnent, on peut mieux comprendre leurs changements. 

Chaque fois que nous faisons, disons ou pensons quelque chose, cela accumule une force potentielle sur notre continuum mental. Les forces accumulées se tissent ensemble pour produire des résultats. En fonction des circonstances, ce réseau de potentiels fait se manifester les apparences de notre corps, de notre parole et de notre esprit et contribue à la répétition de nos comportements physiques, verbaux et mentaux antérieurs. Par ailleurs, ce potentiel peut être soit positif, issu d’un comportement constructif comme d’aider quelqu’un avec amour et compassion, soit négatif, issu d’un comportement destructeur comme de crier après quelqu’un avec colère.

Quand ce potentiel n’est destiné à aucun but particulier ou qu’il est dédié à un but mondain, comme d’être riche ou apprécié, il permet aux apparences ordinaires d’un ensemble corps/parole/esprit de se manifester, que le potentiel soit positif ou négatif. Toutefois, quand du potentiel positif est dédié à l’atteinte de l’illumination, il permettra finalement à ce que le corps, la parole et l’esprit d’un bouddha se manifestent. Si on accumule du potentiel positif en s’imaginant être un bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha, cela donnera finalement lieu au corps à la parole et à l’esprit d’un bouddha sous cette forme.

Un autre facteur crucial, cependant, est notre compréhension du vide. Agir, parler et penser avec une compréhension correcte du vide thésaurise un trésor de conscience profonde [de sagesse]. D’un autre côté, faire ces choses (agir, parler, penser) avec ignorance et s’agripper à la notion d’existence véritable, dûment établie, accumule une tendance à répéter cette saisie ainsi que l’habitude de s’y accrocher, laquelle empêche notre illumination. 

Dans la pratique du tantra, on s’imagine dès lors comme un bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha, agissant, parlant et pensant de manière positive ; et on continue de s’imaginer sous cette forme tandis qu’on aide vraiment les autres. On fait cela avec une compréhension correcte du vide et en dédiant cette force positive à notre illumination. Agir de la sorte, accumule un réseaux de « batteries-illuminantes », tout un circuit de force positive et de conscience profonde. Pareils à des batteries pleinement chargées de courant potentiel, ces réseaux permettent aux facteurs de notre nature-de-bouddha du corps, de la parole et de l’esprit, de faire s’élever les apparences d’un véritable bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha, en sorte que nous agissions comme tel.

L’éventualité de notre véritable apparition comme tel est une chose qui pourra indubitablement se produire quand toutes les causes seront réunies, tout comme notre apparence en tant que personne âgée arrivera sûrement si nous vivons assez vieux. Dans les deux cas, ceux d’un bouddha ou d’un vieillard, il s’agira toujours du « moi conventionnel ». En raison de cela, il est valide d’imputer au « moi conventionnel » notre forme « non-encore-survenue » de bouddha sous les traits d’une figure-de-bouddha.

En bref, quand on examine les facteurs de la « nature-de-bouddha », il est alors possible, de façon indéniable, que nous puissions faire dans le futur l’expérience d’être un bouddha. Avec le tantra, nous imaginons que nous sommes déjà des bouddhas, aussi nous imputons le mot « moi » à quelque chose dans notre esprit qui représente le bouddha « non-encore-advenu » que nous deviendrons. Nous réalisons que nous n’en sommes pas encore là, mais qu’une pratique continue agira comme cause pour vraiment devenir un bouddha éventuel, actualisé sous la forme d’une figure-de-bouddha.

Pour l’heure, les personnes illusionnées n’ont aucunement [cette vision de la réalité]. Elles pensent vraiment qu’elles sont Mickey Mouse ou Napoléon ou Cléopâtre. Pour cette raison elles peuvent même aller jusqu’à penser qu’elles sont Avalokiteshvara ou Bouddha, ou Jésus-Christ. On peut devenir totalement délirant, en croyant qu’on est déjà une déité ou un bouddha solidement existant, mais c’est complètement fou. On peut même conduire la chose jusqu’à un stade ridicule en pensant qu’on peut passer au travers des murs, ce genre de choses – mais au bout du compte on ne fait que s’y écraser. Connaître la réalité de la situation est absolument crucial dans le tantra, sans quoi on peut devenir fou.

