Harmoniser notre vie : la pertinence du vide

Nous avons examiné des méthodes pour faire en sorte que les divers aspects de notre vie s’assemblent. Nous avons vu que pour traiter les divers éléments de nos vies et pour suivre la voie spirituelle d’une façon plus chaleureuse et bienveillante, il est très important d’avoir une idée claire de tous les facteurs qui servent à imputer le « moi », ceci afin d’avoir une base réaliste pour notre étiquetage conceptuel du « moi » et de la façon dont nous nous considérons être ce que nous sommes. 

L’inconscience : la vraie source de tous nos problèmes

Quand on parle des véritables sources ou causes de nos problèmes, traitées dans la deuxième noble vérité, on parle toujours d’ignorance bien qu’à mon avis une meilleure traduction de ce terme est « inconscience ». Cette inconscience se rapporte aussi bien aux gens qu’aux phénomènes en général, et nous l’exerçons à propos de la réalité et aussi à propos des causes et des effets, en particulier à propos de la causalité comportementale en termes de karma.

Quand on parle d’inconscience au sujet des personnes, cela comprend à la fois nous-mêmes et les autres. Une personne est un phénomène imputé sur la base d’un continuum individuel de facteurs agrégatifs – on les appelle habituellement les cinq agrégats – le corps, l’esprit, les diverses émotions, les niveaux de bonheur, de malheur, etc. Comme telle, un personne est quelque chose qui peut être connu non conceptuellement – nous pouvons voir ou écouter quelqu’un – et qui est factuel. En tant que phénomène imputé, une personne, moi, est lié à cette base [les agrégats] et ne peut exister et être connu qu’en lien avec cette base. Fondé sur l’inconscience de notre manière d’exister de cette façon, nous avons toutes sortes d’émotions perturbatrices. Si on parle en termes très généraux, nous nous considérons comme une espèce de chose solide, existante et connaissable indépendamment de notre corps, de notre esprit, de nos émotions, des causes et des circonstances, des autres, etc., et, du fait que cela ne correspond en rien à la réalité, cela crée un sentiment d’insécurité.

Il est intéressant de chercher à savoir quel est l’équivalent émotionnel, ou tonalité, de cette inconscience. Quand on parle d’inconscience, il s’agit d’un phénomène cognitif : soit nous ne connaissons pas la réalité, soit nous la connaissons de manière incorrecte. C’est donc de l’ordre du cognitif. Mais, bien évidemment, nous pouvons regarder le même phénomène d’un point de vue émotionnel. Il en existe une composante émotionnelle et je pense – simplement à partir de ma propre contemplation de la chose – que cette composante appartiendrait à la fois au domaine de la confusion et de l’insécurité. Puis, il y a aussi la naïveté bien qu’il soit un tant soit peu délicat de dire si oui ou non on appellerait naïveté une émotion perturbatrice, une attitude perturbatrice, peu importe. Où cela se situe-t-il exactement ? Dans tous les cas, confus sur notre mode d’existence, nous imaginons que nous sommes une sorte d’entité solide, nous nous sentons en insécurité à son propos et essayons de sécuriser ce « moi ». Sur cette base s’élèvent diverses émotions perturbatrices.

Je ne m’interrogeais pas pour savoir si oui ou non cette naïveté était dérangeante ; elle est perturbante. La question est de savoir s’il s’agit d’une émotion ou d’une attitude. Ici, nous pourrions passer beaucoup de temps à discuter des classifications. Le problème est qu’il existe des distinctions très fines dans les classifications utilisées dans le bouddhisme, et, en leur sein, différents maîtres bouddhistes ont défini certains des articles différemment. En tout cas, la difficulté est que, dans notre terminologie occidentale, nous ne disposons pas de classifications similaires qui recouvrent ce que le plan bouddhique inclut dans la catégorie « kleshas » en sanskrit, il n’est donc pas clair si, dans notre terminologie occidentale, on parle d’émotions ou d’attitudes. Les catégories de classification occidentales et bouddhiques ne se marient pas de manière très heureuse.

