Le deuxième vœu de bodhisattva, l’action négative que nous faisons le vœu d’éviter, consiste à ne pas partager les enseignements du Dharma ou notre fortune. Dans ce cas la motivation est celle de l’attachement et de l’avarice. Ainsi nous pourrions avoir une attitude possessive à l’égard de nos notes sur le Dharma, ou de notre ordinateur, de nos dossiers électroniques, et ne pas vouloir les partager avec d’autres, et trouver toutes sortes d’excuses à ce sujet. « Si je vous prête mon livre, vous allez répandre du café dessus, donc je ne veux pas vous le prêter. » Nous pourrions certainement nous montrer possessifs et ne pas partager notre argent avec les autres, et dire : « Vous ne pouvez pas assister à ce cours du Dharma car vous n’avez pas l’argent pour le payer. » Et ainsi, d’une certaine façon, nous gardons les enseignements du Dharma pour nous-mêmes ; nous ne partageons pas la possibilité financière pour les autres d’assister au cours.
Il se peut également qu’on soit très attaché à notre temps et qu’on ne veuille pas le partager avec d’autres pour les aider. Il y a, par exemple, des gens qui sont très attachés à leurs week-ends : « Ce sont mes jours de congé. Ne me demandez pas de vous aider. » C’est une situation à laquelle on est souvent confronté. Je gère ce site Internet, ce projet en ligne, et parfois de nombreuses choses arrivent dont je dois m’occuper concernant les bénévoles et les personnes qui travaillent sur le site. Il arrive parfois que certains disent : « Bon, ne me demandez pas de faire quoi que ce soit le week-end : c’est un moment sacré pour moi. » Ce n’est pas là vraiment un comportement de bodhisattva, n’est-ce pas ? Si quelqu’un a besoin de notre aide – et je ne parle pas de quelqu’un qui abuse constamment du temps des autres – donc si quelqu’un à vraiment besoin de notre aide, que ce soit le jour, la nuit, le week-end, qu’importe, nous aidons la personne. C’est la même chose si notre bébé pleure ou tombe du lit, nous ne disons pas : « Bon, je te ramasserai demain matin, désolé, car maintenant c’est le moment pour moi d’aller dormir. » Et si vraiment nous apportons notre aide à l’autre personne, nous ne devrions pas le faire en nous plaignant sans arrêt. Du point de vue du comportement d’un bodhisattva, nous devrions nous sentir très heureux quand les autres ont besoin de notre aide et la réclame. C’est ce pour quoi nous pratiquons : être à même, tel un bouddha, d’aider tout le monde tout le temps. En somme, si quelqu’un réclame véritablement notre aide, c’est merveilleux. Donc si une personne veut apprendre quelque chose de nous, ou partager nos notes sur le Dharma, peu importe, nous sommes très heureux d’être capable de partager cela avec elle, si elle est sincère, bien sûr, et si ces enseignements sont appropriés pour elle. Quelquefois, il arrive que certaines personnes soient un peu bizarres dans leurs demandes quant à leur motivation.
Un jour, alors que je traduisais pour mon maître, Serkong Rinpotché, (cela se passait à l’époque des hippies), un hippy sous forte emprise de drogue vint voir Serkong Rinpotché et lui dit : « J’aimerais apprendre les six yogas de Naropa. S’il vous plaît, enseignez-moi les six yogas. » Rinpotché prit le garçon très au sérieux et dit : « Excellent le fait que vous vouliez étudier cela. C’est une aspiration merveilleuse. Mais pour étudier cela, vous devez d’abord étudier et pratiquer ça et ça, passer par tout un processus et vous y atteler. » Il n’était donc pas avare quant au Dharma, dans le sens de ne pas vouloir enseigner à ce garçon les six yogas de Naropa. Bien entendu, ce dernier n’était pas prêt pour ça. Mais il le guida d’une façon qui pouvait finalement l’amener vers cet enseignement du Dharma, ce qui était la manière adéquate de se comporter avec lui.