Le passage d’une image négative à une image positive de soi s’opère sur la base d’une compréhension de la réalité des images qu’on a de soi. Au lieu d’une image négative de soi, de ce qu’on est ou de nos caractéristiques – comme d’être stupide ou incapable de comprendre quoi que ce soit – on l’échange contre une image positive. Nous avons la faculté de comprendre, nous disposons de la clarté de l’esprit, nous sommes emplis de compassion. Nous utilisons le tantra comme une méthode pour développer ces qualités, sachant pertinemment qu’elles ne sont pas encore actualisées, mais qu’en accumulant les causes pour qu’elles le soient, alors nous en jouirons pleinement. Les personnes délirantes n’ont rien de tout cela [malheureusement].

Cultiver la dignité d’être un bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha

Quand on parle d’avoir la dignité, ou fierté, de la déité, on ne fait pas allusion à l’orgueil, ni à l’arrogance, dans le mauvais sens de ces termes. Cela signifie juste qu’on se sent vraiment comme cela. Pour plus de clarté, imaginons que nous sommes Avalokiteshvara et que nous pensions : « C’est cela que je suis, voilà qui je suis », même si nous savons pertinemment que nous n’en sommes pas encore là. Toutefois, comme méthode, nous imaginons que nous sommes déjà parvenus à ce stade et nous avons la fierté ou la dignité d’être cela. Nous apposons l’étiquette « moi » sur ce que nous visualisons – et pas seulement esthétiquement – mais avec tout ce que cela implique, avec toutes les qualités d’Avalokiteshvara, à savoir une infinie et égale compassion pour tous les êtres.

C’est véritablement un méthode merveilleuse : en ressentant cette dignité – je préfère traduire « fierté, orgueil » par « dignité » – cela nous empêche d’agir stupidement d’une façon vraiment cruelle. Comment Avalokiteshvara pourrait-il ne pas vouloir aider cette personne ? Comment Avalokiteshvara pourrait-il être fatigué ou trop occupé ? Comment Avalokiteshvara pourrait-il seulement être agacé ? Avec l’image ordinaire, erronée que nous avons de nous, alors oui, nous ne pouvons rien faire, nous en sommes incapables. Nous n’essayons même pas. Mais si nous étions Avalokiteshvara, alors, même si nous n’étions pas en mesure d’aider les autres, nous aimerions néanmoins pouvoir les aider. Nous avons encore et toujours de la compassion, le souhait que les autres soient libres de la souffrance et de ses causes. La dignité d’être Avalokiteshvara nous empêche d’être insensible et froid, d’avoir le cœur dur et fermé. C’est vraiment une méthode extraordinaire et merveilleuse. Les personnes hallucinées ne possèdent rien de tout cela [hélas].

Notre apparence en tant que figure-de-bouddha est comme un mirage

Bien que pour nos esprits non illuminés les choses apparaissent comme véritablement établies, toutefois, ces apparences sont comme des mirages. Le mot « comme » ici est très important, parce que cela implique que les choses n’existent pas vraiment comme elles apparaissent, tout comme un mirage paraît réel mais ne correspond à rien de réel. Tant que nous ne sommes pas illuminés, même notre apparence sous la forme d’une figure-de-bouddha est comme un mirage. Nous comprenons cela alors que les gens hallucinés croient vraiment à ce mirage. Ils ne reconnaissent pas que les choses sont simplement comme des mirages, et cela fait une grande différence.

Motivation

Une autre différence importante est celle de la motivation. Dans la pratique du tantra, notre motivation est celle de la bodhicitta. Grâce à elle, nous visons notre propre future illumination non encore advenue, afin d’être bénéfique à tous de la meilleure façon possible. La figure-de-bouddha sous laquelle nous nous visualisons personnifie ce but, et nous imaginons que nous sommes bénéfiques aux autres, quoi que nous fassions. Notre motivation de bodhicitta repose sur l’amour et la compassion universels.

C’est pourquoi, s’imaginer tout le temps – ou le plus possible – sous la forme d’une figure-de-boudhha, nous aide à rester centrés avec la motivation de la bodhicitta sur le but que nous visons, c’est-à-dire l’illumination. Tout l’enjeu de s’imaginer ainsi est d’être le plus bénéfique possible pour les autres – telle est la bodhicitta – et cela nous aide à dépasser égoïsme et préoccupation de soi. En revanche, un fantasme délirant est d’autant plus égocentrique que la personne est prise dans son propre petit monde, sans aucune motivation d’atteindre l’illumination pour aider les autres.