Dans tous les cas, les émotions perturbatrices qui s’élèvent à partir de l’inconscience de notre mode d’existence en tant que personnes comprennent soit du désir ou de l’attachement, lesquels consistent à vouloir obtenir les choses pour soi ou à ne pas lâcher ce que nous avons afin d’essayer de sécuriser ce « moi ». Puis nous avons aussi la répulsion, l’hostilité et la colère qui consistent à écarter les choses de ce « moi », de nouveau avec l’espoir que cela sécurisera ce « moi ». Ou bien, nous restons naïfs à propos des choses, car, de nouveau, si nous ne prenons pas en considération une chose ou si nous en dénions l’existence, d’une certaine façon on pense que tout ira bien, et qu’on est en sécurité. Autrement dit, il est trop effrayant d’examiner plus en profondeur la réalité. Bien entendu, ce sont toutes des tentatives futiles car, quand nous les mettons en œuvre, elles ne nous rendent pas du tout plus sûrs.

L’inconscience fondée sur le dogme

Quand on analyse cette inconscience à propos de notre mode d’existence, on découvre de nombreux niveaux de subtilité. Il se peut que notre inconscience repose sur le fait d’avoir été instruit dans certaines doctrines de religions ou de philosophies indiennes non bouddhiques et que nous y croyions. Cette inconscience fondée sur le dogme imagine que le « moi » est un atman, c’est le terme indien. Ces systèmes acceptent la renaissance et ce qui renaît est l’atman. Ce dernier va de vie en vie et ce dont il fait l’expérience se place sous l’influence du karma. Ce sont là des systèmes très indiens.

Cet atman, ou âme – c’est peut-être le terme le plus proche que nous ayons dans notre terminologie occidentale – possède trois caractéristiques. Pareille âme est quelque chose de statique ; elle ne change jamais ; rien ne l’affecte. Sa deuxième caractéristique est qu’elle est sans parties, ce qui veut dire que c’est soit un monolithe, de la taille de l’univers selon certaines écoles – nous n’avons donc qu’à reconnaître notre identité avec l’univers en bloc – soit un atome, une minuscule étincelle de lumière. Du fait qu’elle est sans parties, elle ne présente pas différents aspects. Enfin, la troisième caractéristique est que cet atman peut exister de manière totalement indépendante de tout corps ou de tout esprit, en particulier quand il atteint la libération de la renaissance. Les différentes écoles philosophiques indiennes divergeront selon qu’elles attribuent ou non à cette âme une qualité de conscience ou non, or c’est ce que le bouddhisme appelle « l’inconscience fondée sur la doctrine à propos du soi des personnes ».

En tant qu’Occidentaux, il se peut que nous ayons appris de notre éducation ou enseignement religieux à croire en une âme qui possède l’une ou l’autre des composantes de cette description. Mais on classifierait cela comme quelque chose d’autre : un genre de considération incorrecte et non comme un ensemble. La totalité d’une âme ayant ces trois caractéristiques est ce dont nous discutons ici en tant qu’inconscience fondée sur la doctrine. 

L’âme éternelle ou le « soi »

Ce dont nous devons être conscients, c’est que des affirmations telles que le fait qu’il y a une âme éternelle, un soi qui n’a ni commencement ni fin, sont acceptées également par le bouddhisme. La question est de savoir quelles sont les caractéristiques d’un tel soi éternel, ou « moi », ou âme, comme il vous plaira de l’appeler. Le bouddhisme aussi se sert du même mot, atman. Dans le bouddhisme, quand on parle de ce qu’on traduit souvent par « non-soi », « sans-soi », ou absence de soi ou d’identité, ce que cela veut dire réellement c’est qu’il n’existe pas une chose telle qu’une âme impossible, une âme avec les trois caractéristiques que nous venons juste de mentionner, à savoir qu’elle est statique, sans parties et qu’elle existe indépendamment d’un corps et d’un esprit. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas quelque chose comme une âme. Le bouddhisme accepte un « moi » conventionnellement existant, qu’il soit un « soi », une personne ou une âme. Si nous croyons vraiment que nous n’avons pas de soi, qu’il n’y a en aucune façon de « moi », nous savons d’après notre psychologie occidentale qu’une telle personne est incapable de mener sa vie. Si nous n’avons pas de sentiment du « moi », alors pourquoi sortirions-nous de notre lit ? Pourquoi prendrions-nous soin de nous ? Pourquoi ferions-nous quoi que ce soit ? Notre travail consiste donc, quand nous voulons faire s’assembler notre vie, à nous concentrer sur la base de ce « moi » conventionnel, celui qui existe vraiment.