Souvenez-vous du principe général auquel j’ai fait allusion auparavant : un bodhisattva d’un niveau inférieur de réalisation n’essaie pas de faire les pratiques d’un bodhisattva plus évolué quand il n’en est pas capable. Donc si quelqu’un sollicite notre aide et que nous ne sommes pas en mesure de lui donner ce qu’il demande, nous ne devons pas prétendre être capable de faire plus que nous ne le pouvons. Nous devons dire : « J’aimerais pouvoir faire cela mais je ne suis vraiment pas qualifié pour ça. » Si vous dites cela à un Tibétain, il se dira que vous faites preuve tout simplement d’humilité alors qu’en réalité vous êtes apte à le faire bien que vous disiez : « Oh ! Non, non, non, je ne suis pas qualifié. Je ne puis faire cela. » C’est la raison pour laquelle il insistera. Mais alors de votre côté, vous aussi vous devez insister : « Je ne suis pas simplement humble, mais je ne suis vraiment pas qualifié pour faire cela. »
Laissez-moi vous donner un exemple. Dans un institut du Dharma en Italie, l’Institut Lama Tzong Khapa, ils ont ce qu’on appelle un Masters Program [programme de diplôme de maîtrise] afin d’étudier les principaux sujets de l’entraînement monastique, aussi bien pour les laïcs [femmes ou hommes] que pour les moines [et les nonnes]. Ce programme dure six ans. Et ils ont un Guéshé qui leur a enseigné le premier sujet de ce cursus ; mais quand il s’est agi d’aborder le deuxième sujet qui traitait du Madhyamaka, celui-ci a dit : « Je ne suis pas qualifié pour enseigner cela. » Et bien sûr tout le monde a insisté pour qu’il l’enseigne néanmoins, disant qu’il faisait tout simplement preuve de modestie, mais il a dit : « Non, je ne suis vraiment pas qualifié. » Et après vérification auprès de ses compagnons de classe et de ses maîtres, il s’avéra qu’il n’était réellement pas qualifié. Bien qu’il fût Guéshé, ce n’était pas là une des matières qu’il maîtrisait. Mais il proposa de rester et d’aider un Guéshé qualifié si on en trouvait un pour venir enseigner. L’institut trouva et fit venir un autre Ghéshé qui dès son arrivée accepta d’enseigner. Quant au premier qui avait dit « qu’il n’était pas qualifié », il resta pour l’aider. Ainsi ce premier Guéshé ne transgressait pas son vœu de bodhisattva en ne partageant pas les enseignements du Dharma ; en fait, il suivait cet enseignement en accord avec le stade d’aspiration à la bodhichitta, à savoir en ne prétendant pas avoir des qualités qu’il ne possédait pas.
Donc si quelqu’un nous demande de lui expliquer un enseignement du Dharma ou de partager nos notes, vous pouvez dire : « Très bien, vous pouvez avoir accès à mes notes mais elles ne sont pas très bonnes », ou : « Elles ne sont pas claires », ou : « Ma compréhension n’est pas si bonne que ça. » Soyez honnête à ce sujet. Et si nous ne comprenons pas tel sujet, nous disons : « Je ne le comprends pas. Je ne peux pas vous l’expliquer. » Quant à toute cette histoire de ne pas partager notre temps, etc., pour cela aussi nous devons nous servir de notre conscience discriminante ou discernement. Une part de l’entraînement du bodhisattva est de savoir quand nous devons nous reposer afin d’avoir assez de force pour être en mesure de continuer à aider les autres. Dans pareils cas, nous disons : « J’aimerais vous aider, mais je suis vraiment, vraiment fatigué. Je dois me reposer. Je ne peux tout simplement pas. »
La difficulté surgit également quand de nombreuses personnes réclament votre aide au même moment et que nous sommes dans l’incapacité de nous démultiplier en un millier de formes différentes pour aider tout le monde simultanément. Nous ne sommes donc pas encore des bouddhas. On ne peut aider tout le monde en même temps. Malheureusement, dans de tels cas, nous devons choisir. Dès lors, comment faire un choix, comment donnons-nous la priorité ? À vrai dire, Sa Sainteté le Dalaï-Lama a donné quelques indications à ce propos. « Regardez, a-t-il dit, ce pour quoi vous êtes le plus qualifié pour aider et que peu d’autres personnes sont en mesure de faire, et mettez l’accent là-dessus. Quant aux choses que d’autres personnes sont capables de faire aussi bien que vous, recommandez-les. Mettez l’accent sur ce que vous êtes seul le mieux à même de faire. » Je prendrai mon propre exemple : quelqu’un vient vers moi et me dit : « J’aimerais apprendre le tibétain. S’il vous plaît, enseignez-moi le tibétain. » Eh bien, il y a de nombreuses autres personnes qui enseignent le tibétain et il y a bien d’autres choses que je peux enseigner que peu d’autres personnes enseignent. Dans ce genre de situation, je dis donc : « Bon, il y a telle ou telle autre personne qui… », et je leur recommande d’aller voir un autre professeur pour étudier le tibétain, en particulier pour les niveaux élémentaires du tibétain.