Pratiques préliminaires

En tant que pratiquants tantriques, il est de coutume de s’engager dans des pratiques préliminaires afin de se purifier des obstacles et des potentiels karmiques négatifs passés, et d’accumuler de l’énergie positive qui assurera le succès de notre pratique. Il y a un grand nombre de pratiques de purification telles que les prosternations et la méditation de Vajrasattva (laquelle implique la reconnaissance de nos fautes, la ferme résolution fondée sur le regret de ne pas les répéter, la réaffirmation d’une direction sûre et pleine de sens dans la vie, et l’application des antidotes pour les contrecarrer), de même que des pratiques destinées à accumuler de l’énergie positive comme l’offrande de mandalas et le gourou-yoga. Forts de tout cela, nous sommes bien préparés pour aborder les visualisations tantriques.

Les personnes délirantes ne font aucune préparation pour s’imaginer comme étant Mickey Mouse.

Transmission de pouvoir (initiation)

Le point suivant concerne le fait que le yoga de la déité se pratique après avoir reçu une transmission de pouvoir, qu’on appelle aussi parfois « initiation », laquelle sert de base. Au cours de cette cérémonie, les procédures imaginées, telles que décrites et accomplies par le maître spirituel, activent les facteurs de notre nature-de-bouddha en sorte de faire se manifester les apparences de la figure-de-bouddha [la déité].

Les transmissions de pouvoir nous relient, par-delà les siècles, aux lignées de milliers de pratiquants, lesquels ont procédé de même. Cela nous donne l’assurance et la certitude que ce que nous faisons est une méthode qui a subi l’épreuve du temps et qui a fonctionné – ce n’est pas nous qui venons juste de l’inventer –  et que donc nous ne sommes pas fous. Nous obtenons la permission de faire ces pratiques, et le fait que nous commencions à les faire constitue un événement spirituel spécial.

Les personnes à l’esprit délirant manquent totalement de ce soutien, au lieu de cela elles se sentent généralement seules.

La relation au maître spirituel

Suite à la transmission de pouvoir, la pratique du yoga de la déité s’effectue sous la conduite et la surveillance d’un maître spirituel (un gourou) [qu’il soit un homme ou une femme], il n’y a donc pas de doute à avoir au sujet de la pratique. C’est comme de suivre la prescription d’un médecin, et le maître peut répondre à toutes nos questions éventuelles. Le maître sert également de modèle vivant de ce que nous cherchons à devenir et nous inspire tout en nous invitant à mettre nos pas dans les siens.

Quant aux personnes à l’esprit halluciné, même si elles se rendent à Disneyland et demandent à quelqu’un habillé en Mickey Mouse la permission d’être Mickey Mouse et de leur montrer comment se comporter en Mickey – c’est absurde et insensé ! Cela n’a rien à voir.

Vœux, engagements et confidentialité

Lors d’une transmission de pouvoir, nous prenons plusieurs séries de vœux. Certains concernent notre comportement éthique et d’autres (les vœux de bodhisattva) nous évitent de faire, de dire, ou de rien penser qui puisse mettre en danger notre capacité d’aider les autres. Dans certains cas, nous prenons aussi les vœux tantriques pour éviter de rien faire qui puisse compromettre le succès de notre pratique. En plus nous nous engageons à faire diverses pratiques méditatives quotidiennement pour le reste de notre vie.

Garder de manière pure ces vœux et ces engagements demande une forte discipline et nous devons les prendre très sérieusement pour continuer de les maintenir avec un effort conscient et soutenu. Les personnes à l’esprit confus sont totalement inconscientes de ce qu’elles font vraiment, et n’ont certainement pas pris des vœux pour encadrer leur façon de se comporter, ni pris l’engagement de pratiquer quotidiennement le fait d’être Mickey Mouse.