Un niveau de confusion plus profond, lequel surgit automatiquement, est que le « moi » est auto-suffisant, connaissable par lui-même, ce qui veut dire qu’il peut se connaître de son propre côté, et non simultanément avec l’un des aspects de sa base. Nous disons : « Je vois Gabi », comme si j’étais juste en train de voir Gabi. Mais comment puis-je voir Gabi séparément du fait de voir un corps que j’ai appelé Gabi ? Comment puis-je connaître Gabi sans savoir quelque chose à son sujet, sinon le nom, du moins une image mentale ou quelque chose de sa personnalité, ce genre de chose ? Cependant, la manière dont cela nous apparaît est que je connais Gabi, que je me connais, peu importe, et cela surgit automatiquement. Les syndromes émotionnels et psychologiques qui en découlent ou qui reposent dessus sont des choses du genre : « Je veux que tu m’aimes pour moi-même, pas pour mon corps, mon esprit, mon argent, mais je veux que tu m’aimes juste pour moi-même », comme s’il y avait un « moi » qui pouvait être connu et aimé séparément de la base.

Sans doute pouvons-nous tous reconnaître que cela surgit automatiquement. Mais, pour ce qui est que le « moi » est de la taille de l’univers, c’est quelque chose qu’on devrait nous avoir enseigné. Je ne pense que cela nous vienne automatiquement à l’esprit. Mais ce sentiment qui nous fait dire : « Je veux quelqu’un qui m’aime pour moi-même », ou : « Je veux te connaître », cela surgit automatiquement.

Étiqueter mentalement le « moi »

Avant que je ne passe à l’étape suivante dans nos exercices, laissez-moi vous expliquer un peu plus à fond l’expression « étiquetage mental ». Comme nous l’avons dit précédemment, le « moi » conventionnel est un phénomène imputé sur la base d’un continuum individuel de cinq agrégats. Un tel « moi » est quelque chose de factuel, il existe et peut-être connu non conceptuellement. Je vous vois, je me vois, je marche, je parle. Cela ne fait aucun doute. La question est de savoir comment nous établissons que le « moi » existe ? C’est là que l’étiquetage mental entre en jeu. Le seul moyen grâce auquel nous pouvons établir que le « moi » existe se fait en relation avec le label mental « moi » qui est un concept, ou le mot « moi », qui est un simple mot.

Il y a une base – à savoir les facteurs agrégatifs en perpétuel changement et constitutifs de chacun des moments de notre expérience – et sur leur base, nous pouvons conceptuellement étiqueter « moi » ou nous pouvons conceptuellement les désigner par le mot « moi ». « Moi » n’est pas le mot « moi » ou le concept « moi ». Je ne suis pas un mot ou un concept. Le « moi » est ce à que le concept et le mot moi font référence sur la base de tous ces phénomènes changeants que sont les agrégats. La confusion la plus grave consiste à faire qu’il y ait dans chaque moment quelque chose du côté des agrégats, une caractéristique trouvable, qui fasse de moi un « moi ». Soit elle fait de moi un « moi » de par son propre pouvoir, par elle-même, soit elle le fait en connexion avec le fait de l’étiqueter comme la base du « moi ».

En pensant qu’il y a quelque chose dans chaque moment qui fait de moi « moi » ou de vous « vous », notre esprit fait s’élever automatiquement certaines pensées étranges comme « je dois “me” trouver ; je dois “me” connaître ». Bien. En fait, que connaissons-nous dans le fait de « me connaître » ou de « me trouver » ? Il s’agit d’une sorte de caractéristique spéciale qui fait de moi « moi ». Si on analyse : « Pourquoi est-ce que je vous aime ? C’est qu’il y a quelque chose de spécial à votre sujet, qui vous rend unique, l’objet de mon amour, et je dois l’avoir. » Et donc, il y a cette idée fausse qui s’élève automatiquement comme quoi il y a quelque chose de spécial du côté de cette personne qui la rend unique, et c’est pourquoi je l’aime ou ne l’aime pas. On considère cette forme de confusion comme la plus subtile.