Un autre principe, en matière de priorité, s’appliquerait dans le cas où nous aurions une connexion très spéciale avec cette autre personne et qu’elle soit particulièrement réceptive à notre égard. Laissez-moi vous donner un très joli exemple. Sa Sainteté le Dalaï-Lama avaient des tuteurs. Et nous avons actuellement la réincarnation du tuteur senior, Ling Rinpotché, et la réincarnation du soi-disant tuteur assistant, mon propre maître, Serkong Rinpotché. (Le vrai titre de Serkong Rinpotché n’était pas « tuteur assistant » mais « maître partenaire pour débattre », mais inutile d’entrer dans tous ces détails. Il était l’un des maîtres de Sa Sainteté.) Et leurs réincarnations naquirent à une année d’écart l’une de l’autre. Donc très proches en âge. Et quand ils étaient enfants, je pense qu’ils devaient avoir trois ou quatre ans, Sa Sainteté leur a donné leur première leçon pour lire l’alphabet tibétain. Maintenant, de toute évidence, Sa Sainteté n’allait pas continuer à être leur professeur d’alphabet et leur apprendre à lire. Mais du point de vue de la relation très proche et très spéciale qu’il avait avec ses maîtres, une fois leurs réincarnations retrouvées, il fut celui qui leur a donné leur toute première leçon.
Un ami à moi, Alan Turner, avait une relation très étroite avec Serkong Rinpotché. Alan n’a jamais vraiment appris le tibétain, mais Serkong Rinpotché lui a donné sa première leçon pour semer en lui les graines de la langue tibétaine. Bien entendu, il ne faisait pas ça avec d’autres personnes. Sa Sainteté n’a pas donné de leçon de tibétain à d’autres gens sauf à ses propres maîtres avec lesquels il avait une relation si étroite. Nous établissons donc nos priorités de cette façon. Quel besoin particulier y a-t-il ? Si j’enseigne cette personne, combien de bienfaits sera-t-elle à même de dispenser à autrui ? Pour ce qui est de donner de notre temps, avons-nous vraiment une connexion étroite avec cette personne ? Est-ce que cette personne est réellement réceptive à notre égard ? Ou bien, de façon plus générale, quelle est la chose pour laquelle je suis le plus qualifié et que peu d’autres personnes peuvent faire ? Quant aux autres demandes concernant le partage de notre temps, nous pouvons essayer d’en donner un peu et de proposer des suggestions. Nous ne nous mettons pas juste en colère en disant : « Laissez-moi tranquille. Allez-vous-en. » C’est contraire au comportement d’un bodhisattva.
Et ce qui est très intéressant – j’ai posé cette question à Ringu Tulku, un très grand maître kagyu – en matière de priorité à accorder concernant notre temps, c’est qu’il a dit qu’il y avait un autre facteur qu’on pourrait prendre en considération, compte tenu du fait que nous sommes toujours des êtres samsariques et que nous ne sommes pas des bouddhas, c’est de savoir également ce que nous avons du plaisir à faire. Cette petite part de motivation égoïste est tout à fait envisageable dans la mesure où elle nous confère plus de force et d’enthousiasme. Et c’est une bonne chose aussi longtemps qu’il ne s’agit pas de notre considération principale.
Il y a donc un groupe de facteurs que nous pouvons prendre en compte quant à la manière de dépenser notre temps pour aider les autres, pour faire des choses qui soient bénéfiques à autrui. Ensuite, nous devons prendre en considération ceci : suis-je en mesure de tenir ce vœu, suis-je capable de faire cela ? Examinez la chose, demandez-vous : « Puis-je tenir ce vœu ou non » ? Bien, nous voulons donc éviter de faire notre éloge, de nous vanter et de rabaisser les autres du fait de notre attachement, de notre âpreté au gain et de notre jalousie envers autrui. Et nous devons éviter de ne pas partager les enseignements du Dharma, ou notre fortune, ou nos biens, ou notre temps, qu’importe, à cause de notre attachement et de notre avarice.
Si nous ne partageons pas les enseignements du Dharma pour d’autres motifs comme la paresse ou la colère – « Je ne vous aime pas donc je ne vais pas vous aider ni partager quelque chose avec vous » – il s’agit là de l’un des vœux secondaires de bodhisattva que nous cherchons à éviter. Il ne s’agit pas d’un vœu-racine. La question est donc pourquoi ? Pourquoi l’un est-il un vœu-racine et l’autre un vœu secondaire ? Eh bien, parce qu’en tant que bodhisattva, nous devons être prêt à donner à tout le monde, et ne pas garder les enseignements juste pour soi. Aussi quand nous faisons preuve d’attachement ou d’avarice, ce qui signifie ne pas vouloir partager, cela va réellement à l’encontre de tout l’objectif d’un bodhisattva. Quant au fait que je sois simplement trop paresseux, eh bien, il s’agit d’un tout autre état d’esprit, n’est-ce pas ? « J’aimerais vous aider mais je suis trop paresseux pour le faire. »