On recommande fortement aux pratiquants du tantra de tenir leur pratique confidentielle et cachée, car c’est une affaire privée. Ils ne doivent pas s’en prévaloir et ne doivent certainement pas en faire de la publicité sur les réseaux sociaux. Les personnes à l’esprit confus se vantent de ce qu’elles font ou sont souvent arrogantes, et font étalage publiquement de leurs fantasmes. Je me souviens d’une femme à Dharamsala, en Inde, dont l’esprit était complètement dérangé et qui pensait qu’elle était Tara. Elle avait enlevé tous ses vêtements et courait sur la place du marché en proclamant qu’elle était Tara. Ce n’est certainement pas ainsi qu’on doit agir dans la perspective d’une pratique tantrique correcte.

Récapitulation

En résumé, le yoga de la déité s’effectue au sein d’un cadre très vaste, à savoir :

  • Vouloir se débarrasser de nos problèmes
  • Donner une direction sûre à nos vies afin de surmonter ces problèmes
  • Suivre les principes de causalité comportementale dans notre façon d’aborder les problèmes et leurs causes
  • Renoncer à l’image trompeuse qu’on a de soi, et faire usage d’une autre image qui soit pure afin de pouvoir aider les autres et de rester centré sur l’illumination
  • Comprendre que celle-ci n’est pas réelle mais pareille à un mirage, bien qu’elle soit valide et que nous puissions la réaliser dans le futur
  • Recevoir l’autorisation et la transmission de pouvoir faire la pratique, en s’étant préparé par des pratiques préliminaires
  • Recevoir la direction d’un maître spirituel qualifié qui a eu des expériences couronnées de succès dans la pratique
  • Être relié à une longue lignée de personnes qui ont accompli la pratique avec succès et qui ont atteint l’illumination grâce à elle, ce qui nous met en confiance
  • Garder la discipline des vœux d’engagement et des différents vœux pris en matière de comportement éthique et d’interaction avec les autres
  • Garder notre pratique confidentielle et privée, et rester humble à son propos.

Telle est la présentation des différences entre celles et ceux qui s’imaginent être un bouddha sous la forme d’une figure-de-bouddha dans le cadre d’une pratique tantrique correcte, et les personnes délirantes qui imaginent qu’elles sont Mickey Mouse.

Si, plus tard au cours de notre pratique, on se demande : « Que diable suis-je en train de faire ? Tout ça est insensé ! », on devrait alors passer en revue cette liste dans son entier pour s’assurer que tous les facteurs sont bien présents, et voir si certains sont manquants ou déficients.

Le yoga de la déité est une méthode pour atteindre l’illumination, nous devons donc véritablement comprendre qu’il est tout à fait possible d’atteindre réellement l’illumination. Tous les points mentionnés ci-dessus sont très importants car, au lieu de devenir une personne à l’esprit dérangé qui s’imagine être Mickey Mouse, on risque d’en devenir une qui s’imagine être Avalokiteshvara ou Tara. Le yoga de la déité peut conduire alors vers la folie plutôt que vers l’illumination.

Il est dit dans tous les écrits que la pratique du tantra est dangereuse, et il y a des raisons à cela ! Le point principal est qu’on doit pratiquer dans le cadre de toutes les recommandations que nous avons examinées. Sans quoi, il est facile de se fourvoyer. C’est la raison pour laquelle il est si important d’avoir la direction et l’inspiration d’un maître spirituel qualifié pour nous aider à rester sur le bon chemin.

Questions

Est-ce que ces figures-de-bouddha sont des êtres véritables ou sont-elles des créations de l’esprit, comme par exemple Avalokiteshvara qui est censé être la manifestation de la compassion ?

C’est une question très complexe. Selon la tradition, certaines de ces figures-de-bouddha telles qu’Avalokiteshvara et Tara sont de véritables êtres vivants avec leurs continuums mentaux propres. Tara, par exemple, était un bodhisattva qui avait fait le vœu de toujours apparaître sous une forme féminine, jusqu’à ce qu’elle devienne un bouddha, afin d’encourager et d’inspirer les femmes pour qu’elles puissent atteindre l’illumination. Un bouddha peut, bien entendu, se manifester sous n’importe quelle forme bénéfique pour autrui, y compris sous la forme de Tara. Mais cela ne veut pas dire que le continuum mental de ce bouddha devient le continuum mental de l’être spécifique Tara. Les continuums mentaux restent toujours individuels et ne se mélangent pas.