Une autre façon d’exprimer cela, c’est de dire qu’il y a quelque chose de solide, et de trouvable qui sous-tend la base, ici ; quelque chose en arrière-plan comme un support, quand on se concentre sur la personne, et qui la fait se tenir ensemble, à l’instar d’un objet derrière un écran et qui projette une ombre. 

Regarder la réalité au niveau atomique

Nous pouvons comprendre cela à un niveau très simple, en prenant juste une chaise ou notre corps comme exemples. Si nous les regardons avec un microscope électronique, ils sont faits d’atomes, et les atomes sont faits d’électrons et de champs de force, etc. Il n’y a là rien de solide qui en fasse une chaise ou un corps, trouvables de leur propre côté, par leur propre pouvoir. Si on s’en tient au niveau de l’analyse des atomes, qui est l’étape initiale dans notre compréhension de la réalité, le plus important est l’aspect « néanmoins ». Donc, bien que mon corps soit fait d’atomes, de champs de force, d’électrons et de toutes ces choses et qu’il n’y ait rien de solide le concernant, et il en va de même pour une chaise, néanmoins je ne tombe pas de la chaise. La chaise me soutient en quelque sorte. Ce « néanmoins » est donc très important ; et la clé pour comprendre la réalité, c’est le « néanmoins ». Rien n’est trouvable et néanmoins les choses fonctionnent.

Shantideva le dit très joliment. Pour paraphraser ce qu’il dit, c’est seulement quand nous comprenons ce « néanmoins » au niveau le plus simple – le fait que tout soit fait d’atomes et que néanmoins nous ne passions pas au travers du plancher – si nous comprenons que ces deux aspects ne sont pas contradictoires, alors nous sommes prêts à passer au niveau suivant, plus subtil, de compréhension. Si nous ne disposons pas de cette fondation, nous allons rencontrer de gros ennuis à essayer d’aller plus profond : plus nous irons profondément et plus nous tomberons dans le nihilisme. Je pense que nous pouvons voir que même au niveau atomique, il n’est pas si simple de comprendre réellement le « néanmoins ».

Cela tourne à un long exposé sur le vide, ce qui n’était pas réellement mon intention ; mais c’est peut-être utile. La raison pour laquelle j’ai soulevé ce point en premier c’est qu’ordinairement notre focalisation se fait sur l’inconscience à propos du soi. Pour obtenir notre première compréhension du vide – le vide veut dire l’absence de modes d’existence impossibles – nous la comprenons tout d’abord au sujet d’une personne, ou du soi, parce que c’est plus facile à comprendre. Ensuite nous l’appliquons à propos de tous les phénomènes. Quand on parle de tous les phénomènes, on parle de choses statiques et non statiques, ce qui se réfère au fait qu’elles changent ou non, qu’elles sont affectées ou non par n’importe quelle autre chose. Quand on parle des facteurs-agrégats de notre expérience, cela inclut seulement tout ce qui change, qui n’est pas statique. En d’autres termes, tous les composés de notre expérience dans ce cadre particulier sont des choses qui sont affectées par quelque chose d’autre ; cela se produit au moyen de causes et de conditions. Bien que des phénomènes statiques soient aussi impliqués dans notre expérience, ils ne sont pas compris dans le cadre des cinq agrégats.

Quand on a une compréhension basique du vide, alors l’ordre dans lequel on se concentre dessus au cours de notre méditation est inversé. Tout d’abord, on réfléchit principalement sur les cinq agrégats, les phénomènes changeants, autrement dit sur le vide de la base qui sert de désignation au « moi ». Quand on voit que chaque moment de notre expérience est changeant, que toute chose est affectée par d’autres choses, elles-mêmes changeant à des vitesses différentes, et que, en ce qui concerne la base, il n’y a là rien de solide qui demeure d’instant en instant, alors il s’ensuit presque naturellement qu’on ne pourrait trouver ce « moi », quelque chose de solide qui serait étiqueté dessus. Tout change, chaque chose est affectée par un million d’autres choses, tout est constitué de parties, etc. Ainsi, il n’y a pas de « moi » solide qui chevaucherait tout cet ensemble. 