Il existe d’autres figures qui n’ont jamais nécessairement eu de continuums mentaux en propre, mais qui peuvent être manifestées par un bouddha, comme dans le cas de Kalachakra. Il n’y a pas de mention comme quoi Kalachakra ait jamais été un individu vivant, mais le Bouddha s’est montré sous cette forme pour enseigner le Tantra de Kalachakra. C’est donc, venant de sa part, une émanation, l’émanation d’un bouddha.

De notre côté, en tant que pratiquants, dans l’anuttarayoga tantra, la plus haute classe de tantra, on parle du niveau le plus subtil de l’esprit et de l’énergie, que tous les êtres possèdent, même quand ils sont devenus illuminés. Cette énergie très subtile peut être façonnée en n’importe quelle forme. Quand les bouddhas se manifestent sous forme de figures-de-bouddha, ils le font à partir de leur énergie la plus subtile. À notre niveau de pratique, nous pouvons faire se manifester notre énergie très subtile sous n’importe quelle forme, et nous pouvons même, à des niveaux très avancés, faire en sorte de la maintenir tout le temps. Pour l’heure, à notre niveau, quand on s’imagine sous ces formes, elles ne sont que de simples représentations de ce que nous n’avons pas encore atteint.

Aussi la question est de savoir si elles ne sont que de simples imaginations ? Qu’est-ce que cela veut dire : être juste une imagination ? Si on est familier avec la pratique du tantra, au sein d’une sadhana – une sadhana est une pratique méditative permettant de s’actualiser comme une figure-de-bouddha –  on a une visualisation de soi qu’on appelle « figure d’approche (ou de proximité) », parfois traduite par « être d’engagement », entourée d’un mandala d’approche (ou de proximité). On invite alors ce que j’appelle « l’être de conscience profonde », aussi appelé « être de sagesse », à se fondre en elle.

J’ai toujours pensé, avec d’autres, que la figure d’approche était celle avec laquelle on établissait un lien étroit en vue d’actualiser la véritable forme. Et j’ai toujours pensé également qu’elle était purement imaginaire tandis que les formes de conscience profonde étaient les seules véritables, émanées des champs-de-bouddhas (ou terres). Mais mon maître Serkong Rinpoché disait qu’à un certain stade du chemin, le deuxième je crois, celui de l’application, on pouvait vraiment recevoir des enseignements d’une peinture, d’une statue et aussi des êtres d’approche (d’engagement) et  de conscience profonde (de sagesse). Il ne s’agit donc pas de notre seule imagination ; quand on atteint un certain niveau ces figures peuvent fonctionner comme le ferait un véritable bouddha.

En somme, ces figures-de-bouddha sont-elles imaginaires, sont-elles réelles ? Et qu’entend-on par « réelles » ? Cela devient compliqué ! C’est comme avec les statues et les thangka (ces peintures sur rouleaux), pour lesquelles on procède à ce qu’on appelle en tibétain un « rabney », traduit parfois par « consécration ». Au cours de ce rituel, on convoque l’aspect de conscience profonde [de la déité] et on lui intime de se fondre dans les statues ou les peintures, ce qui fait que se prosterner devant elles ou leur faire des offrandes revient à le faire devant un véritable bouddha. Dans son ouvrage intitulé S’engager dans la conduite d’un bodhisattva, le maître indien Shantideva a écrit qu’on accumulait autant de potentiel positif à faire des offrandes à un stupa (un monument reliquaire) d’un bouddha que si on les faisait au Bouddha véritable. Est-ce de l’idolâtrie ? Non, pas vraiment. On doit comprendre qu’on peut recevoir des enseignements de n’importe quel objet – même du vent – quand on est parvenu à un stade avancé.

D’une part, donc, les figures-de-bouddha représentent ce qui ne s’est pas encore produit, mais qui peut arriver. D’autre part, il existe différents niveaux permettant à notre énergie la plus subtile de se manifester. À un autre niveau, nous imaginons [ces figures]. Et à un autre niveau encore nous pouvons en recevoir des enseignements comme on en recevrait d’un bouddha. Et certaines s’appuient sur un être vivant réel détenant son propre continuum, d’autres non.

Est-il possible de se visualiser sous la forme d’une figure-de-bouddha qui nous est plus familière, telle que Jésus ou Marie, plutôt que sous la forme de ces figures-de-bouddha traditionnelles indiennes avec lesquelles il est difficile d’établir un lien ?