Les trois temps

Avec cette base de désignation du « moi », notre continuum d’expériences, il y a le passé, ce qui est déjà arrivé, le présent, ce qui arrive présentement, et le futur, ce qui ne s’est pas encore produit. Mais, dans le bouddhisme, on ne les appelle pas « passé », « présent » et « futur », dans la mesure où ce sont là des concepts de temps très différents. En un sens, le cadre conceptuel est inversé car on a d’abord le « non-encore-advenu », puis « ce qui arrive présentement », et enfin « ce qui ne se produit plus ». Il s’agit là d’un vaste débat sur le concept bouddhique de temps, un débat très important. En vérité, c’est extrêmement crucial pour être capable de comprendre et de méditer sur la bodhichitta. Rappelez-vous comment Tsongkhapa explique la manière de définir un état que vous essayez de générer au cours de la méditation : vous devez savoir ce sur quoi on se focalise et la manière dont l’esprit s’y relie.

La bodhichitta se décompose en deux moments. Quand on dit « moment » en analyse bouddhique, cela ne dure pas un court instant. La première phase se concentre sur tous les êtres limités, ce qui veut dire absolument tout le monde, avec amour et compassion, le souhait qu’ils soient heureux et délivrés de leur souffrance. La résolution exceptionnelle est que je vais faire quelque chose à ce propos de manière définitive, à savoir les guider tout au long du chemin vers la libération et l’illumination, et pas juste les aider superficiellement. Mais ensuite, l’accent principal porte sur notre illumination individuelle non-encore-advenue, laquelle peut se produire sur la base de la nature-de-bouddha, et se situer plus loin sur notre continuum mental. La manière dont l’esprit s’en empare c’est avec l’intention de l’atteindre, en sorte que nous ayons une illumination qui se produise présentement, dans l’intention d’aider tout le monde au moyen de cette réalisation.

Bien entendu, nous devons comprendre exactement ce sur quoi on peut bien se concentrer quand on parle d’une illumination non-encore-advenue. Assurément il ne s’agit pas d’une sorte de colis situé au loin sur la ligne temporelle de notre continuum mental, et qui s’approcherait de plus en plus de nous sur le tapis roulant du temps en sorte de devenir finalement une illumination qui se produit au présent. Ça ne se passe pas comme ça.

Cette explication se contente d’indiquer l’importance de comprendre la présentation bouddhique des trois temps. Cela revêt une très, très grande signification. Sans quoi, notre méditation sur la bodhichitta peut s’avérer très, très vague. En effet, de nombreuses personnes ne comprennent pas réellement ce sur quoi la bodhichitta se focalise et appelle « méditation sur la bodhichitta » la méditation sur la compassion, ce qu’elle n’est pas. À vrai dire, il s’agit d’un marchepied vers la bodhichitta, mais il ne lui est pas équivalent. Il s’agit d’une base pour la bodhicchitta, mais il ne s’agit pas de la bodhichitta elle-même.

Comme je l’ai dit, dans la méditation, nous comprenons d’abord le vide de la base de désignation du « moi », les agrégats. L’étape suivante de la méditation, celle de comprendre le vide du « moi » qui est étiqueté dessus, devient alors plus facile. Nous devons disposer d’une base correcte pour désigner le « moi ». Nous pouvons parler de tous les aspects problématiques qui font partie de chaque moment de notre continuum mental, chaque moment de notre expérience : les émotions perturbatrices, notre confusion, etc. Nous pouvons analyser tous les facteurs causaux qui les ont influencés et renforcés. Cela fait certainement partie de la base de désignation du « moi ». On se contente souvent de se concentrer sur ça dans notre pratique bouddhique parce que nous analysons toujours les choses en termes de vrais problèmes et de leurs véritables causes. Toutefois, comme faisant partie également de cette base de désignation du « moi », il y a tous les aspects plus positifs qui peuvent être exploités pour réaliser une illumination non-encore-advenue. Tous ces aspects positifs ont également surgi de causes, de conditions, de l’influence d’autres gens, de l’endroit où nous vivons ainsi que de diverses autres choses dans notre vie.

Le « moi » existe, contrairement au « moi » impossible

Je vais maintenant réunir les différents morceaux de ce dont nous avons discuté. Souvenez-vous, nous disions que nous pensions ordinairement à nous comme à un « moi » impossible mais qu’il n’existe rien de tel qu’un « moi » impossible. Mais nous avons cependant un « moi » conventionnel qui fonctionne. Quelle serait donc la base la plus saine pour désigner le « moi » ? De toute évidence, nous devons imputer le « moi » sur la totalité de la base, tant sur les aspects problématiques que sur les aspects qui peuvent être augmentés et nous aider à atteindre l’illumination, l’illumination non-encore-advenue qui peut être atteinte plus tard, sur notre continuum mental. Comment la réalisation de l’illumination non-encore-advenue adviendra-t-elle de telle sorte que nous ayons une illumination qui se produise présentement ? Le procédé pour atteindre cela consiste à se débarrasser des aspects négatifs et à accroître les positifs. En d’autres termes, nous voulons éliminer tous les aspects problématiques de la base de désignation du « moi », et ne garder que les positifs. Dès lors, que faisons-nous ? Nous appliquons la compréhension du vide. Ces modes d’existence sont impossibles. Il n’existe rien de tel. Ils ne correspondent pas à la réalité.

Et maintenant, revenons-en à notre « néanmoins. Aussi longtemps que nous restons avec une compréhension du vide, tous ces aspects problématiques ne peuvent plus se manifester. Quand nous ne comprenons pas le vide, alors, oui, ils continueront de fonctionner. Mais si nous comprenons le vide, nous réalisons qu’il n’y a pas de base qui les soutiennent. Comme un objet qui projette une ombre sur un écran, il n’y a rien qui les soutiennent, et ils ne se manifesteront plus. Mais notre « néanmoins » fait que cela ne détruit pas les qualités positives, parce que les qualités positives reposent sur une compréhension correcte de la réalité. Nous renforçons et affermissons ces qualités positives en tirant de l’inspiration des gens et des choses dans notre vie qui nous ont montré ou donné ces qualités positives.

Tantra et vide (vacuité)

Pour celles et ceux qui se sont engagés dans la méditation sur le tantra, il s’agit de la base de tout ce qu’on fait dans la méditation tantrique. Nous avons tous ces côtés problématiques, ces aspects conflictuels. Dépourvus de tous ces aspects problématiques, nous réfléchissons en termes de vide, puis nous nous imaginons sous la forme d’une figure-de-bouddha, laquelle impute fondamentalement le « moi » sur tous les aspects positifs plutôt que sur les négatifs. Il s’agit là d’une partie de la théorie qui se tient derrière la transformation du tantra. Mais celle-ci doit être accompagnée par la réalisation que ce que nous imaginons ou visualisons est juste un fac-simile de l’illumination non-encore-advenue ; il ne s’agit certainement pas d’une illumination qui se produit présentement. Je ne suis pas actuellement illuminé parce que je pense que je le suis.

Si on se concentre sur un « moi » imputé sur la compassion et une compréhension lucide et correcte, ce n’est pas contredit ni éliminé par une compréhension du vide. Alors que si on pense « moi » sur la base de la colère, quand on se concentre sur la compréhension que ces modes impossibles d’existence n’existent pas, cela élimine la colère. Vous ne pouvez pas avoir la compréhension de la colère et du vide au même moment. À vrai dire, vous pouvez comprendre le vide et la colère, mais je ne parle pas de cela. Je parle de ce qui arrive consciemment, de ce dont vous faites l’expérience. Ainsi, la compréhension du vide renforce et n’élimine pas les qualités positives, mais elle est mutuellement exclusive avec les qualités négatives. Elles sont incompatibles. Donc, cette méthode du tantra n’est pas seulement du ressort et du pouvoir de la pensée positive, mais elle repose fermement sur la compréhension du vide.

Maintenant, quand on a affaire à ces figures-de-bouddha – Chenrézig représentant la compassion et Manjushri l’intelligence lucide, etc. – il peut être assez difficile de s’y relier car ce sont des formes parfaites, très idéalisées, de la compassion et de l’intelligence. C’est là que notre pratique d’intégration des aspects positifs de notre vie peut s’avérer utile.