En règle générale, ce n’est pas une bonne idée car c’est assez irrespectueux pour les autres religions, le christianisme en l’occurrence, même si nous gardons cette pratique de façon privée et n’en parlons à personne. Cela ne veut pas dire pour autant que nous ne pouvons pas visualiser Jésus ou Marie devant nous et être inspirés par leurs bonnes qualités, et même imaginer des vagues d’inspirations venant jusqu’à nous sous forme de lumières colorées. Mais ce serait inapproprié et irrespectueux de s’imaginer comme étant Jésus ou Marie.

Vous avez fait mention du fait que certaines manifestations de figures-de-bouddha avaient leur propre continuum mental comme Tara et que d’autres n’en avaient pas  comme Kalachakra. De même Mickey Mouse ne possède pas de continuum mental propre, et il n’a même jamais vécu. Donc quelle est la différence entre le Bouddha se manifestant sous la forme de Kalachakra et celle de Mickey Mouse ?

À nouveau, c’est un sujet complexe. Le Bouddha s’est manifesté sous l’aspect de Kalachakra comme méthode habile pour aider les autres à atteindre l’illumination. Les différents bras et visages symbolisent divers aspects de ce que nous devons purifier, le chemin qui permet de les purifier, et le niveau résultant à atteindre.

Une autre raison c’est que plusieurs fois au cours de l’histoire, quand diverses formes de figures-de-bouddhas sont devenues trop populaires et ont été en quelque sorte « défraîchies » ou galvaudées, leur pratique devint moins efficace. En de pareils moments, le Bouddha s’est souvent manifesté au cours de visions pures à de nombreux maîtres hautement réalisés sous des formes différentes des figures-de-bouddha classiques. De nouvelles pratiques tantriques furent alors élaborées, fondées sur ces nouvelles figures révélées.

L’exemple de Mickey Mouse est un peu délicat, prenons plutôt celui de Blanche-Neige. Si quelqu’un prétendait avoir eu une vision du Bouddha sous la forme de Blanche-Neige et des Sept Nains, et se mettait dès lors à enseigner le Tantra de Blanche-Neige, les gens penseraient que c’est vraiment insensé.

Le test pour qu’un enseignement issu d’une vision pure soit valide, c’est que des yogis qualifiés l’aient mis en pratique, et aient atteint les résultats qu’on peut escompter d’une telle pratique. Autrement dit, qu’ils aient atteint l’illumination. Par exemple, le Bouddha s’est manifesté en tant que Tara sous au moins vingt-et-une formes différentes, bien connues sous le nom des « Vingt-et-une Taras ». Il est possible que quelqu’un puisse avoir, au centre d’un mandala, une vision pure de Tara sous la forme de Blanche-Neige entourée des sept nains, lesquels représenteraient les sept joyaux des Aryas, et la couleur blanche de Blanche-Neige la purification. C’est un peu tiré par les cheveux, mais c’est dans le domaine du possible et cohérent avec la tradition bouddhique. Mais pour cela, il faudrait vraiment qu’il y ait une bonne raison pour que Tara se manifeste sous la forme de Blanche-Neige !

Pour s’amuser, on peut faire ce genre d’analyses. Mais gardez à l’esprit que les personnes délirantes croient qu’elles sont des bouddhas qui se sont manifestés sous la forme de Blanche-Neige en tant que moyen habile afin d’aider les gens à atteindre à l’illumination. Elles pensent qu’elles sont vraiment la véritable Blanche-Neige ! Il y a là une différence énorme.

Résumé

Le tantra est souvent comparé à une canne de bambou : soit on grimpe jusqu’au sommet, soit on glisse tout du long jusqu’à terre. La pratique du tantra doit s’enraciner dans un substrat solide de connaissance et d’expérience de base du bouddhisme ; sans quoi, on risque de faire usage de ces pratiques d’une manière qui accroît notre confusion plutôt qu’elle ne la diminue.

Le yoga d’une déité peut être assimilé à imaginer simplement qu’on est Mickey Mouse ; mais les différences sont claires. Le yoga d’une déité nous fournit des méthodes pour dépasser l’image trompeuse et ordinaire qu’on a de soi, et la remplacer par quelque chose d’entièrement pur dont on peut se servir pour nous accompagner tout au long du chemin qui mène à notre illumination future non encore advenue.

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