Les figures-de-bouddha sont reliées aux différents aspects de la nature-de-bouddha. Quand on parle de la nature-de-bouddha, on parle de ces facteurs qui font partie de notre continuum mental et permettront de se transformer en les divers corps d’un bouddha, les divers aspects d’un bouddha. Donc, quand on parle de ces aspects de la nature-de-bouddha, on parle des aspects mêmes grâce auxquels l’esprit fonctionne. L’esprit fonctionne grâce à de très nombreux aspects différents : l’esprit est capable de comprendre des choses ; l’esprit est capable d’en prendre soin, de ressentir de la compassion, etc. C’est ce qu’on appelle le « niveau de base ». Sur cette base, il est possible d’atteindre et de réaliser le niveau résultant, lequel est représenté par la figure-de-bouddha. 

La base, le chemin et le résultat

Dans l’analyse bouddhique, on parle de la base et du cheminement qui conduit au niveau résultant. On parle donc toujours en fonction de ces trois aspects : la base, le chemin et le résultat. Examinons le chemin, ou cheminement de l’esprit. Nous disposons de toutes ces diverses méditations sur la compassion et le vide dont nombre d’entre elles sont très élaborées. Celles-ci nous aideront à atteindre cette illumination non-encore-advenue dont les aspects sont figurés par ces différentes figures-de bouddha. Toutefois, à l’heure actuelle, spécialement pour celles et ceux d’entre nous qui ne sont pas terriblement avancés sur le chemin, nous possédons diverses bonnes qualités que nous avons obtenues grâce à l’influence des divers membres de la famille, du pays dans lequel nous vivons, des occupations variées que nous avons eues, de nos ami(e)s, etc. Et c’est là que l’exercice intervient.

Donc, la base pour désigner le « moi » est composée de tous les moments d’expérience de tous les aspects problématiques et positifs, lesquels forment une totalité. Si on considère le continuum mental d’un autre point de vue, alors la base pour désigner le « moi » est également la base, le chemin, ainsi que les phases résultantes du continuum mental. Il ne s’agit pas d’un temps linéaire, car ce n’est pas comme s’il y avait « d’abord la base, au commencement, puis le chemin ». Le chemin est sans commencement. Mais ce cheminement impliquera de se débarrasser des aspects négatifs, des aspects problématiques, et de renforcer les positifs. Il est difficile de se relier à la base, les aspects de la nature-de-bouddha, et il est difficile de se relier aux aspects résultants, les formes idéalisées de ces qualités. De loin, le plus facile c’est de se relier aux qualités positives que nous avons maintenant au niveau du chemin.

Conclusion

Si nous sommes capables de reconnaître toutes ces choses positives que nous avons obtenues de tous ces différents aspects de notre vie et de les intégrer de telle sorte qu’elles deviennent une base harmonieuse pour désigner le « moi », nous serons alors dans une bien meilleure position pour être en mesure de poursuivre la voie bouddhique. Nous reconnaissons notre niveau de cheminement de facteurs positifs. Le fait d’avoir une base positive pour désigner le « moi » est une étape, probablement préliminaire, du type « Dharma allégé », pour être capable de suivre le cheminement bouddhique. Cela nous donne la force de nous engager dans les diverses pratiques bouddhiques du Dharma authentique afin de réaliser le niveau résultant. Comme bienfait collatéral, nous avons un sentiment beaucoup plus sain du « moi », le « moi » conventionnel, pour gérer les choses de cette vie. Ce sentiment plus sain d’un « moi » positif est très important dans la pratique ultérieure du tantra afin de ne pas tomber dans une inflation bizarre de l’égo, ou dans un délire totalement fantaisiste.

Bien que dans cette session nous n’ayons pas pris le temps de pratiquer plus avant, je voulais présenter un panorama plus large de l’endroit où cette pratique peut s’insérer dans la voie générale du Dharma, ainsi que la théorie qui sous-tend la manière dont elle fonctionne et comment elle serait bénéfique tant au niveau du Dharma allégé qu’au niveau du Dharma authentique.

Sans doute cette analyse illustre aussi un point que j’ai soulevé au début, à savoir qu’au fur et à mesure que nous étudions et pratiquons de plus en plus le Dharma et apprenons toutes sortes d’aspects différents de ce dernier, ce que nous devons essayer de faire est de les « intégrer », de les faire tenir tous ensemble, de voir comment toutes les choses se connectent entre elles. Et quand nous commençons à faire s’assembler de plus en plus de choses de façons différentes, nous récoltons alors de plus en plus de trésors du Dharma.

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